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mercredi 18 octobre 2006

En lisant Pierre Legendre

Considérations sur la matière et l'esprit

Par ces temps troublés où le "choc des civilisations" et l'ambition impériale de "refaire l'ordre du monde" ("Remaking the World Order" est le sous-titre du livre de Huntington, sous-titre scotomisé dans l'édition française ...) organisent le chaos, il est utile de lire ou relire Pierre Legendre. Dans Ce que l'Occident ne voit pas de l'Occident, revient sur ces "montages dogmatiques" par lesquels seuls l'existence humaine, l'existence de l'animal parlant est possible.

Au détour d'un passage sur le langage et son rôle dans l'institution de la division psycho-somatique, on peut lire ceci:

(...) le corps est objet du savoir scientifique (tel que les sciences modernes l’ont développé) et qu’en même temps, en tant qu’objet de la vie de la représentation, il appartient à la logique de la représentation. Le pas de côté pour sortir du malentendu religieux ou positiviste consiste à prendre acte de la dualité du savoir scientifique: savoir sur la positivité du mesurable et savoir sur les montages dogmatiques. Le savoir sur le métabolisme et les processus biochimiques du cerveau n’apporte aucun éclairage sur la pensée, sur l’esthétique ou l’éthique qui relèvent de l’univers dogmatique de la vie des sociétés. (p.83)

Rien de plus juste. La conception prétendument matérialiste(*) qui réduit l'esprit au corps et la vie humaine à la survie darwinienne élimine tout simplement le réel, c'est-à-dire l'existence de l'homme comme "zoon politikon".

(*) Je dis "prétendument matérialiste". Je me suis expliqué sur les impasses du matérialisme réductionniste ou éliminativiste en philosophie de l'esprit dans La matière et l'esprit (Armand Colin, 2004)

mercredi 17 mai 2006

Naturaliser l'esprit humain?

A notre époque, où les sciences de la nature pénètrent tous les domaines, il semblerait bien que nous ne puissions pas nous contenter de ces descriptions phénoménologiques dans lesquelles la conscience se prend elle-même pour objet. Nous avons peut-être besoin d’explications. La science ne peut pas s’arrêter à la porte de l’esprit humain. Elle doit l’explorer et en rendre compte selon ses méthodes. Expliquer la conscience en la considérant comme un phénomène naturel : voilà le programme que se sont fixés de nombreux philosophes, psychologues, etc. qui travaillent dans le domaine de ce qu’appelle la philosophie de l’esprit. Est-ce possible ? La psychologie est la science de l’esprit en lui-même, dit Hegel, pour la distinguer de la phénoménologie. Est-il possible de trouver un fondement biologique au psychisme humain, c’est-à-dire considérer la psychologie comme une partie de la physiologie? Quand nous avons une idée, nous disons que nous avons une idée en tête, les idées « nous passent par la tête » : donc notre manière commune de parler relie étroitement le cerveau et la pensée. Spontanément, nous sommes prêts à admettre que c’est le cerveau qui pense.

Pour introduire philosophiquement la question de l’inconscient

Pourquoi ne pas commencer directement par la lecture de Freud ? Parce que nous risquerions de manquer la lecture de Freud qu’il nous faut faire en classe de philosophie et qui n’est pas celle qui nous fournirait une sorte de résumé de la psychanalyse à usage des magazines « psy » pour le grand public.

Avant d’entrer dans l’étude de Freud, il faut donc montrer que la « révolution psychanalytique » s’inscrit non seulement dans une visée thérapeutique mais aussi dans une problématique proprement philosophique, ce que d’ailleurs lui reprochent ceux qui pensent que la psychiatrie n’est qu’une branche de la médecine comme les autres, justiciable des méthodes des sciences de la nature et que la psychanalyse n’a rien d’une science.
Si nous voulons chercher comment la théorie freudienne de l’inconscient s’inscrit dans une problématique philosophique plus vaste, il semble, de prime abord que nous devrions chercher dans ces philosophies qui soupçonnent :
  • la transparence du sujet à lui-même
  • la puissance de la raison sur notre esprit.
Ces philosophies, on les appellent parfois « philosophies du soupçon » parce qu’elles soupçonnent toujours la conscience d’être fausse conscience.
Mais, il faut précisément éviter ces oppositions trop tranchées et ces démarches agonistiques. La notion d’inconscient n’est pas spécifiquement freudienne, ni même propre aux « philosophes du soupçon » dont Freud serait un des grands représentants. Il y a une notion d’inconscient qui émerge et se forme dans la tradition rationaliste classique elle-même. À l’encontre de présentations trop schématiques, nous verrons que la philosophie n’est pas un champ de bataille ou une salle d’arts martiaux et que les fils des pensées s’y emmêlent et s’y croisent en permanence.

Conscience, pensées confuses et perceptions non conscientes : de la lumière de l’évidence à la conscience obscure.

Pourquoi la théorie rationaliste de la conscience pose problème?

Retour sur Descartes

Pour Descartes : l’esprit est conscience par définition. En tant que je me perçois moi-même, de façon claire et distincte, « je suis une chose qui pense », c’est-à-dire une pensée en acte. Et dès que je pense, 1) je sais ce que je pense ; 2) je sais que je pense.
C’est le fondement de la philosophie de Descartes : 1) son rationalisme: l’esprit est d’abord raison et entendement et la raison est source de toute vérité; 2) la vérité comme évidence: l’idée claire et distincte, celle qui se présente à moi dès lors que je concentre mon attention et que je suis les règles pour bien conduire son esprit.
En termes hégéliens, et bien qu’il n’use pas de cette notion plus tardive de « conscience de soi », Descartes fait de la conscience de soi « le sol natal de la vérité ». L’esprit se manifeste dans la conscience, se révèle donc dans les manifestations de la conscience.L’idée d’un « esprit inconscient » est tout simplement impensable. Elle paraît aussi contradictoire qu’un cercle carré.
Il y une espèce de transparence de la conscience à elle-même : je réfléchis, cela veut dire « ma conscience se réfléchit », c’est-à-dire s’aperçoit elle-même (au sens du XVIIe, c’est-à-dire se voit clairement). Cette transparence de la conscience à elle-même est tout à la fois
  • une évidence presque immédiate : je ne sais pas ce que les autres pensent, je peux douter de ce que je perçois du monde extérieur, mais je ne peux pas douter de mes états de conscience. Si j’ai la sensation « J’ai mal aux dents », je ne peux pas douter de cette sensation – même si je peux douter que ce soit vraiment la dent qui me fait mal.
  • mais en même temps, et Descartes s’y attaque sérieusement, si nous sommes conscients de nos pensées, si nos pensées ont une réalité (mentale) indiscutable, relativement à leur objet, elles sont souvent confuses. Cette confusion des pensées, Descartes la rattache au problème de l’union de l’esprit et du corps qui sont comme il dit « étroitement conjoints ». Le corps est ainsi l’autre, absolument autre par rapport à l’esprit – puisque l’un et l’autre se peuvent concevoir de manière complètement séparée – mais l’autre qui fait irruption dans l’esprit et le trouble.
L’esprit est simple et bien plus aisé à connaître que le corps, nous dit la 2e méditation. Mais ce rapport au corps introduit le trouble et les complications. Trouble et complications que perçoivent nettement les rationalistes, aussi bien disciples que critiques de Descartes. Mais Descartes aussi sait qu’on peut avoir des pensées qui nous occupent contre notre gré (car Descartes est toujours plus complexe que ce qu’on en dit quand on veut aller vite). Ainsi cet étrange extrait de MM1 qui a trait à la mémoire :

« ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance. » (Méditation I)

Conséquences

Des pensées anciennes (des souvenirs donc) peuvent « occuper l’esprit contre mon gré » : cela veut dire donc que la pensée claire et distincte présente (celle que je reconnais immédiatement) peut se trouver perturbée par des pensées qui ne sont pas actuellement les miennes !
Malebranche, disciple de Descartes, établit ainsi une distinction entre conscience (« le sentiment intérieur que j’ai de moi-même ») et connaissance.
Une dernière remarque achèvera de nous mettre en garde contre les simplifications. Quand nous parlons de conscience de soi chez Descartes, ce que Leibniz nommera « aperception », c’est aussi vision rétrospective de l’histoire de la philosophie qui nous guide. En réalité, Descartes, lui, n’emploie jamais les termes de « conscience », « conscient » dans les Méditations. Celui qui introduit la « conscience » comme concept philosophique central, c’est Locke, Locke qui est empiriste et procède à une critique radicale de Descartes.

En conclusion :

L’évidence de la conscience ne règle pas deux questions :
  1. Nous pouvons avoir des pensées qui ne sont pas nos « pensées actuelles », des pensées qui s’imposent à nous, des « idées qui nous viennent », qui nous passent par la tête.
  2. Nous avons des pensées confuses : pourtant ces pensées confuses, nous les voyons clairement : en examinant ma pensée confuse, je sais que c’est une pensée confuse. Mais si on dit, comme Descartes, que cette pensée confuse provient du lien avec le corps, alors le problème du rapport de la conscience avec notre corps est inéliminable si on veut décrire avec précision ce que c’est que la conscience ! Car une pensée confuse est bien une pensée. La mémoire, c’est bien de la pensée, etc.. Et même ça nous occupe beaucoup plus que les idées claires et distinctes, puisqu’avec elles c’est tout le vaste champ de la vie affective (la vie des « passions » pour reprendre le terme de Descartes) qui est en cause.
Descartes remarque (Passions, I, XLVI) que l’âme ne peut jamais entièrement disposer de ses passions, car celles-ci proviennent de « quelque mouvement particulier des esprits » mais que l’âme peut ordinairement les retenir, grâce à la volonté : la colère nous pousse à frapper celui contre qui nous sommes en colère, mais la volonté retient la main. Cependant, remarque Descartes, la volonté seule reste limitée. Car nos résolutions peuvent s’appuyer sur de « fausses opinions ». Au contraire dès qu’elle s’appuie sur la connaissance, la volonté peut être absolument libre de cette emprise du corps. En effet, « il y a une grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret, ni de repentir; au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières, lorsqu’en découvre l’erreur » (Passions, I, XLIX ). Ainsi, l’article L affirme: « il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions ».
Ainsi, le dernier mot appartient bien à la raison. Mais si les passions nous troublent et produisent en nous des idées confuses, comment pouvons-nous nous assurer de la vérité ? Du « je suis, j’existe » de MM2, Descartes dirent la certitude de l’existence de Dieu et l’existence de Dieu sera à son tour le garant de la vérité (Dieu, être parfait, ne peut vouloir nous tromper). Il y a peut-être là comme une sorte de cercle vicieux, en tout cas une difficulté sérieuse.

Les représentations non conscientes

Leibniz critique de Descartes

Dans un passage des Nouveaux essais sur l’entendement humain (NE), Leibniz introduit une possibilité paradoxale, celle de pensées que nous n’apercevons pas.

« Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables ; quand je me tourne d’un côté plutôt que d’un autre, c’est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m’aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l’autre. Toutes nos actions indélibérées sont des résultats d’un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et passions qui ont tant d’influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu et, par conséquent, sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispositions notables. J’ai déjà remarqué que celui nierait ces effets dans la morale imiterait les gens mal instruits qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : et cependant je vois qu’il y en a parmi ceux qui parlent de la liberté qui, ne prenant pas garde à ces insensibles capables de faire pencher la balance, s’imaginent une entière indifférence dans les actions morales, comme celle de l’âne de Buridan mi-parti entre deux près.
(…) Je tiens même qu’il se passe toujours quelque chose dans l’âme qui répond à la circulation du sang et à tous les mouvements internes des viscères, dont on ne s’aperçoit pourtant point, comme ceux qui habitent auprès d’un moulin à eau ne s’aperçoivent point du bruit qu’il fait. En effet, s’il y avait des impressions dans le corps pendant le sommeil ou pendant qu’on veille dont l’âme ne fût point touchée ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l’union de l’âme et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin d’une certaine figure ou grandeur pour que l’âme s’en puisse ressentir ; ce qui n’est point soutenable si l’âme est incorporelle, car il n’y a point de proportion entre un substance incorporelle et une telle ou telle modification de la matière. En un mot, c’est une grande source d’erreurs de croire qu’il n’y a aucun perception dans l’âme que celle dont elle s’aperçoit. (NE, II, 1)
Ce n’est pas évidemment la notion d’inconscient telle qu’on va l’étudier qui est posée là, mais tout de même quelque chose de paradoxal: voici des perceptions que nous n’apercevons pas. Or percevoir, c’est une des modalités de la conscience : donc il y aurait de la conscience dont nous n’aurions pas conscience, de la conscience qui, en quelque sorte travaillerait dans notre dos. Ce sont, dit encore Leibniz, des « perceptions insensibles ».

« Insensibles », on pourrait dire sans forcer « inconscientes », puisque la conscience est d’abord le « sentiment de soi ». En latin « sentio, sentire »: « omne animal sentit » dit Cicéron que Gaffiot traduit par « tout animal perçoit des sensations ». Le Gaffiot nous dit aussi qu’on peut traduire ce verbe par « percevoir par l’intelligence ». En italien, « sentire » veut dire « sentir » en général mais aussi « entendre », « prêter attention ». Nos langues nos disent cette continuité de la sensation à la pensée.
Donc, c’est bien à la possibilité d’une partie inconsciente de l’âme que Leibniz introduit. Cela demande quelques explications :
L’âme est une monade – c’est-à-dire une unité fermée qui a en elle-même une représentation du monde tout entier – et tous êtres vivants ont une âme (car tout est vivant, ce que nous appelons « inerte » n’est qu’une représentation partielle, confuse : dans la matière le repos n’est qu’apparent). Mais pour chaque âme, suivant la nature de cette âme, seule une partie est claire et tout le reste est plus ou moins dans l’ombre. Mais il n’y a pas de rupture nette entre la clarté et l’obscurité – il n’y a que du continu chez Leibniz. On peut donc imaginer un passage continu de l’aperception aux « pensées insensibles ».
D’où vient que nous ne pouvons avoir une perception claire que tout ce que notre âme exprime ? La perception, dit Leibniz, est « l’expression du multiple dans l’un ». C’est finalement la définition que nous avons déjà donnée : la multiplicité des sensations est ramenée à l’unité d’une perception. Mais cette multiplicité est infinie et notre âme est finie. Donc il n’est pas possible « que notre âme puisse tout atteindre en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le résultat d’une infinité de perceptions qui est tout à fait infinie. » (Discours de Métaphysique).
Quelles conséquences cela a-t-il ? L’esprit est toujours en mouvement, même quand nous ne l’apercevons pas, il est toujours « soumis aux petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine. » Et ce sont ces petites perceptions « qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu’on n’y pense et qui trompent le vulgaire par l’apparence d’une indifférence d’équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par exemple à droite ou à gauche. » (NE, II, XX) Ainsi quand nous faisons un choix sans raison apparente, ce choix est en fait conditionné par nos petites perceptions inconscientes. De même quand nous passons d’une idée à une autre sans lien clair (« une idée me passe par la tête »), c’est tout simplement parce que n’apercevons les multiples pensées imperceptibles qui font la transition entre ces deux idées. Notre conscience ne nous apparaît pas très cohérente, souvent lacunaire, souvent marquée par des ruptures. Le principe de continuité de Leibniz (il n’y a pas de saut, pas de rupture) et le principe de raison (« rien n’est sans raison ») nous obligent à « boucher les trous », à admettre des pensées inconscientes qui garantissent l’enchaînement de nos pensées conscientes.

Kant prolonge la réflexion de Leibniz

Penser donc la continuité entre pensées conscientes et pensées inconscientes : C’est précisément ce que fait Kant qui fait de « l’inconscience » (attention à ce terme !) non pas le contraire de la conscience – la non-conscience – mais quelque chose qui se situe dans le prolongement de la conscience.
Examinons deux extraits intéressants de Kant.
Le premier est tiré des Prolégomènes. Analysant le « système physiologique », c’est-à-dire le « système de la nature qui précède toute connaissance empirique », c’est-à-dire notre système perceptif, Kant écrit :

« mais il y a entre la réalité (représentation de sensation) et le zéro, c’est-à-dire le vide total d’intuition dans le temps une différence qui a une grandeur (...) l’on peut concevoir des degrés de plus en plus faibles, tout ainsi que même entre une conscience et l’inconscience parfaite (l’obscurité psychologique), il peut toujours se trouver des degrés de plus en plus faibles ; par suite, il n’est pas de perception possible qui prouve un manque absolu, mais une conscience dépassée par une plus forte, et de même pour tous les cas de sensation ; » (§24)

Ce texte est complexe : il pose l’inconscience comme un état limite vers lequel tendent des perceptions (ou des sensations) de plus en plus affaiblies, mais qui sont toujours des perceptions (ou des sensations) seulement mises en arrière-plan parce qu’elles sont dépassées par d’autres plus fortes. Ceci pourrait sembler n’être que le prolongement, plus précis, de la position défendue plus haut par Leibniz. Mais Kant a introduit une distinction à longue portée en proposant deux types d’approches de l’esprit :
  1. d’un côté on étudie la connaissance du point de vue de sa légitimité au regard de la raison : qu’est ce que l’expérience ? Quel est son domaine de validité ? Etc.. C’est ce qui se nomme « transcendantal » : la théorie des conditions de la connaissance.
  2. d’un autre côté, on s’intéresse on s’intéresse à la psychologie, c’est-à-dire à manière dont fonctionne le « système de la nature » que nous sommes, c’est-à-dire, en quelque sorte le substrat biologique de la connaissance. Distinction capitale ! Puisqu’elle permet de maintenir une théorie rationaliste de la connaissance, mais en même temps de faire sa place à la réalité naturelle qui permet de comprendre la possibilité d’une conscience obscure, d’une conscience qui est à peine une conscience.
Le second texte est extrait de l’Anthropologie au point de vue pragmatique. Plus tardif, il va un peu plus loin dans la voie amorcée dans les Prolégomènes. Le paragraphe s’intitule : « des représentations que nous avons sans en être conscients ». C’est tout un programme !

« le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu.(...)
« C’est que nous jouons avec les représentations obscures et avons intérêt à occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ; mais plus souvent encore, nous sommes le jouet des représentations obscures et notre entendement est incapable d’échapper aux inepties dans lesquelles le jette leur influence, quand bien même il les reconnaît pour une illusion.
Il en est ainsi de l’amour sexuel, pour autant qu’il se propose non point de dispenser sa bienveillance à son objet, mais bien plutôt d’en tirer jouissance. Quelle ingéniosité n’a-t-on pas prodiguée, de tout temps pour jeter un voile ténu sur ce qui, fort goûté certes, n’en est pas moins l’homme dans une parenté si proche du commun de l’espèce animale qu’elle est un défi à la pudeur, et que les formules ne doivent pas, dans une société raffinée, se signaler sans fard, mais il est vrai avec assez de transparence pour prêter à sourire. L’imagination a plaisir ici à vagabonder dans l’ombre (...).
D’autre part, nous sommes assez souvent aussi le jouet de représentations obscures qui ne veulent pas disparaître, même sous l’éclairage de la raison. »

Ne faisons pas dire à ce texte plus qu’il ne dit, mais il est tout de même très important: « le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu. » Psychologiquement parlant, évidemment et non pas du point de vue de la connaissance, soit. Mais c’est reconnaître que la conscience claire ne joue peut-être pas en fait le premier rôle – même si elle le doit, quand se place du point de l’homme en tant qu’être raisonnable.
Ces représentations obscures, nous en usons pour nos fins. Autrement dit, nous nous cachons à nous-mêmes (« occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ») et aux autres les objets du désir ou de la haine. C’est quelque chose qu’on pourrait appeler « mauvaise foi », cette structure paradoxale qu’étudiera Sartre. Et l’exemple même choisi par Kant touche au point sensible, le désir sexuel dont on ne parle que de manière détournée pour « prêter à sourire ». Que le mot d’esprit, le Witz, ait rapport avec le désir, c’est très exactement ce que Kant dit ici. Notons aussi ce « plaisir de vagabonder dans l’ombre » qui caractérise l’imagination.
Ces représentations obscures nous dominent. Nous en sommes les « jouets ». Notre conscience de soi, notre « aperception » n’est donc pas maîtresse en sa maison, « même sous l’éclairage de la raison. »

Conclusion de la première partie

Dans la Ve Méditation, Descartes dit qu’il est tout aussi impossible de concevoir Dieu comme non existant que de « concevoir une montagne sans vallée. » Peut-être faudrait-il ajouter qu’il n’est pas plus possible de concevoir la conscience sans son ombre, les représentations claires sans les représentations obscures.
Comprenons bien.
Il ne s’agit pas du tout de dire que nous trouverons chez Leibniz ou chez Kant la préfiguration de ce que Freud nommera « inconscient ». Le concept d’inconscient chez Freud est très éloigné des « représentations obscures » et prend sans doute ses origines ailleurs que dans cette tradition rationaliste-là. Mais ce détour nous aura permis de voir que les questions que Freud va se poser n’ont nullement été ignorées des philosophes rationalistes du sujet.
Il reste que les représentations obscures, les perceptions inconscientes ne sont pas essentiellement étrangères à la conscience. Elles entrent plutôt dans ce que Freud appelle le pré-conscient.
Nous allons faire un pas de plus et nous demander si ces idées qui se donnent « le droit d’occuper mon esprit contre mon gré », ces représentations dont nous sommes si souvent le « jouet » ne manifestent pas, lovée dans notre esprit, une « inquiétante étrangeté », une scission dans psychisme, puisque, selon les mots de Kant, nous sommes dans la psychologie et que nous utiliseront maintenant ce terme plus précis et plus adapté que celui d’esprit ou d’âme.

La conscience de soi mise en question : Spinoza

Un dernier auteur va maintenant nous guider dans cette marche d’approche des concepts freudiens. La « psychologie » (si on ose user de ce terme) de Spinoza, mériterait de longs développements tant elle est riche. Nous nous contenterons ici de quelques indications sommaires.

L’homme pense

« L’homme pense » (Eth. II, Axiome II) et que "Ce qui [...] constitue l'être actuel de l'Esprit humain n'est rien d'autre que l'idée d'une chose singulière existant en acte" (Eth. II, 11). Qu'est-ce que cela signifie ? Que la réalité humaine consiste en une conscience qui est la conscience d'un corps. Il n'y a donc bien qu'une seule réalité (et pas deux, une spirituelle et une matérielle), cette réalité c'est la conscience (ou idée de...). Cette conscience est d'abord conscience d'un objet, cet objet c'est en premier lieu le corps de l'individu lui-même. Il n'y a donc pas de miracle et c'est bien par nature que l'homme est « esprit », et que l'esprit est conscience du corps.
De cela se déduisent de nombreuses conséquences. Et d’abord celle-ci : le psychisme humain est fondamentalement soumis aux affects et ainsi l’homme ne relève pas de lui-même. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, nous dit Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire. » Il suit « les lois communes de la nature ».
Spinoza poursuit : (Eth. III-Préface):
« Je sais, bien entendu, que le très célèbre Descartes, encore qu’il ait cru lui aussi que l’Esprit avait sur ses actions une absolue puissance, s’est pourtant appliqué à expliquer les Affects humains par leurs premières causes, et à montrer en même temps par quelle voie l’Esprit peut avoir sur les Affects un empire absolu ; mais, à mon avis du moins, il n’a rien démontré d’autre que la pénétration de son grand esprit, comme je le démontrerai en son lieu. »
Donc il est impossible à l’Esprit d’avoir un « empire absolu sur les Affects ». Ils peuvent être maîtrisés, utilisés mais non supprimés car les Affects sont les résultats des actions des corps extérieurs sur notre propre corps.
Quelles conséquences faut-il en tirer ?
Nous sommes dans l’ignorance de nos propres déterminations: « les hommes se croient libres » répète-t-il parce que nous ignorons ce qui nous détermine à agir, à aller dans telle direction plutôt que dans telle autre. C’est une réponse directe à Descartes qui affirme que nous éprouvons notre liberté sans y pouvoir trouver de limites.
Le désir est l’essence de l’homme. Le désir est l’appétit avec accompagné de la conscience. Mais la conscience de l’objet désiré, l’idée que nous avons de ce qui est désirable n’est pas forcément une idée adéquate, c’est-à-dire une idée qui procède de notre propre nature ! En effet la puissance de l’homme est infiniment surpassée par la puissance de la nature et « La force d’une certaine passion, ou affect, peut surpasser toutes les autres actions, autrement dit la puissance de l’homme, à tel point que l’affect adhère tenacement à l’homme. » (Eth. IV, Prop. VI)
De là découle la servitude affective (IVe partie de l’Éthique) : l’individu est pris dans le labyrinthe de la vie affective soumise à la puissance des fixations imaginaires du désir.
« L’homme pense » : ça veut donc dire
que l’esprit n’est pas maître de ses pensées ! Les pensées obéissent à des lois déterministes exactement comme les corps.
Que le corps produit des effets que nous sommes loin de comprendre : « Ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère seulement comme corporelle et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’esprit. » (Eth. III, Prop. II, scolie)
Mais comme, premièrement, « l’esprit ne se connaît pas lui-même si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps » (Eth. II, Prop. XXIII) et que, deuxièmement, « l’idée d’une quelconque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps humain lui-même » (Eth II, Prop. XXVII), on en peut conclure que notre esprit ne se connaît pas lui-même, ou du moins pas immédiatement et que nous ne sommes pas libres mais que nous pouvons seulement espérer nous libérer par un travail sur soi dont L'Éthique doit précisément nous montrer ce chemin, difficile mais que nous pouvons néanmoins emprunter, ainsi que le dit la dernière proposition de L'Éthique.


jeudi 25 mars 1999

Searle et la construction du social Gallimard NRF - Collection "Essais"

Je signale le livre de John R. Searle, La construction de la réalité sociale (Gallimard, 1998). Searle est un "matérialiste" même si le mot n'est jamais prononcé parce que peut-être trop connoté pour un auteur étatsunien. Il affirme que nous vivons dans un monde et un seul dont "les caractéristiques les plus fondamentales sont celles que décrivent la physique, la chimie et les autres sciences de la nature". Cependant il a toujours refusé les diverses formes de réductionnisme physicaliste en philosophie de l'esprit; en particulier dans la polémique contre les Churchland sur l'IA - voir son fameux argument de la chambre chinoisequi est une expérience de pensée conçue comme une réfutation directe du "test de Turing". Comme Dreyfus et d'autres, et contre Dennett, Millikan, Minsky, etc., Searle maintient que les machines ne peuvent pas penser au sens où les hommes pensent car les programmes d'ordinateurs n'ont qu'une syntaxe et pas de sémantique et par conséquent l'intentionnalité qu'ils semblent manifester n'est qu'une intentionnalité dérivée et non une intentionnalité intrinsèque comme celle des esprits humains. Les travaux de Searle portent aussi sur la théorie des actes de langage où Searle prolonge Austin. Dans son dernier livre, Searle tente d'appliquer ses propres théories concernant l'intentionnalité et les actes de langage à la construction des faits sociaux. Le postulat de base de base est que les faits sociaux se distinguent radicalement des faits bruts (genre "le chat est couché sur le tapis" ou "le mont Everest est couvert de neige et de glace") en ce qu'ils sont tous intentionnels et comportent nécessairement une composante linguistique. Enfin à la différence des "individualistes méthodologiques" purs et durs, Searle affirme qu'il y a une intentionnalité collective (les individus peuvent vouloir dire quelque chose comme "nous" et pas seulement "je pense que tu penses que..." Tout cela est fort intéressant. Et à lire pour qui s'intéresse à l'ontologie du social. Mais si j'écris, ce n'est pas pour inciter à augmenter les droits d'auteur de ce professeur éminent. C'est parce que c'est un livre à bien des égards révélateur de l'insularité de la philosophie anglo-saxonne.

La thèse centrale de Searle ne fait que dire avec les mots et le mode de discussion de la philosophie analytique et les acquis de la logique ce qu'on peut déjà trouver chez Dilthey et nous avons une nouvelle version de la théorie des deux sciences. Ce n'est pas inintéressant mais Searle ne semble pas même soupçonner que des bons vieux continentaux l'ont précédé d'une bonne centaine d'années (au moins).
Searle est une réaliste convaincu et je crois qu'il a raison sur ce point. Mais sa défense du "réalisme externe" a des aspects kantiens qu'il soupçonne lui-même par moment puisqu'il dit que le réalisme est la présupposition de toute discussion ontologique sérieuse et y compris des discussions sur le réalisme et appelle cela un argument transcendantal en faveur du réalisme. Mais chose curieuse, il accuse l'idéalisme transcendantal de Kant d'être une version de l'idéalisme de Berkeley! C'est tout bonnement hallucinant. Dans mon modeste commentaire sur les "Prolégomènes", j'insiste particulièrement sur cette question. Je traite aussi de cette affaire dans ma recension du livre de Popper.
Searle parle du "scepticisme cartésien". On peut ignorer l'histoire de la philosophie occidentale, mais à ce point c'est grave. Tout étudiant en philosophie sait précisément que Descartes n'est pas un sceptique mais que le cartésianisme peut se comprendre comme une réponse au scepticisme de Montaigne (c'est explicite dans de nombreux textes de Descartes. Quand Montaigne dit "Que sais-je?", Descartes lui répond "ego sum" et tout le reste s'en suit.
Jacques Bouveresse a sans doute raison de préférer Searle à Derrida. Mais il faudrait que nos amis américains fassent aussi un petit effort de culture.

samedi 10 septembre 1994

Husserl, la phénoménologie, l’IA et les sciences cognitives

La pensée de Husserl, bien qu'elle soit orientée contre le «psychologisme» a une grande importance dans tout ce qui concerne les sciences de l'esprit. Les rapports entre phénoménologie et psychologie sont clairement posés de puis la naissance de la Gestalt. Ils ont pris un nouveau tour avec le développement des sciences cognitives. En posant la question des structures intentionnelles de toute conscience possible, fût-elle celle des anges ou des démons, Husserl ouvrait naturellement la voie à ceux qui cherchaient à fabriquer un étant-conscient avec des circuits électroniques ou les bandes de papier infinies des machines de Turing. Terry Winograd et Fernando Flores[1] vont chercher leurs références philosophiques plutôt du côté de Heidegger et Gadamer et en arrivent à une remise en cause radicale des prétentions de l'IA. Hubert Dreyfus[2] dans la livraison de Janvier-Mars 1993 des Etudes Philosophiques étudie quels sont les rapprochements possibles entre Husserl et les sciences cognitives, mais aussi qu'est-ce qui constitue la limite infranchissable de ce programme. A sa suite s'engage une débat qui touche aux questions centrales de la phénoménologie transcendantale de Husserl et lui donne un éclairage particulier très vif.

En quoi consiste la plus grande réalisation de Husserl ? En une «théorie générale du contenu des états intentionnels qui rende de l'être-dirigé-sur de toute activité mentale»[3]. Le noème est cette structure abstraite par laquelle l'esprit renvoie à des objets. Husserl est le premier à avoir produit une théorie générale du rôle des représentations mentales dans la philosophie du langage et de l'esprit. La divergence essentielle qu'il a avec Heidegger ou Merleau-Ponty qui eux aussi se situent dans le courant de la phénoménologie porte précisément sur la priorité accordée à l'étude du contenu représentationnel des états intentionnels.

Hubert Dreyfus présente le développement de la pensée de Husserl en deux phases : une première phase qui est celle de l'élaboration de la théorie représentationnelle de l'esprit, une deuxième phase qui correspond à une «théorie computationnelle des représentations. Dreyfus note les rapprochements entre la première manière de Husserl, celle des «Recherches Logiques», et la philosophie du langage de quelqu'un comme John Searle. La distinction de Husserl dans l'acte représentationnel entre acte-matière et acte-qualité recouvre la distinction de Searle entre contenu propositionnel et force illocutoire. Ce qui doit être noté c'est le caractère absolu que joue l'évidence dans la phénoménologie de Husserl «l'objet intentionnel de la représentation est le même que son objet véritable [...] et il est absurde d'établir une distinction entre les deux» dit Husserl[4]. Pour Searle nous savons reconnaître les conditions de satisfaction de nos états intentionnels sans avoir besoin d'un type particulier d'évidence.  Pour Searle, un état intentionnel est précisément une représentation de ses conditions de satisfaction.

A partir des Ideen, Husserl renforce sa théorie de l'intentionnalité et la modifie. La connaissance est conçue comme un couplage structurel de la noèse (acte de conscience) et du noème qui est apparaît comme une forme abstraite. Le noème doit rendre compte du fait que l'esprit renvoie à des objets. Il a une triple fonction : référence (désigner l'objet), description et synthèse. Le noème contient des prédicats descriptifs articulés et des règles permettant de produire toute description ultérieure de l'objet. Selon Hubert Dreyfus, il s'agit là d'une avancée vers le cognitivisme qui précisément sépare alors Husserl de Searle. Dreyfus soutient la thèse suivante qui devrait être discutée :

... deux questions cruciales indépendantes : (I) Quel est le rôle d'un contenu représentationnel ? En tant que trait essentiel des états intentionnels, joue-t-il un rôle fonctionnel en rendant possible l'intentionnalité ?  (II) Dans quelle mesure  notre activité significative comporte-t-elle un contenu intentionnel ? A supposer que l'on sache toujours ce que l'on veut dire, toute intelligence humaine peut-elle être analysée en termes de contenu intentionnel ?[5]

A la question (I), Husserl répond positivement et formule ainsi l'idéalisme transcendantal et se sépare ainsi de Searle. La réponse positive à la question (II) conduit Husserl à analyser toute activité, y compris l'activité pratique dans une forme de renvoi-à-des-objets et c'est ce sur quoi se sépare Heidegger.

Pour Husserl l'esprit structure notre expérience de la réalité. Le noème est ce qui unifie l'expérience et rend l'intentionnalité possible. Ainsi le noème doit contenir l'apparence ordonnée des autres perspectives. C'est pourquoi le contenu représentationnel ou noème est une règle de synthèse. Dreyfus engage la discussion sur le «solipsisme méthodologique» de Husserl, thèse défendue en autres par Fodor et Hilary Putnam.

Comment la philosophie de Husserl s'articule-t-elle à l'IA ?

Par la recherche concernant les structures intentionnelles et les opérations mentales inhérentes à toute forme de comportement intelligent.

Par la théorie concrète de Husserl sur les structures complexes à l'oeuvre dans la constitution du monde. Husserl voit dans l'intelligence une forme d'activité intimement liée au contexte et toujours orientée par des buts.

On sait que Dreyfus conteste sérieusement toute forme d'IA et dans le cadre même de cette opposition, il fait fond sur Heidegger et la conception du Dasein exposée dans Sein und Zeit contre le cognitivisme de Husserl. MacIntyre critique assez justement la position de Dreyfus en faisant remarquer que Dreyfus s'appuie sur une identification entre la Théorie Représentationnelle de l'Esprit (TRE) de Fodor et la phénoménologie transcendantale de Husserl. C'est effectivement sur deux points que le problème se pose. D'une part le noème de Husserl ne peut pas être assimilé purement et simplement à une représentation quoiqu'il puisse être représenté. D'autre part, pour Husserl la phénoménologie n'est pas une eidétique formelle et elle ne peut pas être considérée comme une science de même nature que les mathématiques. Or la théorie de Fodor est celle d'une computation des représentations, donc d'une manipulation purement syntaxique.

Plus fondamentalement, il y a quelque chose de gênant dans la manière dont la philosophie de l'esprit aborde les auteurs classiques. L'exemple de Husserl n'en est qu'un parmi beaucoup d'autres. On pourrait évoquer Dennett et son théâtre cartésien, etc.. Ce quelque chose de gênant réside dans le décalage entre l'intention métaphysique des auteurs classiques et l'utilisation «positiviste» de la philosophie de l'esprit. Or, on ne peut pas faire comme si cette «intention métaphysique» n'existait pas ou bien n'était qu'un ornement sacrifiant à l'esprit du temps. Le «platonisme immanentiste» de Husserl n'est pas un aspect secondaire de sa philosophie mais bien son centre puisqu'il repose sur le primat de la subjectivité. Or, peut-on parler sans dommage de la «subjectivité» d'un ordinateur ? C'est justement sur ce point que se concentre la critique de Searle : un ordinateur manipule du code, il est le prototype de la «pensée aveugle» alors qu'un sujet donne du sens aux symboles qu'il utilise. La différence que fait Husserl entre Sinn et Bedeutung est ainsi tout à fois subtile et décisive[6]. Or la philosophie de l'esprit identifie ces deux termes. Une signification, prise au sens de référence – pour prendre la traduction anglaise standard de Bedeutung – n'est pas un sens.

La discussion principale porte sur l'interprétation du noème tel que le définit Husserl. Le noème justement est ce sens qui est donné à la perception. Il n'est pas le «contenu» de la perception. L'identification du noème au «frame» de Minsky, si séduisante qu'elle puisse paraître au premier abord, est ainsi susceptible d’être dépourvue de toute base sérieuse.




[1]Terry Winograd & Fernando Flores  : L'intelligence artificielle en question (PUF)

[2]voir le célèbre What computers can't do ? (1979) de cet auteur.

[3]Dagfinn Føllesdal cité par Hubert Dreyfus: Husserl et les Sciences cognitives (Etudes Philosophiques Jan-Mar 1991)

[4]Husserl : Recherches Logiques Tome 2 page 321

[5]Hubert Dreyfus : op.cit. page 9

[6]voir Derrida : La voix et le phénomène.

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