jeudi 25 mars 1999

Searle et la construction du social Gallimard NRF - Collection "Essais"

Je signale le livre de John R. Searle, La construction de la réalité sociale (Gallimard, 1998). Searle est un "matérialiste" même si le mot n'est jamais prononcé parce que peut-être trop connoté pour un auteur étatsunien. Il affirme que nous vivons dans un monde et un seul dont "les caractéristiques les plus fondamentales sont celles que décrivent la physique, la chimie et les autres sciences de la nature". Cependant il a toujours refusé les diverses formes de réductionnisme physicaliste en philosophie de l'esprit; en particulier dans la polémique contre les Churchland sur l'IA - voir son fameux argument de la chambre chinoisequi est une expérience de pensée conçue comme une réfutation directe du "test de Turing". Comme Dreyfus et d'autres, et contre Dennett, Millikan, Minsky, etc., Searle maintient que les machines ne peuvent pas penser au sens où les hommes pensent car les programmes d'ordinateurs n'ont qu'une syntaxe et pas de sémantique et par conséquent l'intentionnalité qu'ils semblent manifester n'est qu'une intentionnalité dérivée et non une intentionnalité intrinsèque comme celle des esprits humains. Les travaux de Searle portent aussi sur la théorie des actes de langage où Searle prolonge Austin. Dans son dernier livre, Searle tente d'appliquer ses propres théories concernant l'intentionnalité et les actes de langage à la construction des faits sociaux. Le postulat de base de base est que les faits sociaux se distinguent radicalement des faits bruts (genre "le chat est couché sur le tapis" ou "le mont Everest est couvert de neige et de glace") en ce qu'ils sont tous intentionnels et comportent nécessairement une composante linguistique. Enfin à la différence des "individualistes méthodologiques" purs et durs, Searle affirme qu'il y a une intentionnalité collective (les individus peuvent vouloir dire quelque chose comme "nous" et pas seulement "je pense que tu penses que..." Tout cela est fort intéressant. Et à lire pour qui s'intéresse à l'ontologie du social. Mais si j'écris, ce n'est pas pour inciter à augmenter les droits d'auteur de ce professeur éminent. C'est parce que c'est un livre à bien des égards révélateur de l'insularité de la philosophie anglo-saxonne.

La thèse centrale de Searle ne fait que dire avec les mots et le mode de discussion de la philosophie analytique et les acquis de la logique ce qu'on peut déjà trouver chez Dilthey et nous avons une nouvelle version de la théorie des deux sciences. Ce n'est pas inintéressant mais Searle ne semble pas même soupçonner que des bons vieux continentaux l'ont précédé d'une bonne centaine d'années (au moins).
Searle est une réaliste convaincu et je crois qu'il a raison sur ce point. Mais sa défense du "réalisme externe" a des aspects kantiens qu'il soupçonne lui-même par moment puisqu'il dit que le réalisme est la présupposition de toute discussion ontologique sérieuse et y compris des discussions sur le réalisme et appelle cela un argument transcendantal en faveur du réalisme. Mais chose curieuse, il accuse l'idéalisme transcendantal de Kant d'être une version de l'idéalisme de Berkeley! C'est tout bonnement hallucinant. Dans mon modeste commentaire sur les "Prolégomènes", j'insiste particulièrement sur cette question. Je traite aussi de cette affaire dans ma recension du livre de Popper.
Searle parle du "scepticisme cartésien". On peut ignorer l'histoire de la philosophie occidentale, mais à ce point c'est grave. Tout étudiant en philosophie sait précisément que Descartes n'est pas un sceptique mais que le cartésianisme peut se comprendre comme une réponse au scepticisme de Montaigne (c'est explicite dans de nombreux textes de Descartes. Quand Montaigne dit "Que sais-je?", Descartes lui répond "ego sum" et tout le reste s'en suit.
Jacques Bouveresse a sans doute raison de préférer Searle à Derrida. Mais il faudrait que nos amis américains fassent aussi un petit effort de culture.

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