Un être de raison.
Critique de l'homo oeconomicus (Syllepse - 2000) par Tony Andréani
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La théorie économique standard, avec ses multiples
prolongements, repose sur une conception générale de l'homme, une véritable
anthropologie. “ Au bout de la série des homo, l'homo œconomicus apparaît
comme la figure accomplie de l'homo sapiens sapiens. ” C'est cette
conception que Tony Andréani soumet à une critique serrée dans son dernier
ouvrage, Un être de raison. Alors que le débat en sciences économiques se
limite le plus souvent à des variantes autour d'un noyau commun de propositions
non questionnées, Tony Andréani s'attaque au modèle qui sous-tend les doctrines
économiques dominantes depuis un siècle, un modèle qu'on peut faire remonter en
effet à Walras et à Pareto et à l'utilitarisme anglais. Refusant de s'en tenir
aux protestations moralistes qui réfutent ce modèle pour ses conséquences
inacceptables, par exemple inégaliny Andréani le prend au sérieux,
c'est-à-dire qu'il l'étudie comme un modèle censé permettre une compréhension
scientifique de la réalité sociale. Donc sa critique va précisément chercher à
montrer que les promesses ne sont pas tenues et que le champ de validité de la
conception de l'homme comme homo œconomicus est extrêmement restreint.
Qu'est-ce donc que cet homo œconomicus ? C'est un individu radicalement
“ déraciné ”, c'est-à-dire conçu en dehors de ses attaches sociales[1].
Cet individu est doté de préférences subjectives qui lui viennent de sa
constitution physiologique et de son éducation. Il a des besoins illimités
qu'il peut satisfaire par une accumulation de richesses mais les besoins
décroissent au fur et à mesure que la richesse s'accroît. Enfin, notre
individu-type agit rationnellement pour atteindre ses buts. L'homo
œconomicus est typiquement compréhensible par les théories de l'action
rationnelle qui supposent que l'acteur a toujours de bonnes raisons d'agir. Il
n'est pas question de critiquer ce modèle en raison des simplifications qu'il
introduit : aucune science n'est possible sans ce type de simplification qu'on
peut ensuite enrichir à volonté pour rapprocher la modélisation théorique de la
réalité concrète. Et, de fait, le modèle homo œconomicus a été complété,
révisé amélioré.
La critique de Tony Andréani porte sur les questions
épistémologiques centrales pour les sciences humaines. On peut la résumer
ainsi :
(1)
La théorie de l'action rationnelle est
fondamentalement non réaliste, quelles que soient les sophistications qu’on a
pu lui apporter. “ Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait rien de tel qu’une
action rationnelle mais plutôt qu’il n’existe que des séquences d’action
rationnelle se détachant sur un fond d’irrationalité. ” (page 42)
(2)
Le modèle de l'homo œconomicus n'est pas
descriptif mais normatif ; normatif du point de scientifique dans la mesure où
il tend à exclure toute autre démarche ; normatif sur le plan idéologique,
en ce qu’il incite le sujet “ normal ” à se comporter comme un
calculateur rationnel.
(3)
les sciences sociales basées sur ce modèle
échouent à penser la différence entre les deux grandes sphères de la vie
humaine, la sphère des activités de travail et celle de la consommation et des
loisirs, reprenant la distinction que fait Marx (Capital, livre III,
conclusion) entre la sphère de la nécessité et le “ royaume de la
liberté ”.
Après une présentation du modèle, le travail de TA se
déploie successivement à travers quatre moments :
(1)
Une critique psychologique qui montre avec
précision la faiblesse des conceptions psychologiques des utilitaristes,
singulièrement de leurs conceptions du plaisir et du rapport entre travail et
peine d'un côté, plaisir et consommation de l'autre. TA montre l'incapacité des
théories du choix rationnel à rendre compte de l'irrationalité irréductible de
nombreux comportements humains.
(2)
Une critique sociologique axée sur l'opposition
entre la conception holiste de la sociologie classique et l'individualisme
méthodologique de la théorie économique standard. Tony Andréani chez à dépasser
cette opposition en montrant que le noyau rationnel du modèle standard tient au
caractère “ rationalisant ” des activités de travail. Si
“ l'individualisme méthodologique […] est une approche
incontournable ”, celle-ci, pour être opérante, suppose que “ l'on
connaisse déjà le sens de la place d'un groupe ou d'une organisation dans l'ensemble
du champ social, et dans le champ des rapports sociaux en particulier ”.
(3)
Une critique socio-psychologique qui s'appuie
sur une compréhension de la manière dont les pulsions sont réinvesties dans la
sphère du travail. S'appuyant sur la relecture par Gérard Mendel de la théorie
analytique, Tony Andréani montre l'effet des rapports sociaux dans la genèse et
la structure des passions.
(4)
Une critique éthico-politique qui part de
l'exposé des contradictions de la philosophie morale et politique du
libéralisme. En particulier, Tony Andréani montre comme les théories
égalitaristes de la justice (par exemple celle de Rawls) dans la mesure où, sur
le fond, elles partagent les présuppositions de l'homo œconomicus, sont
en réalité incapables de donner une alternative cohérente aux conséquences les
plus insupportables de la conception utilitariste économiste. TA nous donne ici
de nouveaux développements sur les questions qu'il avait déjà abordées dans son
Discours sur l’égalité parmi les hommes[2].
Entre l'égalitarisme libéral, qui s'accommode finalement des plus grandes
inégalités et une égalitarisme absolu qui n'est ni possible ni souhaitable, TA
estime que la justice suppose d'abord l'égalisation des conditions essentielles
pour l'autonomie personnelle. La critique des thèses de Amartya Sen[3],
concernant l’égalité des “ capabilités ” ou celle de Ronald Dworkin[4]
sur l’égalité des ressources, est amorcée et invite à des approfondissements.
Ressaisissant la pensée de Marx, TA montre que,
correctement réinterprétée, elle écarte à la fois le holisme sociologique et
les interprétations analytiques du type de celle de Roemer. Retour sur la
pensée de Marx qui est indispensable. Si, comme le dit Tony Andréani, l'homo
œconomicus doit fait place à l'homo socius, à l'individu social,
“ qui se différencie et s'épanouit dans et par la socialité ”,
l'épanouissement de cette individu nécessite la critique théorique et pratique
du capitalisme, “ système social foncièrement irrationnel, alors même
qu'il a développé et utilisé des outils de rationalité. ” C’est par là que le travail de TA s’articule
au présent. L’idéologie du “ tout marché ” et de l’individualisme
libéral sert un régime social mortifère. Et si la question reste en suspens de
savoir si se constitueront “ des groupements assez forts pour
contrebalancer cette dynamique ”, des travaux comme cet Être de raison
contribueront sans doute à lui donner une réponse.
Denis Collin – Mars 2001
[1]
Le plus radical des philosophes sur néolibéralisme, Robert Nozick, affirme que
“ les hommes mènent des existences séparées. ”
[2]
Tony Andréani, Marc Ferey : Discours sur l’égalité parmi les hommes,
L’Harmattan, 1993
[3]
D’Amartya Sen, voir par exemple Repenser l’égalité, Seuil, 2000
[4]
Les conceptions de Ronald Dworkin sont reprises et développées dans son dernier
ouvrage, Sovereign virtue – The Theory and Practice of Equality. Harvard
University Press, 2000
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