samedi 8 mai 2021

Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » (Croce)


Benedetto Croce écrit en 1942 un bref essai sous ce titre : « Perché non possiamo non dirci “cristiani” ». Croce dit que cette dénomination est la simple vérité et que la considération de l’histoire est suffisante pour s’en persuader. Qui est ce « nous » dont parle Croce ? Croce lui-même ? Les Italiens ? Les Européens et leurs prolongements sur d’autres continents ? Il écrit à son amie, la poétesse Maria Curtopassi : « … J’ai continué, et presque terminé, ces jours-ci le Nouveau Testament. […] Je suis profondément convaincu et persuadé que la pensée et la civilisation modernes sont chrétiennes, la continuation de l’impulsion donnée par Jésus et Paul. J’ai rédigé à ce sujet une brève note, de nature historique, que je publierai dès que j’aurai l’espace disponible. Pour le reste, ne sentez-vous pas que, dans cette terrible guerre mondiale, ce qui s’oppose, c’est une conception encore chrétienne de la vie avec une autre qui pourrait remonter à l’âge pré-chrétien, voire pré-hellénique et pré-oriental, et rattacher à cet avant de la civilisation, la violence barbare de la horde ? » On pourrait discuter une partie de l’affirmation de Croce : la barbarie moderne n’est pas un retour en arrière, mais une des figures possibles de la civilisation occidentale qui rompt avec l’impulsion de Jésus et de Paul. Mais c’est une autre affaire. Le court essai de Croce est à méditer aujourd’hui et cette méditation à partir de Croce nous emmènera sur d’autres chemins.

Pour Croce, le christianisme a été la plus grande révolution qu’ait accomplie l’humanité, « si grande, si complète et profonde, si féconde en conséquences, si inattendue et irrésistible dans sa mise en œuvre, qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit apparue ou peut apparaître comme un miracle, une révélation d’en haut, une intervention directe de Dieu dans les affaires humaines ». Il n’est pas question de la foi (ou non) de Croce. Disciple de Hegel, Spaventa et Labriola, la foi ne devait pas être le principal souci de Croce qui était athée ! Quelques qualités qu’il puisse trouver au christianisme et à l’Église catholique, son immanentisme et son historicisme creusent avec la doctrine catholique un fossé infranchissable, comme le notait d’ailleurs le père jésuite Mandrone dans la Civiltà cattolica peu après la parution de l’essai de Croce.

En bon néo-hégélien, défenseur de la méthode historiciste, Croce cherche dans l’histoire le progrès de l’esprit humain et sur ce plan le christianisme marque une rupture profonde, radicale. Toutes les révolutions antérieures (Grèce, Rome) restent limitées et les grandes révolutions intellectuelles de l’époque moderne n’ont été possibles que sur la base de cette révolution qu’a introduite le christianisme. « La raison en est que la révolution chrétienne a opéré dans le centre de l’âme, dans la conscience morale, et, en lui donnant et, en mettant en avant l’intérieur et le propre de cette conscience, il semble qu’elle ait acquis une nouvelle vertu, une nouvelle qualité spirituelle, dont l’humanité était jusqu’alors dépourvue. »

Il me semble difficile de ne pas suivre Croce sur cette appréciation. Le suivre pour aller un petit peu plus loin que lui. Croce crédite le christianisme de l’invention de l’intériorité — Charles Taylor dans Les sources du moi montre la place centrale qu’a Augustin avec ses Confessions, dans la généalogie du moi. Mais Augustin est ici une des meilleures expressions de « l’esprit du christianisme ». Et c’est bien l’énigme du moi qui constitue le fil rouge de la pensée européenne, héritière de l’Empire romain christianisé, alors laquelle il faut bien rattacher la deuxième et la troisième Rome — et éviter de la réduire à l’église catholique d’Occident. Cette recherche du moi, il n’est pas difficile de la retrouver dans la poésie, dans la littérature classique — les romans français du XVIIe siècle en sont un bon exemple — dans la peinture et dans la sculpture. Mais aussi évidemment dans la philosophie. Quelle que soit la beauté architecturale des mosquées, elles expriment toute la soumission de l’homme à Dieu et l’âme humaine n’y a pas sa place. L’invention chrétienne du Dieu fait homme, invention qui met en pleine lumière la vérité feuerbachienne de la religion — c’est l’homme qui fait Dieu — a produit des œuvres qui nous touchent au plus profond de nous.

Suivons encore Croce : « bien que toute l'histoire passée coule en nous et que nous soyons les enfants de toute l'histoire, l'éthique et la religion anciennes ont été dépassées et résolues dans l'idée chrétienne de conscience et d'inspiration morale, et dans l'idée nouvelle du Dieu en qui nous sommes, vivons et bougeons, et qui ne peut être ni Zeus ni Yahvé, ni même (malgré les adulations dont il a fait l'objet de nos jours) le Wotan germanique ; et par conséquent, plus particulièrement dans la vie morale et dans pensée, nous nous sentons directement enfants du christianisme. » C’est pourquoi, pour Croce toute la pensée européenne moderne, qu’il s’agisse de la science galiléenne ou de la philosophie de Vico, Kant et Hegel, est l’héritière du christianisme.

Cette révolution opérant dans l’âme humaine a mis au premier l’universalité de la vie humaine. Quelque chose nous unit à tout homme, en tant qu’il est homme ! Non pas à l’homme en général, mais à l’individu avec qui je parle ou à qui je pense. Penser l’humanité dans chaque homme singulier. Aime ton prochain, même ton ennemi ! Incroyable commandement, presque impossible à tenir, et pourtant le noyau même de la civilisation moderne. Même ton ennemi et peut-être même d’abord ton ennemi, car aimer ses amis, il n’est rien de plus facile !

Le christianisme n’a pas tout inventé. Les prémices de cette conception de l’homme se trouvent chez les philosophes stoïciens, mais ceux-ci acceptent finalement le monde tel qu’il est, puisque l’ordre du monde ne dépend pas de nous, et cherchent seulement à se protéger à l’intérieur de ce monde, à construire cette « citadelle intérieure » pour reprendre l’expression de Pierre Hadot dans son introduction à la pensée de Marc-Aurèle. Le christianisme, au contraire, est d’emblée une nouvelle organisation du monde. Des premières communautés chrétiennes, celles auxquelles s’adresse Paul de Tarse jusqu’à l’édifice de l’Église, corps du Christ, il s’agit de donner vie à cette révolution de la conscience, de la rendre effective. C’est l’Église qui a réussi à civiliser tous les « barbares » qui s’étaient emparés de l’Empire romain, l’avaient dépecé et y avaient imposé leur propre législation. Le baptême de Clovis n’est pas qu’une image d’Épinal, de ces images qui ornaient nos livres d’histoire à l’école primaire, il est la marque de l’entrée des Francs dans un ordre nouveau bâti pourtant depuis peu autour de l’Église. À bien des égards, c’est à l’Église que l’on doit le sauvetage d’une bonne partie de la culture antique. Dans les habits de la théologie chrétienne, la philosophie grecque va survivre et produire un peu plus tard de nouveaux fruits. Voilà quelque chose que l’on ne devrait jamais oublier. Certes, les moines copistes ont parfois pris des libertés avec les textes qu’ils avaient sous les yeux et ils n’ont pas toujours usé des méthodes d’établissement des textes qui eussent convenu. Toutefois, on n’oubliera pas que ce qui, de la culture antique, a survécu du côté arabo-musulman est dû aussi aux chrétiens qui ont traduit le grec de Platon et Aristote en syriaque puis en arabe. Autrement dit, ce qui nous est parfois présenté comme le grand apport de l’islam est d’origine chrétienne ! Platon chez Avicenne, Aristote chez Averroès : le maillon intermédiaire est chrétien.

La révolution au cœur même de l’âme dont parle Croce est la matrice de la liberté de conscience. Je connais d’avance les objections : et l’inquisition ? Et les « chasses aux sorcières » ? Et Bruno ? Et Galilée ? Tous ces cas doivent cependant être envisagés comme des réactions du corps de l’Église aux effets indésirables du christianisme. Il y a en effet au cœur du christianisme deux idées profondément dérangeantes : on ne naît pas chrétien, mais on le devient, pourrait-on dire pour paraphraser une devise célèbre, et ce qui est vraiment sacré, c’est l’homme. Ces deux idées mettent régulièrement en porte-à-faux l’Église comme appareil de pouvoir. On ne naît pas chrétien, en effet, il faut être baptisé, mais comme on baptise les petits-enfants pour éviter qu’ils n’aillent errer éternellement dans les limbes, mais ce baptême doit être confirmé quand l’enfant va entrer dans l’adolescence et va entrer de plain-pied dans la communauté des chrétiens. Il faut dire « oui » de sa propre voix pour devenir chrétien ! Un deuxième exemple est celui du mariage. Dans toutes les sociétés et y compris dans les sociétés dominées par le christianisme, les mariages sont des affaires de famille et ils sont peu ou prou arrangés. Pourtant les sociétés chrétiennes ont été les premières à commencer à sortir de cette servitude millénaire : le mariage étant un sacrement, les mariés doivent consentir, comme ils ont consenti lors de leur communion solennelle, mais ici ils doivent consentir à ce mariage — et c’est d’ailleurs ce consentement qui le rend indéfectible. Si par exemple la fiancée ne consent pas, alors l’Église doit la protéger. Le culte marial va également jouer un grand rôle dans l’évolution des mentalités chrétiennes, et les communautés chrétiennes féminines deviendront parois de véritables foyers de subversion de l’ordre patriarcal — pensons, par exemple, aux béguinages. On cite beaucoup Paul et ses maximes reconduisant l’infériorité des femmes, mais c’est le même Paul qui affirme que, désormais, avec la proclamation de la bonne nouvelle, il n’y a plus ni homme ni femme, comme il n’y a plus ni maître ni esclave, ni Juif ni gentil…

Ce n’est pas un hasard si ce sont des nations chrétiennes qui ont, les premières, énoncé les droits naturels de l’homme. Hegel énonce que le christianisme énonça que l’homme en tant que tel est libre, alors que les despotismes antiques proclamaient que seul un homme est libre (le tyran) et que républiques antiques comme en Grèce affirmaient que seuls quelques-uns sont libres. L’homme est libre, mais comment peut-il l’être, puisqu’il est une créature de Dieu ? C’est très exactement ce que dit l’incarnation : Jésus est Dieu fait homme, il est le fils de Dieu et le fils de l’homme, à la fois, et on en doit conclure que Dieu et l’homme sont la même chose et que, donc, c’est l’homme qui est sacré dans le christianisme. Dans le christianisme, on ne se soumet pas à la puissance de Dieu, on assume sa liberté en se conduisant selon les préceptes énoncés par le Christ.

Il n’est donc pas nécessaire de croire en un Dieu personnel et transcendant (une chose logiquement très bizarre) pour se dire chrétien. L’armature théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. C’est la voie que propose Spinoza : retrouver les enseignements éthiques du christianisme par la voie de la droite raison — c’est ce qui fait dire à Spinoza que Jésus est le plus grand des philosophes [Sur cette question, voir Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, d’Alexandre Matheron]. On peut donc être chrétien et « athée » (un athée qui pense que l’homme est un Dieu pour l’homme) et retrouver ainsi le sens profond du grand livre d’Ernst Bloch, Athéisme dans le christianisme. C’est aussi à juste titre qu’on a pu dire que le communisme était la dernière grande hérésie chrétienne, la figure du prolétariat dépositaire de la mission historique d’abolir les classes et l’aliénation pouvant facilement se superposer à celle du Christ rédempteur.

Le 8 mai 2021 — Denis COLLIN

Bibliographie

Croce, B. : Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens », Payot, Rivages. En version italienne sur internet : https://www.centropannunzio.it/obj/files/Benedetto%20Croce-%20Perch%C3%A8%20non%20possiamo%20non%20dirci%20cristiani.pdf

Matheron, A. : Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza,

Bloch, E., Athéisme dans le christianisme¸ NRF, Gallimard 

vendredi 16 avril 2021

Sur la transmission

 Causerie avec les Compagnons du Devoir (Maison de Pantin) -  le jeudi 15avril 2021 

Introduction

Je remercie Pierre Noé de m’avoir invité à m’adresser à vous sur un sujet qui me semble particulièrement important. J’ai publié récemment un article intitulé « Panne de transmission » et comme vous le savez on peut rouler avec une panne de climatisation, mais pas avec une panne de transmission. Or il me semble bien qu’un des défis les plus importants que nous ayons à affronter aujourd’hui soit le défi de la transmission : comment les générations peuvent-elles continuer à se transmettre tout ce qui doit être transmis ?

Pourquoi est-ce si important ?

Il y a de nombreux usages du mot transmission. Le moteur transmet son énergie aux roues pour faire avancer le véhicule. Le courrier transmet des informations et l’officier transmet les ordres de ses supérieurs aux hommes du rang. Laissant tomber ici les usages du mot en mécanique et en théorie des communications, je vais me concentrer sur une utilisation particulière du mot « transmission » quand il s’agit de faire passer quelque chose d’une génération à l’autre.

On peut définir l’homme par beaucoup de choses : l’homme est l’animal qui parle (les hommes échangent des paroles porteuses de sens et pas seulement des signaux à efficacité immédiate) ; l’homme est l’animal qui fabrique des outils ; l’homme est l’animal qui a conscience de la mort et pratique, sous des formes diverses, le culte des morts ; etc. Ma proposition ici est celle-ci : la transmission entre les générations est la marque la plus évidente de l’entrée de l’homme dans un ordre qui lui est spécifique et qui le sépare définitivement des autres animaux, même s’il reste évidemment un animal ! En effet, d’une génération à l’autre nous transmettons l’essentiel de ce qui fait notre vie, de ce qui fait que nous menons une vie proprement humaine.

Nous transmettons notre humanité

Avant toute chose, nous transmettons notre humanité, de la même manière que les autres espèces vivantes transmettent leurs caractéristiques naturelles ! Quand on fait des enfants, on transmet ses gènes ! Mais pour les humains, il y a quelques grandes caractéristiques qui séparent l’homme de ses voisins de genre, les grands primates, comme les gorilles, les chimpanzés, les bonobos ou, un peu plus loin, les orangs-outangs. Ces caractéristiques sont connues : la station verticale et la marche ou la course sur deux jambes, une bonne vue bilatérale et un gros cerveau comportant de très nombreuses circonvolutions avec le développement d’un gros néocortex dédié aux fonctions intelligentes, la parole, les aptitudes techniques, la réflexion. Tout cela a l’air banal, mais transmettre la vie est, pour les humains, quelque chose d’assez compliqué, car s’y implique toute une dimension sociale et culturelle dont nous allons parler. Un enfant n’apprendra à marcher que si on l’aide et s’il trouve des modèles à imiter. Il n’apprendra à parler qu’en entendant parler, bref, il ne devient humain qu’avec les autres humains.

Nous transmettons des techniques

Si nous nous tournons vers le passé de l’humanité, par quoi reconnaissons-nous la présence de l’homme quand nous étudions les documents archéologiques ? Par des outils, faits de pierres et d’os. Nous avons des fossiles humains, des fossiles d’hommes archaïques qui diffèrent de nous par bien des aspects. Leur boîte crânienne est bien plus petite, trois fois plus petite que la nôtre pour homo habilis qui a vécu entre 3,5 et 2,3 millions d’années avant nous. Après lui, nous avons homo erectus, et bien d’autres. Mais grâce aux progrès des fouilles et à la génétique, et en exploitant l’analyse du génome, nous en avons appris beaucoup plus sur eux. Nous avons appris qu’ils possédaient quelques-unes des conditions biologiques de la parole : la présence dans le cerveau de l’aire de Broca, la partie du cerveau dédiée aux fonctions langagières, le gène Foxp2 et quelques autres choses encore. Nous avons appris également que nos très lointains ancêtres n’avaient pas de fourrure naturelle — on a parfois désigné l’homme comme « le singe nu ». Et surtout nous savons qu’il fabriquait des outils, des grattoirs, des sortes de couteaux, etc. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on parle d’homo habilis, l’homme habile. D’autres espèces du genre homo sont venues ensuite, qui ont appris à utiliser le feu, à le maîtriser puis à l’allumer, mais toutes ces espèces d’hommes se sont caractérisées par des innovations techniques, maintenues et perfectionnées dans le temps, car transmises aux générations suivantes.

On peut certes dire que les animaux ont des techniques : les abeilles construisent les alvéoles de la ruche, les araignées tissent des toiles, les hirondelles bâtissent leurs nids ; mais toutes ces techniques sont purement instinctives, ne demandent aucun plan et surtout n’évoluent pas : les nids d’hirondelles d’aujourd’hui sont rigoureusement identiques à ce qu’ils étaient voilà mille ans ou dix mille ans ! Certains grands singes, nos cousins les plus proches dans la lignée évolutive, sont capables de transformer une branche d’arbre en outil, si l’occasion se présente, mais cette branche est oubliée dès que son usage n’est plus nécessaire. Et aucun chimpanzé n’apprendra à ses petits la taille des branches pour en faire des outils à attraper les fruits.

Ce qui caractérise les techniques humaines tient en deux choses :

-        Les hommes fabriquent des outils à fabriquer des outils. Les hirondelles ou les abeilles n’ont pas d’autre outil que leur corps. L’homme, lui, fabrique des outils pour tailler la pierre, car il est évidemment impossible de tailler la pierre à mains nues !

-        Les hommes inventent des outils et transmettent à leurs enfants les techniques qu’ils ont inventées. Et les générations suivantes peuvent à leur tour améliorer ces inventions et en inventer d’autres.

Arrivé à un certain stade, ce processus connaît une véritable explosion d’innovations. Le néolithique voit un perfectionnement considérable des armes de chasse (le propulseur par exemple), la sophistication des habitats (cabanes, maisons de pierres), puis l’invention de l’élevage et de l’agriculture, etc. Cette explosion a environ 12 000 ans. Mais elle procède de tout ce qui avait été inventé et de tous les savoirs accumulés auparavant.

Tout cela n’est possible que parce que ces savoirs, ces inventions, ces techniques sont transmis. Et pour la transmission, l’homme a un avantage considérable : la parole qui permet de parler de ce qui n’est pas là, de ce qui n’est plus, de ce qui est ailleurs ou de ce qui n’existe pas encore. C’est encore la parole qui permet de donner des instructions complexes avec une dépense d’énergie minimale. Que nous puissions nommer non seulement les matières à travailler, mais aussi tous les outils indispensables, voilà déjà un apprentissage fondamental : « prends le poinçon, coupe avec le ciseau, pose un œillet, etc. ». L’apprentissage implique un vocabulaire, un lexique, et celui des métiers est particulièrement riche ! Nous sommes à peu près certains que nos frères néandertaliens, une espèce d’humains aujourd’hui disparue, devaient eux aussi avoir un vocabulaire précis pour décrire les objets dont ils avaient besoin et les outils à utiliser. Ils devaient savoir choisir le bon bloc de pierre, pour ensuite le débiter de manière à obtenir des éclats qui servaient à confectionner des bifaces. On sait aujourd’hui que notre Néandertal savait débiter environ 2 mètres de tranchant par kilo de pierre — contre 0,4 pour leurs ancêtres, l’homme de Heidelberg. On sait aussi que les hommes de Néandertal maîtrisaient certaines techniques de fabrication des outils à la base d’os — on a trouvé les outils qui devaient servir à assouplir le cuir. Mais toutes ces techniques demandaient un apprentissage qui ne pouvait pas se faire seulement par imitation.

Nous transmettons des paroles

Pendant très longtemps, la transmission par la parole se heurtait au fait que « les paroles s’envolent ». Celui qui sait quelque chose emporte son savoir dans la tombe ! Sauf s’il l’a communiqué par la parole et si ceux qui l’ont entendu l’ont mémorisé et répété à leur tour. On faisait encore quelque chose de ce genre à la campagne avant l’arrivée de la télévision. Les soirées d’hiver étaient longues et on se réunissait en famille, avec des voisins pour des veillées où, tout en s’activant à des choses utiles (éplucher des marrons, coudre, etc.), on se racontait les histoires du village, les histoires de famille et ainsi toute une mémoire se transmettait par la voie orale.

Mais, la mémoire est faillible et ce qui se transmet par la parole peut assez facilement se perdre ou se déformer. Environ 5 000 ans avant notre époque, les humains ont inventé un outil de transmission remarquable, l’écrit. L’écrit est sans doute né, d’abord, des besoins d’administration des grandes cités, qui commencent à surgir au Proche-Orient. La parole est plus pratique et plus économique que les gestes, les dessins, les mimiques, et plus précise aussi puisqu’elle exige le développement de concepts, mais l’écrit est le moyen le plus économique de transmettre la parole. Du même coup, le pouvoir de la parole peut être décuplé. Le livre devient progressivement le symbole de l’autorité — avec ce que l’on appelle les « religions du livre ». C’est par le livre encore que la philosophie s’est développée et a franchi les siècles, ce qui nous permet de lire Platon (IVe siècle av. J.-C.) presque comme s’il était un de nos contemporains. Et ici la grande révolution, c’est l’imprimerie qui va rendre le livre accessible à tous. Née dans le monde protestant, l’imprimerie va rendre possible l’alphabétisation généralisée et permet à tous les chrétiens d’avoir directement accès au texte de l’Ancien et du Nouveau Testament sans être obligés de passer par l’intermédiaire du prêtre. La transmission est bien passée à la vitesse supérieure.

Arrêtons-nous juste un instant sur cette question. La grande avancée d’internet est de rendre encore plus facilement accessible l’écrit. En ce sens, cette nouvelle technique contribue à la transmission. Mais, en ce qu’elle favorise la circulation des images et des vidéos, la communication par internet vise à éliminer le texte. Ainsi, si la vidéo peut être un auxiliaire de la diffusion de la pensée, elle ne saurait remplacer l’écrit ! L’effet pervers est qu’elle nous rend paresseux et occupe le temps que nous pourrions consacrer à la lecture ou à la conversation directe, « en présence », et donc fait reculer la sociabilité autant que la transmission véritable.

Nous transmettons un imaginaire

Dans un groupe d’humains, quelle que soit sa taille, il y a quelque chose qui unit tous les membres du groupe, un lot d’idées et d’images qui forment une communauté. Les récits fabuleux, mythiques ou religieux, les contes et les chants, tout cela constitue un imaginaire commun. Tous les jeunes Grecs apprenaient la vie dans les deux grandes épopées attribuées à Homère, l’Iliade et l’Odyssée. Cet imaginaire peut s’enrichir ou s’appauvrir, mais c’est à chaque génération de le transmettre à ceux qui viennent après. L’idée même de la transmission, nous la voyons dans cette sculpture du grand artiste italien Gian Lorenzo Bernini (Le Bernin en français, 1598-1680) inspirée d’un passage de l’Énéide de Virgile. L’Énéide raconte ce qui se passe après la chute de Troie et la défaite des Troyens vaincus après dix ans de siège et grâce à la ruse d’Ulysse (le fameux cheval de Troie). Elle est comme une suite de l’Iliade et l’Odyssée qui narre les épreuves qu’a subies le prince troyen Énée, fils d’Anchise et de la déesse Vénus. Il finira par s’installer en Italie et passe pour l’ancêtre du peuple romain. La sculpture de Bernini représente Énée fuyant Troie en feu. Sur son dos, il porte son père Anchise et tient par la main son fils Ascagne. C’est là une sorte de résumé de la condition de chaque homme : porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social. Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir.

 

L’origine de la difficulté

La transmission est non seulement ce qui nous caractérise en tant qu’humains, mais elle est aussi le problème majeur auquel nous sommes confrontés. Les animaux se contentent de vivre (boire, manger, dormir…) et de se reproduire. Les humains ne peuvent se laisser aller au flux de la vie. Ils doivent « instituer la vie » et pour cela il y a trois dimensions :

1)      Au présent : nous ne vivons que dans et par des institutions, régies par des lois. Elles sont bonnes ou mauvaises, mais peu importe, il nous faut des institutions. Là où les animaux ont l’instinct pour les guider, nous avons des lois, des écoles, un système judiciaire, des représentants politiques, et aussi des règles de droit, propriété, rapports sociaux, etc. Toutes ces institutions n’existent que parce que nous donnons foi à des paroles. « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles » disait un éminent juriste du XVIIe siècle !

2)     Vers le passé : nous ne nous sommes pas faits tout seuls ! Seul le mythe américain peut faire croire que chacun est un « self made man » ! Personne ne se fait seul : nous avons été engendrés par nos parents qui, eux-mêmes, ont été engendrés par leurs parents. Nous nous inscrivons ainsi dans une généalogie. Le philosophe Auguste Comte disait que la société n’est pas composée que des vivants, mais qu’elle englobe aussi les morts. Et, à ces morts, nous devons beaucoup de choses, nous sommes endettés vis-à-vis d’eux. Ils nous ont laissé le pays et le monde dans lequel nous vivons. Nous devons aux générations passées les routes, les voies ferrées, les bâtiments, les écoles, les professeurs qui nous ont enseignés, etc. Le discours commun de nos jours et qui a sans doute pas mal d’arrière-pensées, dit « Les “boomers”, quelle dette allez-vous laisser aux générations futures ! » Mais non, ce sont les générations futures qui sont endettées vis-à-vis de la génération précédente qui a construit le réseau internet, les autoroutes, les TGV, les progrès considérables de la médecine, et tant de choses encore. Mais plus encore, nous devons aux générations qui sont venues avant nous notre langue, notre culture, et finalement l’ensemble des rapports sociaux.

3)     Vers l’avenir : nous avons le devoir de transmettre, en essayant de l’améliorer, ce que nous avons reçu. Nous devons conserver le monde et non le saccager. Et donc nous devons également permettre aux « nouveaux » d’entrer pleinement dans ce monde et de pouvoir exercer pleinement leur liberté au moment où ils en seront capables. Tout le problème de l’éducation est là. J’y reviens.

Ces trois dimensions de notre vie sont étroitement solidaires. On ne peut comprendre le présent qu’en n’oubliant jamais le passé et en s’efforçant de connaitre l’histoire et d’en garder vivantes les leçons. On ne peut préparer l’avenir que dans le présent, mais ce que nous devons faire dans le présent doit toujours prendre en compte l’avenir.

La question de l’éducation comme question centrale

La question de l’éducation est bien la question la plus centrale de la transmission, même si on ne peut se limiter à cela. Éduquer, cela a plusieurs sens : éduquer, c’est la même racine « duc » que celle que l’on trouve dans conduire, conducteur. Un éducateur, c’est donc quelqu’un qui conduit. On parle aussi de « pédagogue », mot qui vient du grec et désigne celui qui conduit les enfants. Pourquoi faut-il éduquer les plus jeunes ? Tout simplement parce que rien n’est instinctif chez les humains et qu’ils doivent tout apprendre : marcher, parler, vivre avec les autres. Et cette éducation est nécessairement celle que donnent les plus vieux.

Au cours des dernières décennies, on a raconté beaucoup de calembredaines au sujet de l’éducation. On a dit qu’il fallait laisser les enfants faire eux-mêmes leur expérience et que l’autorité des adultes était tout à la fois néfaste et illégitime. On a dit que l’élève devait être au centre du système scolaire et qu’il devait construire lui-même son propre savoir, les maîtres, désormais dépourvus de toute autorité, devaient se contenter d’être des accompagnateurs, les « techniciens de ressources » a-t-on même dit, pendant que les élèves devenant des « apprenants », étaient promus au rang des maîtres. Je n’ai pas le temps de faire le tour de toutes les extravagances auxquelles la recherche dans les prétendues « sciences de l’éducation » s’est laissé entraîner. Je ne peux pas non plus faire le tour de toutes les réformes nocives où au nom de la garantie de la « réussite pour tous », on a abandonné chaque jour un peu plus les exigences du savoir.

Ceux qui apprennent un métier, comme vous, savent parfaitement que l’à-peu-près, le je-m’en-foutisme et l’absence d’efforts ne mènent à rien. Celui qui apprend à travailler le bois sait que la matière ne pardonne pas : si la mortaise n’a pas été bien faite, précisément, régulièrement, selon les dimensions exactes, le meuble ne pourra jamais être assemblé ou s’écroulera à la première occasion. Nous avons, en France, un gros problème avec les soudures. Comme vous le savez certainement, la nouvelle centrale nucléaire EPR qui est en construction à Flamanville a pris des retards considérables. Initialement, la centrale devait être mise en service en 2012… de retard en retard, nous voilà maintenant à 2024 ! Or l’un des problèmes majeurs rencontrés a été celui de la qualité des cuves, c’est-à-dire de la qualité des soudures. Pourquoi ce problème de qualité ? Parce que les savoir-faire se sont largement perdus et que l’on a du mal à trouver des soudeurs ultra qualifiés pour ce genre de travaux. À l’école, on tolère maintenant des fautes d’orthographe énormes, on admet qu’un élève ne sache plus faire « 4 + 3 » sans utiliser sa calculette. Tout cela ne semble pas très grave ! Mais dans la vie, les fautes de soudure et les erreurs de calcul de résistance des matériaux ne pardonnent pas !

La première chose que doit apprendre l’école, avant tout savoir particulier, c’est la rigueur et la discipline, la concentration sur son travail, la capacité à prendre en compte consignes et conseils, et à organiser son temps pour réaliser la tâche demandée dans les délais impartis. Pour mener à bien cette tâche, il y a une structure des rapports entre maître et élève ; le maître n’est pas le copain des élèves. Le maître : le mot vient du latin et désigne ce qui est plus élevé — c’est la même racine que « magistrat ». L’élève, c’est celui qui doit s’élever et donc aller plus haut, vers cette hauteur où se tient le maître, celui qui dispose de l’autorité. L’autorité vient d’un verbe latin (augeo) qui veut dire faire croître, augmenter.

L’école évidemment n’est pas seule dans cette tâche. Les premiers éducateurs sont les parents ! Et la puissance publique à travers ses lois, poursuit cette éducation tout au long de la vie. Mais l’école dans nos sociétés a bien un rôle central.

Il y a dans l’éducation deux lignes directrices :

1)      Transmettre des savoirs et enseigner des techniques. L’école nous apprend la date de la bataille de Marignan et les vers les plus fameux du Cid de Corneille. De ce point de vue, elle transmet bien des savoirs qu’il faut admettre et apprendre. Mais elle enseigne aussi des techniques : apprendre à écrire, sans faute de grammaire ni d’orthographe, c’est apprendre à maîtriser une technique. Comme savoir faire des opérations arithmétiques, tracer des figures avec la règle et le compas ou résoudre des systèmes d’équations en mathématiques, ce sont des techniques.

2)     Inculquer des valeurs et des bonnes habitudes. Avant d’être en âge de comprendre la nature de ces valeurs, de les juger et éventuellement de les critiquer, il faut les avoir faites siennes et il faut admettre les règles de base de la vie commune, ce que l’on appelle politesse. Pour apprendre, il est nécessaire de savoir accepter la discipline, respecter les consignes, se tenir à sa place et donc se plier aux règles d’une classe, par exemple.

La plus grosse difficulté de l’éducation aujourd’hui tient en ceci : les spécialistes en pédagogie, les médias, beaucoup d’hommes politiques, par démagogie ou par intérêt, flattent la jeunesse : les jeunes en savent plus que les anciens, disent-ils, les « digital natives » s’y connaissent en informatique alors que les anciens sont des handicapés… Bref, les anciens n’ont rien à transmettre aux plus jeunes. Platon le disait déjà : la flatterie est un poison et la flatterie de la jeunesse est « le vigoureux commencement de la tyrannie ». Et c’est bien ce qui nous menace : la tyrannie du plaisir immédiat, la tyrannie de la consommation à tout prix, la tyrannie de l’argent.

Le rapport à la tradition

La transmission suppose un rapport à la tradition que nous sommes peut-être en train de perdre. Aujourd’hui nous sommes persuadés que ce qui est ancien ne vaut plus rien (sauf sur le marché des antiquités !) et que ce que nous faisons aujourd’hui est mieux que ce que l’on faisait hier et de demain sera mieux qu’aujourd’hui. Donc, nous n’aurions rien à apprendre des traditions et celles-ci n’auraient en elles-mêmes rien de respectable. 

Évidemment, certaines traditions ont, à juste titre, été abandonnées. Nous ne pratiquons plus la torture dans les procédures judiciaires et la peine de mort a été abandonnée. La technique moderne vaut souvent mieux que les cierges allumés à l’église pour faire face aux épidémies ou aux calamités naturelles ! Mais, croyants ou non, nous suivons encore souvent les fêtes religieuses traditionnelles : Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Assomption ou la Toussaint. Au-delà de leur origine religieuse, ces fêtes font partie de notre culture nationale au même titre que les fêtes nationales (1er mai, 14 juillet, 11 novembre) ou calendaires comme le jour de l’An. Et ces traditions festives font partie intégrante de la vie sociale : elles sont des occasions de générosité, des occasions de resserrer les liens amicaux ou familiaux, des occasions aussi de se souvenir des morts (le 2 novembre est la journée des morts).

Il y a des coutumes qui demeurent et qui ne disparaissent pas dans une vie sociale réduite à des procédures rationnelles. Ainsi, le mariage n’est-il plus, juridiquement, qu’un contrat de droit civil (et non un sacrement ou une alliance entre familles), mais on continue de le célébrer par une fête. Si quelqu’un passe vous voir, vous lui offrez à boire, dernière trace de cette antique loi de l’hospitalité. Même les affaires se font souvent autour d’un repas, parce que tous les moments importants se font autour d’un repas. On parle beaucoup de « vivre ensemble », nouvelle tarte à la crème des politiciens et des gens de médias. Mais vivre ensemble c’est assez simple : c’est manger et se marier ensemble. Et c’est respecter cette antique loi du don qui a toujours fait les sociétés : donner, recevoir, rendre.

Tout cela est mis en cause aujourd’hui et semble en voie de désagrégation. Manger ensemble devient compliqué puisque celui qui se rend à une invitation vient avec toutes ses particularités — pas de gluten, pas de viande, pas de porc, etc. — et finalement se présente chez vous comme s’il faisait ses courses au supermarché. Les cadeaux sont remplacés par des bons-cadeaux ou des chèques cadeaux, qui ne sont rien d’autre que de la monnaie et n’ont plus grand-chose à voir avec le don. Mais l’avantage est qu’on est certain que le cadeau sera accepté ! Ce faisant, on remplace progressivement le don par l’échange marchand et on défait les liens communautaires.

La tradition s’ancre dans l’histoire

Ce qui fait une nation, c’est qu’elle est une communauté de vie et de destin. Elle suppose que son histoire soit transmise. Parfois, il m’arrive de penser que la discipline scolaire la plus importante est l’histoire.

L’histoire est un « roman national » : voilà la première idée que l’on devrait se mettre en tête. Nous n’apprenons pas l’histoire en général et à l’école on n’a pas à faire de l’histoire comme le ferait un historien de métier. Nous n’avons pas à transmettre, aussi intéressante et aussi digne soit-elle, l’histoire de l’Australie ou de la Mongolie, mais d’abord l’histoire de France et un petit morceau de celle des autres pays liés à notre histoire. Et de cette histoire nous retenons ce qui a forgé notre caractère national et ce qui nous permet de garder une certaine estime de nous-mêmes. Certes, il y a des parts d’ombres dans notre histoire et bien des épisodes dont nous ne sommes pas fiers du tout, mais le plus important est de savoir comment nous les avons surmontés. Oui, notre pays s’est effondré en 1940 avec la débâcle. Mais nous en sommes sortis grâce à la Résistance et aux grandes réformes de 1945.

 Les exercices de repentance auxquels on nous convie aujourd’hui ont quelque chose d’un peu inconvenant. Oui, les Européens ont pratiqué l’esclavage, mais pas plus que bien d’autres civilisations (par exemple en durée et en nombre plutôt moins que les Arabes ou les Ottomans) ; mais ce sont seulement les Européens qui se sont avisés de critiquer le principe même de l’esclavage et de l’abolir. On pourrait aussi faire le bilan de la colonisation et on verrait que la réalité est plus compliquée que les simplifications outrancières auxquelles on nous somme de croire aujourd’hui.

Bref, notre histoire est à prendre en bloc ! Cette histoire nous a fait et a modelé nos paysages. La France est laïque juridiquement, philosophiquement, politiquement, mais il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que nous avons été modelés par le christianisme catholique et par la romanité.

Pour conclure

Une des difficultés que nous rencontrons dans la transmission, une difficulté que je n’ai pas encore abordée tient au caractère multiculturel ou multiethnique que prennent aujourd’hui nos sociétés en Europe. S’il faut transmettre la tradition, que faire quand plusieurs traditions se heurtent ? Là encore, nous avons chacun nos traditions ! Les Anglo-saxons sont volontiers multiculturalistes et admettent plus facilement que nous la cohabitation de plusieurs communautés aux règles et coutumes très différentes. C’est un héritage de leur propre histoire qui est celle d’une demi-décolonisation et du maintien de beaucoup d’anciennes colonies anglaises sous la couronne britannique (le Commonwealth). C’est aussi sans doute une question de mentalité : les Anglais ne sont pas égalitaristes et ils n’ont jamais vraiment pensé qu’un Anglais et un Indien pouvaient se valoir ! Nous, au contraire, nous sommes égalitaristes et assimilationnistes. Nous n’aimons les étrangers que s’ils veulent devenir de bons Français comme les autres ! Il y a chez nous, comme partout, mais plutôt un peu moins qu’en bien d’autres pays, une peur de l’étranger et un racisme presque naturel vis-à-vis de celui que l’on ne connaît pas. Mais rien de plus. Pour le reste, ceux qui veulent venir chez nous le peuvent en adoptant notre histoire et nos mœurs. Comme le dit un vieux proverbe : si tu vas à Rome, fais comme les Romains !

Rien de ce que je viens de dire n’implique que nous tombions dans l’immobilisme. La transmission est comme une course de relai : chaque génération passe le bâton à la suivante, mais la course continue. Nous apprenons du passé aussi pour ne pas recommencer. Je crois que c’est l’historien et résistant Marc Bloch qui disait : celui qui ignore son histoire est condamné à la revivre. Il y a des moments où l’on donne un grand coup de balai : par exemple, la Révolution française de 1789-1793. Mais après ces grands coups de balai, on ne se retrouve pas sur une table rase, on fait disparaître ce qui est mort, mais on garde beaucoup de choses de ce passé que l’on vient d’étriller.

Aujourd’hui, alors que la mondialisation a ébranlé toutes les institutions les plus vénérables, mais aussi saccagé des pans entiers de notre industrie, nous ne pouvons pas envisager l’avenir sans conserver précieusement ce qui nous a été transmis. Et si nous ne parvenons pas à transmettre ce qui nous fait être comme nation, alors l’avenir sera certainement très difficile. Voilà le défi qui se pose à nous, les vieux, et à vous, les jeunes.

Le 14 avril 2021

 

 

samedi 10 avril 2021

La force de la morale (présentation)

Présentation en vidée du livre La force de la morale  par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak (2020, éditions R & N)



mercredi 24 mars 2021

Faut-il vraiment rétablir la peine de mort ? Quelques réflexions sur le nouvel esprit pénal



Personne ne peut vouloir que le mal reste impuni. Notre sentiment de la justice exige que le malfaiteur rende compte de ses méfaits, que le criminel soit poursuivi et puni pour ses crimes. Voilà qui ne souffre guère de discussion. Cependant, depuis les Lumières, la doctrine pénale, sous l’influence de grands esprits comme Cesare Beccaria, notamment, a admis que l’on devait résolument séparer justice et vengeance, que la justice ne devait pas être une sorte de vengeance légale et que la justice de Rhadamanthe, qui exige que le meurtrier soit tué, devait être remise au magasin des antiquités. On a également conçu que la punition n’avait pas pour but de dissuader ceux qui seraient tentés de devenir criminels, mais seulement de garantir l’ordre social et éventuellement la réinsertion du coupable.

lundi 15 mars 2021

Y a-t-il un « marxisme culturel ? »

Pour attaquer les mouvements islamophiles ou « woke », une partie de la droite et de l’extrême droite a inventé le terme de « marxisme culturel ». La dénonciation de la « blanchité » ou de la prétendue islamophobie, la lutte contre la « domination masculine » et l’écriture inclusive ne seraient que de nouvelles formes du marxisme substituant à la lutte des classes bien peu vaillante la lutte des races, la lutte des sexes, la lutte contre toutes les phobies attribuées aux dominants et la lutte fondamentale se serait ainsi déplacée du terrain économique et social vers le terrain culturel. Il y aurait deux maillons qui auraient permis l’apparition de ce « marxisme culturel » : Gramsci, avec le concept d’hégémonie culturelle qui lui est attribué, et Bourdieu. Comme les mouvements identitaires sexuels ou « racialisés » viennent parfois de groupes marxistes décomposés (genre NPA) et se pensent eux-mêmes comme des libérateurs, des défenseurs d’une nouvelle émancipation, ils se gardent bien de contester ce concept de « marxisme culturel », venu des États-Unis. On sait, depuis le fascisme du XXe siècle que la réaction petite-bourgeoise aime à se parer des oripeaux de la révolution. Expliquons donc pourquoi il ne peut pas plus y avoir de « marxisme culturel » que de cercles carrés, sans nous faire trop d’illusions sur la capacité d’être entendus, car, comme le dit Spinoza, la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une idée fausse.

Pour parler de « marxisme culturel », il faut n’avoir jamais ouvert un livre de Marx. Dans La Sainte Famille puis dans L’idéologie allemande, Marx s’en prend à ceux qui prétendent changer la réalité en changeant les idées et les représentations. Ainsi, Marx écrit : « Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes. » On pourrait ajouter que ce brave homme est le type même du « woke » halluciné : il suffit de transformer les mots pour changer le réel, tout comme le militant « trans » imagine qu’il suffit de se croire homme ou femme pour être homme ou femme. Marx se soucie comme d’une guigne de ce que l’on va appeler « bataille culturelle ». Il refuse à partir de 1842-43 de consacrer à la lutte contre l’illusion religieuse une part, même minime, de son temps. S’il s’intéresse à la condition des femmes, c’est pour dénoncer l’exploitation des ouvrières, particulièrement féroce, contraire à la nature et la moralité. Marx pense la transformation sociale comme « mouvement réel », le mouvement des ouvriers pour la limitation de la journée de travail, l’interdiction du travail de nuit des femmes, l’interdiction du travail des enfants, la lutte pour l’amélioration des conditions d’hygiène dans les entreprises et plus généralement l’établissement de lois sociales qui sont la traduction du poids politique du prolétariat sur l’ensemble de la société. Rien à voir avec les calembredaines à la mode ! Par ailleurs, il serait aisé de montrer l’attachement de Marx à la culture classique, des Grecs à Shakespeare et à Goethe, mais aussi à la philosophie classique, en premier lieu Aristote. Cette culture classique est aussi une arme de combat contre le capital ! Un élève de Marx ne peut que regarder avec étonnement et mépris les diverses manifestations actuelles de la « cancel culture » et du « politiquement correct ».

Pour rattacher le marxisme au « combat culturel », on exhibe la thèse « attribuée au camarade Gramsci » sur l’hégémonie culturelle. Depuis quelques années, on voit d’ailleurs force faiseurs d’opinions qui, n’ayant jamais lu une seule ligne du rédacteur en chef de l’Ordine nuovo et auteur des Quaderni del carcere, nous intiment l’ordre de « relire Gramsci ». Seuls ceux qui sont abreuvés aux « 1000 idées de culture générale » peuvent penser que pour Gramsci « la lutte est fondamentalement idéologique » et qu’on prend le pouvoir en répandant ses idées ! Gramsci est communiste et il veut répondre à la question de la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés. L’hégémonie dont il parle, ce n’est pas celle des idées, mais celle de la classe ouvrière dès lors que le parti communiste est capable de souder un bloc unissant aux ouvriers toutes les autres classes sociales opprimées, notamment la paysannerie. Il s’agit aussi de donner aux ouvriers les moyens intellectuels du combat et l’instruction joue ici un rôle clé — on pourrait citer les nombreuses pages que Gramsci consacre à la grammaire. Le PCI, indépendamment des critiques qu’on a pu lui adresser, était « gramsciste », commençant la conquête des casemates du pouvoir dans les régions d’Italie qu’il contrôlait. Le PCF a également été plutôt « gramsciste » dans sa volonté d’irriguer toute la société d’institutions s’adressant à toutes les couches du peuple. Ni le PCI, ni le PCF ne pratiquaient la « cancel culture », bien au contraire. Ils ont tous les deux, conformément aux idées de Gramsci, rejeté toute lutte antireligieuse et considéraient les chrétiens comme des alliés potentiels. Sans nostalgie pour le communisme d’hier et d’avant-hier, il faut simplement souligner combien le prétendu « gramscisme » actuel est une imposture.

S’il est un penseur que l’on pourrait enrôler dans le « combat culturel », c’est bien Bourdieu. Mais précisément Bourdieu n’a rien à voir ni avec Marx ni avec le marxisme. Quelques-uns de ses concepts, celui de « domination », de « capital symbolique », de « violence symbolique », ont pu donner l’illusion que Bourdieu était une sorte de marxiste. Mais il n’en est rien. Le concept de domination n’est pas « marxiste ». Bourdieu l’emprunte à Max Weber en lui donnant sa propre interprétation. Pour Marx et pour un marxiste, le concept important est celui d’exploitation et non celui, plutôt amorphe, de domination. Le « capital symbolique » est sans doute le produit de l’un de ces « vertiges de l’analogie » dénoncés jadis par Sokal et Bricmont. Un savoir n’est pas un capital ! Et le goût des grandes œuvres n’est pas réservé aux classes dominantes. Les bourdieusiens, même s’ils doivent être distingués de Bourdieu lui-même, semblent ignorer que Victor Hugo et Verdi sont des grands artistes populaires ! Le petit bourgeois intellectuel qui dénonce le « goût » dit implicitement que le « populo » n’a pas de goût et exprime, à son insu, son mépris de classe. Que Bourdieu vaille peut-être mieux que les usages, c’est certain et Bourdieu est aussi parfois l’objet de la vindicte de la nouvelle gauche radicale. Mais en aucun cas la pensée de Bourdieu ni celle des épigones ne peut être rattachée à un prétendu « marxisme culturel ».

Que reste-t-il du « marxisme culturel » ? Rien. Rien, sinon l’hommage que la droite rend à ses ennemis préférés, les hallucinés de la nouvelle gauche radicale. De telles billevesées peuvent trouver une certaine audience parce que l’inculture progresse comme un feu de brousse. Aux gens de droite qui parlent de « marxisme culturel », on ne pourrait que conseiller la lecture de Raymond Aron et notamment de ses leçons sur Marx. Et aux gens qui se disent de gauche et parlent d’émancipation, on ne peut que conseiller le silence et le travail qui, seul, leur permettra de s’instruire et de sortir de leurs délires.

Le 15 mars 2021

Denis Collin

 

vendredi 26 février 2021

La bureaucratisation du monde


La place qu’ont prise les classes intellectuelles mériterait d’être replacée dans un mouvement plus général analysé dès la fin des années 1930 par le trotskiste italien Bruno Rizzi dans son livre intitulé La bureaucratisation du monde. Rizzi voyait dans le système soviétique stalinien, le nazisme et le fascisme et enfin le new Deal de Roosevelt trois développements convergents du mode de production capitaliste à notre époque, ce qu’il nomma justement « bureaucratisation du monde ». La thèse de Rizzi s’inscrit dans un débat qui porte sur la nature de l’URSS, débat qui oppose Trotski et Yvan Craipeau, le premier tenant l’URSS pour un État ouvrier dégénéré et le second pour un collectivisme bureaucratique. Cependant se poursuivra dans les mêmes termes, opposant Trotski à deux membres du SWP (parti socialiste des travailleurs, trotskiste), James Burnham et Max Shachtman. On trouve toutes les interventions de Trotski dans le recueil Défense du marxisme. Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouvera cette discussion sur l’URSS principalement entre les trotskistes orthodoxes et ceux qui, derrière Cornelius Castoriadis, vont fonder Socialisme ou Barbarie. Si on résume schématiquement ce qui est en cause : pour les marxistes orthodoxes — et les trotskistes en font partie — les deux seules classes sociales aptes à dominer la société sont la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat. Il ne peut pas y avoir de « classe bureaucratique » comme le soutient Rizzi. Mais l’avantage de Rizzi tient à ce qu’il a une vue plus large. Concluant son analyse de l’URSS, il écrit sous la tête de chapitre « Le règne de la petite bourgeoise » : « C’est ainsi que nous le définissons, car ce phénomène est général et non seulement russe. En U.R.S.S. ce phénomène est surtout bureaucratique, parce qu’il est né de la bureaucratie ; mais dans les pays totalitaires, il se nourrit naturellement parmi les techniciens, les spécialistes, les fonctionnaires syndicaux du parti de toutes espèces et couleurs. Sa matière première est tirée de la grande armée de la bureaucratie étatique et paraétatique, des administrateurs des sociétés anonymes, de l’Armée, de ceux qui exercent une profession libre et de l’aristocratie ouvrière même. »

La place qu’à prise cette petite bourgeoisie bureaucratique dans le mode de production capitaliste découle de l’évolution même de ce mode de production, évolution que Marx avait déjà analysée sans pouvoir encore en tirer toutes les conclusions. Rappelons tout de même ce que Marx nous a appris. La dynamique du mode de production capitaliste conduit à la concentration et à la centralisation du capital. Des firmes gigantesques prennent progressivement la place des petites entreprises capitalistes. Dans ces firmes, le travail de direction du procès de travail n’est plus effectué par le capitaliste, mais par des fonctionnaires du capital, des cadres et des manageurs, formellement salariés et licenciables, bien que leur participation à la distribution de la plus-value soit assez notable. Autrement dit, et c’est le premier point, l’expropriation des capitalistes se fait chaque jour par la logique même de l’accumulation du capital.

En second lieu, la socialisation croissante du procès de production dont chaque partie dépend toujours plus d’une longue chaîne interne et externe à l’entreprise suppose une croissance plus que proportionnelle de tâches de coordination et des processus de surveillance. Dans le même temps, cette production est de plus en plus dépendante de la maîtrise de techniques complexes, qui nécessitent des connaissances scientifiques sérieuses. Même si l’expression est douteuse, du point de vue même de l’analyse marxienne, la science devient ainsi comme « une force productive directe » ainsi que le dit Marx dans un passage très (trop) commenté des Grundrisse.

En troisième lieu, la propriété du capital elle-même devient une propriété sociale : le développement du crédit et des sociétés par actions, indispensables moyens de centralisation du capital et de production de capital fictif, laisse le capitaliste lui-même aux marges du système. Il existe effectivement de richissimes capitalistes qui contrôlent indirectement une part considérable de la richesse sociale, mais ils ne représentent en capital qu’une petite minorité face aux investisseurs institutionnels, aux banques, aux fonds de pension, aux fonds souverains, etc.

En quatrième lieu, la plateformisation de l’économie avec l’introduction des tout-puissants acteurs de « l’économie numérique, les GAFAM et leurs émules qui tendent à devenir un pseudo-marché et s’accaparent en tant qu’intermédiaires une part considérable de la plus-value qu’ils n’ont produite eux-mêmes à aucun titre. Avec quelques dizaines de milliers d’employés tout au plus, ces entreprises ont une capitalisation boursière bien supérieure aux mastodontes du commerce comme Wall Mart (1,2 millions d’employés) ou de l’industrie automobile. Cette capitalisation extravagante reflète simplement la capacité des GAFAM et tutti quanti à s’accaparer la plus-value produite dans les secteurs productifs de l’économie.

Enfin, au-dessus de cet édifice de plus en plus complexe du capital, les décisions stratégiques et d’organisations tendent à être remplies par les gros cabinets d’audit, BCG, KPMG, MacKinsey, Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC), Bain & Company, etc. Ces groupes emploient au total des centaines de milliers de personnes. PwC, à lui seul, employe 260 000 personnes pour un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de dollars. KPMG a 270 000 employés. Deloitte a 330 000 employés. Les sept majors emploient plus d’un million de personnes. Chaque année, ils renouvellent un quart de leurs employés… qui se retrouvent dans les cadres dirigeants des entreprises auditées !

On voit ainsi que la bureaucratie capitaliste, cette bureaucratie invisible qui dénonce tous les matins comme un mantra la bureaucratie, n’a rien à envier à la bureaucratie soviétique. Sinon qu’aucun “idéal” ne vient entraver son cynisme et qu’elle n’a donc besoin ni de purges ni de féroces luttes idéologiques pour dominer.

On pourrait donc donner crédit aux thèses de Bruno Rizzi. L’histoire du capitalisme au cours du dernier siècle est bien l’histoire de la bureaucratisation du monde. La révolution prolétarienne a été battue par la managerial revolution, pour reprendre le titre du livre de James Burnham, publié en 1941, peu après sa rupture avec le trotskisme, un livre qui a inspiré le 1984 d’Orwell. Il faudrait maintenant ajouter deux thèses.

Premièrement, la petite bourgeoisie intellectuelle n’est pas cette classe débile que dépeignent les marxistes orthodoxes. Contrôlant des portions importantes de la machinerie du mode de production capitaliste, elle est consciente de sa valeur et réclame sa part du gâteau, sinon le gâteau tout entier (une tentation qui l’amène pousser le flirt avec les idées révolutionnaires).

Deuxièmement, une partie de cette petite-bourgeoisie a vu dans le mouvement ouvrier et les idéaux socialistes un moyen de conquérir le pouvoir pour son propre compte. Pour ce faire, elle a non seulement adopté les mots et les slogans du socialisme — ce fut le cas dans les pays ex-coloniaux, tous, presque sans exceptions, tombés du Charybde de la domination impérialiste dans le Scylla des tyranneaux autochtones qui le plus souvent n’ont fait que suivre les traces des anciens maîtres. Dans les pays capitalistes avancés, la petite bourgeoisie intellectuelle a fait sa jonction avec l’oligarchie du mouvement ouvrier, née des victoires mêmes du syndicalisme et des partis socialistes et que Robert Michells a si bien analysée.



mercredi 24 février 2021

Travail manuel et travail intellectuel


 La division entre travail manuel et travail intellectuel apparaît, pour autant qu’on le sache, au passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés sédentaires hiérarchisées, avec les premiers États. L’État n’est pas simplement une bande d’hommes armés, selon la définition purement polémique de Marx et Engels. Il a besoin de scribes pour tenir les comptes, suivre la collecte des impôts et fixer dans le marbre les décrets du pouvoir, il a aussi besoin de savants (par exemple des astronomes pour fixer les calendriers), des grands prêtres pour organiser les liturgies qui assurent le « lien social ». Il aura bientôt besoin de juristes — l’histoire de la naissance du droit à Rome, telle qu’est faite dans Ius, l’invenzione del diritto in Occidente, d’Aldo Schiavone, est hautement instructive. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs avaient évidemment de très importants savoirs dans tous les domaines, tant la biologie que l’astronomie ou la médecine, mais ces savoirs n’étaient fixés dans une caste spécifique. C’est bien l’apparition de la division de la société en classes et corrélativement la naissance de l’État qui est la matrice de la division entre travail manuel et travail intellectuel.

Cette division est aussi l’expression de l’accaparement du savoir ayant cours forcé par les classes dominantes. Bien évidemment, cette division est une « construction historique », puisque, sauf quand il est réduit à la pure défense de force de travail, quand l’homme est traité comme un bœuf ou un « outil animé » (Aristote), le travail humain est indissolublement une activité de la pensée et des mains. Fabriquer un outil, même très fruste, c’est d’abord un travail de conception qui requiert une intelligence dont sont dépourvus même les grands singes les plus intelligents. Quant au travail intellectuel pur, il n’existe pas. Son effectivité dépend de la possession d’un certain nombre de techniques, comme celle de la parole, de l’écriture, etc. Être musicien ou comédien, c’est posséder des techniques au même titre que l’ébéniste ou le tailleur de pierres. La géométrie et l’arithmétique naissent comme les auxiliaires du maçon ou du paysan. Avec le développement des machines, la distinction manuel/intellectuel perd un peu de sa réalité : un développeur de logiciel est objectivement un ouvrier qui fabrique des machines logiques. Sa fonction n’est pas bien différente de celle de l’artisan qui construisait des automates.

Même la réflexion théorique n’est pas l’apanage du philosophe. Gramsci le dit très bien : « tous les hommes sont philosophes ». Les philosophes professionnels sont seulement ceux qui possèdent des techniques philosophiques, de la même manière que tout le monde est apte à s’occuper de sa santé, le médecin de profession étant celui qui possède les techniques indispensables quand les choses deviennent plus compliquées !

Les classes dominantes, qui savent les pouvoirs de la parole et des images, ont toujours activement cherché à contrôler les « intellectuels », en les surveillant, en les attachant à leur service par mille « bienfaits », mais aussi en évitant que l’instruction ne se répande trop au point de mettre en cause l’aura des porte-parole officiels. Mais les intellectuels restent des classes subalternes, bien qu’ils aient souvent la prétention d’être le sel de la terre. On peut les laisser libres de jouer dans leur petit jardin d’intellectuels, mais sitôt qu’ils peuvent devenir gênants on a tôt fait de les rappeler à l’ordre, discrètement en limitant leur audience, ou moins discrètement par la censure et la répression. Pour le reste, on peut distinguer trois catégories d’intellectuels parfaitement dépendants : les intellectuels « techniques », ingénieurs, médecins, chercheurs, qui apportent des productions intellectuelles utiles au procès de production et dont aucune classe sociale ne peut se passer ; les intellectuels garde-chiourme qui sont là pour faire tourner la machine à suer de la plus-value, pas très différents en vérité du gars chargé de fouetter les galériens qui ne galéraient pas assez vite ; et enfin les producteurs de propagande, et plus généralement ceux qui font marcher la machine à fabriquer de l’idéologie. Entre ces diverses catégories, il y a tout un tas d’intermédiaires et d’êtres bifides.

Mais tous ces intellectuels ne possèdent aucun « capital symbolique » : savoir résoudre des équations intégrales n’est pas plus un capital que savoir réparer une chaudière ! Encore, ils restent des classes subalternes. Les créateurs ne possèdent des droits sur leurs œuvres que depuis en gros l’avènement de la bourgeoisie qui a progressivement codifié la propriété intellectuelle, car il existe un problème spécifique avec les produits de l’activité intellectuelle : ils sont partageables aisément sans que cela coûte un seul euro. N’importe qui peut vendre les éditer et vendre les livres d’un auteur sans rien à l’auteur… si l’auteur est mort depuis 70 ans en France. Les brevets tombent dans le domaine public après 30 ans. Même protégée, la propriété intellectuelle n’est pas un capital, parce qu’elle ne peut jamais circuler comme capital. Si on veut la ramener à une catégorie économique connue, la rente serait le plus proche de la propriété intellectuelle.

Dans une société socialiste, on devrait progressivement sinon abolir du moins réduire considérablement la division entre travail manuel et travail intellectuel. Un système de coopératives permet aux travailleurs du rang de tout participer, à parts égales, au travail de direction du procès de production et de définition des orientations stratégiques. En second lieu, une instruction polytechnique, comme celle que Marx appelait de ses vœux, permettrait aussi de réduire sérieusement cette division. Enseigner la philosophie aux futurs plombiers serait aussi indispensable qu’enseigner des rudiments de plomberie ou d’électricité aux futurs philosophes ! Le maoïsme en a discrédité l’idée, mais la participation régulière des intellectuels à des activités manuelles ne pourrait avoir que de bons effets. Ne serait-ce que rappeler à ceux qui l’ont oublié ou apprendre à ceux qui ne le savent pas combien le travail manuel peut être fatigant et dangereux. Ne serait-ce pour rester en contact avec la résistance du réel qui ne se laisse pas manipuler par le télétravail.

Sur la petite bourgeoisie


 Une précision s’impose d’emblée. La catégorie sociale de « petite bourgeoisie » est très floue. Il y a une petite bourgeoisie traditionnelle composée de ceux qui ne sont pas salariés, possèdent leurs moyens de production mais ne sont pas à proprement parler des capitalistes : ils vivent de leur travail et ont parfois quelques salariés. Les commerçants, artisans, paysans et professions libérales entrent dans cette catégorie. Ils sont d’abord attachés à leur indépendance. Avoir un patron est souvent considéré comme une déchéance. Parmi les membres de cette petite bourgeoisie traditionnelle, on trouve des ouvriers qui ont économisé pour se mettre « à leur compte », justement pour cesser d’avoir un patron. Certains éléments de cette classe réussissent et finissent par posséder des entreprises d’une certain taille, mais pour beaucoup la situation est toujours périlleuse. La paysannerie est typique de cette situation : une minorité a rejoint la classe capitaliste et une majorité misère sur des exploitations de plus en plus menacée. Mais c’est vrai de toutes les catérogies de cette petite bourgeoisie traditionnelle : ainsi 7000 bistrots environ ferment chaque année. Les grandes surfaces, l’e-commerce ou les chaînes (type restauration rapide, starbuck, etc.) menacent des milliers de commerces indépendants. Nombreux furent ces travailleurs indépendants et petits patrons à se retrouver dans le mouvement des Gilets jaunes.

Il existe une autre petite bourgeoisie qui peut formellement être salariée mais vit en réalité non pas de la vente sa force de travail mais de ses prestations plus ou moins intellectuelles. On y trouvera le vaste monde des artistes et intellectuels de la « classe moyenne supérieure ». Ils sont universitaires, hauts fonctionnaires, « experts » en tous genres, journalistes, essayistes, etc. À l’intersection du prolétariat et des basses couches de la bourgeoisie, ils ont une double face. D’un côté, ils ne sont pas capitalistes ou seulement marginalement – ils ont quelques placements, mais rien de suffisant pour être assimilés à la classe capitaliste. Mais de l’autre côté, ils ne sont pas non plus des membres de la classe des ouvriers et employés, du prolétariat au sens large. En effet, leur aspiration première est non pas d’améliorer leur condition en tant que travailleurs mais de se placer au-dessus de la classe des travailleurs : ils se pensent comme ceux qui doivent, éventuellement éduquer « les masses », les diriger ou de, toute façon, de ne jamais se mélanger au « petit peuple ». Ils se sentent comme partie prenante de la classe dominante dont ils partagent les idéaux. C’est une différence avec les anciennes classes instruites que formaient les enseignants. Le corps enseignant d’antan, largement syndiqué n’avait, certes, rien de très prolétarien par son niveau de formation ou son mode de vie et pourtant il était lié historiquement au syndicalisme ouvrier, dont il a partagé les heurs et malheurs. Et surtout les enseignants venaient souvent des couches populaires et symbolisaient l’ascension sociale: les enfants de paysans devenaient instituteurs, les enfants d’instituteurs passaient le concours de l’ENS et pouvaient se hisser ainsi jusqu’au sommet de la république. Les nouvelles classes instruites ne sont absolument pas dans les mêmes dispositions, même quand leurs revenus ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des enseignants. Notamment parce qu’elles sont issues elles-mêmes des classes moyennes – la proportion dans les CPGE d’enfants issus des classes populaires z chuté au cours des dernières décennies de « démocratisation ». Ces nouvelles classes instruites sont également différentes des anciennes classes supérieures instruites, comme les ingénieurs. Ceux-ci qui faisaient partie jadis de la classe dominante – qu’on songe aux ingénieurs des mines – ou qui constituaient les grands corps de l’État sont maintenant très nettement dépassé, en nombre, par des ingénieurs issus de ces nombreuses écoles qui se sont ouvertes depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’ingénieur à l’ancienne est maintenant minoritaire. Beaucoup d’ingénieurs sont juste au-dessus des contremaîtres et techniciens. Ils ont des meilleurs salaires que les ouvriers qualifiés, mais comme eux ils occupent une position nécessaire dans le procès de production, indépendamment des rapports sociaux existants. Et leur chance d’échapper aux contraintes fondamentales du salariat est à peu près nulle.

À côté de ces couches salariées « utiles » quel que soit le mode de production, figure aussi toute une nouvelle classe intellectuelle purement parasitaire de manageurs qui se situent entre les anciens contremaîtres, les garde-chiourmes du capital et les cadres supérieurs (DRH, directeurs commerciaux, etc.). Sortis souvent des écoles de commerce, ils ont été formatés pour se croire les dirigeants naturels de la société. Pour l’essentiel, ces couches sont purement parasitaires : elles vivent des miettes tombées de la table de la grande bourgeoisie capitaliste et font immanquablement penser au chien de la fable de La Fontaine. Si les trois quarts disparaissaient, on ne verrait aucune différence au niveau de la production, sinon un abaissement drastique des faux frais de la machine capitaliste. Au mieux, ils sont les sous-officiers de la classe capitaliste et ne peuvent vivre qu’en se berçant d’illusions. Une minorité se rend assez vite qu’il n’est pas très satisfaisant « d’occuper son intelligence à des conneries » (professeur Shadoko) et mettent en cause ces « bullshit jobs ». On en retrouve certains bûcherons, éleveurs chèvres, artisans. Ceux-là sont sur la voie du salut ! Juste au-dessus on trouve les officiers de la classe capitalistes, ceux qui peuplent les cabinets ministériels, la haute administration, contrôlent les médias ou « managent » les partis politiques de gouvernement. L’équipe des « bébés Strauss-Kahn » qui constitue la colonne vertébrale du macronisme en est un bon exemple. Comme en sont aussi les journalistes vedettes de la presse écrite, mais surtout audiovisuelle. Hors classe : les artistes à la mode, qui doivent se montrer partout où il y a la moindre caméra et sont recyclés dans la leçon de morale à destination des pauvres qui doivent moralement accepter de devenir encore plus pauvre. Au bord de la piscine de leur luxueuse villa, ils demandent aux gens de cesser de manger de la viande ou de rouler au gazole.

En regardant les choses avec un point de vue un peu décentré, toute cette classe moyenne parasitaire ressemble fort à feu la nomenklatura soviétique. Comme elle, elle ne tient sa place ni de son savoir ni de son travail mais uniquement du bon vouloir de la machine de pouvoir tant public que privé. La seule différence est qu’il n’y a pas de camps (c’est important) pour assurer la fluidification sociale. Tous ou presque ont des parachutes plus ou moins dorés. Mais cela ne peut pas durer. Les places deviennent de plus en plus chères, la concurrence est féroce et ils commencent à se battre entre eux à coups de #metoo. Pour leurs enfants – car il leur arrive d’avoir des enfants (ou d’en acheter) – la situation sera beaucoup moins drôle et des privilèges qu’on ne peut pas léguer perdent une bonne partie de leur valeur.


Marx sans le marxisme