Quelques réflexions à partir de Marx
Marx écrit la Critique du programme de Gotha en 1875, alors qu’il vient de publier le livre I du Capital, et travaille d’arrache-pied sur les livres suivants, un travail dont on sait qu’il n’en viendra pas à bout. Or cette perspective communiste du Marx de la maturité n’est pas sans rappeler des questions qu’avaient posées le jeune Marx, encore démocrate radical et rédacteur à la Rheinische Zeitung, dans article assez connu consacré à une loi de la sixième diète rhénane sur le vol des bois. La diète avait voté une loi qui assimile le ramassage du bois mort à un délit de vol, alors que cette pratique était pour les plus pauvres le seul moyen de se chauffer et faire cuire les aliments. L’argumentation de Marx est complexe : en démocrate radical, il s’en prend au féodalisme dont cette loi serait l’expression, le féodalisme qui est « le règne de l’esprit animal » auquel il oppose un droit rationnel, mais il en arrive au point qui nous importe ici et qu’on peut résumer schématiquement ainsi :
- Il existe des « objets de la propriété qui ne peuvent jamais, en raison de leur nature, acquérir le caractère de la propriété privée prédéterminée ».1
- Dans le ramassage des bois morts, « la classe élémentaire de la société s’affirme comme un facteur vis-à-vis de la puissance élémentaire de la nature ».2
Marx relie d’ailleurs cette question des bois morts au droit de glaner et à « d’autres droits coutumiers de la même espèce » – il parle un peu plus loin de la cueillette des airelles et des myrtilles mais on pense aussi à la « vaine pâture », par exemple. Et il conclut : « Ainsi survit dans ces coutumes de la classe pauvre un sens instinctif de la justice ; leur racine est positive et légitime, et la forme du droit coutumier est ici d’autant plus naturelle que l’existence même de la classe pauvre a été jusqu’à ce jour une simple coutume de la société civile ».3 À la transformation du droit coutumier des pauvres en monopole des riches, Marx oppose la nécessité non de rétablir le droit coutumier, mais d’ouvrir à la classe pauvre « une possibilité réelle de droits ». De manière encore très fragmentaire, s’esquisse ici le schéma ternaire qui sera repris dans Le Capital. Le règne de la propriété bourgeoise est en réalité non pas le « droit de propriété » mais le monopole des riches qui suppose la privation de propriété de la grande masse. Le jeune Marx démocrate envisage simplement une promotion des droits réels des pauvres venant poser des limites au droit de la propriété privée alors que l’auteur du Capital pose la question entre de transformation des rapports de production (dont les rapports juridiques ne sont que l’expression). Mais au-delà de ces importantes différentes, c’est la continuité qui doit être notée.4
Ce texte n’a pas qu’un intérêt « marxologique ». Il nous amène au cœur des questions morales et politiques des temps présents. En lisant Marx, on pensera au beau film d’Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuse, à ces gens qui viennent ramasser les pommes de terre non calibrées dans les champs de Picardie avant que les propriétaires n’y étalent des produits rendant impropres à la consommation ces montagnes de nourriture, à ces conteneurs de produits alimentaires, parfois de luxe, dont la date limite de consommation vient à peine d’être dépassée, et qui attendent sous la surveillance des vigiles d’être détruits. Mais c’est aussi, sous une forme plus sophistiquée, le dépôt de brevets sur les plantes traditionnelles et plus généralement les batailles autour de la brevetabilité du vivant. D’un côté, les classes possédantes cherchent à réduire de manière presque obsessionnelle tout qui peut rester de gratuit dans les interstices de la société capitaliste, tant ce qui vient de la nature que ce qui offert sous le régime de l’abondance par l’activité humaine. De l’autre côté cherchent à s’organiser des pratiques de résistance à cette « marchandisation » générale de la vie humaine et de ses conditions naturelles.
Même s’il peut sembler marginal – relativement à l’immense accumulation de marchandises de nos sociétés – ce conflit pose une question de principe. En ramassant des champignons ou en glanant des pommes de terre, le glaneur fait valoir une loi alternative à la loi de la valeur : le « droit de tirage » dont chaque humain dispose sur les productions de la nature, un droit de tirage non soumis à la production d’un quantum de travail équivalent. Les cèpes ne sont pas évalués au cours du marché et le temps passé en forêt n’est pas comptabilisé par les bureaux des méthodes. Autrement dit, des pratiques ancestrales maintiennent la possibilité d’une vie non soumise à la loi de la valeur, bref de quelque chose qui pourrait ressembler à la deuxième phase du communisme selon Marx.
Qu’une question soit posée n’implique cependant pas que sa solution soit déjà disponible. La gratuité traditionnelle, celle des produits sauvages de la nature, est-elle transposable à l’ensemble de la vie sociale et à quelles conditions ? Faut-il considérer les produits de l’activité humaine comme s’il s’agissait de produits naturels ? Marx n’est pas loin de penser ainsi et c’est une des explications de l’idée qu’on pourrait se passer de la loi de la valeur.
En premier lieu, la production est sociale par nature. Les hommes produisent toujours dans des rapports sociaux déterminés. En même temps que les choses nécessaires à la vie, ils produisent leur vie sociale elle-même. C’est évidemment encore plus vrai à l’époque où la division du travail s’étend à la planète entière. L’appropriation privée sur laquelle repose le capitalisme est, de ce point de vue, en complète contradiction avec le développement prodigieux de la socialisation de la production dont il a été le moteur. Précisons même un point trop souvent négligé : la plus-value n’est pas produite par les capitaux individuels, mais par l’ensemble du mode de production capitaliste. La concurrence n’est que le moyen par lequel cette plus-value socialement extorquée est répartie entre les capitaux privés.
En second lieu, la principale force productive, la principale source d’augmentation de la productivité du travail n’est pas telle ou telle machine, telle ou telle invention géniale. C’est la coopération, une force productive que le capitalisme utilise gratis. En troisième lieu, ce qui permet au capitaliste d’extorquer de la plus-value et plus fondamentalement ce qui permet l’accumulation croissante de richesses, c’est la propriété naturelle qu’a la force de travail humain de produire en une journée de travail plus que ce qui est strictement nécessaire à sa reproduction. La plus-value, Marx insiste sur ce point est du travail gratis que le capitaliste s’approprie en tant que détenteur du capital.
Au fond, il n’y a donc pas de différence de nature entre le droit du propriétaire de bois à décréter que le bois mort est sa propriété et le droit du capitaliste à s’approprier la plus-value ! Si on reprend les termes de l’article sur le vol des bois, on peut donc dire qu’il y a, inversement, un droit positif et légitime pour tous, et en particulier pour les plus pauvres, à s’approprier la richesse sociale indépendamment de la capacité de payer. Cette proposition reste cependant purement théorique, car il faudrait 1° trouver des moyens de réguler cet accès à la production et 2° garantir l’effectivité de la production. Il n’est cependant pas nécessaire d’avoir une conception « clé en main » du communisme, ce qui risquerait fort de n’être qu’une utopie de plus. Il vaut mieux partir de ce qui existe et ce qui est envisageable.
Dans toute société, même la plus privatisée comme la nôtre, de nombreux biens sont gratuits non parce qu’ils ne coûteraient rien à personne, mais parce qu’ils sont des biens communs. Cela va des services publics plus ou moins développés à la simple jouissance de l’espace urbain ou des chemins de randonnée. Un communisme non utopique, un communisme reposant sur une interprétation possible des perspectives qu’ouvrait Marx, pourrait d’abord s’appuyer sur cette notion fondamentale de biens communs5. Cette idée, loin d’être une absurde utopie, correspond à nos intuitions morales et à nos pratiques courantes : personne en France ne meurt à la porte d’un hôpital pour cause de compte en banque vide ou de défaut d’assurance. Même sous des formes insuffisantes, perverses et perverties par la domination des lois du capital, le RMI ou la CMU sont la reconnaissance d’un droit de tous à vivre sans avoir fourni en contrepartie le quantum de travail exploitable. L’extension de la gratuité ou d’une quasi-gratuité à de nombreux secteurs ne poserait pas de problème sérieux dans toute une série de domaines, télécommunications, transports en communs urbains, eau.
Si on voit assez bien comment peut être satisfaite la revendication « à chacun selon ses besoins », reformulées en termes plus raisonnables, on voit mal en revanche comment la première partie de la devise saint-simonienne reprise par Marx pourrait fonctionner. Car pour assurer cette abondance minimale, il faut garantir la production. Certes, une production orientée vers la valeur d’usage et non vers la rotation accélérée du capital serait une production économe – après tout, l’économie, c’est d’abord l’art de faire des économies, une idée bien oubliée des « économistes ». Marx suppose que dans le communisme le travail est devenu « le premier des besoins » et par conséquent la devise « De chacun selon ses capacités » irait presque de soi. Mais si des travaux créatifs ou attrayants peuvent de venir des besoins, aucune société ne fonctionne sans travaux pénibles ou peu valorisants intellectuellement. L’allocation des ressources disponibles en matière de force de travail peut difficilement être envisagée sur la base du volontariat et du libre choix de chacun. De ce point de vue la loi de la valeur risque de garder son utilité à un horizon humain prévisible. À l’autre extrémité du processus production/consommation, on peut garantir la gratuité là où le gaspillage est impossible : celui qui ramasse les champignons pour sa consommation personnelle ne va pas accumuler des champignons qui pourriront. Celui qui use du système de santé ne va pas consommer des opérations du cœur au-delà de ses besoins et l’emprunteur des transports en commun ne va faire le tour de la ville toute la journée histoire de profiter de la gratuité ! La même modération naturelle a peu de chances de se rencontrer chez les buveurs d’alcool ou les mangeurs de sucreries. Là encore, sauf à instituer un système de cartes de rationnement, la loi de la valeur reste le meilleur régulateur connu.
Quelle part doit être laissée à la loi de la valeur et quelle part à la gratuité ? Cette question ne peut être tranchée a priori et c’est l’expérience et la délibération collectives qui, seules, permettront de trancher. Mais en tout état de cause cela implique la rupture avec les dogmes économistes aujourd’hui dominants selon lesquels les agents en cherchant individuellement à maximiser leur utilité produisent le fonctionnement d’ensemble optimal. Une rupture pas seulement théorique mais aussi pratique.
Denis Collin – 10 mars 2009
1 K. Marx, Les débats sur la loi relative aux vols des bois, in Œuvres. Philosophie, Gallimard, La Pléiade, p. 246
2 Op. cit. p. 247
3 Ibid.
4 La fin de l’article esquisse même le thème du fétichisme de la marchandise (voir pp.279-280) à travers l’appropriation privative du bois mort.
5 On pourrait aussi retravailler dans ce sens la théorie des « biens sociaux primaires » également accessibles à tous qu’avait développée John Rawls.
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