samedi 7 avril 2018

La voix du corps

Dans son Cours De Linguistique Générale, Saussure annonce la naissance d’une science générale des signes ou sémiologie qui, parmi les différents systèmes de signification, comprend ce système particulier qui trouve son expression dans le langage. Roland Barthes, considérant qu’il n’y a pas de sens qui ne soit nommé propose la réduction de la sémiologie à la linguistique du moment que le monde des significations passe toujours par la médiation du langage qui les nomme. Le contenu de toute culture, en effet, est toujours exprimable dans la langue de cette culture et il n’existe pas de matériaux linguistiques qui ne soient les symboles de signifiés réels. Le progrès linguistique de l’humanité a toujours synchrone avec le développement technique des cultures : c’est la même structure mentale et cérébrale qui permet à l’homme de se rapporter au monde aux moyens de la fabrication d’outils ou au moyen de symboles linguistiques.



Ce constat induit André Leroi-Gourhan à penser que non seulement le langage est typique de l’homme autant que l’outil mais encore parce qu’ils sont les deux uniquement l’expression de la même faculté de l’homme, comme les trente signes vocaux du chimpanzé sont exactement les correspondants des bâtons enfilés les uns dans les autres pour attraper la banane pendue ; c’est-à-dire qu’ils ne sont pas plus un langage que l’usage des bâtons n’est une technique au vrai sens du terme.
La technique en effet est en même temps un geste et un outil, organisés selon la concaténation d’une véritable « syntaxe » qui confère aux séries opératoires une fixité et une ductilité analogues à celles qui se rencontrent dans le langage où, à la concaténation d’opérations simples et limitées à l’expression du concret, se superposent des connexions linguistique dédiées à la conservation et à la reproduction volontaire des concaténations verbales qui font abstraction des opérations immédiates. Ainsi la langue se présente comme un système symbolique parfait, dans un environnement complètement homogène, pour traiter toutes les références et toutes les significations dont est capable une culture donnée, que cela soit sous la forme d’une communication effective ou sous la forme idéale d’un substitut à la communication, ce qu’en Occident on appelle pensée.
La pensée en effet, aussi profonde qu’elle soit, ne va jamais au-delà des relations suggérées par les formes linguistiques, en fait ses possibilités sont exactement les possibilités de la langue qu’elle a sa disposition et qui, dans l’ensemble de ses significations aide ou limite l’exploration possible de l’expérience. Ceci parce que la langue établit une identité aussi stricte entre le mot et la chose qu’elle rend presqu’impossible la séparation de la réalité objective et des symboles linguistiques qui la nomment.
Il est connu que les anciens pensaient pouvoir dominer les puissances maléfiques en les appelant de leur nom, de pouvoir affaiblir ou neutraliser leur ennemi en exécutant certains procédés magiques sur son nom. Les enfants connaissent un objet quand ils le nomment, la dénomination ne vient pas après la reconnaissance mais est étant la reconnaissance elle-même ; elle appartient à l’objet au même titre que sa couleur ou sa forme.
Pour la mentalité préscientifique, nommer l’objet signifiait le faire exister ou le modifier. Avec la naissance de la science, cette expression primitive du pouvoir réapparaît dans la tendance à éliminer de la réalité tout ce qui ne peut pas être conceptualisé, et qui exprime sa puissance en nommant toutes les choses selon la quantité. Par les images mythiques et religieuses, nous savons que Dieu crée les choses en les nommant et quand il décide de les confiant à l’homme il les lui présente pour voir quel nom il leur aurait donné parce que le nom donné à toute chose vivante sera son vrai nom.
Toute expérience, qu’elle soit réelle ou potentielle, est donc complètement imprégnée d’expressions verbales, comme si le monde originaire de la réalité était un monde linguistique, comme si on ne pouvait pas entrer en communion avec la nature sans s’être préalablement rendu maître de la terminologie qui l’exprime en quelque sorte magiquement. Cette constante compénétration entre la langue et l’expérience n’est pas un simple fait associatif mais un fait contextuel, car, comme le dit Sapir, « les choses, les qualités, les événements « sont » dans notre sensibilité ce que nous les nommons. » La raison de cette position quasi unique du caractère intrinsèque que possède la langue relativement à tous les autres systèmes de symboles connus réside dans le fait que la langue n’est pas l’instrument d’une pensée d’une pensée qui, d’elle-même, pourrait atteindre les choses, elle n’est pas un simple signe des objets des significations mais elle est ce qui, habitant les choses, les exprime. (…)
Dans le langage donc, réside le sens des choses et du monde. Et si l’homme, à la différence des animaux ce n’est pas parce qu’il pense ou parce que son larynx est plus spécialisé, mais bien parce qu’il est plus ouvert au monde. Le spiritualisme qui fait découler le langage de la pensée ou la physiologie qui le fait remonter à la spécialisation des organes phonatoires doivent nous expliquer, 1° pourquoi le sujet est dans une espèce d’ignorance de sa propre pensée tant qu’il n’a pas réussi à la formuler avec des mots, et 2° pourquoi les articulations vocales issues du larynx ont pu se dissocier de leur valeur expressive originelle pour acquérir une valeur symbolique. Parler, en effet, ce n’est pas émettre des sons, mais exprimer du sens. Comme le dit Merleau-Ponty, une pensée qui ne s’apparaîtrait pas elle-même dans l’expression verbale serait à peine une pensée et tomberait immédiatement dans l’inconscient. « La dénomination des objets ne vient pas après la reconnaissance mais elle est la reconnaissance elle-même ». Pour l’enfant, l’objet est connu seulement quand il est nommé.
Les Grecs, avant que nous soyons tombés dans les vertiges théologiques d’un Dieu penseur de toutes les pensées, avaient eu cette conception d’un Logos, invisible, qui composait la dialectique ou le dialogue de toutes les choses visibles.
Pour atteindre la parole du corps, il est nécessaire de déconstruire le langage occidental qui est le langage de l’esprit, de l’âme et donc de la mortification du corps et ainsi retrouver dans la pensée la langue, dans la langue la parole et dans la parole la voix, comme la voix vive d’un corps qui se dit et se disant dévoile le monde.
Nous ne devons pas comprendre le manque de la parole comme un manque de mots mais comme une absence d’ouverture au monde. La distinction que fait Saussure entre la langue et la parole est reprise et reformulée autrement par Merleau-Ponty qui distingue la « parole parlante », l’intention significative à l’état naissant et la « parlée parlée », qui est le patrimoine acquis de la langue. Les deux paroles ne trouvent une définition adéquate que dans le processus dialectique qui les unit, parce qu’il n’y a pas de langue sans parole comme il n’y a pas de parole hors d’une langue. Du point de vue génétique la langue est tributaire de la parole. Les faits de parole ont toujours précédé ceux de la langue. La parole n’est pas un simple signe souligne MMP. Elle « habite les choses » et elle est « le véhicule de leur signification ». Après qu’on ait réduit la pensée au langage, MMP propose une réduction du langage à la parole !
On pourrait pousser un peu plus loin. Et voir que les oppositions métaphysiques, reconduites par la linguistique (le primat de la langue sur la parole chez Saussure) doivent être déconstruites pour montrer comment la signification prend racine au niveau le plus élémentaire de l’expression vocale, c’est-à-dire du corps.

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