L’inauguration a lieu au terme d’une manifestation où marchent en tête les garibaldiens en nombre réduit ; vient ensuite l’Université de Rome avec le recteur et les professeurs, les représentants des universités étrangères, la municipalité et les associations de Nola, les loges maçonniques au grand complet, des représentants des différentes régions, des associations d’agriculteurs et d’artisans, des sociétés de secours mutuel, des représentants de la Chambre des députés. L’orateur officiel de la cérémonie était Giovanni Bovio, personnage de la gauche méridionale, juriste, républicain, député depuis 1876 et franc-maçon. L’évènement reçoit le patronage de nombreuses personnalités internationales de relief : Victor Hugo, Ernest Renan, Herbert Spencer, Ernst Haeckel, George Ibsen. En Italie, c’est la crème du monde intellectuel qui apporte son soutien, avec des personnalités aussi bien de gauche que de droite : de Felice Cavallotti, journaliste, pamphlétaire, républicain convaincu, ancien du corps des partisans de Garibaldi, fondateur du Parti Radical dont il représente l’extrême gauche, à Marco Minghetti, libéral, homme de droite, plusieurs fois ministre, et à Silvio Spaventa, libéral, monarchiste et frère du grand philosophe italien Bernardo Spaventa, l’introducteur de Hegel en Italie et le maître de Labriola et Croce.
La réaction de l’Église est violente. Le pape Léon XIII avait même menacé de quitter Rome si le monument était dévoilé : il passe la journée du 9 juin prostré au pied de la statue de saint Pierre. Les festivités qui, pendant trois jours, suivent l’inauguration de la statue sont qualifiées d’ « orgie satanique ». En Bruno, l’Église voit l’incarnation de cette modernité haïe et combattue. La Civiltà cattolica qualifie l’évènement de triomphe « des rabbins de la synagogue, des archimandrites de la franc-maçonnerie et des chefs de parti du  démagogique ». Le Campo de’ Fiori est rebaptisé « Campo maledetto ».
L’importance culturelle et politique de cet hommage à Bruno est montrée dans le petit livre d’Anna Foa [FOA, 1998]. La figure d’un saint martyr laïque emblématique d’une authentique culture italienne, indépendante de l’Église, s’inscrit dans le mouvement du Risorgimento. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, toute une littérature fleurit à la gloire de Bruno. Le 16 février 1900, c’est Antonio Labriola – ami d’Engels et le véritable père du « marxisme » italien – qui commémore le bûcher de Bruno dans l’atrium de l’Université car aucune salle n’était assez grande pour contenir la foule des professeurs et des étudiants. Se constitue un véritable réseau de cercles culturels ou maçonniques, dédiés à Bruno, en Émilie et à Rome, mais aussi en Amérique du Nord. Bruno apparaît comme un véritable « saint laïque ».
Pourtant, Bruno avait été longtemps bien oublié. Les philosophes français des Lumières n’y font pas référence, à l’exception de Diderot qui y fait quelques allusions dans l’Encyclopédie. Leibniz reprend à Bruno la monade. C’est le XIXe siècle allemand qui le redécouvre avec Jacobi, Schelling et Hegel. Jacobi, dans ses lettres sur Spinoza, fait un parallèle entre ce dernier et Bruno à partir de l’exposé du De la causa, principio et uno et ouvre ainsi la querelle du panthéisme. Schelling écrit en 1802 Bruno ou du principe naturel et divin des choses. C’est en Allemagne que seront publiées, pour la première fois, les œuvres italiennes. Les œuvres latines verront le jour à Naples entre 1879 et 1881. En 1906-1907, Giovanni Gentile publie les œuvres italiennes, une édition qui fera longtemps autorité.

Le philosophe errant

Filippo Bruno est né à Nola, dans le vice-royaume de Naples, en janvier ou février 1548, d’un soldat, Giovanni Bruno et de Fraulisa Savolino. Il passe toute son enfance à Nola où il reçoit un enseignement élémentaire. De sa ville natale, il gardera toujours la nostalgie et se désignera lui-même comme « le Nolain ».

Naples

Vers 1562, il se rend à Naples pour y poursuivre ses études. Il suit les leçons de dialectique de Giovan Vincenzo Colle, dit « il Sarnese ».
Originaire de Sarno, petite ville proche de Salerne, « il Sarnese » est un averroïste, c’est-à-dire un de ces philosophes qui, à partir du début du XIIIe siècle, ont lu et développé la pensée d’Averroès (1126-1198) dont les commentaires sur les ouvrages d’Aristote ont été traduits en latin par Michel Scot, un philosophe écossais qui a vécu à Tolède. L’averroïsme, défendu principalement par Siger de Brabant (1240-1284) et par Jean de Jandun (1280-1328) – qui sera le collègue de Marsile de Padoue à l’université de Paris dans les années 1320 – a été condamné à plusieurs reprises par les autorités ecclésiastiques. Albert le Grand et Thomas d’Aquin mènent l’offensive contre la doctrine d’un intellect agent unique, commun à tous les hommes. Mais c’est l’évêque de Paris, Étienne Tempier, en 1270 et en 1277 condamne solennellement les thèses des averroïstes, comme contraires à la fois catholique. Les trois points les plus importants de cette condamnation sont les suivants :
1.       L'idée que Dieu agit toujours selon une nécessité interne de son essence qui est en contradiction avec les dogmes de la Création, de la Providence et de la liberté humaine ; l’idée que Dieu agit selon la nécessité de son essence se retrouvera chez Bruno et chez Spinoza.
2.       L'éternité des seules espèces au détriment des individus périssables ;
3.       L’union de l'âme avec l'Intellect, agent divin, et son retour en lui après la mort.
Mais cette condamnation, qui s’accompagne d’ailleurs de la condamnation de certaines thèses aristotéliciennes défendues par Thomas d’Aquin, ne parviendra pas à enrayer l’influence de l’averroïsme dans le monde catholique.
Michele Ciliberto n’insiste pas du tout sur l’averroïsme du Sarnese, mais note pourtant que Bruno a certainement reçu de cet enseignement « une orientation radicalement anti-humaniste et anti-philologique qui aura pesé de manière structurelle tant sur ses positions philosophiques que sur celles de caractère linguistique » (Ciliberto, 2005, 8).
Parallèlement, Bruno suit un enseignement de logique auprès de l’augustinien Teofilo da Vairano, un maître qui le marquera et dont il parlera encore avec reconnaissance en 1581 avec le bibliothécaire de Saint Victor, à Paris, Guillaume Cotin, à qui « il dit le principal maître qu’il ait eu en philosophie... être augustin. » Reste à savoir quelle a été l’influence réelle de ce maître, dans la mesure où Giordano Bruno n’a pas jamais eu d’attrait particulier pour la théologie au sens strict.
C’est encore à Naples que Bruno, à travers les écrits de Pietro Ravennate (1448-1508) commence à s’intéresser à la thématique de la mémoire qui deviendra vite essentielle dans toute sa réflexion philosophique.[1]
En 1565, le 15 juin, Bruno entre comme novice chez les Dominicains de San Domenico Maggiore et prend le nom de Giordano. Cette entrée est relativement tardive – il a dix-sept ans – et elle semble d’autant plus curieuse que Bruno a déjà formé sa pensée dans des directions qui l’éloignent de la doctrine catholique. Comme il le racontera plus tard à ses juges de Venise (1592), il a déjà plus que des doutes sur la nature divine du Christ et sur la question du mystère de la Sainte Trinité. On pourrait rattacher l’orientation religieuse de Bruno à l’arianisme et, en tout cas, l’anti-trinitarisme est « lié au noyau originaire de sa philosophie » (Ciliberto, 2005, 9).
Dans les positions à la fois philosophiques et théologiques que Bruno mûrit à cette époque, l’influence la plus importante est certainement celle d’Érasme dont il semble connaître l’œuvre de manière très étendue. Les citations des textes d’Érasme se retrouvent dans tous les écrits de Bruno. « Érasme fut dans tous les sens du terme le vrai maître de Bruno. » (Ciliberti, 2005, 11) C’est précisément cette influence érasmienne qui lui vaut d’être mis en accusation une première fois entre 1566 et 1567.
En 1576, un second procès lu est intenté par le Provincial des Dominicains qui l’accuse de suivre l’hérésie d’Arius. Il quitte alors Naples et rompt ses vœux.

Rome

 Bruno s’enfuit à Rome où il loge au couvent de Santa Maria sopra la Minerva en février 1576. Il reste peu de temps dans cette ville : non seulement les accusations d’hérésie le rattrapent, mais encore il est accusé d’avoir jeté dans le Tibre un frère qui l’accusait ou que Bruno lui-même soupçonnait de l’avoir dénoncé à l’inquisition. L’épisode reste très obscur. Ciliberto pense que l’accusation est sans fondement, pour d’autres auteurs rien ne permet de trancher. Toujours est-il que Bruno quitte Rome en mars.

Errance dans l’Italie du Nord

En avril 1576, le Nolain arrive à Gênes puis à Noli où il reprend son nom de Filippo et enseigne la grammaire et l’astronomie. Il quitte Noli en 1577 pour rejoindre Turin, puis Venise où il fait imprimer un opuscule aujourd’hui perdu, De’ segni de’ tempi. À Padoue, des frères dominicains le convainquent de reprendre l’habit. Après une halte à Bergame puis à Brescia, il quitte l’Italie en 1578 et se dirige vers Lyon en passant par Milan et la Savoie.

Genève

Bruno passe l’hiver 1578 au couvent des dominicains de Chambéry. Là il est averti de l’hostilité qui trouvera dans la région de Lyon et décide de rendre à Genève où il est amicalement accueilli par Gian Galeazzo Caracciolo, marquis de Vico[2], qui avait fondé à Genève, en 1552, une  évangélique. Genève est alors la grande cité calviniste. En 1536, la Réforme a été définitivement adoptée après que la messe catholique a été interdite. En 1541, Genève est devenue une République dont la constitution est rédigée par Calvin. Théodore de Bèze a succédé à Calvin L’expérience genevoise de Bruno va avoir une grande influence sur la vie et les idées de Bruno. S’il est accusé d’hérésie par l’Église de Rome, il sera encore en plus mauvais termes avec les églises réformées tant calvinistes que luthériennes.
Délaissant une nouvelle fois l’habit des dominicains, Bruno devient correcteur d’imprimerie. Il est inscrit à l’Académie. Il adhère formellement à la religion calviniste, ce que l’on sait d’après les registres de l’église calviniste italienne de Genève.  Mais Bruno ne fera jamais mention de cette conversion – qui, vue de l’Église catholique, apparaîtrait comme une apostasie. Lors de son procès, il déclarera au contraire qu’il avait refusé de professer la religion calviniste. Quoi qu’il en soit, s’il était demeuré à Genève, Bruno n’aurait pas pu éviter la profession de foi calviniste. Mais dès le mois d’août, un procès lui est intenté pour avoir diffamé le titulaire de la chaire de philosophie, Anthoyne de la Faye en faisant imprimant une liste de vingt erreurs qui se seraient trouvées dans une seule de ses leçons. Bruno est mis en prison. Il a non seulement mis en cause un professeur mais encore mis en cause le consistoire – l’organe chargé de la direction des affaires religieuses – deux actes gravissimes dans cette république qui méconnaît encore plus la liberté de parole que l’Église de Rome. Il est sommé de se rétracter et de détruire le libelle incriminé. Il plie et se rétracte. À peine sorti de prison, il quitte Genève et retourne en France.

De Toulouse à Paris

Après un passage par Lyon, Bruno se retrouve, en octobre 1580, à Toulouse où il y a une université renommée. Il commence par des leçons publiques sur la Sphère de Giovanni di Sacrobosco[3].  Très vite, il sera à un poste de lecteur ordinaire en philosophie et pendant près de deux ans il enseigne à l’université de Toulouse le De anima d’Aristote et d’autres textes. Il semble qu’il ait également composé pendant cette période un traité de la mémoire d’inspiration lullienne[4], demeuré inédit et perdu depuis, intitulé Clavis magna.
À la fin de 1581, les troubles des guerres de religion le poussent à Paris où Bruno va continuer d’enseigner et de donner des leçons publiques de philosophie aristotélicienne.  Il atteint vite une telle réputation que le roi Henri III l’appelle à la cour, poussé par le désir de savoir si sa prodigieuse mémoire tenait de la nature ou des arts (magiques) de la mémoire.
Ce premier séjour parisien est particulièrement productif. Bruno publie trois œuvres qui dessinent les motifs essentiels de sa réflexion philosophique à venir. Tout d’abord, une œuvre latine, De Umbris idearum, « De l’ombre des idées », auquel il ajoute l’Ars memoriae dédié au roi de France. Henri III accepte la dédicace et nomme Bruno « lecteur extraordinaire », ce qui le fait entrer dans le groupe des « lecteurs royaux » qui peuvent polémiquer contre le conformisme de la Sorbonne aristotélicienne. Pour Ciliberto, le De Umbris est un texte capital, c’est le livre archétypal de la philosophie brunienne. « Comme dans un premier mouvement musical, y sont réunies les cellules originaires de sa recherche destinées à être reprises et développées une par une dans les dialogues italiens comme dans les œuvres latines. » (Ciliberto, 2005, 15)
Les ombres des idées forment un thème d’origine platonicienne : les choses sensibles sont les projections des idées et les images et simulacres sont les ombres de ces projections. Le thème platonicien est courant dans la philosophie de la Renaissance. Marsile Ficin (1433-1499) a été un des grands humanistes qui a contribué à remettre en lumière la pensée de Platon, laquelle sera souvent utilisée par opposition à Aristote. Du reste, Bruno explicitement ou implicitement se réfère souvent à Marsile. Les « doctes » d’Oxford lui reprocheront d’ailleurs de plagier Marsile. Pour comprendre sa philosophie, Bruno affirme qu’il faut « être versé dans la métaphysique et dans les doctrines des Platoniciens ».
De Umbris est divisé en deux parties. La première partie analyse les idées en rapport aux ombres et en elles-mêmes. La deuxième partie développe un art de la mémoire. Le plus intéressant, du point de vue spéculatif, est contenu dans la première partie. Les « trente intentions » forment une résumé des principes philosophiques bruniens. Dans la première, s’appuyant sur la tradition vétérotestamentaire, Bruno affirme à la fois la nécessité et la difficulté pour l’homme de se tenir sur le terrain de la vérité :
« Le plus sage des Hébreux, présentant la perfection de l’homme et la conquête de la chose la meilleure qu’il puisse obtenir dans ce monde fait dire ainsi à son amie : “Je me suis assise à l’ombre de celui que j’avais désiré“ (Cantique des cantiques, 2,3). Notre nature n’est pas si grande qu’elle puisse habiter, selon sa capacité, le champ même de la vérité. “L’homme vivant est vanité, seulement vanité“ (Qoelet, 1, 2). Et ce qui est vrai et bon est la première et unique chose. En outre, comme pourrait-il se faire que ce dont l’être n’est pas proprement vrai et dont l’essence n’est pas proprement vérité, ait en lui-même efficacité et acte de vérité ? Pour cela, il lui suffit et c’est même beaucoup qu’il siège à l’ombre du bien et du vrai. Je ne dis pas à l’ombre du vrai et du bien naturel et rationnel (ainsi en fait on dirait mal et faussement), mais métaphysique, idéal et supra-substantiel ; d’où est rendue participante du vrai et du bien, selon sa faculté, l’âme qui, même si elle ne le possède tant qu’elle en soit l’image, toutefois elle est à son image; alors la transparence, qui est l’âme elle-même, délimitée par l’opacité qui est le corps lui-même, expérimente dans l’esprit de l’homme quelque chose de l’image, jusqu’à ce qu’elle s’approche d’elle ; mais dans les sens internes et dans la raison, dans lesquels nous nous dirigeons dans notre vie animale, elle expérimente l’ombre elle-même. »
L’homme ne peut pas habiter le champ même de la vérité, cela signifie qu’il ne peut jamais la connaître directement – ou encore qu’il ne peut pas regarder Dieu en face. En même, il lui faut bien avoir accès à la vérité d’une certaine manière : il ne possède pas l’image du vrai mais se tient dans son ombre. Entre la lumière de l’esprit et l’opacité du corps, nous expérimentons quelque chose du vrai, son ombre. Nos idées sont l’ombre de l’idée éternelle et elles ne peuvent être saisies par la pensée qu’à partir de notre humaine condition, « notre vie animale », qui nécessite qu’elles revêtent une forme sensible.
Bruno oppose ombre et ténèbres. Les ténèbres sont l’ignorance alors que l’ombre n’est que la trace des ténèbres dans la lumière ou la trace de la lumière dans les ténèbres (Seconde intention). L’ombre est la médiation en quoi se résume le travail de la connaissance humaine. La lumière est dans la substance, elle n’émane que de la substance, et c’est elle qui éclaire les choses singulières et fait qu’il y a de la beauté en toutes choses. La beauté du monde se manifeste dans sa variété infinie. La science est donc en même temps la science de l’un (de la substance) et celle des choses singulières. « Dans le De Umbris s’ouvre donc nettement la route qui mène à la conception brunienne de la plénitude de la vie, exprimée de manière extraordinaire par exemple dans le Spaccio. » (Ciliberto, 2005, 16)
La même année 1582, Bruno compose une comédie, Il Candelaio/Le chandelier, écrite en italien vulgaire, qui lui permet d’exprimer ses critiques morales et sociales sur la société de son époque, tout en développant à nouveau certains des thèmes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi dans la dédicace « à la Signora Morgana B. », écrit-il :
« Le temps enlève tout et donne tout ; toute chose se transforme et aucune ne s’annihile. Un seul ne peut se transformer, un seul est éternel et peut éternellement persévérer, un, semblable et même. Avec cette philosophie, l’âme s’agrandit en moi et en moi se magnifie l’intellect. Cependant, quel que soit le point de cette soirée que j’attends, si le changement est vrai, moi qui suis dans la nuit, j’attends le jour et ceux qui sont dans le jour attendent la nuit ; tout ce qui est, ou est ici ou là,  proche ou lointain, maintenant ou après, tout de suite ou plus tard. » (Cand. ,7)
La vicissitude universelle de la lumière et de l’ombre, de l’ignorance et de la science affleure dans cette œuvre, tout comme la conception brunienne de l’être et de l’apparaître.
C’est donc à Paris que Bruno élabore les grandes lignes de sa philosophie sur le plan le plus spéculatif. C’est aussi pour lui l’occasion de gagner une première reconnaissance et ce au plus haut niveau.

Londres

En avril 1583, muni de lettres de recommandation du roi Henri III à l’intention de l’ambassadeur de France, Michel de Castelnau, Bruno gagne Londres où il séjournera le plus souvent à l’ambassade de France. N a vul voir dans ce nouveau voyage l’accomplissement d’une mission que le roi aurait donnée au Nolain. Mais c’est une hypothèse gratuite : plus vraisemblablement, Bruno quitte Paris en raison des tensions croissantes entre catholiques et protestants – c’est ainsi qu’il le justifie lui-même lors de son procès. Il est vrai que la présence à la Cour d’un homme qui avait rompu avec l’Église catholique, s’était converti au calvinisme, même si c’était pour un bref laps de temps, et continuait de professer des idées pour le moins peu orthodoxes, aurait pu embarrasser Henri III soumis à la pression de la « Ligue » qui regroupait les catholiques les plus intransigeants.
Ce séjour anglais sera la période la plus féconde de la vie philosophique de Bruno. C’est au cours de ce séjour qu’il écrit ses chefs-d’œuvre : La Cena de le ceneri, le De la causa, principio et unoSpaccio della bestia trionfante,
Introduit à la Cour, il fréquente la reine Élisabeth et lui dédicace son traité De la causa, principio et uno. Il est même soupçonné d’être un espion, recruté par le secrétaire d’État d’Élisabeth, Walsingham et il aurait rédigé des rapports sur l’activité clandestine des catholiques favorables à la reine d’Écosse, Marie Stuart. Son activité aurait même permis l’arrestation et la décapitation des chefs conspirateurs catholiques. Mais cette hypothèse lancée par l’historien John Bossy n’est pas établie et il se pourrait bien que Bossy ait attribué à Bruno l’activité d’un autre agent de l’ambassade.
En juin, a lieu sa première visite à Oxford. Il est dans la suite du prince polonais, Albert Laski. C’est pour Bruno la première confrontation avec l’un des principaux théologiens puritains, John Underhill. Cette rencontre est évoquée de manière acerbe dans la Cena de le ceneri :
« Tels sont les fruits que produit l’Angleterre ; vous aurez beau chercher, vous n’y trouverez plus de nos jours, que des docteurs en grammaire. Heureuse patrie, actuellement placée sous le signe du pédantisme obstiné et de l’ignorance prétentieuse, mêlés à une grossièreté rustaude qui ferait franchir à Job les limites de sa patience ! Si vous en doutez, allez à Oxford et faites-vous raconter ce qui arriva au Nolain lors de son débat public avec certains docteurs en théologie, devant le prince polonais Alasco [Laski] et divers nobles anglais. Faites-vous dire l’ignorance qu’on opposait à ses arguments, et la faiblesse de poulet dont fit preuve à quinze reprises, devant quinze syllogismes, ce pauvre docteur que sa qualité de coryphée de l’Académie nous avait fait donner pour adversaire en cette grave occasion. Faites-vous raconter la grossièreté et le manque de courtoisie de ce porc, face à la patience d’un homme qui montrait bien sa qualité de Napolitain, né et élevé sous un ciel plus aimable. » (2002, 100)
Retourné à Londres, il réunit trois écrits pour les publier ensemble : Ars reminiscendiExplicatio triginta sigillorum, Sigillus sigillorum.
En août 1583, Bruno envoie une lettre au vice-chancelier de l’université d’Oxford pour solliciter une charge d’enseignement. Il se présente lui-même comme « docte dans une théologie mieux élaborée et professeur d’une science plus pure » ; il souligne son amour de tous les hommes sans distinctions de classe, de race, de sexe et sa préférence pour ceux qui, dans les relations sociales, se montrent les plus civils et les plus fidèles. Il s’en prend aux puritains qui au nom de textes bibliques méchamment interprétés font passer la folie pour la sagesse et l’ignorance pour la sapience. Défendant la vraisemblance de ses positions, il affirme implicitement ne pas détenir l’absolue vérité. Commentant cette lettre, Ciliberto écrit :
« Au-delà du ton, c’est un texte très élaboré, dans lequel s’intriquent positivement fermeté et flexibilité, disponibilité pour la discussion et précision des limites dans lesquelles elle doit être conduite – tant sur le plan du mérite que sur celui de la méthode. Nous sommes donc très loin des intonations utilisées par Bruno, peu de distance de là, dans la Cena, quand, au thème de la vraisemblance, il substituera, de manière dominante, celle du caractère absolu, dans son camp, de la philosophie du Nolain. » (Ciliberto, 2005, 32)
Bruno commence donc en août 1583 une série de leçons sur « l’immortalité de l’âme » et sur la « quintuple sphère ». Mais très vite, il doit l’interrompre et quitter définitivement Oxford. Bruno est accusé de plagiat (notamment de Copernic et de Marsile Ficin) et chassé. Il est vrai que Bruno avait l’habitude d’insérer dans ses propres œuvres des extraits des autres auteurs mais les réorganisait à sa manière en fonction de ses propres exigences spéculatives. Selon Ciliberto, l’accusation de plagiat est donc infondée.
Bruno retourne donc à Londres et s’installe, « comme gentilhomme », à l’ambassade de France. L’année 1584 sera une année éminemment productive. En peu de temps sont publiées quelques-unes des œuvres majeures du Nolain : La Cena de le ceneriDe la causa, principio et unoDe Infinito Universo e Mondi, lo Spaccio della bestia trionfante.
La Cena de le ceneri est à la fois un témoignage polémique des rapports de Bruno avec les docteurs d’Oxford et une œuvre où sont esquissés les thèmes et les problématiques qui seront reprises dans les ouvrages ultérieurs. On y trouve les principaux titres de gloire du Nolain : sa cosmographie, l’infinitude de l’univers, le nombre infini de mondes … Si Bruno a quelques précurseurs – on citera ici Nicolas de Cues et sa Docte Ignorance – il propose dans ce texte une double révolution. D’une part, contre le monde aristotélicien et ptolémaïque, il prend la défense de Copernic et de sa thèse selon laquelle le Soleil est le centre du monde et du même coup de sa thèse du mouvement de la terre. Mais il ne s’en tient pas à Copernic et lui oppose finalement la conception d’un univers infini radicalement décentré dans lequel, pour reprendre une expression que l’on trouve déjà chez le Cusain, « le centre du monde coïncide avec la circonférence » (Cues, 2011, 200). Mais au-delà de la cosmographie, Bruno commence à mettre en avant une conception de la réalité comme principe de la Vie comme autoproduction infinie de la vie et comme infinie production de formes finies innombrables dans un éternel mouvement de composition et de décomposition. Ces thèses qui définissent la place de Bruno dans l’histoire de la philosophie – on ne peut s’empêcher de penser à Bruno quand on lit Spinoza – constituent la matière du De Infinito et du De causa.
Lo Spaccio de la bestia trionfante tient une place un peu particulière : c’est une œuvre essentiellement consacrée au développement des conceptions morales et juridiques du Bruno. Sous la forme littéraire d’une assemblée des dieux, qui, à la demande de Jupiter, doivent réformer les cieux, Bruno développe une  qui prend pour cible les religions existantes et peut-être encore plus les Protestants que l’Église catholique. Bien comprendre cette œuvre nécessite de revenir au contexte philosophique et religieux et notamment à la polémique entre Érasme et Luther, polémique dans laquelle Bruno est bien plus proche d’Érasme que de Luther.
En 1585, Bruno publie la Cabala del Cavallo Pegaseo, et De gli Eroici FuroriLe premier de ces ouvrages est un complément au Spaccio. Cet ouvrage prend appui sur la tradition cabaliste en vogue à l’époque (selon cette tradition, la kabbale juive contiendra sous une forme ésotérique les vérités du christianisme). C’est à partir de certains ouvrages de cette tradition que Bruno fait de l’âne le symbole de la sagesse. Les références indirectes à Socrate et à la « docte ignorance » du Cusain sont évidentes.
Dans De gli Eroici Furori , le terme de fureur doit être entendu au sens de folie – cette folie qu’est l’Éros selon Platon et cette folie dont Érasme avait fait l’éloge. La folie est héroïque, car le héros, comme Éros, est un demi-dieu, un intermédiaire. Les fureurs héroïques sont donc la tendance mystique propre à l’homme qui a compris certaines réalités en s’assimilant à Dieu et ici, évidemment, on pensera à l’amour intellectuel de Dieu de la partie V de L’Éthique de Spinoza. Comme Dieu est dans chaque chose – il est la réalité elle-même, « deus sive natura » dira Spinoza – il peut sembler évident de s’assimiler à Dieu ! Mais précisément, cette vérité échappe au vulgaire. Il s’agit pour le héros « furieux » de parvenir à la pleine connaissance.

Retour à Paris

En octobre, il rentre en France à la suite de Castelnau. En France, le climat religieux et politique se dégrade. En juillet 1585, Henri III a été contraint de révoquer l’édit de pacification avec les protestants ; en septembre de la même année, le pape Sixte V a publié la bulle d’excommunication d’Henri de Navarre (le seul héritier du trône de France quand Henri III mourra). Bruno est tenté de rentrer dans les rangs de l’Église catholique – comme il avait déjà essayé de le faire à Toulouse. Tentative vaine.
Il écrit Arbor philosophorum, un ouvrage aujourd’hui disparu. En 1586, il publie un exposé mnémotechnique de la philosophie d’Aristote (Figuratio Aristotelici Physici Auditus). Entame une polémique avec le géomètre salernitain Fabrizio Mordente, inventeur d’un « compas différentiel ». Polémique philosophique et scientifique – Bruno reproche à son adversaire de rester un géomètre qui ne conçoit l’univers que comme une mécanique. Polémique politique aussi : Bruno était plutôt du côté des conciliateurs qui ne voyaient pas d’un mauvais œil Henri de Navarre, alors que Mordante s’est ralliée au duc de Guise. Les 28 et 29 mai se tient un débat public au collège de Cambray où Bruno attaque Aristote, provoquant de nombreuses réaction négatives. Bruno sent qu’il n’a plus beaucoup d’appuis et se prépare à quitter Paris.

Allemagne

En juin 1586, il quitte Paris pour l’Allemagne. Il passe à Mayence et Wiesbaden puis s’inscrit à l’Université de Marbourg où on lui interdit bientôt de professer. Le 20 août il s’inscrit à l’Université de Wittenberg où pendant deux ans il va enseigner en commentant l’Organon d’Aristote.
En 1587, il écrit plusieurs ouvrages consacrés à la logique, à Lulle : la trilogie des « lampadi ». Il tient un cours privé consacré à la pseudo-aristotélicienne Rhétorique à Alexandre. En 1588, il écrit un commentaire des œuvres d’Aristote : Libri physicorum Aristotelis explanati dans lequel sont exposés les huit livres de la physique.
À Wittenberg, il est pleinement intégré au corps de l’Université et saura gré à ses collègues de leur accueil. Il prononce avant son départ un Oratio valedictoria qui loue leur sagesse, leur urbanité, leur modération. Cette oraison défend la liberté philosophique.

Prague

Le 8 mars, il quitte Wittenberg pour Prague. La cause de ce départ, selon Bruno, est la part prépondérante que les calvinistes ont prise sur les luthériens. Il écrit un commentaire de l'Ars Magna de Lulle et dédie au roi Rodolphe II les Articuli adversus mathematicos dans lesquels il critique la conception mécaniste de la nature. Polémiquant contre les tendances du « siècle », il défend la tolérance.

Helmstedt

À l’automne 1588, il quitte Prague pour Helmstedt où il s’inscrit à l’Academia Julia (13 janvier 1589). Le 1er juillet de la même année, il prononce l’Oratorio Consolatoria à l’occasion de la mort du fondateur de l’Académie, Jules de Braunschweig. À l’été il est excommunié par les luthériens. Bruno affirme que ce sont seulement des motifs privés qui expliquent cette excommunication. Il rédige les ouvrages dits « magiques » (De Magia,…).
Du 10 au 13 avril 1590, il débat avec le Docteur Heidenreich. Il quitte l’université.

Francfort

En juin 1590, il part pour Francfort pour faire imprimer sa trilogie. Mais le 2 juillet, le Sénat de la ville ordonne son expulsion. Il y demeure cependant et publie ses trois poèmes latins : De triplici minimo et mensura ad trium speculativarum scientarum et multarum activarum artium principia libri V ; De Monade numero et figura liber consequens quinque de Minimo magno ; De innumerabilibus, immenso et infigurabilii, seu de universo et mundis libri octo. Ces trois œuvres écrites en langue savante et non plus en langue vernaculaire proposent de nouvelles percées philosophiques, les plus importantes depuis les œuvres anglaises. Contre les géomètres, il défend l’existence d’un minimum. Si le minimum n’existe pas, rien n’existe, soutient-il. Ce minimum est triple : du point de vue métaphysique, c’est la monade ou substance la plus simple, le principe métaphysique de la réalité, du point de vue physique c’est l’atome – et ici la filiation avec l’atomisme antique est clairement revendiquée – et du point de vue géométrique, c’est le point.

Zürich

En février 1591, Bruno quitte Francfort pour Zürich. Il y enseigne, notamment à R. Egli qui publiera ses leçons (partiellement en 1595 et en totalité en 1609). Il reçoit une lettre d’invitation d’un patricien vénitien, Giovanni Mocenigo. Selon d’autres auteurs, c’est à la foire du livre de Francfort que lui serait parvenue, par l’intermédiaire d’un libraire vénitien, l’invitation de Mocenigo.

Venise

En août il arrive à Venise à l’invitation de Mocenigo qui le fait venir pour qu’il lui enseigne l’art de la mémoire et de l’invention. On s’interroge sur la témérité de ce retour en Italie, qui pourrait apparaître presque comme un acte suicidaire.
Selon Gentile, il a peut-être aussi été attiré par la perspective d’obtenir une chaire de mathématique à l’université de Padoue où il se rend avant d’aller à Venise chez Mocenigo. À Padoue, il compose les Praelectiones geometricae et L’Ars deformationum. Il donne aussi des cours privés pour des étudiants allemands. Puis il retourne à Venise pour l’hiver.
Mais on ne doit pas oublier que Bruno n’a pas perdu l’espoir de trouver un modus vivendi avec l’Église romaine, d’autant qu’après ses démêlés avec les calvinistes et les luthériens, il est maintenant excommunié par toutes les églises. Mais il ne faut pas en rester aux considérations d’opportunité pratique. Si, tout compte fait, Bruno préfère encore l’Église catholique, c’est pour une raison de fond, exposée dans le Spaccio, par exemple : il s’agit du point délicat du rapport entre foi et œuvres. La conception brunienne de la liberté conduit naturellement à l’idée que les œuvres permettent à l’homme de se sauver et non pas uniquement la foi ainsi que l’assurent les Protestants. Bruno a souvent insisté sur la « pédanterie » et « l’asinité » des réformés. Il comptait sur l’élection du nouveau pape, Clément VIII, pour que s’installe un nouveau climat intellectuel dans l’Église.
À ces considérations, Ciliberto en ajoute une autre, de caractère très singulier, mais qui n’est pas moins importante :
« Autrefois, Bruno se pensait lui-même comme un Mercure envoyé par les dieux pour porter la lumière après des siècles de ténèbres. (…) Ici réside, à y bien regarder, le noyau de vérité caché dans les dépositions tant de Mocenigo que de ses compagnons de captivité, lesquels témoignent qu’il voulait se faire « capitaine », qu’il voulait instituer une « nouvelle secte de giordanistes », comme si, en somme, il espérait pour lui-même une grande destinée. » (Ciliberto, 2005, 263)
En tout cas, Bruno s’installe chez Mocenigo en mars 1592. Il demande à Mocenigo l’autorisation de se rendre à Francfort pour y faire publier certains de ses livres. Mocenigo, mécontent des leçons de Bruno – et sans doute de l’attitude de Bruno – le dénonce à l’Inquisition le 23 mars 1592. Il est accusé d’hérésie.

Le procès

Première phase : à Venise

L’accusation de Mocenigo est basée sur trois dénonciations écrites (23, 25 et 29 mai). Mocenigo affirme que Bruno considère la transsubstantiation du pain en chair comme une grande bêtise de l’Église catholique ; il se dit ennemi de la Messe et aucune religion ne lui plaît ; le Christ était mauvais et qu’il se livrait à la mauvaise action de séduire les peuples ; Bruno ne reconnaissait aucune distinction de Dieu en trois personnes et affirmait que l’univers est infini et qu’il y a une infinité de mondes. Dans la lettre du 25, Mocenigo charge encore un peu plus la barque en dénonçant les positions politiques de Bruno, favorable à Henri de Navarre.
Arrêté et incarcéré le 23 mai, Bruno subit les premiers interrogatoires du 26 mai au 23 juin. Il reconnaît ses doutes sur les questions théologiques mais se défend en soutenant qu’il a toujours voulu parler en philosophe et non en théologien : l’Église admettait une certaine liberté philosophique tant que le philosophe ne se mêlait pas de la doctrine religieuse. Finalement, le 30 juillet Bruno se repent et demande « humblement pardon pour toutes les erreurs commises ».
Il faut s’arrêter un moment sur cette ligne de défense qui permettait d’ouvrir la voie à un compromis avec Rome. La durée exceptionnelle du procès, les hésitations de Clément VIII – dont Bruno attendait beaucoup – montrent que ce compromis n’était pas impossible à atteindre. Bruno était un partisan de la doctrine averroïste de la « double vérité » : même avec la foi, on peut atteindre la vérité, même s’il s’agit d’une vérité incomplète, une vérité de second ordre destinée au vulgaire par opposition à la vérité philosophique accessible seulement à une petite minorité. Bruno admettait d’ailleurs la nécessité de la religion pour le grand nombre et il était plus prêt à faire des concessions à l’Église catholique qu’à toute autre secte chrétienne. On l’a vu, il s’était heurté aux calvinistes genevois, puis aux puritains anglais et enfin aux luthériens. L’expulsion de la bête triomphante est un pamphlet antireligieux qui vise autant sinon plus les protestants que les catholiques. Comme le dit Diego Fusaro, « é evidente che Giordano Bruno rientra pienamente nell' aristocraticismo intellettuale propugnato da Averroè. E' ovvio che questo per i giudici dell' inquisizione non bastava per salvarlo, ma in fin dei conti poteva essere un buon punto di partenza per una sorta di trattativa. »
Par ailleurs l’Inquisition en Italie, et notamment l’Inquisition romaine, est assez différente de l’Inquisition espagnole ; la longueur même du procès de Bruno atteste qu’il ne manquait sans doute pas d’appuis au sein même de l’Église.
Les inquisiteurs de Venise envoient un compte-rendu de l’interrogatoire à l’Inquisition romaine qui demande l’extradition de Bruno. Il faut souligner qu’il s’agit d’une procédure tout à fait exceptionnelle : Venise est une république indépendante et la juridiction pontificale doit ménager l’autorité de la Sérénissime. La demande de l’Inquisition romaine parvient à Venise le 12 septembre. Elle est transmise aux autorités de la ville le 17 septembre et de nombreuses tractations entre Venise et Rome ont lieu jusqu’à la fin de l’année.

Transfert à Rome

Le 9 janvier la république de Venise accède à la demande de Rome. Bruno est transféré à Rome du 19 au 27 février 1593. Le procès est suspendu.
Pendant l’été de nouveaux chefs d’accusation s’ajoutent suite aux dépositions d’un codétenu de Bruno. De nouveaux interrogatoires commencent à la fin de l’année où Bruno adopte la même ligne de défense.
Entre janvier et mars 1594, de nouvelles déclarations des témoins aggravent les charges contre Bruno. À Venise le témoignage de Mocenigo n’avait pas été entièrement pris en compte puisque celui-ci était le seul témoin (testus unus, testis nullus) ; mais maintenant toutes accusations de Mocenigo selon lesquelles Bruno n’avait aucune religion, niait les dogmes catholiques et développait en philosophie des positions contraires à la foi sont reprises en amplifiées même si les nouveaux témoignages sont souvent beaucoup plus vagues que ceux du patricien vénitien. L’Inquisition procède à un examen détaillé des livres de Bruno.
La suite du procès est retardée par l’incarcération au Saint-Office de Rome de Tommaso Campanella, Francesco Pucci et Cola Antonio Stigliola.
Le 20 décembre, Bruno présente un mémoire (aujourd’hui perdu) pour sa défense.

Reprise du procès

Le 18 septembre 1596, le Saint-Office, sur la base de l’examen des œuvres de Bruno, y détermine les éléments d’hérésie. Le 18 décembre, l’interrogatoire de l’accusé reprend.
Le 24 mars 1597, on invite Bruno à renoncer à sa théorie de l’infini et de la multiplicité des mondes. Il est soumis à un interrogatoire stricte, c’est-à-dire, vraisemblablement à la torture. Bruno répond à ses accusateurs.
Du 13 avril au 29 décembre 1598, le procès est suspendu, le pape Clément VIII étant absent de Rome.
Le 12 janvier 1599, à l’instigation du cardinal Bellarmin – celui-là même qui instruira le procès de Galilée – on contraint Bruno d’abjurer huit propositions hérétiques. Il se déclare d’abord prêt à abjurer sans condition. Mais le 18 février, il adresse un autre mémoire au Saint-Office. Le 5 avril, par écrit, il remet en question l’abjuration de certaines propositions. Le 9 septembre, l’application de la torture est décidée. Clément VIII s’y oppose et exige de l’accusé une abjuration sans condition. Le 10 septembre Bruno se déclare prêt à abjurer, mais le 16 septembre il envoie un nouveau mémoire au Pape et revient sur son projet d’abjuration. Le 17 novembre est prononcée la sentence qui condamnait Bruno comme hérétique impénitent. Le 21 décembre, à la suite d’une visite du Saint Office, il refuse toute abjuration.
Le 20 janvier 1600, Clément VIII ordonne que l’accusé considéré comme hérétique soit remis au bras séculier – l’Église n’exécute pas elle-même les hérétiques pour ne pas se « salir », tartufferie catholique oblige. Le 8 février, chez le cardinal Madruzzi on lit à Bruno sa sentence. Bruno écoute la sentence à genoux, puis il se lève et prononce la phrase restée célèbre : « vous tremblez plus vous qui prononcez cette sentence que moi qui l’écoute ».
Le 17 février il monte sur le bûcher dressé au Campo de’ Fiori. Un observateur, très hostile à Bruno raconte : « sur le point de mourir, alors qu’on lui présentait l’image du Sauveur, il la refusa avec un visage torve et méprisant. »

Bruno, Campanella, Vanini  et Galilée

Le procès de Giordano Bruno n’est pas un événement anecdotique. Il va être l’emblème même qui résumera symboliquement ce qu’est devenu Bruno, héros de la libre pensée. Pourtant, on devra se garder de prendre pour vérité indiscutable cette image dont nous avons montré les conditions historiques et politiques au début de ce travail.
Les procès en hérésie, intentés à des philosophes sont fort nombreux au Moyen Âge et à la Renaissance. Relativement rares cependant sont ceux qui se terminent par le bûcher. Tant que l’affaire peut se régler entre « clercs » dans une langue inconnue du vulgaire, on se contente souvent de déclarer hérétiques les propositions de tel ou tel philosophe sans pourtant lui administrer d’autre sanction. Les hérétiques doivent être sévèrement châtiés dès lors que la question politique est en cause. Les Cathares seront traités impitoyablement parce que leur hérésie était une hérésie de masse et qu’elle mettait en cause le pouvoir royal et pontifical. Il en ira de même avec les Templiers qui pourtant ne professaient aucune proposition hérétique, mais dont le roi de France convoitait le trésor… L’Inquisition espagnole se déchaînera d’abord pour extirper toute influence mauresque et juive. Ce sont des raisons politiques internes à Florence qui conduisent Savonarole au bûcher, à quoi s’ajoutent ses attaques virulentes contre la corruption de la papauté sous le règne d’Alexandre Borgia. La réforme protestante, les guerres de religion et la contre-réforme catholique donnent à l’Inquisition sa violence destructrice maximale dont les procès en sorcellerie – la « chasse aux sorcières » resteront tristement célèbres.
Pratiquement contemporain de Bruno, Tommaso Campanella, né en 1568, en Calabre, passera la plus grande partie de sa vie en prison. Son premier procès a lieu en 1591, un an avant celui de Bruno. Dominicain comme Bruno, il est condamné pour hérésie en raison des thèses de sa Philosophia sensibus demonstrata, ouvrage d’inspiration naturaliste. Libéré sous condition, il voyage en Italie et rencontre Galilée à Padoue. En 1598, il rejoint son couvent de Calabre, mais il est à nouveau arrêté, transféré à Naples où il subit la torture avant d’être condamné pour hérésie en 1602. C’est en prison qu’il publie un utopie de type platonicien, La Città del Sole. Libéré en 1626, il est à nouveau arrêté à Rome où il est emprisonné jusqu’en 1629. Il finira ses jours en France en 1634.
Vanini (né en 1585) fût brûlé à Toulouse en 1619 pour blasphème. Il avait suivi un itinéraire géographiquement et intellectuellement proche de celui de Bruno. Né près de Lecce, dans les Pouilles, il suit ses études à Rome, à Naples et enfin à Padoue. Il voyage en Suisse, en France, en Hollande et Angleterre. En 1612, il abjure la foi catholique, mais il est incarcéré en Angleterre pendant quarante-neuf jours pour avoir attaqué l’Église anglicane. De retour à Lecce, il revient au catholicisme puis retourne en France. Après avoir été autorisé, l’un de ses livres est jeté aux flammes. Il se réfugie à Toulouse et y fréquente des libertins. Mais le parlement de Toulouse s’inquiète de son influence sur la jeunesse et y voit un trouble à l’ordre public. Arrêté en 1618, sa défense, basée sur la stratégie brunienne de la dissimulation, est si habile que l’Inquisition a bien du mal à prouver qu’il est hérétique. Finalement il est convaincu de blasphème, impiété, , sorcellerie et corruption de mœurs. Condamné à avoir la langue coupée, à être étranglé puis brûlé le 9 février 1619 sur la place du Salin, le hurlement de Vanini fut, de mémoire de Toulousain, le plus horrible.
Mais c’est surtout aux procès de Galilée qu’il faut comparer celui de Bruno. D’abord parce que les enjeux semblent les mêmes : comme Bruno, Galilée défend les thèses de Copernic et affirme que l’Univers est infini et que la Terre se meut. Parmi les accusateurs, on retrouve le cardinal Bellarmin, jésuite cultivé et retors dont les arguments seront recyclés par le positivisme moderne. Mais l’issue des deux procès est très différente. Bruno refuse d’abjurer et finit brûlé ; Galilée abjure (« eppur si muove ! ») et termine sans vie sous surveillance sans ce que cela l’empêche réellement de poursuivre ses recherches qui se diffuseront très rapidement dans toute l’Europe savante.
Diego Fusaro[5] donne une explication à ces issues si différentes.
« Galilée a été souvent critiqué parce que, pour sauver sa peau, il a pour ainsi dire fait marche arrière, en renonçant à ses théories. En réalité, c’est une question de fond : la différence des attitudes de ces deux intellectuels, Giordano Bruno et Galilée naît non seulement de la différence de leurs caractères mais aussi du contexte des intérêts de l’un et l’autre. Galilée est un scientifique plus qu’un philosophe : ceci est significatif parce que la philosophie peut avoir besoin de martyres parce que, en quelque manière, elle est une vérité subjective, qui est vécue, elle n’est pas un fait purement théorique ; elle n’est pas la vérité mathématique, irréfutable et solide. Dit en d’autres termes : de Galilée, nous nous rappelons malgré sa figure, mais si Bruno avait abjuré, il aurait eu beaucoup moins d’importance dans l’histoire de la pensée. Ce n’est pas par hasard si ces personnages « martyres », comme Socrate, Anaxagore, sont tous des personnages pour lesquels le témoignage qu’ils ont donné est devenu un élément de leur philosophie : Socrate avait bien raison en son temps de dire qu’il ne pouvait pas faire « marche arrière » parce que cela aurait été comme nier tout ce qu’il avait soutenu sa vie entière. Inversement, Galilée a également eu raison de dire le contraire, tant est que l’on raconte que, à la sortie du tribunal où il avait signé le document d’abjuration, il a frappé la terre du pied en disant « et pourtant elle tourne », ce qui est comme dire : « Moi, j’ai signé ce document, je suis sauf et je peux poursuivre mes recherches, et cependant le vérité que j’ai soutenue continue d’être vraie : la terre continue de se mouvoir même si j’ai fait ce choix ! » En un certain sens, Galilée a bien fait d’agir ainsi parce ses vérités ont émergé, nonobstant la condamnation et, en outre, il a découvert de nouvelles vérités qu’il n’aurait pas pu découvrir s’il avait été conduit sur le bûcher. Ceci n’aurait certainement pas été valable pour Socrate ou pour Bruno ; il est devenu un symbole de la liberté de penser, un symbole étrange devrait-on ajouter, en ce que l’on a souvent fait de lui un héros laïque, ce qui est vrai jusqu’à un certain point : il est vrai qu’il est allé contre l’Église, cependant, ensuite, le contenu de sa philosophie est tout sauf laïque. De manière semblable à Socrate, Bruno préféra terminer sa propre existence sur un mode héroïque et cohérent plutôt que de renier ses idéaux et mener une vie qui aurait perdu sa signification : « J’ai lutté, c’est beaucoup : j’ai cru pouvoir vaincre (mais au membre est refusée la force de l’âme), et le sort et la nature réprimèrent la recherche et les efforts. C’est déjà quelque chose que de l’avoir essayé, puisque vaincre est dans les mains du destin. Pour ce qui me concerne, j’ai fait le possible, ce qu’aucune des générations à venir ne pourra me nier, tout ce qu’un vainqueur pouvait mettre de lui-même : n’avoir pas  craint la mort, n’avoir pas cédé avec un visage ferme à rien de semblable, avoir préféré une mort courageuse à une vie sans beauté. » (De monade, numero et figura).
Cette explication des réactions différentes des principaux acteurs doit cependant être complétée. Si révolutionnaire qu’elle soit, la physique de Galilée pouvait être intégrée à la foi catholique et plus généralement chrétienne. Quelques décennies après la mort de Galilée, toute l’Europe savante savait que la vérité était de son côté sans que la foi soit ruinée. Descartes, défenseur de Galilée, rangera dans ses tiroirs son traité Du Monde. Mais sa physique est « galiléenne » et ne l’empêche pas de rester un fils dévoué de l’Église catholique. Galilée lui-même était un bon chrétien et non un rebelle. Avec Bruno, il en va autrement : sa physique aurait pu être acceptée par l’Église – moyennant les précautions de langage traditionnelles. Mais sa philosophie est rigoureusement incompatible avec le dogme chrétien : un Dieu immanent et non un Dieu personnel transcendant, la transformation des dogmes chrétiens en fables à destination des ignorants, tout cela était inacceptable à quelque condition que ce soit.

Bibliographie

Les œuvres de Giordano Bruno

Les œuvres complètes de Giordano Bruno sont en cours d’édition aux « Belles Lettres ». Une première édition largement épuisée laisse la place à une nouvelle édition revue et corrigée. Il s’agit à chaque fois du texte original (en italien ou en latin) et de la traduction française, avec une introduction substantielle et un appareil de notes fort précieux. On dispose actuellement des volumes suivants – les autres volumes sont épuisés :
-          Tome I : Il candelaio/Le chandelier (1993)
-          Tome III/1 et tome III/2 : De la causa, principio e uno / De la cause, du principe et de l’un (2013)
-          Tome IV : De l’infinito, universo e mondi/ De l’infini, de l’univers et des mondes (2006)
-          Tome VII : De gli eroici furori / Des fureurs héroïques (2008)
Il existe d’autres éditions des œuvres de Bruno en langue française :
-          2002, Le banquet des cendres, traduit et présenté par Yves Hersant, éditions de l’Éclat.
-          1992, L’expulsion de la bête triomphante, éditions Michel de Maule, traduit et présenté par Bertrand Levergeois.

Sur Giordano Bruno

aquilecchia, Giovanni, 2007, Giordano Bruno, Les Belles Lettres, collection Giordano Bruno
Auvray, Lucien, 1901, Giordano Bruno à Paris d’après le témoignage d’un contemporain (1585-1586), Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France.
Ciliberto, Michele, 2005, Giordano Bruno, Editori Laterza, Firenze
Foa, Anna, 1998, Giordano Bruno, Il Mulino, collection « L’identità italiana ».
Hegel, GWF, 1993, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, tome III, Suhrkamp.

Avant et après Bruno

Platon, Le Timée,
Plotin, Ennéades II
Nicolas de CuesLa docte ignorance, Rivages Poche, 2008-2011, traduction et introduction d’Hervé Pasqua



[1] Pietro Ravennate ou Pietro da Ravenna est l’auteur de Phoenix, sive artificiosa memoria, un ouvrage qui propose une méthode pour développer la mémoire et connaîtra une très large diffusion et de nombreuses traductions.
[2] De ce Napolitain converti au calvinisme, on connaît l’histoire qui est rapportée par Benedetto Croce dans Un calvinista italiano. Il marchese di Vico, Galeazzo Caracciolo, Laterza, Bari, 1933 repris dans Vite di avventura, di fede e di passione, 1936.
[3] Il s’agit d’un compendium de l’astronomie pré-copernicienne.
[4] Raymond Lulle (1232-1315), philosophe et mystique, prétendait avoir construit une machine à démontrer logiquement les vérités de la religion chrétienne. Dans ses recherches, les techniques de la mémoire jouent un rôle central. C’est cependant cette référence à Lulle qui motive les critiques que Leibniz et Hegel adresseront à Bruno : la référence à Lulle représenterait une régression intellectuelle contraire aux intuitions rationnelles.
[5] Voir Diego Fusaro, Giordano Bruno, sur le site de l’auteur.