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samedi 7 avril 2018

La voix du corps

Dans son Cours De Linguistique Générale, Saussure annonce la naissance d’une science générale des signes ou sémiologie qui, parmi les différents systèmes de signification, comprend ce système particulier qui trouve son expression dans le langage. Roland Barthes, considérant qu’il n’y a pas de sens qui ne soit nommé propose la réduction de la sémiologie à la linguistique du moment que le monde des significations passe toujours par la médiation du langage qui les nomme. Le contenu de toute culture, en effet, est toujours exprimable dans la langue de cette culture et il n’existe pas de matériaux linguistiques qui ne soient les symboles de signifiés réels. Le progrès linguistique de l’humanité a toujours synchrone avec le développement technique des cultures : c’est la même structure mentale et cérébrale qui permet à l’homme de se rapporter au monde aux moyens de la fabrication d’outils ou au moyen de symboles linguistiques.

jeudi 4 janvier 2018

L’expérience du corps



Nous avons l’expérience des corps et celle de notre corps en particulier. Pour tout dire, il n’y a guère que les corps et leurs transformations qui puissent être l’objet d’expérience si l’expérience est la mise en rapport de ma sensibilité avec les choses du monde. Peut-on parler d’expérience en dehors de ce vécu qui est nécessairement enraciné dans le corps ? Mais cette expérience du corps se pose immédiatement de manière double selon les subtilités même de la grammaire et de la sémantique de la langue française. La préposition « de », en tant qu’elle introduit le complément du nom, peut être aussi bien une marque de possession (comme le génitif latin) ou une marque de l’origine ou du lieu, etc. L’expérience du corps est ainsi l’expérience propre au corps, l’expérience que fait le corps ou l’expérience que le sujet fait du corps posé cette fois comme objet de l’expérience.
Nous n’en avons pas fini avec la polysémie de l’expression « expérience du corps ». Avoir de l’expérience, c’est avoir vécu et ne pas être confronté aux choses comme un néophyte. Nous apprenons de l’expérience et notre corps mémorise cette expérience (comme apprendre à nager ou à faire du vélo). Mais la connaissance expérimentale est autre chose : l’expérience des miroirs de Fresnel corrobore la thèse de la nature ondulatoire de la lumière. Ainsi, de la même manière que lorsque nous parlions du corps, on peut distinguer une face subjective de l’expérience (le vécu, « Erlebnis » chez Husserl) et l’objectivation qui s’opère dans la connaissance expérimentale.  

Commençons par le commencement. Le corps fait l’expérience de lui-même car être, c’est être affecté. Nous nous éprouvons-mêmes et c’est seulement ainsi que nous parvenons progressivement à l’être-humain, à l’être-dans-le-monde. La vie subjective, celle des premiers cris, celle de l’apaisement que donne le sein de la mère, celle des premières douleurs et des premiers plaisirs, des premières caresses, est d’abord l’expérience du corps au sens le plus simple, le moins « épistémologique » possible, du terme. Nous savons, dès le début, combien plaisir et souffrance sont de même nature. e Méditation Métaphysique de Descartes. Si l’opération du « cogito » était la recherche de ce « j’existe » comme certitude première, ce serait à la fois ridicule et inutile et, fort heureusement, le sens du travail de Descartes est à chercher ailleurs. Cette expérience que nous faisons de nous-même est, de part en part, une expérience charnelle. Elle précède toute opération réflexive, toute induction, toute synthèse. « J’ai fait l’expérience de la brûlure » : voilà une phrase qui ne se peut prononcer qu’au passé, en « mettant des mots » sur des affects corporels, ou plutôt sur les souvenirs de ces affects, mais au présent, au moment où je me brûle, il n’y a pas de phrase, pas de mots, pas de généralisation ni d’ambition cognitive, il n’y a que l’expérience pure de la brûlure, l’expérience de la souffrance. La chair se révèle à elle-même.
C’est la chair, telle que la pensent Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Elle est entièrement tournée vers elle-même, le monde n’existe pas et elle n’en a pas besoin. Nous n’avons nul besoin de nous « prouver » notre propre existence et nous n’avons nul besoin de nous livrer à cet exercice extravagant qui consiste à se replier en soi-même par un acte réflexif, à suspendre tous les contenus de nos pensées pour isoler la pensée pure en acte, le « je suis, j’existe » de la II

En deuxième lieu, le monde est donné au corps propre et par le corps propre. Le monde « existe » précisément parce j’existe comme corps placé au centre de ce monde et l’ordonnant. C’est en tant que je suis ce corps, cette chair, que je me heurte au monde, que mon regard s’arrête sur les choses, non pas en les survolant, en les décrivant « objectivement », du point de vue de nulle part, mais en percevant l’obstacle qui empêche le regard de se perdre dans le pur néant. Et toutes les choses se disposent vis-à-vis de moi, elles se situent par rapport à moi, par rapport aux possibles de mon organisation corporelle, celles qui sont à portées de la main et celles qui sont si floues dans le lointain que je les vois à peine. Devant, derrière, droite, gauche, haut, bas, c’est mon corps qui organise tout cela. Il n’y a d’organisation de l’espace et même d’espace tout court que pour un corps sentant, un corps perceptif. Évidemment, je peux me situer moi-même (je suis au milieu de la pièce, tourné vers la fenêtre) mais cette expérience-là, celle qui assigne à mon propre corps des coordonnées spatiales, est une expérience seconde, où par abstraction, j’essaie de me voir comme si j’étais ailleurs, comme si j’étais dans n’importe quel lieu… Mais cette objectivation de moi-même est un processus réflexif, c’est-à-dire strictement parlant un retour sur lui-même du regard que j’ai lancé tout autour de moi. En dehors de ce processus d’abstraction, de ce processus de fabrication dans la représentation d’une irréalité, je ne peux me situer dans le monde, c’est au contraire moi qui situe le monde et l’organise, lui donne consistance et réalité. Ainsi le monde est l’expérience du corps parce qu’il est l’expérience que fait le corps.

En troisième lieu, nous faisons l’expérience du corps d’autrui comme nous sommes transformés en corps-objet pour autrui. Dans le monde, il y a les autres corps, ceux des choses et ceux des êtres vivants et parmi les êtres vivants, les autres humains. Dans les autres corps vivants, nous reconnaissons spontanément les manifestations de la vie. Et de la même manière que le sujet n’est jamais un sujet pur (une pensée en train de penser) qui pourrait prendre son propre corps comme objet, comme le spectateur jette un œil sur le spectacle, de la même manière nous ne pouvons pas nous comporter vis-à-vis d’autrui comme s’il n’était qu’une chose parmi les choses. Il y a une expérience immédiate de l’inter-corporéité, soutient Merleau-Ponty. Michel Henry fait de la sexualité ce qui nous révèle l’essence de la vie et la marque de la subjectivité. Par la sexualité s’engage une nouvelle forme de la vie corporelle qui fait non seulement l’expérience de soi mais aussi et surtout celle d’autrui. Dans cette expérience, autrui n’est pas posé comme différent et étranger mais comme la possibilité de rejoindre la vie elle-même : « ce serait par son corps de nous aurions accès à autrui » (M. Henry, Incarnation). Il faut comprendre l’érotique ici comme la manifestation première, originelle de la vie, avant toute représentation. La pornographie, étymologiquement « écrits ou dessins des prostituées » procède au contraire de la « mise en image », c’est-à-dire de la substitution de l’image à la vie. Dans l’érotisme, l’accès à autrui ne se fait ni sur le mode de la séduction ni sur celui de l’emprise (prise de guerre, violence) mais bien dans la recherche de la coïncidence.
À cette expérience du corps d’autrui fondée sur la coïncidence, on pourrait opposer la thèse bien plus agonistique de Sartre qui part du regard de l’autre. Je ne deviens moi-même – un être pour-soi – que par l’autre. Mais dans le regard de l’autre, je suis objectivé. Je deviens un pur en-soi. La honte fondamentale, est la honte d'être un objet pour autrui. L’expérience de la honte est ici l’expérience première. La honte me révèle le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Pour me trouver moi-même, pour me reconnaître moi-même, j’ai donc besoin de l’autre. Ce qui nous dérange c’est que l’autre détienne la clé de ce que nous sommes et c’est de cela dont nous avons honte. Nous avons honte de ne pas être à nous-même notre propre fondement. D’où cette fameuse phrase à la fin de Huis clos : « L’enfer c’est les autres ». Non pas parce qu’ils nous « pourrissent » la vie, parce qu’ils nous dérangent, parce qu’ils s’opposent à nous, mais parce que nous ne pouvons pas nous passer d’eux pour accéder à nous-mêmes, parce que le fondement de ce que nous sommes se trouve dans leur regard. D’où la tendance à leur jouer la comédie et aussi à se la jouer à nous-mêmes et ainsi à faire preuve de mauvaise foi. Dualité donc que l’expérience du corps de l’autre : d’un côté la recherche de la coïncidence et de l’autre l’impossible coïncidence.

En dernier lieu, nous faisons l’expérience objective du corps en général, du corps qui n’est plus ni le mien, ni celui d’autrui, mais un corps en général, un corps représenté, comme le corps des écorchés de Vésale auteur de la première Structure du corps humain. Ce corps objectivé est un corps irréel puisqu’il n’est qu’une représentation ou idéalisation du corps. L’expérience du corps le découpe, le tronçonne en unités fonctionnelles. C’est un corps en morceau, éclaté. Le regard du médecin suppose cette décomposition du corps. D’un côté le médecin a un patient, avec qui il parle, dont il essaie de comprendre la souffrance, mais de l’autre, quand il passe à l’acte, le médecin n’a plus qu’une plaie à suturer et non plus une chair vivante, sensible. Claude Bernard disait, peut-être en plaisantant, qu’il n’avait jamais trouvé l’âme sous son scalpel. Mais sous son scalpel, il n’a pas trouvé non plus la vie qui se dissout en processus physico-chimiques. Le corps scientifique est un corps sans vie, une machine, car l’a si bien deviné Descartes.
Aussi utile qu’elle soit, aussi vitale même, cette vision scientifique, objective, du corps ne nous donne pas l’expérience de notre corps à proprement parler mais celle d’un « simulacre biologique », pour reprendre une formule de Merleau-Ponty.

Pour conclure, demandons-nous ce qu’il y a de si fondamental sur le plan métaphysique dans cette expérience du corps. « Nous sentons et expérimentons que nous somme éternels » dit Spinoza.  Phrase mystérieuse qui s’éclaire si nous prenons en compte cette définition tirée de l’Éthique : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même. » Effectivement, l’expérience du corps, c’est l’expérience de l’existence elle-même et jamais celle de la non-existence ! Spinoza dit encore que la pensée de la mort est une pensée inadéquate, c’est-à-dire une pensée tronquée et par là faussée. Pourquoi ? Tout simplement parce que, non seulement on ne peut rien dire de sérieux concernant la mort, sinon des fadaises convenues et des consolations pour les endeuillés, mais encore parce que nous n’avons jamais aucune expérience de la mort. L’expérience de la souffrance, de la pire des souffrances, est encore une expérience de la vie. Rien dans cette expérience que nous avons de notre corps n’implique la cessation de l’existence. Certes nous savons que nous mourrons, d’un savoir assez vague, mais nous ne pouvons jamais savoir ce que c’est que mourir. Autrement dit, si nous sortons des affects morbides, de tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir, nous sentons bien que nous sommes éternels, non pas parce que notre âme serait immortelle (ce qui ne se peut, selon Spinoza) mais bien parce que nous faisons l’expérience de l’existence elle-même en tant que nous sommes corps.

jeudi 5 octobre 2017

Corps inertes, corps vivants



Si l’on voulait faire une classification générale des corps (un peu comme on fait une classification générale des êtres vivants), c’est certainement la division entre corps vivants et corps inertes qui s’imposerait en premier lieu. Les autres critères de distinction, par exemple solide, liquide et gazeux, sont éminemment contestables : ce ne sont que des états du corps et non des propriétés substantielles. Cette division entre corps vivants et corps inertes apparaît d’autant plus évidentes que les adjectifs « vivant » et « inerte » apparaissent comme des antonymes. Du reste les sciences de la nature semblent bien se diviser en deux grandes branches, la physique qui s’occupe des corps inertes et la biologie qui s’occupe des corps vivants. Cependant, on ne peut que constater le caractère problématique de cette grande césure dès qu’on cherche à sortir des dénominations purement formelles pour saisir conceptuellement ce que sont le vivant et l’inerte.
§1. Commençons par le plus simple. Ce qui est inerte est ce qui est soumis au seul principe d’inertie : un corps sur lequel ne s’exerce aucune force extérieure persiste dans l’état dans lequel il se trouve. S’il est au repos (relativement à un certain référentiel) il demeure au repos et s’il est en mouvement il demeure en mouvement rectiligne uniforme. Aucun corps inerte ne se meut qu’il n’est été mis en mouvement par une force extérieure – on retrouve tout cela chez Galilée, Descartes et Spinoza et c’est le principe fondamental de la mécanique. La relation fondamentale F=mg qui lie la force à l’accélération que subit un corps de masse « » exprime mathématiquement cette loi fondamentale. Inversement un corps vivant apparaît comme un corps capable de se mouvoir de lui-même, comme s’il possédait une force propre, indépendante des forces qui s’exercent sur lui. Cette première opposition ne résiste cependant pas à l’examen. Les plantes qui sont bien des corps vivants ne se meuvent point d’elles-mêmes et nous avons du mal parfois à distinguer une plante comme un lichen de la coloration de la pierre due à l’oxydation. Inversement, nous savons construire des machines qui se meuvent d’elles-mêmes (elles sont automobiles !) et peuvent même accomplir toutes sortes de mouvements compliqués (comme les robots). 
Il faudrait donc étendre la notion de mouvement au-delà du mouvement de translation pour revenir à la définition aristotélicienne qui incluait sous le concept de mouvement le déplacement local, mais aussi la croissance (ou son contraire) et l’altération. Mais si nous croyons toucher ici une vraie césure entre vivant et inerte, nous devons vite déchanter. Les programmes informatiques sont des machines qui peuvent se reproduire (un virus, par exemple !), croître ou se modifier en fonction de l’environnement. Elles peuvent simuler un certain nombre de traits propres aux êtres vivants.
§2. Si le mouvement, même dans son acception étendue aristotélicienne, n’est pas un critère décisif de séparation entre corps vivants et corps inertes, il nous faut approfondir notre recherche. Le biologiste Henri Laborit définissait ainsi un être vivant : c’est une structure qui préserve sa structure : « La seule raison d'être d'un être, c'est d'être. C'est-à-dire de maintenir sa structure. C'est de se maintenir en vie. Sans cela, il n'y aurait pas d'être. Remarquez que les plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur nourriture directement dans le sol, à l'endroit où elles se trouvent. Et grâce à l'énergie du soleil, elles transforment cette matière inanimée qui est dans le sol en leur propre matière vivante. Les animaux, eux, donc l'homme qui est un animal, ne peuvent se maintenir en vie qu'en consommant cette énergie solaire qui a donc déjà été transformée par les plantes. Et ça, ça exige de se déplacer. Ils sont forcés d'agir à l'intérieur d'un espace. » Au contraire, en première approche, il semble que les corps inertes n’ont aucun principe interne, aucun conatus qui les pousse à persévérer dans leur être. Laborit reprendrait ici un principe spinoziste mais en l’appliquant seulement aux êtres vivants, alors que Spinoza ne fait pas cette distinction entre vivant et inerte.
Qu’est-ce qui permet à cette structure qu’est le corps vivant de préserver sa structure ? Un corps vivant est un corps qui a un « milieu intérieur » (cette définition est due à Claude Bernard). La plus élémentaire des bactéries sépare les corps qui la composent des corps extérieurs par une membrane, une membrane qui n’est pas étanche et sert aux échanges avec le milieu environnant, auquel ce corps vivant est soumis en dernière analyse. Une machine n’a pas de « milieu intérieur » : enlever le capot n’affecte nullement le fonctionnement du moteur. Les liens entre les parties d’une machine ne sont pas organiques mais purement mécaniques comme le sont les branchements d’un ordinateur que l’on peut modifier à souhait.  Un corps vivant est un corps qui dispose de mécanisme d’auto-régulation internes assurant une relative autonomie par rapport au monde environnant alors qu’un corps inerte est entièrement soumis à son milieu environnant.
§3. Comme nous avons dit qu’un corps vivant est une structure, il faut prendre la chose au sérieux : il n’est qu’une structure ! Les axiomes, postulats, lemmes, corollaires et scholies de la partie II de l’Éthique de Spinoza sont ici particulièrement éclairants. Un corps vivant peut grandir sans cesser d’être lui-même. Il peut effectuer de même toutes sortes de mouvements et remplacer toutes les parties qui le composent en puisant dans les corps extérieurs et cependant ne change pas. Au contraire un corps inerte s’use sans jamais pouvoir se reconstituer spontanément. Les Athéniens qui entretenaient le bateau de Thésée, remplaçant chaque partie dès qu’elle commençait à se corrompre et le maintenaient ainsi aussi neuf qu’a premier jour, devaient y mettre du leur car le bateau de lui-même aurait eu tôt fait de devenir une épave ! Leibniz ne fait remarquer : le bateau n’était plus substantiellement le même.
Nous pourrions donc formuler une nouvelle différence. Les corps inertes ne sont pas seulement ceux qui sont soumis au principe d’inertie, ils sont aussi ceux qui sont soumis au second principe de la thermodynamique. Leur loi est celle de la croissance de l’entropie, ou encore de la croissance du désordre : la structure d’un corps inerte se défait spontanément. Au contraire un corps vivant est un corps qui produit de l’entropie négative, de la néguentropie. Ilya Prigogine, jadis prix Nobel de Chimie, a montré comment des structures loin de l’état d’équilibre peuvent se maintenir en consommant de l’énergie. Sa théorie des « structures dissipatives » permet de donner un bon modèle du vivant comme système d’entropie négative à l’intérieur d’un univers soumis à la loi de l’entropie croissante.
§4. Ces distinctions entre vivant et inerte gardent cependant un caractère limité. Elles ne permettent pas de comprendre comme le vivant peut naître de l’inerte. Or c’est bien ce qui se passe ! Nous savons que la vie est apparue sur Terre voilà à peu près 4 milliards d’années à partir de réactions chimiques complexes qui se sont produites dans les océans primitives et une atmosphère surchargée en méthane. Ainsi la frontière entre inerte est le vivant n’est-elle pas étanche ! Et le miracle, une fois enclenché, se reproduit en permanence. La matière « inerte » est transformée en composant du corps vivant. Mais dans le même temps les frontières s’effacent progressivement entre la connaissance des corps inertes et celle des corps vivants. Les progrès spectaculaires de la biologie moléculaire, de cette chimie du vivant en attestent.
Peut-être est-il temps de faire le pas et de considérer comme le laisse entendre Spinoza et comme le dit clairement Leibniz qu’il n’y a pas de matière inerte mais seulement des corps vivants ! La matière inerte n’est qu’une idée confuse que nous nous faisons à partir de nos perceptions. Après tout, le corps inerte de cet homme qui vient de mourir n’est pas pour autant privé de vie et d’ailleurs la vie va encore longtemps faire son œuvre en lui… Mais prenons cette table : elle est privée de mouvement et tout ce qui pourrait y faire voir de la vie. Et pourtant elle se tient par toutes sortes de forces de liaison que nous ne percevons pas avec nos yeux mais qui expliquent qu’elle ne s’effondre pas en poussière immédiatement. Au niveau plus profond, ce sont les forces liaison ou interactions chimiques qui unissent les atomes pour former des molécules et ce qui fait tenir les atomes ce sont d’abord les interactions électrofaibles qui unissent les électrons aux noyaux mais aussi les interactions électro-fortes qui assurent la cohésion des noyaux. Ainsi cette table inerte est un concentré d’énergie. Elle n’existe que parce qu’à tous les niveaux s’effectuent des processus qui la font exister et elle n’existe que tant que ces processus sont en acte. Et donc tout ce qui est n’est qu’effectuation de processus.
En conclusion, la distinction entre corps vivants et corps inertes a évidemment sa pertinence mais elle doit être considérée non comme une distinction absolue, établie une fois pour toutes mais comme un processus dialectique. Elle établit des différences mais pose en même temps d’unité de ces différences. En séparant absolument corps vivant et corps inerte comme on l’a trop longtemps fait, on a été contraint de rechercher on ne sait quel « principe vital » pour expliquer le vivant, un « principe vital » qui a rejoint le phlogistique et l’éther au musée des pseudo-concepts dont la science a dû se débarrasser pour progresser. Il est sans doute nécessaire de revenir à l’intuition des Spinoza, Leibniz et Diderot qui voient la matière comme vivante en chacune de ses parties.

lundi 10 octobre 2016

Les grandes philosophies sont-elles dogmatiques ?

Les systèmes philosophiques ont mauvaise presse. C’est Engels qui affirme que la philosophie de Hegel fut le dernier et le plus colossal avortement de la philosophie systématique. Un peu partout, on dénie à la philosophie tout pouvoir véritatif – seules les sciences, sans qu’on précise toujours bien ce que l’on entend par là, posséderaient le privilège d’atteindre la vérité. Kant, en fracassant la vieille métaphysique, ce « champ de bataille », aurait mis fin une fois pour toutes à toute cette philosophie dogmatique.

vendredi 30 septembre 2016

Parole et vérité

La vérité réside dans la parole sans s’y identifier » (Luigi Pareyson, Verità e interpretazione)

Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.

La vérité réside dans la parole.

Commençons par le plus simple : pour le croyant la vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. – « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce. Aristote le dit quand il veut définir le vrai :
« Dire de ce qui est qu’il n’est pas ou de ce qui n’est pas qu’il est, c’est faux ; tandis que dire de ce qui est qu’il est et de  ce qui n’est pas qu’il n’est pas, c’est vrai »(Métaphysique, 1110b,26)
Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. C’est ce qu’affirme Spinoza :
La première signification donc de Vrai et de Faux semble avoir tiré son origine des récits ; et l'on a dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n'était arrivé nulle part. Plus tard les Philosophes ont employé le mot pour désigner l'accord ou le non-accord d'une idée avec son objet ; ainsi, l'on appelle Idée Vraie celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ; Fausse celle qui montre une chose autrement qu'elle n'est en réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l'esprit. Et de là on en est venu à désigner de même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons de l'or vrai ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même, ce qui est ou n'est pas en lui. (Pensées métaphysiques)
Les mots « vrais » et « faux » ne conviennent qu’aux paroles et non aux choses (sinon par abus de langage)
Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée, que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole.  Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité ! La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part, si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé (ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément, parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose. Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet (perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le décrire.

L’erreur est dans les mots

Faisons une objection : il est possible que la parole ne soit pas adéquate à l’idée. Spinoza soulève cette question dans L’Éthique.
La plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons pas convenablement les noms des choses. Si quelqu’un dit, par exemple, que les lignes menées du centre d’un cercle à sa circonférence sont inégales, il est certain qu’il entend autre chose que ce que font les mathématiciens. De même, celui qui se trompe dans un calcul a dans l’esprit d’autres nombres que sur le papier. Si donc vous ne faites attention qu’à ce qui se passe dans son esprit, assurément il ne se trompe pas ; et néanmoins il semble se tromper parce que nous croyons qu’il a dans l’esprit les mêmes nombres qui sont sur le papier. Sans cela nous ne penserions pas qu’il fût dans l’erreur, comme je n’ai pas cru dans l’erreur un homme que j’ai entendu crier tout à l’heure : Ma maison s’est envolée dans la poule de mon voisin ; par la raison que sa pensée véritable me paraissait assez claire. Et de là viennent la plupart des controverses, je veux dire de ce que les hommes n’expliquent pas bien leur pensée et interprètent mal celle d’autrui au plus fort de leurs querelles ; ou bien ils ont les mêmes sentiments, ou, s’ils en ont de différents, les erreurs et les absurdités qu’ils s’imputent les uns aux autres n’existent pas. (Spinoza. Éthique, partie II, proposition 47, scolie)
Avant d’entrer dans le détail de l’argumentation, il convient de préciser ce qu’est réellement la thèse soutenue par Spinoza. « La plupart des erreurs », dit l’auteur. Ce qui dit clairement que certaines de nos erreurs peuvent venir d’une autre cause. Nous nous garderons donc de tirer de ce texte des conclusions absolues sur l’erreur chez Spinoza. Donc la plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons pas correctement les noms aux choses. La cause de l’erreur ne vient donc pas de l’idée que nous nous faisons des choses mais de la manière dont nous les désignons : soit que nous donnions le même nom à deux choses différentes, soit que nous donnions à une chose un nom qui en évoque une autre, soit encore que par deux noms différents l’un a dans son esprit une chose et son interlocuteur une autre chose, soit encore que, comme dans le lapsus, nous nommons une chose d’un autre nom sans raison apparente.
Un nom est un signe : des sons ou une représentation graphique (écrite) sont associés dans notre esprit à une chose. Or ces signes sont fondamentalement ambigus, équivoques, polysémiques diront les linguistes. En effet, nous apprenons les noms par l’expérience immédiate ou par les paroles des autres. Enfants, nous avons appris le nom « chien » quand nos parents ont associé ce nom à la perception d’immédiate d’un animal singulier de ce genre.[1] Donc ce nom évoque d’abord en nous l’image du chien singulier que nous avons vu. Mais cette association, par elle-même, ne nous permettra pas de reconnaître comme chien des chiens de race très différente. Encore moins, les autres usages du mot « chien » : qu’est-ce donc qu’être « couché en chien de fusil » ? De la même manière, la plupart des gens associent spontanément le mot « Dieu » non à l’essence de Dieu mais aux représentations qu’ils en ont eues (par exemple dans l’iconographie religieuse chrétienne).
Autrement dit, si on comprend ce que veut dire Spinoza quand il fait résider l’erreur dans la désignation verbale des choses, nous sommes en possession de la connaissance des choses mais comme nous n’accédons à cette connaissance que par le langage, nous n’avons, le plus souvent, qu’une connaissance déformée des choses que nous connaissons ! Bref, nos erreurs viennent finalement que nous ne savons pas ce que nous savons.

Vérité de la parole et réalité

Revenons donc à la question de l’énonciation de la vérité.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout au plus une « illumination », une manifestation de cette « Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans Les rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute, dira-t-on, la loi de la gravitation  régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la physique ont une existence aussi  indépendante de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien n’existe par indépendamment de sa  formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine, mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.

Parole vraie, erreur et mensonge

Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la thèse de Pareyson,  le mensonge et la tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.

La vérité est dans la parole sans s’y identifer

Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour. Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable, au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations, en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser toutes les grandes philosophies comme des « interprétations particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre. Et ce processus est un processus infini.
Il faut ici dire quelques mots de l’historicisme. Pareyson écrit :
Un des lieux communs les plus répandus dans la culture contemporaine est une conception génériquement mais intégralement historiciste, pour laquelle toute époque a sa philosophie et la signification d’une pensée philosophique réside dans sa relation à son temps propre. Il ne s’agit pas de l’historicisme classique, qui, en interprétant l’histoire comme manifestation progressive de la vérité, et donc les philosophies particulières comme les étapes d’un développement de la vérité totale, [thèse de Hegel, DC] finissait par conférer une signification spéculative à la correspondance même entre une philosophie et sa situation historique. Il s’agit au contraire d’un historicisme intégral, qui nie à la philosophie toute valeur de vérité à laquelle elle semble aspirer par la nature même de sa pensée, et qui ne lui reconnaît d’autre valeur que d’être l’expression de son temps.
Ce tableau a été fait il y a quelques décennies, mais il reste d’actualité. La pensée de quelqu’un comme Michel Foucault entre clairement dans cette description de l’historicisme intégral.
Considération historiciste et discussion spéculative ne doivent donc pas s’entendre comme deux manières différentes de faire l’histoire de la pensée philosophique : il ne s’agit pas de deux méthodes exclusives l’une de l’autre qui se disputent l’histoire de la philosophie toute entière, mais de deux méthodes coexistantes qui ont la tâche de se la diviser. Réellement, il y a des philosophies qui sont seulement « expressives » et des philosophies qui sont avant tout « révélatrices ». Seules les premières doivent être soumises à l’historicisation à laquelle les appelle la méthode historiciste, et il ne suffit pas de leur apparence ou de leur prétention à la vérité pour les hausser au mérite d’une discussion philosophique ; et seulement les secondes parviennent au niveau de mériter et en même temps de susciter une discussion spéculative, et ne suffit pas le côté « expressif » qui est inévitablement lié à leur portée révélatrice pour en légitimer une critique historiciste entendue au sens où elle la vide de la vérité et la mesure simplement par la relation à la situation historique.
Il y a donc deux types de parole philosophique. La première est seulement « expressive ». Elle exprime les conditions sociales-historiques de l’époque et pour tout dire elle n’est pas à proprement parler philosophique mais plutôt ce que l’on pourrait idéologique.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation s’opposent : si est interpretatio toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée.
Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.

Parole révélative

La pensée est toujours personnelle. Mais comment peut-elle espérer révéler la vérité ? À cette question Pareyson tente de donner une réponse :
Dans la pensée révélatrice, il advient ainsi que, d’un côté, tous disent la même chose et, de l’autre, chacun dit une chose unique : tous disent la même chose, c’est-à-dire la vérité qui ne peut être qu’unique et identique, et chacun dit une chose unique, c’est-à-dire dit la vérité selon son propre mode, selon le mode qui solum est le sien ; et est un véritable penseur celui qui non seulement dit la vérité unique, laquelle dans son infinité peut bien rendre communes toutes les perspectives aussi différentes qu’elles soient, mais encore persiste pour toute la vie à dire et répéter que l’unique chose qui est son interprétation de la vérité, parce que cette répétition continuelle est le signe que lui, loin de se limiter à exprimer le temps, a atteint la vérité.
C’est un beau tableau de ce qu’est l’histoire de la philosophie.  Tous les philosophes, les grands, disent au fond la même chose ! Ce serait facile à montrer.  La philosophie n’est un « Kampfplatz », un champ de bataille, comme le disait Kant. Ce n’est pas Aristote contre Platon, Spinoza contre Descartes, Hegel contre Kant. Ce n’est une confrontation d’opinions (des philosophes illustres). Tous se posent les mêmes questions et leurs réponses sont toutes aussi « vraies ». Mais vraies d’une vérité qui en même temps est unique, parce qu’elle est une interprétation de la vérité qui s’inscrit dans la suite infinie des interprétations. C’est d’ailleurs pourquoi on ne peut philosopher sans se confronter à toute l’histoire de la philosophie.
La vérité est donc unique et intemporelle à l’intérieur des formulations multiples et historiques qui s’en donnent ; mais une telle unicité qui ne se laisse pas compromettre par la multiplication des perspectives ne peut être qu’une infinité qui les stimule et les alimente toutes, sans se laisser épuiser par aucune d’elles et sans en privilégier aucune ; ce qui signifie que dans la pensée révélatrice la vérité réside plus comme surgissement et comme origine que comme objet de découverte. Comme ne peut pas être révélation de la vérité celle qui ne peut pas être personnelle, de même ne peut être vérité celle qui n’est pas saisie comme inépuisable. Seulement comme inépuisable, la vérité s’en remet à la parole qui la révèle, lui conférant une profondeur qui ne se laisse jamais ni expliciter complètement, ni clarifier entièrement.
La philosophie est une parole. Et il n’y a rien dans l’objet de la philosophie qui puisse se saisir en dehors de cette parole. Mais comme telle cette parole est toujours personnelle. Elle est in-objectivable ! Les lois de la physique, c’est-à-dire les lois des mesures des phénomènes physiques sont objectivables à travers une expérimentation. C’est pourquoi il n’est pas très important que ce soit Galilée ou Newton qui ait découvert ceci ou cela. La parole du philosophe est au contraire inséparable de la personne du philosophe. Le philosophe parle toujours à la première personne. Bruno, philosophe, doit mourir pour ses idées alors que Galilée peut se renier.
Citons encore Pareyson :
Ce qui caractérise la pensée révélatrice est donc la complète harmonie qui y règne entre le dire, le révéler et l’exprimer : le dire dans le même temps et inséparablement révèle et exprime. Que la parole soit révélatrice est le signe de la validité pleinement spéculative d’une pensée non oublieuse de l’être, et que la parole soit expressive est le signe de la concrétisation historique d’une pensée non oublieuse du temps. Maintenant, dans la pensée révélatrice, la parole révèle la vérité dans l’acte qui exprime la personne et son temps, et vis-versa. L’aspect expressif et historique non seulement ne va pas au détriment de l’aspect révélateur et théorique, mais plutôt le fait surgir et l’alimente parce que la situation même est exposée comme ouverture historique à la vérité intemporelle. D’autre part l’aspect révélateur ne peut faire moins que l’expressif et l’historique, parce que de la vérité il ne se donne pas de manifestation objective, mais il s’agit de la saisir à l’intérieur d’une perspective historique, c’est-à-dire d’une interprétation personnelle.
Ce qui soutient cette parole, c’est la liberté. Quand celle-ci fait défaut, la parole philosophique se perd (dans l’idéologie, dans la propagande, dans le discours de persuasion).
Mais quand la liberté cesse de soutenir le lien originaire entre vérité et personne, tout se transforme. La vérité se dissipe laissant la pensée vide et dissociée, et disparaît aussi la personne, réduite à une pure situation historique. L’harmonie entre dire, révéler et exprimer se rompt, et tous les rapports s’en trouvent bouleversés et profondément altérés. Révélation et expression se séparent définitivement : sans vérité, l’aspect révélateur de la parole est purement apparent, et elle se réduit à une rationalité vide et privée de contenu ; non plus référée à la personne dans son ouverture révélatrice, mais à la situation dans sa pure temporalité, l’expression devient inconsciente et occulte. La nature de la parole dégénère et  se clive : d’un côté un discours dont la rationalité vide ne se prête qu’à une utilisation technique instrumentale, et de l’autre côté, masquée par le discours explicite, la vraie signification de celui-ci, c’est-à-dire l’expression du temps.
Harmonie entre dire, révéler et exprimer : voilà la question essentielle. L’expression n’exprime plus l’authenticité d’une pensée mais l’opinion commune, la représentation du monde qu’impose un certain ordre social – l’idéologie – et la parole ne révèle donc rien. Tout est déjà là. Connu de tous, trop connu.
Il est utile de suivre plus près cette péripétie par laquelle, à la pensée ontologique, se substitue la pensée historique, au discours spéculatif le discours expressif, à la parole révélatrice la parole instrumentale. Séparée de la vérité, la pensée conserve, de son caractère révélateur, seulement l’apparence, c’est-à-dire une rationalité vide, dont les concepts doivent renvoyer, par leur propre signification, à l’autre aspect de la pensée, c’est-à-dire à son caractère expressif. Mais le divorce entre la révélation de la vérité et l’expression de la personne, troublant l’intime constitution de la parole, produit un déphasage entre le discours explicite et l’expression profonde : la parole dit une chose mais en signifie une autre. Pour trouver la vraie signification du discours, il faut considérer la pensée non pour ce qu’elle dit mais pour ce qu’elle trahit, c’est-à-dire non pour ses conclusions explicites, pour sa cohérence rationnelle, pour l’universalité de ses concepts, mais pour la base inconsciente qui s’y exprime, c’est-à-dire la situation, le moment historique, le temps, l’époque.
La pensée n’a plus de valeur par ce qu’elle dit mais ce qu’elle trahit – ce qu’elle exprime sans le vouloir, inconsciemment en quelque sorte. C’est le propre du discours idéologique.
Seconde conséquence de cette rupture de l’harmonie entre dire, révéler et exprimer :
Ceci implique une seconde conséquence : l’identification de la pensée avec la situation. La pensée est de cette manière complètement historicisée, parce qu’elle ne fait qu’exprimer la situation historique et accepter d’être évaluée sur la base de son adhérence au temps dont elle surgit. S’ouvre la voie au culturalisme, qui fait rentrer toute la pensée dans une histoire générique de la culture, entendue de façon à mettre en lumière seulement l’aspect expressif, sans préjudice de son éventuelle valeur spéculative ; au « biographisme », qui réduit la pensée à une expression incommunicable de la situation dans laquelle chacun serait comme emmuré dans une prison infranchissable ; à l’historicisme plus ou moins plus ou moins extrémiste, qui réduit toute la pensée à une simple expression de la situation historique, lui niant toute possibilité de sortir de son temps.
Si la pensée s’identifie avec la situation, elle n’a donc plus rien à dire. Platon exprimerait son époque – la décadence athénienne bien entamée, une société esclavagiste déjà minée par le « trafic » et l’argent. Mais précisément Platon nous parle toujours ! Parce que sa pensée dans forme renvoie à son époque mais révèle des questions éternelles.
Troisième conséquence :
Nous assistons de cette manière à une troisième conséquence : l’intervalle qui s’ouvre entre le discours explicite et l’expression profonde est celui de la dissimulation, c’est-à-dire de cette ingénuité inconsciente ou de la mauvaise foi pour qui la pensée absolutise une situation historique en se donnant l’air d’atteindre une universalité spéculative, mais au fond en ne faisant qu’exprimer la situation dans sa pure temporalité. Le discours conceptuel de la pensée historique qui traîne toujours avec lui des contenus de vérité, bien que dégradés et évidés, et qui présuppose pourtant toujours une intention spéculative, bien que toujours neutralisé et laissé sans suite, ne fait rien d’autre que donner une apparence de rationalité et d’éternité à ce qui de fait n’est que pragmatique et temporel, c’est-à-dire fournir la conceptualisation des conditions historiques et la rationalisation des attitudes pratiques.
Quand règne l’idéologie règne aussi la dissimulation. Notre époque est marquée par une abondance de discours proprement idéologiques qui expriment l’époque mais dissimulent sa vérité. Pensons à l’utilisation des mots, aux phrases toutes faites avec lesquelles ont prétend décrire le « monde réel » dans le discours économique (« ressources humaines », « charges salariales », « charges sociales », « les marchés pensent que ... »). Jamais on n’a avec autant de constance et aussi peu de mauvaise conscience pratiqué la dissimulation à grande échelle de la réalité sociale.
Avec ceci, la pensée historique manifeste son inévitable destination pragmatique et instrumentale :et ceci est la quatrième conséquence que nous rencontrons, laquelle vient clairement en lumière dans les philosophies dites démystifiantes, comme dans le « praxisme » pan-politiste qui convertit les idéologies de pures expressions du temps en moyens adéquats d’action, et les différentes formes d’expérimentalisme qui résolvent la fonction de la pensée dans l’élaboration des techniques rationnelles les plus diverses. Ces philosophies sont le renflouement du rationalisme après la démystification de la pensée seulement expressive : la pensée privée de vérité, si elle veut avoir une signification rationnelle qui ne se réduise pas à la dissimulation de la situation historique ne peut pas ne pas devenir raison pragmatique et technique. Se conclut ainsi la péripétie de la pensée seulement expressive et historique : le conscient renoncement à la vérité culmine nécessairement dans l’acceptation délibérée de la fonction exclusivement expérimentale de la pensée.                

Conclusion

Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier, c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle, « il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise dans un sens sceptique. Que les « faits » soient le résultat d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est seulement cela la vérité.


[1] Saint Augustin écrit (Confession, I, chap. viii) « j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit. »

lundi 19 septembre 2016

Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme

Recension du livre de Yvon Quiniou par Tony Andréani

Ce livre est un pavé dans la mare. Yvon Quiniou soutient en effet que la philosophie contemporaine - du moins s’agissant de ses auteurs les plus vantés dans notre pays - est une imposture au regard de ce qui fut depuis les origines l’ambition de la philosophie : dire le vrai et le juste, pour nous rendre plus sages. Dans la première partie de l’ouvrage, où, au lieu de multiplier des critiques venues de nulle part, il abat ses cartes, il rappelle que tous les grands philosophes du passé ont eu cette ambition, d’où il résulte que leurs systèmes de pensée ne pouvaient être syncrétiques, la vérité étant une. Ils pouvaient certes emprunter à leurs prédécesseurs, mais se devaient de les dépasser. Et de fait l’on ne pourra, par exemple, penser après Kant comme avant lui. En deuxième lieu la philosophie cherche la vérité par les chemins de la raison, c’est-à-dire de l’argumentation et de l’explication, et non par ceux de l’intuition, toujours à surmonter, ni de l’interprétation, toujours subjective. Seulement voilà : cette philosophie s’est trouvée peu à peu supplantée, dans sa recherche de vérité, par le développement des sciences. Et c’est Marx qui a enregistré avec le plus d’éclat ce basculement : la philosophie n’avait fait qu’interpréter le monde, alors qu’il s’agit de le transformer, et, pour le transformer, il faut en avoir une connaissance scientifique. Dès lors la tâche de la philosophie n’est plus de réfléchir le monde, mais de réfléchir ce que la science dit du monde.
Le titre du livre risque ici d’être trompeur : considérer la philosophie « au regard du matérialisme » ne signifie pas opter pour une position métaphysique (tout l’être n’est que matière), mais pour la position ontologique suivante : la conscience a toujours affaire à un réel qui lui est extérieur, et elle doit elle-même se considérer – les sciences en font foi – comme une partie de ce réel, dit abruptement : comme une production du cerveau, sans aucun reste. Or, s’il est vrai que la science est la prise la plus sûre sur le réel, elle ne peut pas tout connaître, bien que le processus de la connaissance soit infini, si bien que, en toute rigueur, on ne saurait se prononcer avec elle sur la réalité ultime (affirmer par exemple qu’il n’y a aucune transcendance, et qu’un Dieu ne peut exister). Mais la science peut du moins avancer ses preuves, et, si discussion il doit y avoir, cela ne peut concerner que la validité de ses preuves.
Quiniou développe ensuite les implications de ce matérialisme. Il suppose une matérialité du monde, mais non qu’elle soit fixe (il a sa « productivité »), il suppose aussi son intelligibilité, et l’on pourrait selon lui reprendre ici la notion de reflet, à condition de le comprendre non comme un effet passif, mais comme une « reproduction », une recherche de « correspondance », ce qui nous éloigne de l’idée que le monde est tel que l’homme se le représente. J’avoue que cette position me paraît discutable, car ce que la pensée peut appréhender, ce n’est jamais que le rapport de l’homme au réel, ce qui n’est pas du tout une position idéaliste, puisqu’il est clair que la pensée ne constitue pas le réel, mais ne l’aborde que par la praxis, elle-même de nature historique. Quand Quinion dit que la preuve de la matérialité du réel est que nous pouvons agir sur lui, c’est bien précisément toujours à travers des outils forgés par l’homme que nous le modifions. La différence ici entre la science et l’idéologie (au sens péjoratif du terme), est que la première ne se sert pas de moyens imaginaires, ce qui ne veut pas dire inefficaces (l’idéologie a aussi des effets, hélas, matériels !), mais de moyens rigoureux, notamment grâce à l’usage des mathématiques, et expérimentaux, qui produisent des effets réglés et reproductibles. Enfin, et Quiniou en serait sans doute d’accord, l’objet pensé n’est jamais l’objet réel, qu’elle ne cesse de poursuivre (c’est pourquoi il y a des progrès et des révolutions dans les sciences).
Ces réserves mises à part, quelles sont les tâches de cette philosophie « matérialiste » et même « scientifique » ? Elles sont au nombre de trois, tout à fait essentielles – car Quiniou se fait un ardent défenseur de la philosophie. 1 Elle réfléchit les résultats scientifiques dans l’espace non de concepts (ce que fait la science), mais de catégories, telles que la nature du réel et sa temporalité, le déterminisme et la liberté, ou encore la question . Cette dernière question est évidemment la plus difficile, puisque la  (à la différence de l’éthique, qui reste du domaine des mœurs) implique un saut hors de l’histoire vers un universel abstrait, et que par ailleurs la science ne fait pas de , mais peut seulement nous fournir des leçons anthropologiques (concernant non le bien, mais le bon). Or Quiniou est aussi un ardent défenseur de la , tout en refusant de la projeter hors des phénomènes, dans l’espace transcendant des noumènes kantiens. Sa réponse est que la moralité est issue elle-même de la vie, comme Darwin l’a laissé entendre, et qu’elle est un processus historique qui a connu un progrès constant. 2° La philosophie est une réflexion sur les conditions de possibilité et les résultats des sciences, autrement dit une épistémologie, ce dont la science n’est pas spontanément capable. 3° La philosophie a un grand rôle à jouer dans l’unification du savoir scientifique, car celui-ci est marqué par une inévitable spécialisation. Elle devient alors cette « synthèse des résultats les plus généraux » des sciences que Marx appelait de ses vœux. Tout cela veut dire que la philosophie se doit d’être à la fois modeste (« elle n’a pas de pouvoir cognitif »), ambitieuse, car son rôle est irremplaçable, et ouverte, car, si elle doit faire système, elle ne peut être un système clos, puisqu’elle ne cesse de réfléchir sur des sciences qui sont elles-mêmes en évolution constante.
C’est à partir de là que Quiniou se livre à une critique implacable de la philosophie contemporaine, s’agissant de quatre auteurs qu’il a manifestement lus à fond et auxquels il ne rechigne pas à reconnaître certains mérites (le texte est tout sauf un pamphlet). Ce qu’ils ont en commun, c’est un mépris plus ou moins prononcé pour les sciences et une volonté de dire plus et mieux qu’elles, donc une extraordinaire prétention. Le jugement est moins sévère sur la phénoménologie, car au moins se voulait-elle une science rigoureuse des phénomènes et avait-elle su en décrire avec perspicacité (Sartre en particulier). Ce qu’on peut lui reprocher c’est son idéalisme (notamment son primat de la conscience, fût-elle irréfléchie), et sa méconnaissance de la théorie scientifique de l’histoire, inaugurée par Marx, et de l’inconscient psychique, analysé par Freud (encore que Sartre ait beaucoup évolué à ce sujet). Mais les trois autres philosophies contemporaines passées au crible ont en commun d’être subjectivistes (elles se réclament à tort de Nietzsche quand elles lui empruntent un discours de l’interprétation, alors que ce dernier était causaliste) et irrationalistes, postulant que le réel n’est pas rationnel et que, par conséquent, le discours philosophique ne peut et ne doit pas l’être. Mais elles ne se privent pas pour autant d’emprunter aux sciences de l’homme tout en dénaturant leurs concepts, dont elles n’ont qu’une connaissance superficielle et approximative. Autrement dit, elles pratiquent un mélange des genres sans le dire. Cela donne des discours inutilement compliqués et tarabiscotés, un abus de néologismes et de métaphores et de constantes contradictions. On est plus près d’une littérature savante que de l’exigence théorique philosophique. Le travail proprement épistémologique sur les sciences en est absent. Politiquement elles débouchent sur du vide (Heidegger verse pour finir dans une sorte de mysticisme) ou sur une acceptation du capitalisme dont il s’agit seulement de combattre les excès de pouvoir (Foucault est très proche finalement de l’anarcho-capitalisme) ou les effets répressifs (Deleuze n’a pourtant rien retenu de la critique marxo-freudienne du capitalisme). Cela n’a rien d’étonnant : ces auteurs s’étant détournés de la science, se sont privés de tous les outils intellectuels et pratiques pour vouloir le dépasser, alors qu’il faut connaître les déterminismes pour pouvoir agir sur eux et trouver dans quelle mesure on peut s’en libérer. Quiniou ne conteste pas que ces discours puissent apporter leur part de vérité, mais c’est parce qu’ils naviguent au petit bonheur la chance à travers des sciences humaines éclatées. Et, au mieux, leurs trouvailles ne sont-elles que des poteaux indicateurs pour des savoirs rationnels à constituer. On peut donc les lire, mais toujours cum grano salis.
On peut se demander ici pourquoi cette philosophie, bien que s’inspirant d’une tradition allemande et de Nietzsche en particulier, est typiquement française, les philosophes anglo-saxons étant, eux, bien plus modestes et rigoureux à la fois. Je hasarde l’idée que cela est lié à l’enseignement de la philosophie dans notre pays, discipline qui se veut reine au lycée. On y apprend à nos élèves de pratiquer le doute critique, ce qui est très bien, mais aussi on les invite à tout repenser par eux-mêmes, comme s’ils pouvaient refaire le monde, sans passer par « les chemins escarpés » du savoir - pour reprendre une expression marxienne. Et cela donne aussi une pléiade de philosophes qui parlent de tout et de rien, au gré de publics avides de sens dans une époque désorientée et d’autant plus choyés par les médias qu’ils ne sont guère subversifs envers l’ordre établi. Quiniou n’est pas de ceux-là. Il veut rendre à la philosophie toute sa dignité et sa puissance transformatrice.

Yvon QUINIOU, Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze. Éditions l'Harmattan, Paris, 2016, 264 pages

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...