Mario Bunge est un philosophe de
la physique souvent intéressant. Critique virulent des interprétations
subjectivistes de la physique quantique, son livre sur la Philosophie de
la physique, (traduit de l’anglais par
Françoise Balibar, Seuil, 1975, collection « Science ouverte »)
constituait un antidote précieux face à l’opérationnalisme qu’il qualifie de
« philosophie maison » de la mécanique. Malheureusement le livre
qu’il écrit quelques années plus tard, Matérialisme scientifique (1981), traduit et publié en 2008 par les éditions
Syllepse s’avère très décevant au regard des promesses des ouvrages antérieurs.
Pour commencer, le titre lui-même
est très problématique. En quoi le matérialisme, qui est une métaphysique,
pourrait-il être scientifique ? On peut fournir des preuves scientifiques
de la théorie de l’évolution ou de la théorie de la relativité, mais il
n’existe aucune preuve scientifique du matérialisme ! J’ai soutenu jadis
que le matérialisme était certainement l’ontologie la plus favorable au
développement des sciences de la nature (voir mon livre La matière et
l’esprit, Armand Colin, 2004). Mais on ne peut
guère aller au-delà. Bunge doit d’ailleurs se douter que le matérialisme est
loin d’être aussi scientifique qu’il le prétend puisqu’il s’empresse de prendre
ses distances avec les diverses formes de matérialisme vulgaire et de
physicalisme et défend une conception « émergentiste » du matérialisme.
Remarquons cependant que de nombreux matérialistes refusent la conception de
l’émergence où ils voient l’ultime refuge de l’idéalisme !
Bunge consacre un chapitre à la
critique de la dialectique. Il a certainement raison de penser qu’on ne peut
pas être à la fois matérialiste et partisan de la dialectique. Ce qui lui
permet de terrasser un adversaire déjà à terre, même en 1981, le
« matérialisme dialectique ». Malheureusement, sa critique de la
dialectique est d’une insigne faiblesse, citant la plupart des auteurs de
seconde main et inventant une dialectique que personne ne soutient et qui est
si ridicule qu’il est évidemment très facile de la réfuter. Par exemple Bunge
soutient que pour les partisans de la dialectique, il existe une thèse
ontologique fondamentale selon laquelle « à toute chose (objet concret)
correspond un anti-objet » ou encore que « pour tout propriété, il y
a une anti-propriété » et ainsi de suite. Tour de force remarquable, tout
ce chapitre sur la dialectique évite soigneusement ne serait-ce qu’une citation
de la Science de la logique de Hegel ou
quelques lignes de Marx...
Bunge propose également une
philosophie matérialiste de l’esprit dans l’optique du principe d’émergence.
Cette théorie qui devrait faire place à la psychologie évolutive de type
darwinien, qui devrait donner corps la thèse qu’il soutient, savoir celle de
« l’identité psychoneurale » (les fonctions supérieures de l’esprit
n’étant que des propriétés émergentes d’un système neuronal assez complexe. Il
y aurait beaucoup à dire sur le caractère assez tautologique de la psychologie
évolutionniste darwinienne, de Dawkins à Robert Wright, dont le panglossisme à
peine masqué est souvent risible pour qui ne se laisse pas berner par les
astuces de rhéteurs de ces auteurs brillants. Mais passons … un jour je
trouverai le temps de montrer ce qu’est ce courant par ailleurs parfaitement
adapté aux besoins idéologiques du néolibéralisme. Admettons donc, la théorie
de « l’identité psychoneurale ». Les choses se gâtent quand Bunge tente
de prolonger cette théorie de l’esprit dans une théorie de la culture. À
vouloir à tout prix que les choses culturelles soient des choses matérielles,
Bunge se lance dans une théorisation plutôt fumeuse, soutenue par une
pseudo-axiomatisation qui ne convaincra que ceux qui croient dans la magie des
signes de la logique formelle, mais qu’on peut résumer ainsi: toute société est
un système concret, « aussi concret qu’une pierre », et composée de
trois sous-systèmes, la culture, l’économie et l’organisation politique. Tout
ça pour ça ! Cette platitude sans aucun intérêt épistémologique au terme
de longues formalisations indigestes. Évidemment, il n’est pas question de mode
de production, de formation sociale, des rapports de propriétés, du droit,
etc., et, chose horrible à dire, de « lutte de classes ». Non, nous
avons un système à trois sous-systèmes. Et débrouillez-vous avec ça.
Après une critique assez facile
(mais superficielle) de Popper, Bunge livre enfin sa théorie du concept. c’est
là qu’on arrive au sommet de l’embarras. Refusant, à juste titre selon moi, le
physicalisme et le matérialisme réductionniste, tout en professant un monisme
matérialiste, il propose une théorie du concept assez curieuse. Si on admet que
n’existent que les choses matérielles (« réelles »), faut-il dénier
toute existence aux concepts ?
Bunge comprend bien que si on dénie toute existence aux concepts, il
faut les ramener à des simples épiphénomènes de mouvements neuronaux, ce qui
rend très compliquée alors la construction d’une théorie de la vérité et en
particulier la construction d’une théorie scientifique (comme le
« matérialisme scientifique » de Bunge !). Du coup, Bunge,
propose de distinguer l’existence des choses réelles et matérielles et la
nécessité dans laquelle nous sommes de tenir les concepts pour des choses ayant
une existence fictive. Nous devons savoir que ce sont des fictions créées par
des êtres vivants réels, mais nous devons faire semblant qu’ils aient une
existence (une existence de concept, évidemment). Bref, après avoir tant
critiqué le dualisme, Bunge le réinvente, comme un « dualisme
fictif ». Cela prouve que Bunge n’a pas l’esprit obtus des matérialistes
vulgaires ou des matérialistes réductionnistes ou éliminativistes et qu’il a
bien senti les faiblesses de la position matérialiste forte en philosophie de
l’esprit. Mais si, au lieu de tourner le dos à la philosophie de la tradition,
il avait, ne serait-ce qu’un petit peu, lu Spinoza, peut-être aurait-il pu
s’apercevoir qu’on peut tenir pour identiques le corps et l’esprit tout en
posant leur irréductible différence (l’esprit est l’idée du corps ou le corps
l’idéat de l’esprit). Mais pour cela, il aurait fallu avoir l’esprit
« dialectique »...
Bref, tout n’est pas
inintéressant dans ce livre. Mais c’est un globalement un échec en raison de la
prétention de son auteur à fournir un « matérialisme scientifique »
introuvable et en raison aussi de son ignorance ou de son mépris monumental de
toute l’histoire de la philosophie, comme si Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant
ou Hegel n’avaient plus à nous dire. Alors que toute la production
contemporaine en matière de philosophie de l’esprit n’arrive pas à la cheville
de ces géants, en dépit son auto-promotion comme « théorie scientifique
rigoureuse ».
Mario Bunge, Le matérialisme scientifique, traduit de l’anglais par Sam Ayache, Pierre
Delaporte, Edouard Guinet, Juan Rodriguez-Carvajal, éditions Syllepse, Paris,
2008, collection « Matériologiques », 216 pages.
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