jeudi 1 janvier 2009

L’idéologie démocratique (À propos d’un aveu de M. Kouchner …)

Au début de décembre 2008, M. Kouchner a fait sensation en prenant la défense de la « raison d’État » et en estimant qu’un secrétariat d’État aux droits de l’homme ne pouvait que gêner la politique extérieure de la France. Le thuriféraire du « droit d’ingérence », de la « politique morale » et de la « guerre humanitaire » brûlait en quelques phrases ce qu’il avait adoré et confessait avoir professé des âneries dangereuses pendant une quarantaine d’années ! On y pourrait voir l’aboutissement d’une trajectoire politique lamentable – hélas, trop banale – celle qui conduit un ancien communiste à jouer les utilités dans le gouvernement de M. Sarkozy. Mais la chose est plus importante et M. Kouchner pourrait bien avoir aidé, sans doute à l’insu de son plein gré, à la manifestation de la vérité et au nécessaire démontage de « l’idéologie démocratique ».
Car si la démocratie mérite d’être défendue contre le pouvoir croissant des oligarchies ou contre la montée de l’État policier technologiquement assisté, depuis plus de trois décennies, c’est au nom de la démocratie et de la « politique morale » qu’est menée l’offensive des classes dominantes pour liquider tout ce qui avait dû être concédé dans les périodes révolutionnaires antérieures.
L’idéologie démocratique repose sur quelques principes, répétés à satiété par les grands médias, c’est-à-dire la propagande au service de l’ordre établi. Le premier principe est l’affirmation que le mal absolu réside dans l’utopie d’une société égalitaire et fraternelle.  Ce fut, on s’en souvient peut-être, l’apport « théorique » des prétendus « nouveaux philosophes »[1] lancés au milieu des années 70 par une grande opération de marketing, véritable début pour la France de l’offensive anti-ouvrière. Le deuxième principe est celui de la priorité de la morale sur la politique. Dans la lignée des « nouveaux philosophes », on proclama en 1984 avec SOS Racisme (dont BHL est un des parrains) la naissance d’une gauche morale. Plus de lutte des classes, mais la lutte contre les discriminations. Plus de transformation des rapports sociaux mais la revendication que personne ne puisse être empêché de devenir capitaliste en raison de sa couleur de peau. Le troisième principe qui s’affirme pleinement avec l’effondrement des régimes staliniens en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est plus directement que les précédents un principe théologique, puisqu’il affirme l’identité de la démocratie et du marché et leur triomphe définitif dans la fin de l’histoire.
L’idéologie est l’inversion du réel, une représentation qui met tout cul par-dessus tête. Et l’idéologie démocratique procède exactement de cette manière. 
L’étymologie du mot « démocratie » est connue : il s’agit du pouvoir du peuple. Non du pouvoir des individus privés (laos) mais celui du demos, le peuple constitué politiquement et prenant lui-même en main ses propres affaires. La démocratie, selon Aristote, devait être le gouvernement des égaux, le gouvernement dans lequel chacun est tour à tour gouvernant et gouverné. Or, l’idéologie démocratique se constitue et s’affirme précisément contre cette « utopie » qui veut que tous les citoyens puissent participer à la direction des affaires communes. Les « nouveaux philosophes » voient dans cette utopie communiste égalitariste l’origine du totalitarisme. M. Glucksmann, en tant qu’ancien « garde-rouge » était d’ailleurs un des mieux placés pour dénoncer non tous les « maîtres-penseurs » accusés d’avoir enseigné ces idées meurtrières de toutes les révolutions modernes. Autrement dit, l’idéologie démocratique prend le contre-pied de toute l’histoire philosophique et politique de la démocratie.
En second lieu, le demos » ou le peuple ne désigne pas seulement l’assemblée politique des citoyens, mais aussi la partie la plus défavorisée de la société, les classes laborieuses, par opposition aux « grands ». La revendication démocratique est donc toujours la revendication que le gouvernement prenne prioritairement en compte les aspirations des classes populaires, qu’il se place du point de vue des plus défavorisés. L’idéologie démocratique baptise ce contenu social de la démocratie du terme de « populisme », un terme transformé en injure par les petits marquis de la pensée dominante. Comment ne pas noter la coïncidence troublante entre la mise sur pied de l’opération « touche pas à mon pote », celle qui devait faire naître la « gauche morale » si bien incarnée par Julien Dray, et le ralliement des sommets de la social-démocratie à l’économie de marché et l’exhaltation de « la France qui gagne » ?[2]
En troisième lieu, la démocratie, si elle est pouvoir du demos, implique que le peuple n’est pas soumis à un autre peuple. Marx le disait, « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». C’était à propos de l’oppression coloniale anglaise en Irlande, un des colonialismes les plus cruels et les plus cyniques et cependant largement occulté dans l’histoire moderne. Or l’idéologie démocratique constitue une récusation radicale de toutes les formes de souveraineté populaire. Si le peuple ne vote pas selon les desiderata du moment de nos « idéologues démocratiques », il est privé du droit à la parole. Forme la plus bénigne : on fait revoter les nations d’Europe jusqu’à ce qu’elles disent enfin, de guerre lasse, ce que les idéologues européistes ont jugé bon pour elles. Dernier exemple en date : l’Irlande (encore !). Forme plus grave : le bombardement « humanitaire » ou l’invasion menée au nom du « droit d’ingérence ». Alors que la démocratie a été le drapeau du soulèvement des peuples contre les empires, l’idéologie démocratique est au contraire le discours de l’empire, de l’empire américain au premier chef, et des formes impériales bâtardes comme l’Union Européenne.
« L’idéologie démocratique » est donc l’expression non pas de principes moraux éternels mais d’une stratégie, d’une orientation politique, de méthodes et de rapports de forces déterminés. Une stratégie qui n’a rien de démocratique, puisqu’il s’agit du pouvoir de l’oligarchie financière, médiatique et politique. Une orientation politique qui vise à expulser les peuples et les classes populaires de toutes les positions de pouvoir ou de contre-pouvoirs qu’ils occupent encore. Des méthodes où le contrôle policier et le bourrage de crâne médiatique jouent un rôle nettement plus important que la conviction obtenue par une délibération libre entre citoyens égaux et convenablement éclairés. Et enfin des rapports de forces internationaux qui rappellent qu’entre les États le droit s’étend aussi loin que la puissance – conformément à la vieille thèse de Hobbes. Et c’est cela que M. Kouchner a avoué, lui qui fut et reste un porte-parole de cette idéologie.
Si on comprend ce qui est en cause, on voit alors combien les pleurnicheries « démocratiques » de bien des opposants au capitalisme sont hors de propos. Implorer les capitalistes de respecter vraiment la vraie démocratie, c’est une plaisanterie. Ces gens n’ont jamais cédé que devant la crainte de tout perdre.  Il faut donc construire un instrument politique capable d’affronter les temps difficiles qui sont devant nous, et donc il faut penser stratégiquement, comme Lénine et Gramsci, c’est-à-dire déterminer les questions essentielles qui nouent les alliances de classes et les revendications politiques immédiates pour combattre la politique des classes dominantes et par là tenir en respect les « grands » dont le premier désir, comme le disait Machiavel, est toujours de tyranniser le peuple.
1er janvier 2009.
Denis COLLIN – philosophe
Dernier ouvrage paru : Comprendre Machiavel, Armand Colin, 2008.
À paraître le 26 février 2009 : Le cauchemar de Marx, Max Milo


[1] Ainsi nommés parce qu’ils n’ont fait que recycler des vieilleries et n’ont pas écrit un seul ouvrage qui mérite le qualificatif de « philosophique ».
[2] Sur cette transformation du socialisme français, on nous permettra de renvoyer à Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche, JC Lattès, 2001.

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