Recension par Laurent Joffrin dans Libération
Le philosophe Denis Collin signe un ouvrage utile pour redécouvrir la pensée du fondateur du marxisme qui aurait eu 200 ans cette année. Les idolâtres le rejetteront, ceux qui se demandent si Marx serait devenu social-démocrate aussi.
Marx aujourd’hui
Le marxisme est mort, mais Marx est vivant. Tel est le mantra de Denis Collin, philosophe qui livre une introduction à la pensée de l’auteur du Capital à la fois utile, bienvenue et quelque peu frustrante. Le marxisme, dit-il, citant Michel Henry, autre philosophe, n’est que «la somme des contresens commis sur Marx». Formule juste, tant les orthodoxes et les dévots ont ossifié, rigidifié, dogmatisé la vaste pensée qui a dominé pendant quelques décennies une grande partie du mouvement ouvrier et a servi sous cette forme aux très orwelliennes dictatures marxistes-léninistes qui ont défiguré l’idéal socialiste.
Cette idéologie, transformée en catéchisme par les responsables communistes, n’a pas survécu à l’échec historique retentissant des expériences menées en son nom, sinon dans les écrits de l’Hibernatus Badiou et de quelques autres.
Denis Collin revient donc aux sources, aux textes, pour en donner une synthèse claire et une interprétation argumentée qui seront précieuses à quiconque veut s’initier.
Marx est d’abord un philosophe puissant, inspiré par Hegel, par Feuerbach et quelques autres qui placent au centre de sa réflexion le concept d’aliénation. Pour Hegel, l’esprit s’aliène dans la matière avant de reprendre dialectiquement ses droits ; pour Feuerbach, l’homme s’aliène dans la religion qu’il voit à la source de toutes choses, alors que c’est l’homme qui crée la religion.
Pour Marx, qui étudie d’abord le capitalisme de son temps, l’homme s’aliène dans la marchandise devenue fétiche, qui gouverne le travail et la consommation alors qu’elle en est le produit. Il inaugure ainsi une double critique de la consommation et du travail salarié qui reste aujourd’hui encore d’actualité.
Marx passe au scalpel la science économique de son temps, qui n’a pas beaucoup changé depuis. Il élucide le mystère du capital qui se nourrit du «sur-travail» fourni par le salarié pour se lancer dans la course sans fin de l’accumulation. Denis Collin, une fois cet héritage clarifié, note que Marx est un penseur de la liberté plus que du déterminisme, qu’il croit au progrès matériel et à l’émancipation humaine par l’action consciente.
De la même manière, en politique, les textes qu’il consacre à la Révolution de 1848, au coup d’Etat du 2 décembre ou à la Commune de Paris font preuve d’une nuance d’analyse qui laisse toute sa place à l’autonomie des acteurs, et donc à celle de l’instance politique. Les hommes - et les femmes - agissent dans ces conditions sociales et historiques déterminées, mais ils gardent dans ce cadre un pouvoir de décision qui rend l’Histoire bien plus complexe et imprévisible que les mécaniques analyses des marxistes ne le soutiennent avec force certitude.
Denis Collin montre encore que la «dictature du prolétariat», prônée par Marx au moment des convulsions révolutionnaires du milieu du XIXe siècle, n’exclut pas l’acceptation du parlementarisme une fois l’occasion révolutionnaire passée, et encore moins l’établissement d’une démocratie fondée sur les libertés publiques.
Très utiles mises au point, donc, qui seront évidemment rejetées par les disciples restant du marxisme-léninisme, ceux qui lisent les textes sacrés, comme les salafistes lisent le Coran.
Restent les questions traitées à la fin du livre, mais guère résolues. Pourquoi les régimes politiques se réclamant du marxisme ont-ils à ce point échoué ? Denis Collin répond par un tour de passe-passe et non par l’analyse concrète des situations concrètes. Si le socialisme réel a failli, dit-il, c’est parce qu’il a… maintenu le capitalisme, et donc que son échec se ramène à celui du capitalisme. Pirouette simpliste.
Les chefs communistes étaient plus violents que d’autres, mais ils n’étaient pas plus bêtes. Ils ont remplacé l’économie de marché par un système où l’essentiel des moyens de production était collectivisé, selon l’idée de Marx, qui voyait le socialisme fonctionner «comme la poste allemande», et où les besoins n’étaient plus définis par le marché ou par la logique du profit, mais par celle des intérêts généraux des pays concernés, définis par un pouvoir central.
Les pays communistes sont donc bien sortis de la logique capitaliste pour lui substituer un système de planification centrale étranger au marché. Denis Collin évite soigneusement de s’engager dans cette voie, qui tendrait à montrer que la collectivisation produit aussi de la bureaucratie et des erreurs tragiques nées du volontarisme des fonctionnaires centraux, bloquant la productivité et instaurant une contrainte totalitaire sur la vie quotidienne des ouvriers «émancipés».
Rejetant le soviétisme, Denis Collin semble plaider pour «l’association libre des travailleurs», formule défendue par Marx. Mais s’il s’agit de petites unités de production décentralisées, à la manière d’une coopérative, il laisse entière la question du marché, auquel l’association en question sera forcément confrontée dès lors que subsistent la concurrence et la liberté du consommateur.
Marx décrivait le capitalisme impitoyable de son temps. Ses analyses restent utiles, par exemple pour décrypter la mondialisation et le fonctionnement du capitalisme «sauvage» à l’œuvre dans les pays émergents. Mais on peut faire le pari qu’il aurait amendé sa doctrine en observant l’échec des socialismes réels et le succès des économies de marché tempérées par les conquêtes du mouvement ouvrier, qu’il avait lui-même préconisées dans le Manifeste du Parti communiste : droit social, démocratie politique, Etat-providence. L’introduction à l’œuvre de Marx est utile. Denis Collin recule devant la conclusion…
Denis Collin Introduction à la pensée de Marx Seuil 256 pp., 14 €
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