Car si la démocratie mérite d’être défendue contre le
pouvoir croissant des oligarchies ou contre la montée de l’État policier
technologiquement assisté, depuis plus de trois décennies, c’est au nom de la
démocratie et de la « politique morale » qu’est menée l’offensive des
classes dominantes pour liquider tout ce qui avait dû être concédé dans les
périodes révolutionnaires antérieures.
L’idéologie démocratique repose sur quelques principes,
répétés à satiété par les grands médias, c’est-à-dire la propagande au service
de l’ordre établi. Le premier principe est l’affirmation que le mal absolu
réside dans l’utopie d’une société égalitaire et fraternelle. Ce fut, on s’en souvient peut-être, l’apport
« théorique » des prétendus « nouveaux philosophes »[1] lancés au milieu des
années 70 par une grande opération de marketing, véritable début pour la France
de l’offensive anti-ouvrière. Le deuxième principe est celui de la priorité de
la morale sur la politique. Dans la lignée des « nouveaux
philosophes », on proclama en 1984 avec SOS Racisme (dont BHL est un des
parrains) la naissance d’une gauche morale. Plus de lutte des classes, mais la
lutte contre les discriminations. Plus de transformation des rapports sociaux
mais la revendication que personne ne puisse être empêché de devenir
capitaliste en raison de sa couleur de peau. Le troisième principe qui
s’affirme pleinement avec l’effondrement des régimes staliniens en URSS et dans
les pays d’Europe de l’Est plus directement que les précédents un principe
théologique, puisqu’il affirme l’identité de la démocratie et du marché et leur
triomphe définitif dans la fin de l’histoire.
L’idéologie est l’inversion du réel, une représentation qui
met tout cul par-dessus tête. Et l’idéologie démocratique procède exactement de
cette manière.
L’étymologie du mot « démocratie » est
connue : il s’agit du pouvoir du peuple. Non du pouvoir des individus
privés (laos) mais celui du demos, le peuple constitué politiquement
et prenant lui-même en main ses propres affaires. La démocratie, selon
Aristote, devait être le gouvernement des égaux, le gouvernement dans lequel
chacun est tour à tour gouvernant et gouverné. Or, l’idéologie démocratique se
constitue et s’affirme précisément contre cette « utopie » qui veut
que tous les citoyens puissent participer à la direction des affaires communes.
Les « nouveaux philosophes » voient dans cette utopie communiste
égalitariste l’origine du totalitarisme. M. Glucksmann, en tant qu’ancien
« garde-rouge » était d’ailleurs un des mieux placés pour dénoncer
non tous les « maîtres-penseurs » accusés d’avoir enseigné ces idées
meurtrières de toutes les révolutions modernes. Autrement dit, l’idéologie
démocratique prend le contre-pied de toute l’histoire philosophique et
politique de la démocratie.
En second lieu, le demos »
ou le peuple ne désigne pas seulement l’assemblée politique des citoyens, mais
aussi la partie la plus défavorisée de la société, les classes laborieuses, par
opposition aux « grands ». La revendication démocratique est donc
toujours la revendication que le gouvernement prenne prioritairement en compte
les aspirations des classes populaires, qu’il se place du point de vue des plus
défavorisés. L’idéologie démocratique baptise ce contenu social de la
démocratie du terme de « populisme », un terme transformé en injure
par les petits marquis de la pensée dominante. Comment ne pas noter la coïncidence
troublante entre la mise sur pied de l’opération « touche pas à mon
pote », celle qui devait faire naître la « gauche morale » si
bien incarnée par Julien Dray, et le ralliement des sommets de la
social-démocratie à l’économie de marché et l’exhaltation de « la France
qui gagne » ?[2]
En troisième lieu, la démocratie, si elle est pouvoir du demos, implique que le peuple n’est pas
soumis à un autre peuple. Marx le disait, « un peuple qui en opprime un
autre ne saurait être libre ». C’était à propos de l’oppression coloniale
anglaise en Irlande, un des colonialismes les plus cruels et les plus cyniques
et cependant largement occulté dans l’histoire moderne. Or l’idéologie
démocratique constitue une récusation radicale de toutes les formes de souveraineté
populaire. Si le peuple ne vote pas selon les desiderata du moment de nos
« idéologues démocratiques », il est privé du droit à la parole.
Forme la plus bénigne : on fait revoter les nations d’Europe jusqu’à ce
qu’elles disent enfin, de guerre lasse, ce que les idéologues européistes ont
jugé bon pour elles. Dernier exemple en date : l’Irlande (encore !).
Forme plus grave : le bombardement « humanitaire » ou l’invasion
menée au nom du « droit d’ingérence ». Alors que la démocratie a été
le drapeau du soulèvement des peuples contre les empires, l’idéologie
démocratique est au contraire le discours de l’empire, de l’empire américain au
premier chef, et des formes impériales bâtardes comme l’Union Européenne.
« L’idéologie démocratique » est donc l’expression
non pas de principes moraux éternels mais d’une stratégie, d’une orientation
politique, de méthodes et de rapports de forces déterminés. Une stratégie qui
n’a rien de démocratique, puisqu’il s’agit du pouvoir de l’oligarchie
financière, médiatique et politique. Une orientation politique qui vise à
expulser les peuples et les classes populaires de toutes les positions de
pouvoir ou de contre-pouvoirs qu’ils occupent encore. Des méthodes où le
contrôle policier et le bourrage de crâne médiatique jouent un rôle nettement
plus important que la conviction obtenue par une délibération libre entre
citoyens égaux et convenablement éclairés. Et enfin des rapports de forces
internationaux qui rappellent qu’entre les États le droit s’étend aussi loin
que la puissance – conformément à la vieille thèse de Hobbes. Et c’est cela que
M. Kouchner a avoué, lui qui fut et reste un porte-parole de cette idéologie.
Si on comprend ce qui est en cause, on voit alors combien
les pleurnicheries « démocratiques » de bien des opposants au
capitalisme sont hors de propos. Implorer les capitalistes de respecter
vraiment la vraie démocratie, c’est une plaisanterie. Ces gens n’ont jamais
cédé que devant la crainte de tout perdre.
Il faut donc construire un instrument politique capable d’affronter les
temps difficiles qui sont devant nous, et donc il faut penser stratégiquement,
comme Lénine et Gramsci, c’est-à-dire déterminer les questions essentielles qui
nouent les alliances de classes et les revendications politiques immédiates pour
combattre la politique des classes dominantes et par là tenir en respect les
« grands » dont le premier désir, comme le disait Machiavel, est
toujours de tyranniser le peuple.
1er janvier 2009.
Denis COLLIN – philosophe
Dernier ouvrage paru : Comprendre Machiavel, Armand Colin, 2008.
À paraître le 26 février 2009 : Le cauchemar de Marx, Max Milo
[1]
Ainsi nommés parce qu’ils n’ont fait que recycler des vieilleries et n’ont pas
écrit un seul ouvrage qui mérite le qualificatif de
« philosophique ».
[2]
Sur cette transformation du socialisme français, on nous permettra de renvoyer
à Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion
plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche, JC Lattès, 2001.
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