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samedi 7 avril 2018

La voix du corps

Dans son Cours De Linguistique Générale, Saussure annonce la naissance d’une science générale des signes ou sémiologie qui, parmi les différents systèmes de signification, comprend ce système particulier qui trouve son expression dans le langage. Roland Barthes, considérant qu’il n’y a pas de sens qui ne soit nommé propose la réduction de la sémiologie à la linguistique du moment que le monde des significations passe toujours par la médiation du langage qui les nomme. Le contenu de toute culture, en effet, est toujours exprimable dans la langue de cette culture et il n’existe pas de matériaux linguistiques qui ne soient les symboles de signifiés réels. Le progrès linguistique de l’humanité a toujours synchrone avec le développement technique des cultures : c’est la même structure mentale et cérébrale qui permet à l’homme de se rapporter au monde aux moyens de la fabrication d’outils ou au moyen de symboles linguistiques.

lundi 26 mars 2018

Limiter l'expérimentation sur le corps humain?


Voilà quelques siècles maintenant que le corps humain n’est plus tabou. Les dissections et même les vivisections avaient, certes, été pratiquées dans l’Antiquité, dans l’Égypte des Ptolémée, sur les condamnés. Interdites par le droit romain, mais jamais condamnées formellement par l’Église catholique, en dépit du respect dû au corops promis à la résurrection à la fin des temps, elles se pratiquent assez fréquemment dès le XIIIe siècle (notamment pour le diagnostic des épidémies). Avec la science moderne, ce qui était encore exceptionnel va se généraliser aussi bien pour les autopsies que pour l’étude de l’anatomie humaine. Les travaux de Vésale et la « leçon d’anatomie du Docteur Tulp » de Rembrandt (un tableau commandé par la guilde des chirurgiens) ne sont donc pas des événements inauguraux ! L’idée cartésienne du « corps machine » contribue aussi à lever les scrupules concernant les expérimentations sur les cadavres : depuis longtemps on peut faire figurer dans les dispositions testamentaires le don de son corps à la science. Et désormais le consentement au prélèvement d’organes est supposé, sauf indication contraire manifestée clairement du vivant du sujet. Ce qui pose des problèmes plus délicats, c’est l’expérimentation sur le corps humain vivant.
Comprenons bien : celle-ci a toujours existé. Les progrès de la médecine se sont presque toujours faits par une expérimentation initiale. Quand Jenner soutient le principe de la vaccination ou quand Pasteur teste son vaccin contre la rage, ils ont expérimenté sur le corps humain vivant. Dans Madame Bovary, de Flaubert, on trouve aussi une expérimentation malheureuse conduite par le pharmacien Homais (un « progressiste » qui se veut scientifique) et qui tente d’opérer le pied bot d’Hyppolite, le garçon d’écurie de Charles Bovary !
Le problème qui se pose n’est donc pas de savoir si on l’on peut conduire des expérimentations sur le corps humain, mais plutôt de déterminer s’il est nécessaire d’imposer des limites à ces expérimentations, tant est-il que le progrès médical en est étroitement dépendant. Ce qui a fait surgir cette question sur le plan juridique, ce sont les « expérimentations » prétendument scientifiques conduites par les nazis sur les déportés. Joseph Mengele y avait gagné la sinistre réputation qui est la sienne. Du procès des médecins nazis qui s’est tenu en 1946-1947 est issu le code de Nuremberg qui définit les conditions dans lesquelles l’expérimentation sur les humains vivants est autorisée. Ce texte développe les principes déjà énoncés, au moins partiellement depuis au moins le début du XIXe siècle.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de s’appuyer sur les réflexions contenues dans les grandes doctrines morales. La condition minimale que nous accepterons sans difficulté est que l’expérimentation doit viser le plus grand bien pour l’humanité. Les expériences nazies s’inscrivaient clairement dans une perspective de terreur et d’extermination d’une partie de l’humanité et représentent presque le comble de l’abomination morale. Pour autant, la défaite nazie n’a pas fait disparaître ces sinistres pratiques. L’assistance médicale aux séances de torture a été largement pratiquée dans les tyrannies les plus récentes ou dans les guerres coloniales. Mais ces exemples extrêmes ne doivent pas masquer d’autres directions de l’expérimentation sur le corps humain, beaucoup moins horribles, qui ne visent absolument pas le bien de l’humanité. Ainsi le dopage n’a pas d’autre finalité que les profits du sport-spectacle. Il en va de même pour toutes les tentations pour créer un « surhomme ».
Donc, la finalité (bonne) de l’expérimentation constitue la seule justification. En outre ces bénéfices attendus pour l’humanité doivent être impossibles à atteindre par d’autres moyens ; ils ne doivent être ni arbitraires ni superflus.
En second lieu, en partant de l’impératif catégorique kantien (« tu respecteras en ta propre personne comme en la personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen »), il s’en déduit clairement que le sujet d’une expérimentation doit consentir clairement à entrer dans un protocole expérimental. Il doit s’agir, précise la loi, d’un consentement « libre et éclairé ». Le consentement ne peut pas être extorqué par la contrainte, y compris la contrainte indirecte qui est celle que fait peser la misère matérielle ou la condition carcérale, par exemple, et pourtant l’expérimentation sur des prisonniers a été longtemps pratiquée, plus ou moins clandestinement dans certains pays. Le consentement doit être éclairé, c’est-à-dire que le sujet doit pouvoir appréhender sans la moindre ambiguïté les objectifs de l’expérimentation et les risques encourus. Ce critère n’est pas aisé à vérifier : un malade atteint d’une très grave maladie peut être prêt à tout ce qui lui permettrait d’échapper à la douleur, y compris des expériences aux résultats très incertains. Il existe aussi des cas où le sujet ne peut pas donner son consentement : par exemple, quand on a affaire à un sujet inconscient dont le pronostic vital est engagé, faut-il tenter une expérience qui pourrait le sauver ? Mais comment peut-on être assuré qu’on ne le précipite pas vers la mort alors que d’autres traitements connus auraient retardé l’échéance. Il y a toujours une grande part d’incertitude qui oblige les médecins et les chercheurs à faire des paris qui outrepassent les droits stricts du sujet. Il existe également des cas épineux : dans le cas d’une expérimentation en double aveugle, ceux qui prennent le médicament et ceux qui prennent le placebo sont par définition dans l’ignorance de leur situation réelle.  Comment peut-il y avoir véritablement dans ce cas un consentement éclairé.
En troisième lieu, le sujet doit avoir une garantie raisonnable que l’expérimentation n’aura pas de dommages graves pour lui. Mais il ne peut y avoir dans ce domaine de garantie absolue. La  question du risque est un des éléments importants, pris en considération dans la décision d’engager une expérimentation. Elle s’inscrit dans le calcul coût/avantages et donne nécessairement une large place au mode de pensée utilitariste. Est-il possible de procéder autrement ? Sans doute pas. Mais à partir de ce calcul coût/avantages, il est très facile de glisser vers la mise en œuvre de toute expérimentation sur le corps humain dont on peut penser que l’humanité, dans sa majorité, tirerait profit, c’est-à-dire à accepter sans scrupule moral excessif un utilitarisme sacrificiel.
Les principes généraux de bioéthique ne peuvent donc pas fixer de limites garanties et intangibles. Il demeure toujours une marge indécise qui est laissé au jugement individuel de ceux qui sont engagés dans ces expérimentations. En revanche on peut essayer de déterminer ce qui ne doit pas être visé dans la recherche médicale, c’est-à-dire déterminer les limites absolues des ambitions humaines. La première et la plus évidente est que nous ne pouvons chercher l’immortalité et il y a certainement un point où la tentative de prolonger indéfiniment la vie humaine n’a plus aucun sens. La vie humaine suppose justement que les anciens laissent la place aux jeunes. Une société où la grande majorité des hommes vivraient deux cents ou trois cents ans, pour ne rien dire de l’immortalité, risquerait fort de ressembler à un enfer. D’autant plus que nous savons que l’augmentation de l’espérance de vie ne s’est pas du tout accompagnée d’une augmentation de la durée maximale de la vie : le record de Jeanne Calment, 114 ans, n’est toujours pas battu ! Nous pouvons espérer diminuer l’importance de maladies graves et qui touchent des millions d’individus (le paludisme, par exemple) mais nous devons aussi revenir aux leçons les plus anciennes de la philosophie : comment devons-nous nous comporter face à la mort qui est certaine, même si l’heure est incertaine. Notre avenir individuel est bien la déchéance inéluctable de notre corps, sachant que nous tentons toujours d’en ralentir les effets, en vain.
S’il faut éviter de courir après l’impossible, nous devons également nous méfier de certains possibles qui semblent être le moyen d’augmenter notre puissance et que, pourtant, nous devrions clairement refuser. Sans doute la maîtrise positive de la procréation serait-elle un bien pour les humains. Notre maîtrise pour l’heure est uniquement négative : empêcher les naissances non voulues grâce à la contraception, empêcher la naissance d’enfants lourdement handicapés avec l’avortement thérapeutique dans un certain nombre de cas bien connus (trisomie 21, par exemple). Mais, sauf à la marge et dans des conditions qui sont souvent encore interdites dans un pays comme la France, nous ne pouvons définir à l’avance les caractéristiques de l’enfant à naître. L’eugénisme « positif » produirait des conséquences morales catastrophiques. Il ferait naître deux catégories d’humains, un peu comme dans Le meilleur des mondes, justifierait la stérilisation forcée, bref réaliserait « l’idéal » nazi. La seule question est de savoir si nous serons assez sages pour refuser une augmentation démesurée de notre puissance sur notre propre corps et sur le corps humain en général. Ou si, au contraire, il faut nous résigner à accepter que tout ce qui est possible sera réalisé…
En conclusion, Descartes proposait dans la VIe partie du Discours de la méthode une « philosophie pratique » qui nous rendrait « comme maîtres et possesseurs de la nature » et serait fort utile pour la santé qui est « le plus grand de tous les biens ». Ce programme prométhéen a été en bonne partie accompli depuis le XVIIe siècle. Mais si Descartes, modestement, disait « comme maîtres », nous avons eu tendance à supprimer le « comme » et nous penser comme les maîtres de la nature et au premier chef de notre propre nature. Les limitations morales qui s’imposer à l’expérimentation sur le corps humain viennent opportunément nous rappeler que nous ne serons jamais les maîtres de notre propre nature et que « la puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme » (Spinoza).


lundi 19 mars 2018

L’homme est-il hors de son propre corps ?


Où suis-je ? La question est moins commune que « qui suis-je ? », mais elle n’est pas moins retorse. Où suis-je ? Je peux répondre en donnant mes coordonnées géographiques ou en criant pour qu’on m’entende bien : « je suis ici ! ». Cependant, cette localisation spatiale n’épuise pas la question. Je localise mon corps, mais « je », où est-il ? Peut-on réduire le sujet (« je »), l’homme au sens propre et complet du terme au corps propre ? Peut-on affirmer sans plus que le « je » est localisé dans un corps que je sais localiser par ses coordonnées spatio-temporelles ? Si on définit le sujet comme l’auto-perception, le phénomène de conscience propre à l’être humain, il n’est pas absolument certain que je puisse dire que « je suis dans mon propre corps » ou encore que mon ami Paul est dans le corps humain qui est assis dans le fauteuil à ma droite. Ne devons-nous pas déduire de ces interrogations qu’il y a du sens à affirmer que l’homme est hors de son propre corps ? Et donc nous devons d’abord nous demander si l’homme est d’abord dans son corps afin, éventuellement, de pouvoir être hors de son propre corps. Ensuite, nous verrons s’il nous faut concevoir que l’homme puisse réellement être hors de son corps. Et enfin, comme cette idée peut paraître étrange, ou réservée aux situations pathologiques (comme le cas du schizophrène), nous pourrons comprendre pourquoi l’existence de l’homme suppose qu’il est un entre-deux, entre son corps propre, charnel, et le monde.
En premier lieu, nous devons admettre que l’homme ne peut être réduit à un ensemble d’organes vivants. « L’homme pense », dit Spinoza. Non seulement, il se perçoit lui-même, il a une idée de lui-même mais encore il a une idée de cette idée. La biologie ne peut saisir ce qu’est l’homme. Pour la biologie, il n’est qu’un primate parmi les primates ; l’éthologue pourrait en étudier les comportements sociaux, comme on le fait des chimpanzés, des gorilles des oies cendrées ou des fourmis. Mais l’homme n’est pas seulement un objet des sciences de la nature, il est aussi sujet, se pensant lui-même. De ce constat, il en a souvent été tiré que l’homme était un composé, le composé d’un corps matériel et d’une substance immatérielle, l’âme ou l’esprit. Mais cette conclusion ne s’impose pas d’elle-même, elle va bien au-delà de ce que l’expérience de la conscience peut nous donner. Il suffit d’accorder que nous ne pouvons saisir l’homme en nous contentant de le considérer sous l’attribut de l’étendue, objectivement, mais qu’il doit aussi être considéré sous l’attribut de la pensée, subjectivement. Même si nous réduisons l’homme à la pensée, nous pouvons dire avec Descartes que l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire, car l’âme est étroitement conjointe au corps, au corps tout entier et à chacune de ses parties. Si nous nous plaçons dans un optique monisme, a fortiori il n’y a guère de sens à dire que l’homme est dans son propre corps : l’homme n’est pas dans son corps, il est ce corps, son corps propre. Celui-ci n’est ni une enveloppe, ni un abri pour le sujet. Il est le sujet lui-même, en acte. Dans une célèbre aporie, l’aporie du cerveau dans la cuve, Hilary Putnam imagine le dispositif suivant : on place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) : si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Ainsi l’homme n’est pas « dans » son propre corps précisément parce qu’il « est » ce corps et que, sous ce premier aspect, du même coup, l’homme ne peut pas plus être hors de son propre corps, puisque si l’expression « être dans son propre corps » n’a pas de sens, l’antonyme, « être hors de son propre corps » n’a pas plus de sens.
Mais si nous admettons que l’homme n’est pas « dans » son corps, puisqu’il est ce corps, ou encore lui est étroitement conjoint, il semble qu’on ne peut pas admettre non plus qu’il soit « hors de son propre corps ». Mais c’est là que les choses se compliquent. Le sujet est le sujet conscient : un sujet non conscient est une contradiction dans les termes, puisque le sujet non conscient est sujet incapable de dire « je » et rapporter à ce « je » toutes ses représentations. Or comment ce sujet existe-t-il ? On peut dire que les choses « sont », elles n’ont d’existence qu’en un sens affaiblit. Au sens fort le mot « exister » signifie tirer sa réalité d’autre chose. L’antonyme d’exister est insister… En tant qu’être vivant, l’homme est ou vit, tout simplement, il insiste, c’est-à-dire qu’il persiste dans son être. Mais en tant qu’être conscient, il tire sa réalité d’autre chose, ou plus exactement de trois autres choses. D’abord le monde : la conscience, c’est d’abord la perception d’un monde, d’un monde qui est donné au corps et qu’il est construit relativement à ce corps. En deuxième lieu, les autres. L’être conscient se perçoit face à d’autres êtres conscients comme lui. Et comme le soutient Hegel, c’est bien dans le rapport avec d’autres « consciences de soi » que le sujet acquiert la vérité et la certitude de la conscience de soi. Enfin, le sujet conscient se perçoit comme corps, il perçoit son corps, à la fois comme un corps semblable aux autres corps qui sont dans le monde, mais aussi et surtout comme son corps propre. Donc l’être conscient n’émerge donc qu’en plaçant « hors de » (ex) : hors du monde, hors des autres, hors de son propre corps, car s’il ne faisait qu’un avec corps comme avec les autres choses et les autres êtres du monde, il ne pourrait se percevoir, c’est-à-dire ramener ses perceptions à une unité postulée, celle du « je ».
C’est donc l’idée que la conscience n’est pas une chose, pas une substance, mais bien un rapport qui oblige à reconnaître que, sous un certain aspect, mais seulement sous un certain aspect, sous un certain rapport, l’homme est en dehors de son propre corps.
Abordons encore le problème d’une autre manière. Quand je suis confronté au corps d’un homme mort, suis-je devant cet homme ? Évidemment non. Ce qui est présentement dans le champ de ma perception, c’est un cadavre. Mais ce cadavre est pourtant celui de M.X décédé. Le cadavre ressemble à l’homme vivant et pourtant il lui est profondément étranger. Je peux évidemment dire que M.X n’existe plus et pourtant il possède encore un certain mode d’existence sociale. Dans quelques jours on va lire ses dernières volontés : le mort a encore une volonté qui doit être suivie. Les humains morts sont bien hors de leur propre corps puisque je peux tout de même par une série d’opérations sociales et psychiques les considérer d’une certaine manière comme s’ils étaient encore présents. Combien de fois, en philosophie, sommes-nous amenés à dire ou à écrire : « Platon nous enseigne que… », « Rousseau affirme que …», comme si Platon et Rousseau pouvaient encore parler. Pour savoir ce que dit Rousseau, je ne vais pas aller voir son squelette dans sa tombe au Panthéon (et encore moins dans son cénotaphe à Ermenonville !), mais ouvrir ses livres et les lire. C’est parce que nous sommes des êtres sociaux, des êtres de culture qu’il existe pour les hommes un mode d’être en dehors de leur propre corps.
Ainsi nous admettons qu’en quelque manière l’homme peut être hors de son propre corps. Mais ceci ne nous reconduit pas au dualisme cartésien. D’ailleurs le dualisme cartésien lui-même ne dit pas que l’homme puisse en dehors de son corps. Si, comme le dit Descartes nous pouvons connaître l’âme clairement et distinctement comme séparée du corps, il ne s’ensuit pas que l’homme puisse  être conçu indépendamment de son corps ! L’homme est au contraire cette conjonction étroitement de l’âme et du corps, une âme dont toute la nature n’est que de penser et un corps, « substance étendue » qui n’a nul besoin d’une âme pour l’animer. Et le problème fondamental que se pose Descartes n’est pas de séparer l’âme du corps mais bien de savoir comment ils sont si étroitement conjoints, cette énigme sur laquelle il butte face aux objections de Hobbes ou de Gassendi. En réalité si l’homme peut être en une certaine manière hors de son propre corps, c’est d’abord parce qu’il est un être social qui n’existe qu’avec les autres, par les autres dans lesquels il reconnait presque spontanément son propre corps.  C’est cette « inter-corporéité » dont parle Merleau-Ponty qui le constitue comme humain parmi les humains, comme être sensible parmi les êtres sensibles. Et c’est sa corporéité qui le pose comme constituant le monde qui se donne à lui dans la perception. Il n’est donc pas simplement (esse), il « est entre » (interesse). Quand on dit qu’il s’intéresse aux autres et au monde, il faut prendre ce verbe dans son sens premier : être parmi, être entre. Peut-être faudrait-il décalquer du latin le verbe « interêtre » et dire que l’homme n’est pas mais « interest » ! Et c’est parce qu’il est ainsi, entre son corps propre et le monde qu’il constitue que l’homme peut être « présent au monde », la présence (du latin praesum, praeesse¸ qui signifie « être devant ») étant à la fois la présence de l’homme face au monde et la présence devant soi-même – et si l’homme est devant il n’est donc pas dedans.
L’homme comme être conscient est donc cet « entre », cette relation qui le place devant (présent). On pourrait ainsi renvoyer les antinomies du corps et de l’esprit à leurs querelles déjà surmontées. La conscience est la manière dont le corps humain se dispose dans le monde, organise le monde et se projette ainsi hors de lui-même.

dimanche 21 janvier 2018

Avoir le droit pour soi, est-ce être juste ?

Lorsque l’on prétend avoir le droit pour soi, on entend par droit, le droit positif, c’est-à-dire celui qui définit les lois et prescrit ce que l’on peut faire ou ne pas faire au regard des règles de la cité. Face à ce droit positif, nous pouvons avoir deux attitudes : soit respecter les lois, soit les enfreindre. Cependant, respecter les lois, c’est finalement avoir pour fin le respect de l’ordre établi dans la société. Pour autant, est-ce parce qu’on vit dans la légalité, que l’on peut être qualifié de juste ? Ne s’agit-il pas plutôt ici d’affirmer que lorsqu’on respecte les lois, on ne fait que se conformer aux règles de la cité, on ne fait qu’obéir ? La vertu morale qui est le propre du juste ne dépasse-t-elle pas cette simple conformité à la loi ?
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mercredi 14 juin 2017

Ordre du discours et parole fasciste: Foucault et Barthes

... ou de quelques guignolades post-soixantehuitardes

Dans son discours inaugural au collège de France, publié sous le titre L’ordre du discours (1971), Michel Foucault soutient qu’il y a une double inquiétude de l’institution face au discours :
inquiétude à l’égard de ce qu’est le discours dans sa réalité matérielle de chose prononcée ou écrite ; inquiétude à l’égard de cette existence transitoire vouée à s’effacer sans doute, mais selon une durée qui ne nous appartient pas ; inquiétude à sentir sous cette activité, pourtant quotidienne et grise, des pouvoirs et des dangers qu’on imagine mal ; inquiétude à soupçonner des luttes, des victoires, des blessures, des dominations, des servitudes, à travers tant de mots dont l’usage depuis si longtemps a réduit les aspérités.
Mais qu’y a-t-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ? Où donc est le danger ?
Pour répondre à cette interrogation, il avance une hypothèse :
je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.
Qu’est-ce qui contrôle la production du discours ? Tout d’abord des procédures d’exclusion. La première est l’interdit qui lui-même prend des formes multiples qui concerne le discours du désir ou du pouvoir. Dans les deux cas d’ailleurs c’est précisément parce que l’enjeu du désir, c’est le discours (Freud) et l’enjeu du pouvoir, c’est le discours du pouvoir.
comme si le discours, loin d’être cet élément transparent ou neutre dans lequel la sexualité se désarme et la politique se pacifie, était un des lieux où elles exercent, de manière privilégiée, quelques-unes de leurs plus redoutables puissances. Le discours, en apparence, a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent révèlent très tôt, très vite, son lien avec le désir et avec le pouvoir. Et à cela quoi d’étonnant : puisque le discours - la psychanalyse nous l’a montré -, ce n’est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir ; c’est aussi ce qui est l’objet du désir ; et puisque - cela, l’histoire ne cesse de nous l’enseigner - le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. (Foucault, op. cit.)
Le deuxième principe d’exclusion est celui du partage et du rejet. Le discours de la folie peut se tenir mais il ne circule, on ne le partage pas.
Foucault va un peu plus loin en donnant le 3e principe d’exclusion :
Il est peut-être hasardeux de considérer l’opposition du vrai et du faux comme un troisième système d’exclusion, à côté de ceux dont je viens de parler. Comment pourrait-on raisonnablement comparer la contrainte de la vérité avec des partages comme ceux-là, des partages qui sont arbitraires au départ ou qui du moins s’organisent autour de contingences historiques ; qui sont non seulement modifiables mais en perpétuel déplacement ; qui sont supportés par tout un système d’institutions qui les imposent et les reconduisent ; qui ne s’exercent pas enfin sans contrainte, ni une part au moins de violence.
Pour être bien compris, il précise :
Certes, si on se place au niveau d’une proposition, à l’intérieur d’un discours, le partage entre le vrai et le faux n’est ni arbitraire, ni modifiable, ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place à une autre échelle, si on pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment, à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de notre histoire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui régit notre volonté de savoir, alors c’est peut-être quelque chose comme un système d’exclusion (système historique, modifiable, institutionnellement contraignant) qu’on voit se dessiner.
Je laisse ici la longue période que Foucault consacre à la « volonté de vérité » - dite dans un style « nietzschéen », ou du moins qui se voudrait tel.
Que retenir de tout cela ? Il y a bien des systèmes qui balisent la production des discours selon des normes imposées socialement aux individus. Où le propos de Foucault est ambigu, c’est au moment où se sépare l’exposé de ce qui est la pensée normative. Foucault semble considérer cet ordre du discours comme un ordre oppressif, dont il faudra peut-être se débarrasser. On peut certes contester un certain ordre du discours, contester les lieux où se place l’interdit. Mais peut-on contester la nécessité d’un interdit en général. Il y a là quelque chose d’étrange qui nous obligerait à une critique générale de la pensée de Foucault (ce que l’on a appelé son nietzschéisme, lui-même fort douteux).
Poussant le paradoxe un peu plus loin, Roland Barthes soutient que « la langue est fasciste » ! Ainsi, on peut lire :
Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée.
(...)
La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.
Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorqu’il définit le sacrifice d’Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nieztschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature.
Et encore ceci :
Les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète. Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Roland Barthes : Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France prononcée le 7 janvier 1977.
La répétition fait de nous des esclaves …
Il est à peine besoin de commenter ces textes proprement aberrants. Un verbiage pseudo-philosophique sert à justifier une désorganisation totale de la parole. Et ce sont des grands spécialistes de la parole et des textes, des universitaires professant au collège de France qui appellent à cette destruction de la parole.
D’un certain point de vue, ces discours peuvent être lus ou relus aujourd’hui avec un autre œil : ils expriment l’opération d’abolition des montages de l’Interdit dont parle Pierre Legendre et qui est si typique de la phase néolibérale que nous avons traversée avant de subir un coup de barre en retour.

dimanche 18 septembre 2016

L'homme est-il en dehors de lui-même?

Être hors de soi : nous ne manquons pas d’occasions pour user de cette expression. De celui que la colère emporte, nous disons qu’il est hors de lui. Expression imagée comme « perdre la tête », « ne pas être soi-même », « être hors de soi » désigne un état anormal, une perte de contrôle de soi-même, sous l’effet d’affects trop puissants. Le sujet « hors de lui » n’est plus lui-même, comme si démon s’était emparé de son âme. Mais en aucun cas, ce genre d’expression ne pourrait caractériser l’homme dans son état normal. Toute notre topologie du sujet humain semble reposer une claire séparation entre l’intériorité et l’extériorité. Rentrer en soi-même, c’est méditer, faire son examen de conscience et c’est là que le sujet est censé trouver sa vérité. Saint-Augustin (dans Les confessions), Descartes (avec l’expérience du cogito et sa défense de la pratique méditative) ou encore Jean-Jacques Rousseau, (Les confessions) proposent la même orientation de la pensée. Être hors de soi, c’est donc, dans ce cas, renoncer à soi-même, même si ce n’est que temporairement.

Mais cette topologie qui semble aller de soi demeure problématique, précisément parce qu’elle est une topologie. Comment peut-on localiser l’homme ? Non pas bien sûr l’homme en tant qu’il est un corps – comme tous les corps, il est susceptible d’une description spatiale. Mais où est donc l’homme en tant qu’il est un sujet, c’est-à-dire un être pensant et conscient, conscient du monde et de lui-même ? Première question donc : peut-on localiser le sujet, le définir dans l’espace ? Si je lis le Timée de Platon, par exemple, j’ai affaire à un livre, un simple objet usuel, mais, en même temps, j’ai affaire à Platon, d’une certaine manière. D’où la deuxième question : l’homme n’est-il pas autant dans ce qu’il perçoit, dans ce qu’il produit, dans ce qu’il objective, qu’en lui-même ? Mais si on admet que l’homme est autant hors de lui-même qu’en lui-même, n’est-ce pas le « mythe de l’intériorité » qui doit être déconstruit ?
Que l’homme soit en lui-même, c’est tout d’abord quelque chose qui ne va pas soi, parce que l’affirmation de l’identité, du « soi », comme ce qui définit l’homme comme tel semble bien n’être qu’une découverte ou une invention relativement récente dans l’histoire de la pensée. Charles Taylor dans Les sources du moi1 procède à une reconstruction de la genèse de l'identité contemporaine à partir de l'histoire de la philosophie, mais aussi des mentalités – une place importante est accordée aux conceptions de la vie sociale et spécialement du mariage – et de l'art. Selon lui, avec Platon s'affirme une éthique de la raison et de la maîtrise de soi contre l'éthique traditionnelle de la gloire qui est celle du monde d'Homère. Mais la conception platonicienne, comme la philosophie grecque dans son ensemble – peut-être en en exceptant Épicure, on verra pourquoi à l’instant – reste ancrée dans la coïncidence de la conduite humaine avec un ordre cosmique préexistant. Il n’y a donc pas de « soi » séparé de l’ordre du monde. C'est seulement avec saint Augustin – où Taylor analyse la présence d'un proto-cogito – et surtout Descartes que va s’affirmer la séparation du moi et du cosmos et l'existence de l'intériorité comme véritable siège du moi. Descartes défend l’éminente dignité de la personne humaine en même temps, d’ailleurs, que la raison se trouve dotée avant tout d’une valeur instrumentale. Au-delà des oppositions quant à la théorie de la connaissance, ce mouvement se poursuit avec Locke, chez qui se développe une conception subjectiviste de la personne humaine. Locke « refuse d'identifier le moi ou la personne avec toute substance matérielle ou immatérielle, mais la fait dépendre de la conscience », écrit Taylor (p. 227). Ce subjectivisme caractérise toute la conscience moderne.
Nous voilà donc avec une séparation nette : une intériorité, qui peut être décrite comme un espace intérieur et qui caractérise l’homme proprement dit, et un monde extérieur au sujet, un espace physique doté de propriétés physiques et/ou mathématiques. Être en soi, le seul « lieu » où l’on puisse s’approcher de Dieu, ou être dans le monde, c’est-à-dire être en quelque façon extérieur à soi-même, telle est l’alternative devant laquelle nous placent Saint Augustin ou Pascal.
Attardons-nous un instant sur cet espace intérieur que décrit Augustin. « Rentrer en soi » : voilà la formule qui pourrait résumer la philosophie de saint Augustin, car l’âme, « cette partie intérieure » est la plus propre à la connaissance. On connaît avec l’œil de son esprit et non pas avec l’œil de chair. Déjà le traité Du Maître (De magistro) avait mis cette dualité du sensible et de l’intelligible qui résonne de manière très platonicienne.
Si l'on nous interroge, non sur ce qui frappe actuellement nos sens, mais sur ce qui les a frappés, nous ne montrons pas alors les objets eux-mêmes, mais les images imprimées par eux et confiées à la mémoire.2
Inversement, nous ne sommes véritablement en présence de la vérité que lorsque notre esprit s’occupe des choses intelligibles.
Quand il s’agit de ce que voit l’esprit, c'est-à-dire l’entendement et la raison, nous exprimons, il est vrai, ce que nous voyons en nous, à la lumière intérieure de cette vérité qui répand ses rayons et sa douce sérénité dans l’homme intérieur; mais là encore, si celui qui nous écoute voit clairement dans son âme ce que nous voyons nous-mêmes; ce ne sont pas nos paroles qui l'instruisent, c'est le pur regard de sa contemplation.3
Refusant toute conception naturaliste de la connaissance, Augustin définit des niveaux de l’être à partir de la connaissance de nous-mêmes. Les deux premiers niveaux de l’être sont les corps et l’âme incorporée, l’âme qui donne vie aux corps. Le troisième niveau d’être est celui de l’âme perceptive ou sensitive. Mais on ne doit pas s’arrêter à ce niveau. En effet, « les chevaux et les mulets »4 possèdent comme moi cette puissance, « puisqu’ils ont l’usage des sens du corps ». Il faut encore s’élever puisque dans la perception, ce n’est pas l’œil, l’oreille, etc. qui perçoit, mais l’esprit seul qui agit par eux. Des impressions ou des sensations du corps, l’âme dans son cheminement doit remonter encore atteindre sa puissance rationnelle capable de lier le divers donné par les perceptions qui constitue le quatrième niveau de l’être. L’intellection proprement dite, c’est-à-dire la puissance de penser sans recours à l’imagination, puis à la lumière intérieure qui ouvre enfin à la contemplation de l’Être lui-même. Processus de connaissance qui est aussi un processus de purification de l’âme.5
D’étage en étage, Augustin parvient à la connaissance de l’âme humaine, décrite comme un espace qu’il faut explorer.
Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m’élever comme par degrés vers celui qui m’a créé, et je viendrai à ces larges campagnes et à ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les trésors de nombre infini d’images qui y sont entrées par les portes de mes sens.6
La mémoire est d’abord définie comme un lieu. C’est le lieu des images transmises par les sens. Mais aussi le lien où sont mémorisées les pensées qui ajoutent ou diminuent ce que les sens nous ont donné. Nous avons donc déjà deux niveaux distincts. La mémoire est élaborée.
Immédiatement, saint Augustin constate que la mémoire n’obéit pas à la volonté. Certains souvenirs semblent cachés dans les « replis » et nous avons les plus grandes difficultés à la faire revenir dans la lumière de la conscience. D’autres au contraire arrivent « en flots » sans qu’ils aient été sollicités. La mémoire semble ainsi vivre de sa vie propre, en quelque sorte de manière autonome par rapport au sujet. Constations d’évidence que retravaillera toute la tradition philosophique. Les souvenirs peuvent être refoulés et leur retour se heurte à la résistance du travail de la mémoire : ce phénomène est constitue l’un des arguments de base de la théorie freudienne de l’inconscient. Il y a aussi des conséquences théologiques : si nous ne sommes pas entièrement maîtres de nos pensées (l’argument vaudra surtout pour le rêve), celles dont nous ne sommes pas les maîtres ne peuvent nous être tenues à faute.
Il reste qu’en faisant un effort, la mémoire nous procure tout ce dont nous avons besoin. L’écriture des Confessions peut ainsi être comprise comme une manière de mettre de l’ordre dans sa mémoire et par là-même de mettre de l’ordre dans sa vie.
Ce grand palais de la mémoire recèle donc une ontologie, une sorte de catalogue de tous les genres et de toutes les espèces d’êtres existants que nous percevons par les organes des sens. Ce ne sont évidemment pas les choses qui entrent dans la mémoire, mais les images – que saint Augustin ne définit pas précisément et elles y entrent chacun par « la porte qui lui est propre ». Autrement dit, tout se passe comme si les principes de classement (les « portes ») existaient préalablement dans la mémoire qui accueille les images. Il n’y a pas d’erreur de classement. Les sons ne se mélangent pas avec les couleurs.
Sans entrer dans la question de savoir comment se forment ces images, saint Augustin insiste sur le fait que les « palais de la mémoire » ouvrent la possibilité d’une vie intérieure complètement séparée de la vie extérieure : je peux chanter sans remuer les lèvres et entendre des sons que mes oreilles ne perçoivent point. Et ainsi de suite. Pour l’homme, cette possibilité d’avoir une vie intérieure est une qualité précieuse :
C’est là que je me rencontre moi-même, et que je me représente le temps, le lieu, les autres circonstances de ce que j’ai fait, et les dispositions dans lesquelles j’étais lorsque je faisais ces actions.
La conscience, au sens que prendra ce terme au XVIIe siècle, est donc conçue comme une propriété de la mémoire. La mémoire est précisément ce qui fait que je puisse me percevoir moi-même et que je puisse percevoir mon passé comme étant le mieux. S’en déduisent également des conséquences implicites concernant la culpabilité et la responsabilité. Je peux être responsable de mes actes et en porter l’éventuelle culpabilité parce que je me souviens de ce que j’ai fait et des dispositions dans lesquelles je l’ai fait.
Saint Augustin expose tout cela comme si cela ne posait pas de problème particulier ; que le sujet, le « je » qui raconte ses expériences « visite » en quelque sorte les palais de la mémoire, c’est une métaphore spatiale jamais questionnée. On ne trouvera pas chez saint Augustin les anticipations des discussions subtiles que conduiront les Locke et les Leibniz : la mémoire est une propriété de l’individu humain, mais elle n’est pas ce qui le constitue comme sujet. La métaphore du palais la situe d’ailleurs dans une espèce d’extériorité par rapport au sujet lui-même. L’énigme véritable du moi est ainsi en quelque sorte scotomisée. Freud remarquait que dans l’interprétation du rêve, il y a toujours un moment où le travail interprétatif s’arrête, un point irréductible, qu’il nomme l’ombilic du rêve. l’exploration de l’espace intérieur chez Augustin se présente de manière analogue : le moi reste une énigme pour la raison, il est toujours au-delà de ce que nous en pouvons dire.
Si le lieu propre du sujet est l’intériorité, que faire du corps ? Ici les métaphores ne manquent pas. Puisque l’âme (animus) anime le corps, elle est dans le corps, au moins tant que dure notre vie. Après la mort, l’âme peut quitter cette prison de chair pour gagner la vie éternelle ou le tourment perpétuel de l’enfer. Mais quoi qu’il en soit, l’homme est toujours en lui-même et nulle part ailleurs. Le corps a d’ailleurs un statut ambigu : d’une part, le corps étant l’œuvre de Dieu ne peut être mauvais et je ne peux le mépriser. D’autre part, il est ce par quoi mon âme est ouverte au monde et donc, durant notre vie terrestre, notre âme est bien à certains égards « dans » le corps. Enfin le corps a cependant un statut d’extériorité : il n’est pas moi, bien qu’il soit mien et je dois apprendre à être sourd à certaines de ses impulsions. De celui qui est soumis à la « libido sentiendi », intégralement soumis aux plaisirs charnels, peut-être pourrait-on dire qu’il est « en dehors de lui-même » ? Mais il y est encore par sa propre faute et il ne peut incriminer le corps. Les deux autres concupiscences, le désir de savoir, la curiosité et l’appétit de dominer sont entièrement imputables à la faiblesse de l’âme.
Quand l’homme est-il donc hors de lui-même ? Précisément quand il s’abandonne au monde sous la forme des trois concupiscences. Quand il s’abandonne au plaisir des sens – non seulement le plaisir ou la bonne chère puisque la luxure et la gourmandise sont des péchés capitaux, mais aussi l’innocent plaisir des yeux qu’on éprouve à contempler les couleurs d’un bouquet de fleurs – ou qu’il s’abandonne à la volonté de savoir ces choses sans véritable importance dont s’occupent les physiciens ou encore qu’il veuille dominer, toutes ces occurrences, il choisit d’être dans le monde et de s’y perdre. Ainsi nous pourrions dire que c’est l’homme en tant qu’il est pécheur qui est hors de lui-même, la foi (qui seule peut sauver) consistant au contraire dans ce retour en soi-même, où l’on peut trouver « le maître intérieur ».
Délaissons Augustin pour aborder la rive opposée, en apparence, celle du matérialisme. Ici les choses semblent plus simples : l’esprit et le corps sont une seule et même chose ; les fonctions attribuées à l’esprit sont maintenant les fonctions dédiées de certains organes corporels. Démocrite, Épicure et Lucrèce conçoivent l’âme comme un ensemble d’atomes très petits emprisonnés dans le corps et qui l’animent de leur mouvement incessant. La conception de Jean-Pierre Changeux de l’homme neuronalest très semblable : les neurones ont pris la place des atomes, mais l’idée générale est la même. Dans une telle conception, l’homme n’a pas un corps, il « est » son propre corps et les fonctions attribuées à l’esprit sont des fonctions corporelles, comme les autres. Si on admet le principe physique de localité, l’homme est nécessaire là où il est, il est bien « en lui-même », encore que cette expression devienne elle-même discutable : le poirier de mon jardin n’est « en lui-même », il est simplement « là », dans le jardin, il a un topos et c’est tout ce qu’on en peut dire. Si on admet la conception purement matérialiste de l’homme, on peut dire de l’individu qu’il est là où il est, mais ni en lui-même ni hors de lui-même.
On pourrait aller plus loin dans la localisation. Le « moi conscient » pourrait plutôt être localisé dans le néocortex et c’est dans le cerveau que se trouvent les aires de la perception, du calcul, et les processus de mémorisation. Supposons maintenant, comme Hilary Putnam le propose, que l’on sépare le cerveau d’un individu du reste de son corps. On place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) :si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Posons encore le problème autrement. Locke définit l’identité de l’individu par la conscience : le soi (self) n’est rien d’autre que l’ensemble des souvenirs. Admettons que par un procédé technique on soit capable 1° de stocker la description complète des états mentaux d’un individu A sur un support informatique ; et que 2° on puisse transférer toutes ces descriptions d’états mentaux dans le cerveau d’un autre individu B ; et 3° qu’on puisse faire la même opération de B vers A simultanément, la question se pose maintenant de savoir où sont A et B !
Comme nous le voyons, quelle que soit l’hypothèse adoptée, qu’il s’agisse du dualisme platonicien, chrétien ou cartésien, ou qu’il s’agisse du matérialisme fort, la question de la localisation du sujet – où est le « je » semble une question absolument indémêlable. Comme c’est souvent le cas, ces « sorites » (dont les philosophes grecs étaient spécialistes) ont peut-être surtout l’avantageuse de nous inviter à la poser la question différemment.
***
Si nous considérons l’individu humain comme corps parmi les corps, comme objet de connaissance parmi les objets de connaissance, la question est très simple, l’homme ne peut pas être hors de lui-même, mais il est où il est localisé physiquement. Si au contraire nous le considérons comme sujet, c’est-à-dire comme conscience, à partir de son activité pratique sensible, les choses en vont tout autrement.
Partons du plus simple. Quand j’observe le livre devant moi, que se passe-t-il ? Si un savant m’observe observant le livre, il pourra suivre l’action des photons sur ma rétine, l’excitation du nerf optique, les processus physico-chimique dans l’aire de la vision et tous les réseaux neuronaux activés. Il en déduira que percevoir ce livre est un processus mental qui se passe dans le cerveau. Mais il n’aura pas pour autant observé ma perception du livre ! Il aura observé les phénomènes physico-chimiques corrélatifs à l’état que je – en tant que sujet – décris comme perception d’un livre. Le savant a vu la perception du livre dans « ma tête », mais personne de sensé ne dira « je perçois le livre dans ma tête », mais bien « je perçois le livre sur mon bureau »7. Où se passent les phénomènes physico-chimiques ? Dans mon cerveau ? Mais où est le moi percevant ? À certains égards il est dans l’objet. Ou plus exactement il est dans le rapport entre sujet et objet, dans cette interrelation. Décrivant la conscience percevante, l’esprit est comme absorbé dans l’objet de la perception. Considérons un homme en train de contempler un tableau célèbre. Son attention est concentrée sur le tableau, sur la composition d’ensemble, puis sur les détails pour à nouveau l’ensemble, il prend du recul, il se rapproche. Il est donc actif que plus haut point dans cette attitude contemplative, mais son activité le place entièrement hors de lui-même, il est maintenant dans le tableau, plus, il est le tableau.
Première conclusion : la perception n’est compréhensible qu’en considérant que l’homme non pas dans une intériorité refermée sur elle-même, mais bien dans cet intermédiaire entre l’objet et le sujet. Et ici, il ne s’agit pas d’être « hors de soi » comme un état exceptionnel, mais bien comme un état normal, comme un état propre à la subjectivité du sujet humain. Nous pouvons aller un peu plus loin, en mettant en question radicalement l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité, entre sujet et objet qui ne peuvent pas être considérés indépendamment l’un de l’autre, séparément, chacun en son genre un peu comme il y a des chiens et des chats.
L’inscription spatiale de l’homme n’est pas une détermination géométrique. La question à poser en premier n’est pas de savoir où il est, mais d’où il vient, qu’est-ce qui le fait être. On retrouvera ici la simple description du lieu (topos) et la description de ce que Platon nomme chôra que l’on peut aussi traduire par lieu, mais qui est le lieu originaire, le ce-par-quoi l’homme advient à l’existence, là où le modèle devient réalité sensible. De ce point de vue, l’homme n’est pas en lui-même, ou pas seulement en lui-même, il est tout autant dans son milieu, dans ce que le géographe Augustin Berque nomme écoumène. L’homme devient homme – c’est le processus d’hominisation dont parlent les paléontologues et spécialement André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. L’hominisation, c’est d’abord le rapport de l’homme à son milieu biologique (à sa biosphère). Et comme tous les êtres vivants, il est façonné par son milieu. Mais ce milieu, il n’a pas vis-à-vis de lui une attitude purement passive. Il le transforme et le modèle selon ses besoins au moyen d’instruments techniques. Marx écrit ainsi, pour décrire le processus de travail, ce métabolisme de l’homme et de la nature : « le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. » L’outil prolonge la main, démultiplie la puissance du corps et on peut ainsi dire que l’homme au-delà de son corps propre se trouve aussi dans ses outils, dans les produits de sa technique. Enfin cet espace dans lequel l’homme devient ce qu’il est en puissance est aussi un espace symbolique : les choses ne sont plus simplement là comme des choses, mais elles représentent des réalités pensées, non seulement les œuvres de l’art humain, cet « art symbolique » qui constitue pour Hegel la première forme d’expression artistique, mais aussi les réalités naturelles qui se trouvent investies symboliquement : les sources, les montagnes, les fleuves sont conçus comme la manifestation phénoménale de divinités dont il faut s’attirer les bonnes grâces. Pour le dire avec Augustin Berque, l’écoumène est né d’un processus de « trajection »: les fonctions du corps humain sont extériorisées dans l’environnement et on assiste ainsi à la constitution du « corps médial ». Il y a partition du corps humain entre son corps animal et son corps social ou médial cette trajection étend notre être du foyer du corps animal jusqu’à l’horizon du monde.
Il y a un dernier aspect que nous devons soulever dans cette deuxième partie. Quand nous disons « l’homme », nous ferions mieux de dire « les hommes », car l’homme en général, l’homme individu abstrait n’existe justement que dans les abstractions plus ou moins raisonnées qui font de l’homme un « atome », « un pion isolé au jeu de trictrac » comme dirait Aristote8. Une  humaine n’est pas un simple groupe d’individus humains (un peu comme un sac de pommes de terre est composé de pommes de terre). La  humaine est « la mère des hommes ». « Nous sommes les autres », dit Henri Laborit d’une formule ramassée9. Nous sommes forgés par notre éducation, c’est-à-dire par les autres, tant est-il que l’homme dépourvu d’instincts doit tout aux comportements appris. Mais nous sommes les autres encore dans un autre sens : ce sont nos relations avec les autres qui nous font exister. L’homme est un animal communautaire et un espace humain est un espace organisé par des humains qui ne le sont véritablement que par l’appartenance à cet espace ou plutôt à tous ces espaces imbriqués qui structurent notre existence. L’homme est en dehors de lui-même au sens où il est dans tous les autres.
En résumé, l’homme ne peut pas être défini comme une sorte de forteresse isolée, une citadelle intérieure inexpugnable. Être relationnel, il est bien plutôt en dehors de lui-même. Il existe à proprement parler, puisque exister c’est, étymologiquement, sortir d’un lieu, s’extraire de quelque chose. Exister, c’est donc s’extraire de cet en-soi dans lequel nous ne sommes que chose parmi les choses.
***
Si nous poursuivons notre réflexion, c’est tout ce système d’opposition spatiale entre intériorité et extériorité qu’il faut déconstruire. Wittgenstein dans les Investigations philosophiques s’en prend au mentalisme et au subjectivisme, c’est-à-dire à l’idée qu’il existe quelque chose qui serait « privé », logé à l’intérieur de chaque individu – voir par exemple les arguments contre l’existence d’un « langage privé » dans les paragraphes 243-315. On pourrait faire remonter la déconstruction de l’intériorité à Spinoza. En affirmant l’équivalence du mental et du physique, Spinoza ne laisse pas de place à cette intériorité qui définirait le sujet hors du monde. Le corps et l’esprit sont la même chose connue sous deux attributs différents, affirme-t-il. Si l’esprit n’est que l’idée du corps, les idées que nous avons ne sont que les idées des affects de notre corps. Mais le corps lui-même n’existe que dans les relations avec l’ensemble de la nature. Il existe des corps simples qui ne « se distinguent entre eux que sous le rapport du mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance »10. Les Individus sont définis ainsi : « Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leur mouvement selon un certain rapport précis, ces corps nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu qui se distingue des autres par cette union entre corps. »11 Le Corps humain est donc un Individu, c’est-à-dire un corps composé de très nombreux individus eux-mêmes très composés. Ce qui constitue cet individu, ce n’est donc pas une « substance » particulière, mais des relations entre les parties qui le composent (celles qui demeurent dans un certain genre de rapports constants quant à la lenteur et à la rapidité, etc.), mais aussi des relations entre l’Individu et les autres individus. La « psychologie » spinoziste (si l’on peut se permettre d’employer cette expression) est entièrement fondée sur la dynamique des affects, c’est-à-dire de la composition des relations : un individu est affecté par un objet extérieur, par les affects d’un objet extérieur, etc., c’est-à-dire que le « soi » est intégralement composé sur un plan unique, celui des relations spatiales entre corps (ou sur le plan des idées dans leurs connexions avec les autres idées puisque l’ordre et la connexion des idées suivent l’ordre et la connexion des choses.
Spinoza en ouvrant la voie qui permet de sortir d’une ontologie des substances vers une ontologie des relations pourrait ainsi s’opposer radicalement à ce mythe de l’intériorité dont nous avons vu comment il est formulé magistralement par Augustin. Du même coup, la localisation du mental devient une question dépourvue de signification. Si par « homme » nous designons le sujet en tant que sujet conscient, la seule localisation possible est alors la somme de ses relations avec les autres hommes et avec le milieu environnant.
La théorie de « l’esprit étendu » Tetsuya Kono pourrait s’inscrire dans cette démarche. De la psychologie de Gibson et de sa théorie des « affordances », Kono tire deux idées clés :
1)     La perception n’est pas un mécanisme représentatif
2)     Le réel n’est pas composé d’êtres, mais d’événements.
On a l’habitude de concevoir la perception comme la représentation interne (mentale) des choses physiques perçues par l’intermédiaire des organes des sens. Cette façon de voir est spontanément dualiste : il y a d’un côté le monde physique et de l’autre nos représentations mentales. Ensuite, il va falloir se poser des questions insolubles du type : comment nos représentations mentales peuvent-elles coïncider avec le monde physique ? Est-ce que la réalité est bien telle que nous la percevons ou, au contraire, ne vivons-nous pas finalement dans un monde halluciné – un peu comme un rêveur ou un cerveau dans la cuve ? Gibson tranche dans le vif : pour lui nous percevons bien directement la réalité parce que la perception est une collecte d’informations (c’est une action et nous ne sommes pas dans une attitude purement réceptive, passive en quelque sorte) en vue de l’action. La perception est donc une interaction, une boucle, entre le sujet et son milieu. Contre l’opposition classique entre objectif et subjectif, on retrouve ici la notion de milieu, c’est-à-dire dans son sens premier d’entre-deux, ou, pour parler comme Berque, de « médiance ». Tetsuya Kono fait remarquer que la théorie classique « représentationnelle » suppose que le monde est peuplé de particules indépendantes dans un espace vide. C’est une « ontologie newtonienne ». À cette ontologie, Gibson et TK proposent de substituer une ontologie de l’événement : « L’ontologie de  l’événement  est  la  théorie  qui  maintient  que  l’entité  la  plus fondamentale du monde est un événement. Une substance isolée et absolue comme un atome est plutôt une abstraction de ces réalités primaires.  Le temps absolu, l’espace absolu, et autres propriétés prétendues « catégoriales » sans aucune condition sont aussi une abstraction d’un événement.  Ils sont seulement des concepts, non pas des entités réelles dans le monde. » On retrouve une semblable conception chez Bergson ou encore chez Whitehead (Procès et Réalité). À partir de cette ontologie, on peut déduire que « l’essence de l’être humain réside dans cet effet de boucle interactif entre l’environnement et l’humain. »
***
En conclusion, la réponse à la question initiale peut s’esquisser ainsi : l’homme n’est pas en lui-même – car en lui-même il n’y a rien –, mais bien dans le système des relations qu’il noue avec son environnement. Si on tient encore à la localisation, il n’est pas dans son corps biologique, mais plutôt dans son « corps médial » (pour reprendre une expression d’Augustin Berque). En ce sens il n’est pas non plus à proprement parler hors de lui-même. Il n’est vivant qu’autant qu’il appartient à un espace vivant et se reconnaît dans les autres hommes, se pense comme « être générique » (Gattungswesen dirait Marx). L’intériorité n’est donc pas un lieu originaire, mais bien plutôt un des modes particuliers de ces relations, apparu à un certain stade de l’histoire humaine.

1Éditions du Seuil.
2Saint Augustin, Le Maître, IIe partie, XII, 40
3Ibid.
4La référence aux chevaux et aux mulets renvoie au psaume 31 (« le bonheur du pardon ») du Livre des psaumes. Particulièrement à ce passage : « N’imitez pas le cheval et le mulet, qui n’ont pas d’intelligence, qu’il faut brider avec morts et freins pour qu’ils vous approchent. » (9)
5Pour une présentation synthétique de cette échelle de l’âme, on peut se reporter au chap. XXXIII du traité De la grandeur de l’âme (http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/grandeurame/ ). Au chap. XXXV de cet ouvrage, saint Augustin donne une définition abrégée de ces sept degrés de l’âme : « Si donc nous montons ces degrés, nous dirons pour nous faire comprendre, que le premier acte de l'âme est d'animer; le second, de sentir; l'industrie sera le troisième; la , le quatrième; le cinquième sera la tranquillité; le sixième nous introduira en Dieu; le septième sera la contemplation. On peut dire aussi que ces actes s'exercent dans le corps, par le corps et autour du corps, pour l'âme et dans l'âme, pour Dieu et en Dieu : dire aussi qu'ils sont beaux quand ils s'accomplissent dans un autre, par un autre, autour d'un autre sujet; pour ou dans ce qui est beau, pour ou dans la beauté même. »
6Les citations des Confessions, ici du Livre X, renvoient à la traduction de Lemaître de Sacy.
7Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, « Tel », Gallimard.
8Voir Politiques, I, 2
9In L’inhition de l’action, Masson
10Éthique, II, Lemme 1
11Éthique, II, Définition

L'éducation est-elle une dénaturation?

Il y a déjà maintenant quelque temps, un ministre de la République avait qualifié les jeunes délinquants de « sauvageons ». On y vit une marque de mépris social, voire de racisme sournois. Il fallut au ministre rappeler ce qu’est un sauvageon : « Arbre ou arbuste qui a poussé spontanément dans la nature, et qui peut être prélevé et greffé. » Les sauvageons sont apparus dans la nature et pour devenir des arbres fertiles, ils doivent être greffés. La métaphore arboricole du ministre définit donc l’éducation comme une greffe faite sur un plant naturel, une greffe en tous points utile. Mais d’un autre côté, métaphore pour métaphore, l’éducation paraît semblable à l’art de dompter les fauves. Le fauve dompté perd toute sa puissance naturelle, il devient une bête fragile qui pourrait à grand-peine être relâchée dans la nature. C’est ce que dit Calliclès à Socrate (cf. Gorgias), ton éducation veut rogner les griffes des lionceaux. La greffe accompagne le mouvement naturel, l’oriente, le dressage dénature. Telle est bien l’ambivalence essentielle de l’éducation.
En un premier sens, il semble bien que l’éducation soit une dénaturation, c’est-à-dire une perte des qualités naturelles. L’éducation consiste dans le fait de conduire (ducere) sur une voie que l’on n’aurait pas prise sans avoir été éduqué. Au lieu de suivre sa pente naturelle, celle du moindre effort, celui qui a été éduqué suit la voie qu’on lui a tracée. La racine latine « duc » (le duc est celui qui conduit l’armée)renvoie à « duk » ou « deuk ». Ce qui peut être conduit c’est aussi ce qui est ductile (par exemple : un métal ductile). En haut allemand « zuckan » signifie « tirer ». En allemand « duk » donne « Zug » (le train) ou « Zucht » (l’éducation). En anglais « tow » veut dire remorquer et « tug », tirer. Dans l’éducation, il faut donc agir sur quelqu’un pour qu’il arrive à un endroit où il ne pourrait pas aller seul. Cette action, c’est tirer vers ou montrer le chemin. Il faut donc celui sur qui on agit soit « ductile », c’est-à-dire malléable. Ceux qui doivent être éduqués sont ceux qui ne sont pas encore en civilisés (prêts à vivre en cité, ce qui est la destinée de l’homme). Ils doivent être éducables ! Leur esprit est supposé suffisamment malléable pour cela. L’éducation a un double aspect. Elle montre un chemin qu’il suffit de suivre par soi-même. Le « teatcher » anglais est celui qui « dik » (montre) [à ne pas confondre avec le professeur qui est celui qui parle !]. Mais d’un autre côté, éduquer, c’est tirer de force. Les wagons n’ont pas le choix et ne vont pas de leur propre mouvement là où le train les conduit !
Mais cette action qui conduit l’homme hors de son état naturel pour suivre la voie de la civilisation peut être pensée comme une perte. L’homme éduqué a perdu sa force et son endurance naturelles. Les conventions sociales l’affaiblissent, le rendent dépendant des autres. Il y a tout un imaginaire qui met la virilité du côté de la nature et la féminité du côté de l’éducation. Trop éduqué, l’homme perd sa virilité, il devient efféminé. Nietzsche oppose à la  du ressentiment (le « regard venimeux du ressentiment »), celle des faibles, l’esprit aristocratique de la « superbe brute blonde rôdant en quête de proie et de carnage ». Rousseau n’est pas toujours très loin : dans tout le processus qui conduit à la vie sociale, processus rendu possible précisément parce que l’homme est éducable, il y a une profonde dénaturation, une dénaturation qui est bien conçue comme une perte. Freud, lui aussi, souligne combien l’éducation en cherchant à imposer au sujet les contraintes nécessaires à la vie sociale s’oppose aux pulsions naturelles qui, toujours, sourdement, agissent dans un but antisocial. Expression de douce de cette révolte contre la société, toutes les rêveries nostalgiques de l’état de nature.
La tragédie de la condition humaine serait là : naturellement l’homme est un être antisocial (Freud est d’accord avec Hobbes), mais il ne peut survivre qu’en subissant une dénaturation rendue à la fois possible et nécessaire par sa débilité congénitale – à la naissance, il n’a pas presque pas d’instinct et doit vivre longtemps dans cette dépendance infantile et cette hantise de la Hilflosigkeit.
Selon Marshall Sahlins, cette vision de la nature humaine n’est qu’une élaboration idéologique propre à l’Occident (particulièrement de l’Occident moderne) et non une vérité indubitable. Concevoir l’éducation comme dénaturation, c’est en effet concevoir un homme naturel antinomique à l’homme social ou socialisé. L’ethnologie et la paléontologie suggèrent au contraire que l’homme est un être naturellement social. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il naît ainsi, qu’il y aurait en lui un « instinct social ». Mais si l’homme naît inachevé, c’est l’éducation qui parachève ce que la nature n’a pas eu la force de faire, pour reprendre ici la formule d’Aristote définissant l’art. Comme pour le sauvageon de l’arboriculteur, l’éducation viendrait ainsi se greffer sur l’être naturel pour lui permettre de grandir et de déployer toutes les potentialités qui sont en lui. Aristote, qui accorde tant de place à l’éducation, le dit : un homme hors de la société est moins qu’un homme. C’est par la vie dans la polis et par l’éducation que donne cette vie que l’homme acquiert les bonnes habitudes, les bonnes dispositions. Par sa structure anatomique, l’homme est apte à la station verticale, mais il doit apprendre à marcher. Il a besoin de se nourrir comme tous les êtres vivants, mais il n’a aucun instinct lui permettant de satisfaire ce besoin. C’est encore l’éducation qui lui apprend comment se nourrir, quels sont les aliments qu’il lui faut éviter et quels sont ceux qui lui conviennent. Le sauvage de Rousseau n’est bien qu’une fiction théorique, car le sauvage réel, celui qui n’aurait reçu aucune éducation, serait tout juste une bête craintive incapable de se développer comme être humain.
Ainsi l’éducation, loin d’être une dénaturation de l’homme, serait le moyen (non naturel, mais social et institutionnel) par lequel peut se réaliser la nature humaine – l’homme naturellement n’est qu’en puissance et c’est par l’éducation qu’il passe de la puissance à l’acte. Si la sociabilité est naturel, l’éducation est le moyen naturel de réaliser cette sociabilité. Pourtant ce moyen ne nous apparaît pas comme naturel. Il y a toutes sortes d’éducations. Les sociétés humaines laissent plus ou moins de place à la spontanéité de l’enfant, elles le contraignent plus ou moins et forgent des caractères différents. Les rigueurs de l’éducation spartiate sont proverbiales. Les psychologues de l’école de Palo Alto, sous le direction de Gregory Bateson ont étudié des schémas éducatifs fondés sur le « double bind », l’injonction paradoxale, un mode d’éducation qui bloque la communication. Avec la modernité – on peut en trouver les prémices chez Montaigne – se développe l’idée d’une éducation « naturelle », une éducation qui accompagne le développement spontané de l’enfant. Le vaste programme pédagogique de Rousseau, exposé dans Émile, est fondé sur cette idée que la bonne éducation doit autant qu’il est possible suivre la nature. De multiples tentatives ont été faites dans cette voie « rousseauiste », si l’on peut dire. Citons l’école de Célestin Freynet, les pédagogies inspirées de Montessori ou encore les Libres enfants de Summerhill de A.S. Neill.
Cependant, s’il existe des formes d’éducation plus ou moins ouvertes, elles restent toutes liées à des conceptions particulières de la vie commune et de la  politique. Elles supposent non la réalisation d’une nature humaine en générale ou de la nature de chaque individu, mais bien l’acquisition de comportements, de savoirs, de « valeurs » que l’on juge nécessaire à la vie commune et au bonheur de l’individu. L’Émile de Rousseau s’inscrit ainsi dans le projet d’ensemble de la politique rousseauiste. Émile sera le citoyen vertueux nécessaire au maintien du contrat social. L’« éducation nouvelle » promue par A.S. Neill était en conformité avec ses idéaux libertaires. La conception de l’éducation de John Dewey est indissociablement liée à sa philosophie. Bref, il n’y a pas d’éducation naturelle ! Même quand elle se veut conforme à la nature de l’homme, à ses aspirations les plus « naturelles », l’éducation est invention sociale et elle conditionne la formation d’un certain genre d’hommes.
La contradiction est là : naturellement, l’homme doit être éduqué, pour parachever ce que sa nature contient potentiellement. Mais cette éducation contredit souvent sa nature – les pulsions doivent être réprimées et canalisées pour que la civilisation existe, répète Freud – et le conditionnement qu’elle produit dépend des objectifs poursuivis socialement par les éducateurs, qui eux aussi doivent avoir été éduqués. À quoi il faut ajouter que la société n’est pas un tout homogène, qu’elle est conflictuelle et que l’éducation est un terrain et un enjeu de ce conflit social.
L’éducation peut être une véritable dénaturation : c’est celle que prodigue une organisation sociale et politique qui cherche à faire de l’éducation un moyen de soumission des individus, de mise en condition pour obtenir l’obéissance. Ainsi les régimes totalitaires ont-ils cherché à contrôler entièrement l’éducation, dès le plus jeune, soustrayant les enfants à l’autorité de la famille pour les mieux soumettre à celle du chef ou du parti. Il existe en revanche une éducation qui n’est pas une dénaturation : c’est l’éducation qui permet d’apprendre à l’enfant à devenir autonome, c’est-à-dire libre. Si la liberté définit la nature humaine (Rousseau et Kant sont d’accord sur ce point), la question est de savoir comment concilier la contrainte nécessaire à l’éducation et formation d’un sujet libre. Ainsi Kant écrit-il : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à faire bon usage de sa liberté. Sans cela il n’y aurait en lui que pur mécanisme ; l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il est nécessaire qu’il sente de bonne heure la résistance inévitable de la société, afin d’apprendre à connaître combien il est difficile de se suffire à soi-même, de supporter les privations et d’acquérir de quoi se rendre indépendant. »
Cette éducation qui vise au bon usage de la liberté est précisément celle qui correspond le plus profondément à la nature humaine. Laissons encore la parole à Kant : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le fait. Il est à remarquer qu’il ne peut recevoir cette éducation que d’autres hommes, qui l’aient également reçue. Aussi le manque de discipline et d’instruction chez quelques hommes en fait-il de très mauvais maîtres pour leurs élèves. Si un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu’on peut faire de l’homme. Comme l’éducation, d’une part, apprend quelque chose aux hommes, et, d’autre part, ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont nos dispositions naturelles. Si du moins on faisait une expérience avec l’assistance des grands et en réunissant les forces de plusieurs, cela nous éclairerait déjà sur la question de savoir jusqu’où l’homme peut aller dans cette voie. Mais c’est une chose aussi digne de remarque pour un esprit spéculatif que triste pour un ami de l’humanité, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu’à eux et ne prendre aucune part aux importantes expériences que l’on peut pratiquer sur l’éducation, afin de faire faire à la nature un pas de plus vers la perfection. » (Kant, Traité de pédagogie) La contrainte éducative, la discipline ont pour fin le développement de nos dispositions naturelles.

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