Lucca Grecchi, né en 1972, est le directeur de la revue
italienne Koinè et a déjà publié de
nombreux ouvrages qui tous conduisent sur le même chemin, celui qui repense un
humanisme adapté à notre temps à partir de l’inspiration des philosophes grecs,
de Platon et Aristote, essentiellement. Sa
conoscenza della verità (editrice Petite Plaisance, www.petiteplaisance.it
) constitue une importante étape de son parcours intellectuel.
En suivant les habitudes, j’aurais dû être tenté de traduire
de l’italien felicità par
« bonheur ». J’ai préféré ce
mot un peu suranné de « félicité » parce qu’il est beaucoup précis
que le bonheur qui est la bonne occasion, la bonne fortune et non ce plein
contentement que renferme la félicité. Cela pose un problème : en français
nous n’avons pas l’adjectif qualificatif qui va avec « félicité ». Le
latin « felix » est sans descendance dans le français moderne et je
me suis vu contraint de traduire « felice »
par « pleinement heureux ». Il ne s’agit pas d’une question de
terminologie ou de divertissement philologique.
Le bonheur est une marchandise qui se vend à plein rayon
« psy » des librairies ou dans les magazines (surtout avant les
vacances d’été). L’us et l’abus de mot (peu heureux !) le rend suspect. Et
Aristote ne propose pas un chemin vers le bonheur, c’est-à-dire la bonne
fortune ou le bon coup, mais la découverte du bon démon comme guide de la vie
(c’est cela le sens de cet eudémonisme qui définit la doctrine
aristotélicienne).
Quoi qu’il en soit, la lecture de Grecchi est bonne et à
conseiller. Espérons qu’il se trouvera un éditeur pour traduire les œuvres de
cet encore jeune philosophe à contre-courant des modes relativistes et
nihilistes de notre temps.
Préface de Mario Vegetti
(Je donne ici la
préface du livre qui donne un bon aperçu de ses intentions)
Luca Grecchi est, à sa manière, un penseur
« classique ». Je ne me réfère pas seulement à sa prédilection pour
les grands philosophes de l’antiquité, Platon et Aristote, pas non plus à son
lien avec les penseurs contemporains véritablement très attentifs à la
philosophie grecque, comme Emanuele Severino ou Umberto Galimberti. J’ai à
l’esprit, au contraire, l’attitude théorique de Grecchi, sa manière d’aller
directement au cœur des problèmes, une attitude qui pourrait sembler téméraire
ou même naïve, parce qu’il renvoie au
second plan la séculaire élaboration historique de ces problèmes, en simplifie
la complexité croissante qui risque de les faire apparaître comme insolubles,
en somme parce qu’il tente d’araser et d’aplanir des parcours de pensée que la
tradition a rendus labyrinthiques et inaccessibles.
Cette attitude émerge avec une particulière clarté dans le
traitement que dans ce livre Grecchi consacre à une question aussi illustre et
décisive mais, pour diverses raisons, oubliée et refoulée comme l’est celle de
la félicité. Pour sa dimension historique, Grecchi renvoie opportunément au
beau livre de Fulvia de Luise et Giuseppe Farinetti (Storia della felicità). Son raisonnement, au contraire, va
directement, comme on vient de le dire, au centre du problème. Si par
« félicité » on entend – en en assumant la définition
aristotélicienne qui sera ensuite argumentée en conclusion du livre – la
complète réalisation, le flourishing,
de l’essence de l’homme, il est avant tout nécessaire de définir cette essence.
Ici Grecchi se confronte à un obstacle formidable, en quoi
consiste une des raisons essentielles de l’abandon de la question de la
félicité. La pensée moderne, de divers points de vue, a convenu de
l’impossibilité d’une semblable définition. Il s’agit du résultat convergent
d’un double réductionnisme : réductionnisme historique d’un côté,
réductionnisme biologique de l’autre. Si l’homme est le produit de son histoire,
il n’est, évidemment, aucune définition possible d’une essence métahistorique.
S’il est le résultat d’une complexe organisation génétiquement déterminée,
cette définition devra plutôt être cherchée du côté de la formule de l’ADN et
des processus phylogénétiques.
Contre l’un et l’autre de ces réductionnismes (dont la
réfutation, à dire vrai, n’échappe pas au soupçon d’être une pétition de
principes, parce que leur caractère fallacieux est argumenté par le fait
qu’elles sont incapables de donner une définition de l’essence, c’est-à-dire
précisément ce dont elles nient la possibilité), Grecchi propose une définition
de l’essence humaine inspirée précisément des philosophes grecs et élaborée dans ses précédents travaux
d’orientation fortement marquée comme « métaphysique » : l’homme
dans son essence (donc dans son âme)
est un être rationnel (capable de connaissance et de vérité), moral (capable de
reconnaître des valeurs universelles) et symbolique (capable de conférer du
sens à l’existence).
La rationalité en particulier est en mesure de porter
l’homme à cette compréhension critique du monde qui garantit sa liberté et
constitue ainsi une condition incontournable pour la félicité. Il y aussi ici un trait particulièrement
« classique » (dans le sens platonicien/aristotélicien) de la pensée
de Grecchi : le privilège de la rationalité finit par coïncider avec celui
de la philosophie, et donc c’est le primat de la « vie théorétique »
– vive est la présence de pages conclusives de L’Éthique à Nicomaque – qui constitue la garantie de l’authentique
et suprême félicité humaine.
Ce ne sont pas seulement les réductionnismes de la pensée
qui, selon Grecchi, déterminent l’éclipse de cette manière de concevoir
l’essence de l’homme et son plein déploiement dans la figure de la félicité. Il
s’agit aussi et peut-être avant tout de l’organisation sociale propre à la
modernité, c’est-à-dire le mode de production capitaliste. Celui-ci produit des
modalités comportementales, des styles de personnalité qui lui sont
particuliers : dans des pages très efficaces, Grecchi identifie la
dominante « personnalité concrétiste », pour laquelle seul compte le
présent, la « personnalité narcissiste », qui forme une pseudo image
de soi grandiose , la personnalité réifiée ou consumériste, la personnalité sociopathe,
qui refuse les règles de la vie commune, et enfin la personnalité apathique
dépressive, qui renonce à la tension vers la réalisation de soi. Des formes d’existence manquée, pourrait-on
dire, fonctionnelles ou résiduelles au regard de la structure sociale dominante
qui se barrent l’accès à l’aspiration à la félicité elle-même.
À la fin de sa recherche, Grecchi donne de ce concept une
définition forte, « substantielle ». La félicité consiste en un
dépassement de l’angoisse face à la finitude de l’existence humaine et aux
limites imposées par le monde dans
lequel on vit (de l’une et de l’autre dépend cette infélicité qui, selon
l’auteur, constitue la condition originaire de l’homme). Cette félicité
comprend l’équilibre harmonieux et le plein déploiement des trois composantes
de « l’âme », la rationnelle, la morale et la symbolique,
c’est-à-dire un processus d’acquisition de vérité, de valeurs et sens. Dans une
polémique respectueuse mais ferme contre les conceptions « faibles »
de la félicité, comme celle que soutient, à son avis, Salvatore Natoli, Grecchi
nie que par félicité on doive entendre seulement une sensation instantanée et
précaire de satisfaction, une expérience gratifiante ou un état de sérénité
mentale. Au contraire, on peut parler de félicité – encore une fois à la
manière aristotélicienne – seulement à propos d’un parcours positif de réalisation
de l’essence humaine qui englobe la vie tout entière et est tourné vers un
horizon de valeurs universelles et non pas abandonné au subjectivisme
« herméneutique ». Et encore ceci : Platon et Aristote ont
raison, selon Grecchi, quand ils nient qu’il soit possible de disjoindre la
félicité de l’individu de celle,
collective, de la polis ; la
route vers la félicité comporte donc un engagement altruiste et solidaire,
parce qu’on ne peut pas être pleinement heureux tout seul dans un contexte de
douleur et de souffrance.
La recherche de Grecchi, dont on a cherché ici à rendre
compte sommairement, suscitera certainement autant de consensus que de critiques.
Un mérité, toutefois, ne peut pas lui être nié : celui d’avoir posé avec
force et clarté un problème central pour la réflexion contemporaine et d’avoir
revendiqué tout autant de force l’exigence de réponses aptes à devenir universalisables,tant sur le plan de la
vérité que sur celui de la valeur. On pourrait regretter que de l’intervention
de Grecchi soient restés exclus des auteurs aussi importants que Nagel et
Amartya Sen d’un côté, Foucault de l’autre, pour ne donner que quelques
exemples. En compensation, le rappel constant aux grands classiques grecs a
donné au livre un guide sûr pour la radicalisation de l’interrogation théorique
et des réponses relatives. Ceci rend donc la lecture de ce livre stimulante tant
pour ceux qui en partagent le positionnement que pour ceux qui en diffèrent.
Mario Vegetti
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