IO:Peux-tu caractériser en quelques mots la réforme Blanquer ?
DCLa réforme Blanquer du lycée et la loi ORE à l’Université
constituent une machine de guerre contre la jeunesse, contre l’instruction
publique et contre les enseignants. Bien qu’il se présente volontiers comme un
ministre en rupture avec ses prédécesseurs, un ministre qui veut rétablir la
valeur de l’enseignement et des disciplines fondamentales, dans la réalité M.
Blanquer agit très différemment. Dans l’étroite continuité des ministres
précédents, M. Blanquer poursuit l’œuvre de dislocation des disciplines. Alors
qu’il prétend « remuscler le baccalauréat », c’est à une dénaturation
complète que l’on assiste – le baccalauréat devrait d’ailleurs prendre le nom
d’examen de « maturité ». Comme dans la « novlangue »
d’Orwell, il faut entendre le discours du ministre comme l’énoncé de
propositions qui contredisent ce qu’il met effectivement en œuvre.
La réforme couvre de très nombreux aspects et parmi ceux-ci
le statut et les conditions de travail ne sont pas les moindres. Des coups
sérieux ont été portés dans le passé par les décrets Hamon de 2014, notamment.
Il est à craindre que la réforme Blanquer aille beaucoup plus loin.
IO: De « Parcoursup » à la réforme du bac, quelle est la
logique ?
DC: C’est le nouveau système de sélection des lycéens à l’entrée
des études supérieures qui commandent entièrement la réforme du lycée qui
devrait être complètement en place à la rentrée de 2021. Il s’agit en effet
d’organiser toute la scolarité depuis la seconde en fonction des débouchés
prévisibles au terme des études supérieures. Le ministre Peillon (le premier
ministre de l’Éducation Nationale de François Hollande avait énoncé la
perspective : organiser un continuum entre « bac-3 » (la classe
de seconde) et « bac+3 » (la licence). « Parcoursup » est
l’outil d’organisation de ce parcours et il doit alimenter l’enseignement
supérieur en conformité avec les prérequis de la loi ORE (Orientation et
Réussite des Étudiants). Cette loi abolit le principe de l’ouverture de
l’université à tout étudiant titulaire du baccalauréat, premier grade
universitaire. Désormais les Universités peuvent tout à fait légalement
sélectionner les étudiants sur dossier, ce qui se faisaient déjà dans quelques
cas exceptionnels. Ainsi, la presse aux ordres avait présenté
« Parcoursup » comme un simple outil remplaçant APB qui ne marcherait
plus – les disfonctionnements d’APB ne tenaient pourtant pas à APB mais au
manque de place dans les universités. Mais « Parcoursup » est tout
autre chose qu’un outil informatique ; c’est le moteur qui permet de faire
fonctionner une nouvelle université sélective, orientée vers la satisfaction
des besoins du patronat, bref cette université qui est l’agenda des classes
dominantes depuis … 1968 et dont la réalisation avait toujours butté sur la
résistance obstinée de étudiants.
La réforme du lycée et la réforme du bac découlent de
nouvelle organisation. Si le bac n’est plus le premier grade universitaire, il
faut mettre en place autre chose : examen très largement en contrôle
continu qui, en supprimant les filières L, ES et S fournisse un échantillon
très vaste de « compétences » diversifiées qui pourront s’adapter dans
les cadres des formations universitaires. Une grande latitude sera d’ailleurs
donnée aux établissements scolaires pour proposer leurs propres spécialités.
Cet examen en contrôle continu n’aura plus aucune valeur nationale et les
systèmes de sélections des dossiers (comme c’est déjà le cas) appliqueront aux
notes des multiplicateurs en fonction du lycée d’origine du candidat. Ce nouvel
examen de « maturité » est assez franchement annoncé comme un outil
de sélection sociale.
À nouvel examen, nouveau lycée. M. Peillon avait souhaité en
finir avec le triptyque (attribué aux Jésuites), un professeur, une classe, une
discipline. La fin des filières annonce la fin du « groupe classe ».
Les disciplines communes à tous seront enseignées dans des groupes (autant que
possibles blindés à 35 élèves par groupe avant de passer aux enseignements en
conférence devant tous les élèves ou aux MOOCs) mais tous les élèves seront
brassés dans d’autres groupes en fonction des spécialités qu’ils auront
choisies. Ce système permettrait l’optimisation des moyens et une notable
économie en postes de professeurs. On introduit également des disciplines, si
l’on ose dire, inconnues dans l’enseignement supérieur, comme les
« humanités numériques » (une expression très énigmatique), et ces
prétendues disciplines ont l’avantage pouvoir être enseignées par plusieurs
professeurs différents suivant les disponibilités locales. Ce que le ministre
de Lionel Jospin, Claude Allègre, avait échoué à réaliser au tournant des
années 2000 pourrait ainsi être mis en place par Blanquer. Parmi les dégâts
collatéraux de cette réforme signalons la fin de la filière littéraire et donc
la fin de la « classe de philosophie » qui fut longtemps une
spécificité française, mais également la fin des enseignements de spécialité en
latin ou grec. M. Blanquer s’est présenté comme un défenseur des langues
anciennes et tout naturellement il les met à mort. Avec sa réforme, Blanquer
jette ainsi les dernières pelletées de terre sur le tombeau de l’enseignement
des humanités – et c’est pour cette raison qu’il a toujours à la bouche ce beau
mot d’humanités.
IO: Comment résumerais-tu la différence entre compétences et savoir ?
DC: Une des opérations de rhétorique de Blanquer a été de se
présenter comme un restaurateur et dans un premier temps il a pu illusionner
quelques collègues lassés des extravagances pédagogistes à la Meirieu. Mais là
encore il est utile de bien comprendre ce qui se cache derrière ces manœuvres.
Il y a une distinction qui me semble peu pertinente, c’est celle qui opposerait
éduquer et instruire. On ne peut guère s’instruire si l’on n’est pas éduqué et
la transmission des savoirs produit de l’éducation. Par contre, comme se
prédécesseurs Blanquer est axés sur une école qui développe des compétences.
Évidemment on doit développer des compétences puisque l’acquisition de savoirs
demande des savoir-faire (écrire ou lire sont des compétences). Mais ce qui est
central dans le savoir, c’est qu’il pose la question de la vérité. C’est une
très vieille affaire : Platon défendait les droits de la vérité contre ces
spécialistes de la compétence qu’étaient les sophistes. Très clairement,
l’enseignement à la mode Blanquer est tourné vers les compétences et une note
de la commission des programmes propose une révision générale des programmes
pour en finit avec les ambitions encyclopédistes ! Quand on sait en quel
état est notre enseignement, on peut mesurer pourtant que nous ne sommes guère
menacés par l’encyclopédisme ! Jadis l’apprentissage des langues
étrangères s’accompagnait de savoirs concernant la civilisation et la culture
du pays. On apprenait à faire des phases en allemand mais on devait aussi
connaître des choses aussi « inutiles » que la poésie romantique
allemande. Blanquer propose de faire passer les épreuves de langues par des
organismes extérieurs à l’éducation nationale. Le TOEFL remplacera bien
Shakespeare.
IO: D'où vient la notion d'autonomie des établissements et quels en sont les
effets ?
DC: L’autonomie des établissements a commencé à se mettre en
place au lendemain de mai-juin 68 avec la loi Faure et les conseils
d’administrations. Puis on a transformé les établissements scolaires en EPLE
avec les lois de décentralisation de 1983 et 1985. La loi d’orientation de
Jospin (1989) institue la notion de « projet d’établissement ».
Blanquer ne se cache pas de vouloir aller beaucoup plus loin et de faire sauter
tout le système centralisé de l’Éducation nationale en permettant aux
directeurs d’établissement de recruter les professeurs et de proposer leur
propre « offre de formation ». Il s’agit d’organiser la mise en
concurrence systématique des établissements et de permettre aux entreprises
privées de trouver là un nouveau champ d’investissement notamment sur les
créneaux rentables de la formation des enfants des « classes moyennes
supérieures » appelés à intégrer les « élites ». N’oublions pas
que Blanquer a été directeur de l’ESSEC, une des plus prestigieuses de ces
écoles de commerce françaises, presque toutes privées.
Cette mise en concurrence sous
couvert d’autonomie des établissements est conforme aux prescriptions de l’OCDE
ou d’organismes pro-patronaux comme l’ERT. Il ne faut cependant pas se tromper.
Le but de la mise en concurrence n’est pas d’améliorer « l’efficacité »
de l’enseignement ni même de maltraiter encore plus les professeurs. Avec un
certain cynisme, l’OCDE le disait déjà il y 20 ans : la plus grande partie
de ces jeunes en saura toujours assez pour être livreurs de pizzas. Il faut
cependant, ajoutait l’OCDE, éviter que tout cela ne dit aussi brutalement et
continuer de donner à tous un enseignement, mais un enseignement dégradé adapté
à la future condition de cette grande masse des jeunes qui ne trouveront rien
d’autres que des « petits boulots », dévalorisés et précarisés.
Denis Collin, professeur de philosophie, est l’auteur de
nombreux ouvrages de philosophie, consacrés à Marx, Machiavel, Spinoza mais
aussi aux questions de philosophie politique et morale. Dernier ouvrage
paru : Introduction à la pensée de
Marx. (Seuil, 2018)
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