Dans son Cours De Linguistique Générale, Saussure annonce la naissance d’une science générale des signes ou sémiologie qui, parmi les différents systèmes de signification, comprend ce système particulier qui trouve son expression dans le langage. Roland Barthes, considérant qu’il n’y a pas de sens qui ne soit nommé propose la réduction de la sémiologie à la linguistique du moment que le monde des significations passe toujours par la médiation du langage qui les nomme. Le contenu de toute culture, en effet, est toujours exprimable dans la langue de cette culture et il n’existe pas de matériaux linguistiques qui ne soient les symboles de signifiés réels. Le progrès linguistique de l’humanité a toujours synchrone avec le développement technique des cultures : c’est la même structure mentale et cérébrale qui permet à l’homme de se rapporter au monde aux moyens de la fabrication d’outils ou au moyen de symboles linguistiques.
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samedi 7 avril 2018
jeudi 4 janvier 2018
L’expérience du corps
Nous avons l’expérience des corps et celle de notre corps
en particulier. Pour tout dire, il n’y a guère que les corps et leurs
transformations qui puissent être l’objet d’expérience si l’expérience est la
mise en rapport de ma sensibilité avec les choses du monde. Peut-on parler d’expérience
en dehors de ce vécu qui est nécessairement enraciné dans le corps ? Mais
cette expérience du corps se pose immédiatement de manière double selon les
subtilités même de la grammaire et de la sémantique de la langue française. La préposition
« de », en tant qu’elle introduit le complément du nom, peut être
aussi bien une marque de possession (comme le génitif latin) ou une marque de l’origine
ou du lieu, etc. L’expérience du corps est ainsi l’expérience propre au corps,
l’expérience que fait le corps ou l’expérience que le sujet fait du corps posé
cette fois comme objet de l’expérience.
Nous n’en avons pas fini avec la polysémie de l’expression
« expérience du corps ». Avoir de l’expérience, c’est avoir vécu et
ne pas être confronté aux choses comme un néophyte. Nous apprenons de l’expérience
et notre corps mémorise cette expérience (comme apprendre à nager ou à faire du
vélo). Mais la connaissance expérimentale est autre chose : l’expérience
des miroirs de Fresnel corrobore la thèse de la nature ondulatoire de la
lumière. Ainsi, de la même manière que lorsque nous parlions du corps, on peut
distinguer une face subjective de l’expérience (le vécu, « Erlebnis » chez Husserl) et l’objectivation
qui s’opère dans la connaissance expérimentale.
Commençons par le commencement. Le corps fait l’expérience
de lui-même car être, c’est être affecté. Nous nous éprouvons-mêmes et c’est seulement
ainsi que nous parvenons progressivement à l’être-humain, à l’être-dans-le-monde.
La vie subjective, celle des premiers cris, celle de l’apaisement que donne le
sein de la mère, celle des premières douleurs et des premiers plaisirs, des
premières caresses, est d’abord l’expérience du corps au sens le plus simple,
le moins « épistémologique » possible, du terme. Nous savons, dès le
début, combien plaisir et souffrance sont de même nature. e
Méditation Métaphysique de Descartes. Si l’opération du « cogito » était la recherche de ce « j’existe »
comme certitude première, ce serait à la fois ridicule et inutile et, fort
heureusement, le sens du travail de Descartes est à chercher ailleurs. Cette expérience
que nous faisons de nous-même est, de part en part, une expérience charnelle. Elle
précède toute opération réflexive, toute induction, toute synthèse. « J’ai
fait l’expérience de la brûlure » : voilà une phrase qui ne se peut
prononcer qu’au passé, en « mettant des mots » sur des affects
corporels, ou plutôt sur les souvenirs de ces affects, mais au présent, au
moment où je me brûle, il n’y a pas de phrase, pas de mots, pas de
généralisation ni d’ambition cognitive, il n’y a que l’expérience pure de la
brûlure, l’expérience de la souffrance. La chair se révèle à elle-même.
C’est la chair, telle que la pensent Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Elle est entièrement tournée vers elle-même, le monde n’existe pas et elle n’en a pas besoin. Nous n’avons nul besoin de nous « prouver » notre propre existence et nous n’avons nul besoin de nous livrer à cet exercice extravagant qui consiste à se replier en soi-même par un acte réflexif, à suspendre tous les contenus de nos pensées pour isoler la pensée pure en acte, le « je suis, j’existe » de la II
C’est la chair, telle que la pensent Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Elle est entièrement tournée vers elle-même, le monde n’existe pas et elle n’en a pas besoin. Nous n’avons nul besoin de nous « prouver » notre propre existence et nous n’avons nul besoin de nous livrer à cet exercice extravagant qui consiste à se replier en soi-même par un acte réflexif, à suspendre tous les contenus de nos pensées pour isoler la pensée pure en acte, le « je suis, j’existe » de la II
En deuxième lieu, le monde est donné au corps propre et
par le corps propre. Le monde « existe » précisément parce j’existe
comme corps placé au centre de ce monde et l’ordonnant. C’est en tant que je
suis ce corps, cette chair, que je me heurte au monde, que mon regard s’arrête
sur les choses, non pas en les survolant, en les décrivant « objectivement »,
du point de vue de nulle part, mais en percevant l’obstacle qui empêche le
regard de se perdre dans le pur néant. Et toutes les choses se disposent vis-à-vis
de moi, elles se situent par rapport à moi, par rapport aux possibles de mon
organisation corporelle, celles qui sont à portées de la main et celles qui
sont si floues dans le lointain que je les vois à peine. Devant, derrière,
droite, gauche, haut, bas, c’est mon corps qui organise tout cela. Il n’y a d’organisation
de l’espace et même d’espace tout court que pour un corps sentant, un corps
perceptif. Évidemment, je peux me situer moi-même (je suis au milieu de la
pièce, tourné vers la fenêtre) mais cette expérience-là, celle qui assigne à
mon propre corps des coordonnées spatiales, est une expérience seconde, où par
abstraction, j’essaie de me voir comme si j’étais ailleurs, comme si j’étais
dans n’importe quel lieu… Mais cette objectivation de moi-même est un processus
réflexif, c’est-à-dire strictement parlant un retour sur lui-même du regard que
j’ai lancé tout autour de moi. En dehors de ce processus d’abstraction, de ce
processus de fabrication dans la représentation d’une irréalité, je ne peux me
situer dans le monde, c’est au contraire moi qui situe le monde et l’organise,
lui donne consistance et réalité. Ainsi le monde est l’expérience du corps
parce qu’il est l’expérience que fait le corps.
En troisième lieu, nous faisons l’expérience du corps d’autrui
comme nous sommes transformés en corps-objet pour autrui. Dans le monde, il y a
les autres corps, ceux des choses et ceux des êtres vivants et parmi les êtres
vivants, les autres humains. Dans les autres corps vivants, nous reconnaissons
spontanément les manifestations de la vie. Et de la même manière que le sujet n’est
jamais un sujet pur (une pensée en train de penser) qui pourrait prendre son
propre corps comme objet, comme le spectateur jette un œil sur le spectacle, de
la même manière nous ne pouvons pas nous comporter vis-à-vis d’autrui comme s’il
n’était qu’une chose parmi les choses. Il y a une expérience immédiate de l’inter-corporéité,
soutient Merleau-Ponty. Michel Henry fait de la sexualité ce qui nous révèle l’essence
de la vie et la marque de la subjectivité. Par la sexualité s’engage une
nouvelle forme de la vie corporelle qui fait non seulement l’expérience de soi
mais aussi et surtout celle d’autrui. Dans cette expérience, autrui n’est pas
posé comme différent et étranger mais comme la possibilité de rejoindre la vie
elle-même : « ce serait par son corps de nous aurions accès à autrui »
(M. Henry, Incarnation). Il faut
comprendre l’érotique ici comme la manifestation première, originelle de la
vie, avant toute représentation. La pornographie, étymologiquement « écrits
ou dessins des prostituées » procède au contraire de la « mise en
image », c’est-à-dire de la substitution de l’image à la vie. Dans l’érotisme,
l’accès à autrui ne se fait ni sur le mode de la séduction ni sur celui de l’emprise
(prise de guerre, violence) mais bien dans la recherche de la coïncidence.
À cette expérience du corps d’autrui fondée sur la
coïncidence, on pourrait opposer la thèse bien plus agonistique de Sartre qui
part du regard de l’autre. Je ne deviens moi-même – un être pour-soi – que par
l’autre. Mais dans le regard de l’autre, je suis objectivé. Je deviens un pur
en-soi. La honte fondamentale, est la honte d'être un objet pour autrui. L’expérience
de la honte est ici l’expérience première. La honte me révèle le regard
d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Pour me trouver moi-même, pour me
reconnaître moi-même, j’ai donc besoin de l’autre. Ce qui nous dérange c’est
que l’autre détienne la clé de ce que nous sommes et c’est de cela dont nous
avons honte. Nous avons honte de ne pas être à nous-même notre propre
fondement. D’où cette fameuse phrase à la fin de Huis clos : « L’enfer c’est les autres ». Non pas
parce qu’ils nous « pourrissent » la vie, parce qu’ils nous
dérangent, parce qu’ils s’opposent à nous, mais parce que nous ne pouvons pas
nous passer d’eux pour accéder à nous-mêmes, parce que le fondement de ce que
nous sommes se trouve dans leur regard. D’où la tendance à leur jouer la
comédie et aussi à se la jouer à nous-mêmes et ainsi à faire preuve de mauvaise
foi. Dualité donc que l’expérience du corps de l’autre : d’un côté la
recherche de la coïncidence et de l’autre l’impossible coïncidence.
En dernier lieu, nous faisons l’expérience objective du corps
en général, du corps qui n’est plus ni le mien, ni celui d’autrui, mais un
corps en général, un corps représenté, comme le corps des écorchés de Vésale
auteur de la première Structure du corps
humain. Ce corps objectivé est un corps irréel puisqu’il n’est qu’une
représentation ou idéalisation du corps. L’expérience du corps le découpe, le
tronçonne en unités fonctionnelles. C’est un corps en morceau, éclaté. Le regard
du médecin suppose cette décomposition du corps. D’un côté le médecin a un
patient, avec qui il parle, dont il essaie de comprendre la souffrance, mais de
l’autre, quand il passe à l’acte, le médecin n’a plus qu’une plaie à suturer et
non plus une chair vivante, sensible. Claude Bernard disait, peut-être en
plaisantant, qu’il n’avait jamais trouvé l’âme sous son scalpel. Mais sous son
scalpel, il n’a pas trouvé non plus la vie qui se dissout en processus
physico-chimiques. Le corps scientifique est un corps sans vie, une machine,
car l’a si bien deviné Descartes.
Aussi utile qu’elle soit, aussi vitale même, cette vision
scientifique, objective, du corps ne nous donne pas l’expérience de notre corps
à proprement parler mais celle d’un « simulacre biologique », pour
reprendre une formule de Merleau-Ponty.
Pour conclure, demandons-nous ce qu’il y a de si
fondamental sur le plan métaphysique dans cette expérience du corps. « Nous
sentons et expérimentons que nous somme éternels » dit Spinoza. Phrase mystérieuse qui s’éclaire si nous
prenons en compte cette définition tirée de l’Éthique : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même. »
Effectivement, l’expérience du corps, c’est l’expérience de l’existence
elle-même et jamais celle de la non-existence ! Spinoza dit encore que la
pensée de la mort est une pensée inadéquate, c’est-à-dire une pensée tronquée
et par là faussée. Pourquoi ? Tout simplement parce que, non seulement on
ne peut rien dire de sérieux concernant la mort, sinon des fadaises convenues
et des consolations pour les endeuillés, mais encore parce que nous n’avons
jamais aucune expérience de la mort. L’expérience de la souffrance, de la pire
des souffrances, est encore une expérience de la vie. Rien dans cette
expérience que nous avons de notre corps n’implique la cessation de l’existence.
Certes nous savons que nous mourrons, d’un savoir assez vague, mais nous ne
pouvons jamais savoir ce que c’est que mourir. Autrement dit, si nous sortons
des affects morbides, de tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir, nous
sentons bien que nous sommes éternels, non pas parce que notre âme serait
immortelle (ce qui ne se peut, selon Spinoza) mais bien parce que nous faisons
l’expérience de l’existence elle-même en tant que nous sommes corps.
jeudi 5 octobre 2017
Corps inertes, corps vivants
Si l’on voulait faire une classification générale des
corps (un peu comme on fait une classification générale des êtres vivants),
c’est certainement la division entre corps vivants et corps inertes qui
s’imposerait en premier lieu. Les autres critères de distinction, par exemple
solide, liquide et gazeux, sont éminemment contestables : ce ne sont que
des états du corps et non des propriétés substantielles. Cette division entre
corps vivants et corps inertes apparaît d’autant plus évidentes que les
adjectifs « vivant » et « inerte » apparaissent comme des
antonymes. Du reste les sciences de la nature semblent bien se diviser en deux
grandes branches, la physique qui s’occupe des corps inertes et la biologie qui
s’occupe des corps vivants. Cependant, on ne peut que constater le caractère
problématique de cette grande césure dès qu’on cherche à sortir des
dénominations purement formelles pour saisir conceptuellement ce que sont le
vivant et l’inerte.
§1. Commençons par le plus simple. Ce qui est inerte est
ce qui est soumis au seul principe d’inertie : un corps sur lequel ne
s’exerce aucune force extérieure persiste dans l’état dans lequel il se trouve.
S’il est au repos (relativement à un certain référentiel) il demeure au repos
et s’il est en mouvement il demeure en mouvement rectiligne uniforme. Aucun
corps inerte ne se meut qu’il n’est été mis en mouvement par une force
extérieure – on retrouve tout cela chez Galilée, Descartes et Spinoza et c’est
le principe fondamental de la mécanique. La relation fondamentale F=mg qui lie la force à l’accélération que subit
un corps de masse « m »
exprime mathématiquement cette loi fondamentale. Inversement un corps vivant
apparaît comme un corps capable de se mouvoir de lui-même, comme s’il possédait
une force propre, indépendante des forces qui s’exercent sur lui. Cette
première opposition ne résiste cependant pas à l’examen. Les plantes qui sont
bien des corps vivants ne se meuvent point d’elles-mêmes et nous avons du mal
parfois à distinguer une plante comme un lichen de la coloration de la pierre
due à l’oxydation. Inversement, nous savons construire des machines qui se
meuvent d’elles-mêmes (elles sont automobiles !) et peuvent même accomplir
toutes sortes de mouvements compliqués (comme les robots).
Il faudrait donc étendre la notion de mouvement au-delà du
mouvement de translation pour revenir à la définition aristotélicienne qui
incluait sous le concept de mouvement le déplacement local, mais aussi la
croissance (ou son contraire) et l’altération. Mais si nous croyons toucher ici
une vraie césure entre vivant et inerte, nous devons vite déchanter. Les
programmes informatiques sont des machines qui peuvent se reproduire (un virus,
par exemple !), croître ou se modifier en fonction de l’environnement.
Elles peuvent simuler un certain nombre de traits propres aux êtres vivants.
§2. Si le mouvement, même dans son acception étendue
aristotélicienne, n’est pas un critère décisif de séparation entre corps
vivants et corps inertes, il nous faut approfondir notre recherche. Le
biologiste Henri Laborit définissait ainsi un être vivant : c’est une
structure qui préserve sa structure : « La seule raison d'être d'un
être, c'est d'être. C'est-à-dire de maintenir sa structure. C'est de se
maintenir en vie. Sans cela, il n'y aurait pas d'être. Remarquez que les
plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur
nourriture directement dans le sol, à l'endroit où elles se trouvent. Et grâce
à l'énergie du soleil, elles transforment cette matière inanimée qui est dans
le sol en leur propre matière vivante. Les animaux, eux, donc l'homme qui est
un animal, ne peuvent se maintenir en vie qu'en consommant cette énergie
solaire qui a donc déjà été transformée par les plantes. Et ça, ça exige de se
déplacer. Ils sont forcés d'agir à l'intérieur d'un espace. » Au
contraire, en première approche, il semble que les corps inertes n’ont aucun
principe interne, aucun conatus qui les pousse à persévérer dans leur être.
Laborit reprendrait ici un principe spinoziste mais en l’appliquant seulement
aux êtres vivants, alors que Spinoza ne fait pas cette distinction entre vivant
et inerte.
Qu’est-ce qui permet à cette structure qu’est le corps
vivant de préserver sa structure ? Un corps vivant est un corps qui a un
« milieu intérieur » (cette définition est due à Claude Bernard). La
plus élémentaire des bactéries sépare les corps qui la composent des corps
extérieurs par une membrane, une membrane qui n’est pas étanche et sert aux
échanges avec le milieu environnant, auquel ce corps vivant est soumis en
dernière analyse. Une machine n’a pas de « milieu intérieur » :
enlever le capot n’affecte nullement le fonctionnement du moteur. Les liens
entre les parties d’une machine ne sont pas organiques mais purement mécaniques
comme le sont les branchements d’un ordinateur que l’on peut modifier à
souhait. Un corps vivant est un corps
qui dispose de mécanisme d’auto-régulation internes assurant une relative
autonomie par rapport au monde environnant alors qu’un corps inerte est
entièrement soumis à son milieu environnant.
§3. Comme nous avons dit qu’un corps vivant est une
structure, il faut prendre la chose au sérieux : il n’est qu’une
structure ! Les axiomes, postulats, lemmes, corollaires et scholies de la
partie II de l’Éthique de Spinoza
sont ici particulièrement éclairants. Un corps vivant peut grandir sans cesser
d’être lui-même. Il peut effectuer de même toutes sortes de mouvements et
remplacer toutes les parties qui le composent en puisant dans les corps
extérieurs et cependant ne change pas. Au contraire un corps inerte s’use sans
jamais pouvoir se reconstituer spontanément. Les Athéniens qui entretenaient le
bateau de Thésée, remplaçant chaque partie dès qu’elle commençait à se
corrompre et le maintenaient ainsi aussi neuf qu’a premier jour, devaient y
mettre du leur car le bateau de lui-même aurait eu tôt fait de devenir une
épave ! Leibniz ne fait remarquer : le bateau n’était plus
substantiellement le même.
Nous pourrions donc formuler une nouvelle différence. Les
corps inertes ne sont pas seulement ceux qui sont soumis au principe d’inertie,
ils sont aussi ceux qui sont soumis au second principe de la thermodynamique.
Leur loi est celle de la croissance de l’entropie, ou encore de la croissance
du désordre : la structure d’un corps inerte se défait spontanément. Au
contraire un corps vivant est un corps qui produit de l’entropie négative, de
la néguentropie. Ilya Prigogine, jadis prix Nobel de Chimie, a montré comment
des structures loin de l’état d’équilibre peuvent se maintenir en consommant de
l’énergie. Sa théorie des « structures dissipatives » permet de
donner un bon modèle du vivant comme système d’entropie négative à l’intérieur
d’un univers soumis à la loi de l’entropie croissante.
§4. Ces distinctions entre vivant et inerte gardent
cependant un caractère limité. Elles ne permettent pas de comprendre comme le
vivant peut naître de l’inerte. Or c’est bien ce qui se passe ! Nous
savons que la vie est apparue sur Terre voilà à peu près 4 milliards d’années à
partir de réactions chimiques complexes qui se sont produites dans les océans
primitives et une atmosphère surchargée en méthane. Ainsi la frontière entre
inerte est le vivant n’est-elle pas étanche ! Et le miracle, une fois
enclenché, se reproduit en permanence. La matière « inerte » est
transformée en composant du corps vivant. Mais dans le même temps les
frontières s’effacent progressivement entre la connaissance des corps inertes et
celle des corps vivants. Les progrès spectaculaires de la biologie moléculaire,
de cette chimie du vivant en attestent.
Peut-être est-il temps de faire le pas et de considérer
comme le laisse entendre Spinoza et comme le dit clairement Leibniz qu’il n’y a
pas de matière inerte mais seulement des corps vivants ! La matière inerte
n’est qu’une idée confuse que nous nous faisons à partir de nos perceptions.
Après tout, le corps inerte de cet homme qui vient de mourir n’est pas pour
autant privé de vie et d’ailleurs la vie va encore longtemps faire son œuvre en
lui… Mais prenons cette table : elle est privée de mouvement et tout ce
qui pourrait y faire voir de la vie. Et pourtant elle se tient par toutes
sortes de forces de liaison que nous ne percevons pas avec nos yeux mais qui
expliquent qu’elle ne s’effondre pas en poussière immédiatement. Au niveau plus
profond, ce sont les forces liaison ou interactions chimiques qui unissent les
atomes pour former des molécules et ce qui fait tenir les atomes ce sont
d’abord les interactions électrofaibles qui unissent les électrons aux noyaux
mais aussi les interactions électro-fortes qui assurent la cohésion des noyaux.
Ainsi cette table inerte est un concentré d’énergie. Elle n’existe que parce
qu’à tous les niveaux s’effectuent des processus qui la font exister et elle
n’existe que tant que ces processus sont en acte. Et donc tout ce qui est n’est
qu’effectuation de processus.
En conclusion, la distinction entre corps vivants et corps
inertes a évidemment sa pertinence mais elle doit être considérée non comme une
distinction absolue, établie une fois pour toutes mais comme un processus
dialectique. Elle établit des différences mais pose en même temps d’unité de
ces différences. En séparant absolument corps vivant et corps inerte comme on
l’a trop longtemps fait, on a été contraint de rechercher on ne sait quel
« principe vital » pour expliquer le vivant, un « principe
vital » qui a rejoint le phlogistique et l’éther au musée des
pseudo-concepts dont la science a dû se débarrasser pour progresser. Il est
sans doute nécessaire de revenir à l’intuition des Spinoza, Leibniz et Diderot
qui voient la matière comme vivante en chacune de ses parties.
lundi 10 octobre 2016
Les grandes philosophies sont-elles dogmatiques ?
Les systèmes philosophiques ont mauvaise presse. C’est Engels qui affirme que la philosophie de Hegel fut le dernier et le plus colossal avortement de la philosophie systématique. Un peu partout, on dénie à la philosophie tout pouvoir véritatif – seules les sciences, sans qu’on précise toujours bien ce que l’on entend par là, posséderaient le privilège d’atteindre la vérité. Kant, en fracassant la vieille métaphysique, ce « champ de bataille », aurait mis fin une fois pour toutes à toute cette philosophie dogmatique.
vendredi 30 septembre 2016
Parole et vérité
La vérité réside dans la parole sans s’y
identifier » (Luigi Pareyson, Verità e interpretazione)
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
La vérité réside dans la parole.
Commençons par le plus simple : pour le croyant la
vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de
ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le
Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les
porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont
étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la
parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.
– « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu,
et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par
la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce.
Aristote le dit quand il veut définir le vrai :
« Dire de ce qui est qu’il n’est pas ou de ce qui
n’est pas qu’il est, c’est faux ; tandis que dire de ce qui est qu’il est
et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas,
c’est vrai »(Métaphysique, 1110b,26)
Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. C’est
ce qu’affirme Spinoza :
La première signification donc de Vrai et de Faux
semble avoir tiré son origine des récits ; et l'on a dit vrai un récit
quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait
raconté n'était arrivé nulle part. Plus tard les Philosophes ont employé le mot
pour désigner l'accord ou le non-accord d'une idée avec son objet ; ainsi,
l'on appelle Idée Vraie celle qui montre une chose comme elle est en
elle-même ; Fausse celle qui montre une chose autrement qu'elle n'est en
réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des
histoires de la nature dans l'esprit. Et de là on en est venu à désigner de
même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons de l'or vrai
ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose
sur lui-même, ce qui est ou n'est pas en lui. (Pensées métaphysiques)
Les mots « vrais » et « faux » ne
conviennent qu’aux paroles et non aux choses (sinon par abus de langage)
Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente
et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit
la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use
pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son
exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est
parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée,
que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui
recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si
Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en
scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se
manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole. Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que
dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui
confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les
choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité
n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité !
La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part,
si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à
chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la
parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même
du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on
distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous
sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se
forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les
sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous
ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou
affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la
classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des
idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la
raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé
(ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire
simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément,
parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose.
Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les
mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées
indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une
forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter
cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet
parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous
apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est
celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous
soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la
pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je
n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera
entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité
et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet
(perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le
décrire.
L’erreur est dans les mots
Faisons une objection : il est possible que la parole ne
soit pas adéquate à l’idée. Spinoza soulève cette question dans L’Éthique.
La plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons
pas convenablement les noms des choses. Si quelqu’un dit, par exemple, que les
lignes menées du centre d’un cercle à sa circonférence sont inégales, il est
certain qu’il entend autre chose que ce que font les mathématiciens. De même,
celui qui se trompe dans un calcul a dans l’esprit d’autres nombres que sur le
papier. Si donc vous ne faites attention qu’à ce qui se passe dans son esprit,
assurément il ne se trompe pas ; et néanmoins il semble se tromper parce
que nous croyons qu’il a dans l’esprit les mêmes nombres qui sont sur le papier.
Sans cela nous ne penserions pas qu’il fût dans l’erreur, comme je n’ai pas cru
dans l’erreur un homme que j’ai entendu crier tout à l’heure : Ma maison
s’est envolée dans la poule de mon voisin ; par la raison que sa pensée
véritable me paraissait assez claire. Et de là viennent la plupart des
controverses, je veux dire de ce que les hommes n’expliquent pas bien leur
pensée et interprètent mal celle d’autrui au plus fort de leurs
querelles ; ou bien ils ont les mêmes sentiments, ou, s’ils en ont de
différents, les erreurs et les absurdités qu’ils s’imputent les uns aux autres
n’existent pas. (Spinoza. Éthique, partie II, proposition 47,
scolie)
Avant d’entrer dans le détail de l’argumentation, il convient
de préciser ce qu’est réellement la thèse soutenue par Spinoza. « La
plupart des erreurs », dit l’auteur. Ce qui dit clairement que certaines
de nos erreurs peuvent venir d’une autre cause. Nous nous garderons donc de
tirer de ce texte des conclusions absolues sur l’erreur chez Spinoza. Donc la
plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons pas correctement les
noms aux choses. La cause de l’erreur ne vient donc pas de l’idée que nous nous
faisons des choses mais de la manière dont nous les désignons : soit que
nous donnions le même nom à deux choses différentes, soit que nous donnions à
une chose un nom qui en évoque une autre, soit encore que par deux noms
différents l’un a dans son esprit une chose et son interlocuteur une autre
chose, soit encore que, comme dans le lapsus, nous nommons une chose d’un autre
nom sans raison apparente.
Un nom est un signe : des sons ou une représentation
graphique (écrite) sont associés dans notre esprit à une chose. Or ces signes
sont fondamentalement ambigus, équivoques, polysémiques diront les linguistes.
En effet, nous apprenons les noms par l’expérience immédiate ou par les paroles
des autres. Enfants, nous avons appris le nom « chien » quand nos
parents ont associé ce nom à la perception d’immédiate d’un animal singulier de
ce genre.[1]
Donc ce nom évoque d’abord en nous l’image du chien singulier que nous avons
vu. Mais cette association, par elle-même, ne nous permettra pas de reconnaître
comme chien des chiens de race très différente. Encore moins, les autres usages
du mot « chien » : qu’est-ce donc qu’être « couché en chien
de fusil » ? De la même manière, la plupart des gens associent
spontanément le mot « Dieu » non à l’essence de Dieu mais aux
représentations qu’ils en ont eues (par exemple dans l’iconographie religieuse
chrétienne).
Autrement dit, si on comprend ce que veut dire Spinoza quand
il fait résider l’erreur dans la désignation verbale des choses, nous sommes en
possession de la connaissance des choses mais comme nous n’accédons à cette
connaissance que par le langage, nous n’avons, le plus souvent, qu’une connaissance
déformée des choses que nous connaissons ! Bref, nos erreurs viennent
finalement que nous ne savons pas ce que nous savons.
Vérité de la parole et réalité
Revenons donc à la question de l’énonciation de la vérité.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de
l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la
parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme
avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout
au plus une « illumination », une manifestation de cette
« Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans
Les rêves d’un visionnaire expliqués par
les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre
l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité
existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute,
dira-t-on, la loi de la gravitation
régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que
Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de
voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la
physique ont une existence aussi indépendante
de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien
n’existe par indépendamment de sa
formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis
Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on
en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une
réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité
indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les
phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule
alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine,
mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne
connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.
Parole vraie, erreur et mensonge
Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est
pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers
de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les
éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont
observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de
l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les
enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils
sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi
de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous
les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que
Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de
Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la
confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est
seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à
deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment
qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son
interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la
thèse de Pareyson, le mensonge et la
tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une
sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.
La vérité est dans la parole sans s’y identifer
Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième
partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y
identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de
vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut
être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer
l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou
encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme
vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du
moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut
révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions
historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et
newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour.
Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la
validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa
genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même
temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la
parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve
son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable,
au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations,
en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité
objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle
interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser
toutes les grandes philosophies comme des « interprétations
particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands
philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce
qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une
certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre.
Et ce processus est un processus infini.
Il faut ici dire quelques mots de l’historicisme. Pareyson
écrit :
Un des lieux communs les plus répandus dans la culture
contemporaine est une conception génériquement mais intégralement historiciste,
pour laquelle toute époque a sa philosophie et la signification d’une pensée
philosophique réside dans sa relation à son temps propre. Il ne s’agit pas
de l’historicisme classique, qui, en interprétant l’histoire comme
manifestation progressive de la vérité, et donc les philosophies particulières
comme les étapes d’un développement de la vérité totale, [thèse de Hegel,
DC] finissait par conférer une signification spéculative à la correspondance
même entre une philosophie et sa situation historique. Il s’agit au contraire
d’un historicisme intégral, qui nie à la philosophie toute valeur de vérité à
laquelle elle semble aspirer par la nature même de sa pensée, et qui ne lui
reconnaît d’autre valeur que d’être l’expression de son temps.
Ce tableau a été fait il y a quelques décennies, mais il
reste d’actualité. La pensée de quelqu’un comme Michel Foucault entre
clairement dans cette description de l’historicisme intégral.
Considération historiciste et discussion spéculative ne
doivent donc pas s’entendre comme deux manières différentes de faire l’histoire
de la pensée philosophique : il ne s’agit pas de deux méthodes exclusives
l’une de l’autre qui se disputent l’histoire de la philosophie toute entière,
mais de deux méthodes coexistantes qui ont la tâche de se la diviser. Réellement,
il y a des philosophies qui sont seulement « expressives » et des
philosophies qui sont avant tout « révélatrices ». Seules les
premières doivent être soumises à l’historicisation à laquelle les appelle la
méthode historiciste, et il ne suffit pas de leur apparence ou de leur
prétention à la vérité pour les hausser au mérite d’une discussion
philosophique ; et seulement les secondes parviennent au niveau de mériter
et en même temps de susciter une discussion spéculative, et ne suffit pas le
côté « expressif » qui est inévitablement lié à leur portée révélatrice
pour en légitimer une critique historiciste entendue au sens où elle la vide de
la vérité et la mesure simplement par la relation à la situation historique.
Il y a donc deux types de parole philosophique. La première
est seulement « expressive ». Elle exprime les conditions
sociales-historiques de l’époque et pour tout dire elle n’est pas à proprement
parler philosophique mais plutôt ce que l’on pourrait idéologique.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait
que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation
s’opposent : si est interpretatio
toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité
éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous
rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une
autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson
interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque
clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée.
Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne
pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont
que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions
sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la
pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.
Parole révélative
La pensée est toujours personnelle. Mais comment peut-elle
espérer révéler la vérité ? À cette question Pareyson tente de donner une
réponse :
Dans la pensée révélatrice, il advient ainsi que, d’un
côté, tous disent la même chose et, de l’autre, chacun dit une
chose unique : tous disent la même chose, c’est-à-dire la vérité qui
ne peut être qu’unique et identique, et chacun dit une chose unique,
c’est-à-dire dit la vérité selon son propre mode, selon le mode qui solum est
le sien ; et est un véritable penseur celui qui non seulement dit la
vérité unique, laquelle dans son infinité peut bien rendre communes toutes les
perspectives aussi différentes qu’elles soient, mais encore persiste pour toute
la vie à dire et répéter que l’unique chose qui est son interprétation de la
vérité, parce que cette répétition continuelle est le signe que lui, loin de se
limiter à exprimer le temps, a atteint la vérité.
C’est un beau tableau de ce qu’est l’histoire de la
philosophie. Tous les philosophes, les
grands, disent au fond la même chose ! Ce serait facile à montrer. La philosophie n’est un « Kampfplatz »,
un champ de bataille, comme le disait Kant. Ce n’est pas Aristote contre
Platon, Spinoza contre Descartes, Hegel contre Kant. Ce n’est une confrontation
d’opinions (des philosophes illustres). Tous se posent les mêmes questions et
leurs réponses sont toutes aussi « vraies ». Mais vraies d’une vérité
qui en même temps est unique, parce qu’elle est une interprétation de la vérité
qui s’inscrit dans la suite infinie des interprétations. C’est d’ailleurs
pourquoi on ne peut philosopher sans se confronter à toute l’histoire de la
philosophie.
La vérité est donc unique et intemporelle à l’intérieur des
formulations multiples et historiques qui s’en donnent ; mais une telle
unicité qui ne se laisse pas compromettre par la multiplication des
perspectives ne peut être qu’une infinité qui les stimule et les alimente
toutes, sans se laisser épuiser par aucune d’elles et sans en privilégier
aucune ; ce qui signifie que dans la pensée révélatrice la vérité réside
plus comme surgissement et comme origine que comme objet de découverte. Comme
ne peut pas être révélation de la vérité celle qui ne peut pas être
personnelle, de même ne peut être vérité celle qui n’est pas saisie comme
inépuisable. Seulement comme inépuisable, la vérité s’en remet à la parole qui
la révèle, lui conférant une profondeur qui ne se laisse jamais ni expliciter
complètement, ni clarifier entièrement.
La philosophie est une parole. Et il n’y a rien dans l’objet
de la philosophie qui puisse se saisir en dehors de cette parole. Mais comme
telle cette parole est toujours personnelle. Elle est in-objectivable !
Les lois de la physique, c’est-à-dire les lois des mesures des phénomènes
physiques sont objectivables à travers une expérimentation. C’est pourquoi il
n’est pas très important que ce soit Galilée ou Newton qui ait découvert ceci ou
cela. La parole du philosophe est au contraire inséparable de la personne du
philosophe. Le philosophe parle toujours à la première personne. Bruno,
philosophe, doit mourir pour ses idées alors que Galilée peut se renier.
Citons encore Pareyson :
Ce qui caractérise la pensée révélatrice est donc la
complète harmonie qui y règne entre le dire, le révéler et l’exprimer : le
dire dans le même temps et inséparablement révèle et exprime. Que la parole
soit révélatrice est le signe de la validité pleinement spéculative d’une
pensée non oublieuse de l’être, et que la parole soit expressive est le signe
de la concrétisation historique d’une pensée non oublieuse du temps.
Maintenant, dans la pensée révélatrice, la parole révèle la vérité dans l’acte
qui exprime la personne et son temps, et vis-versa. L’aspect expressif et
historique non seulement ne va pas au détriment de l’aspect révélateur et
théorique, mais plutôt le fait surgir et l’alimente parce que la situation même
est exposée comme ouverture historique à la vérité intemporelle. D’autre part
l’aspect révélateur ne peut faire moins que l’expressif et l’historique, parce
que de la vérité il ne se donne pas de manifestation objective, mais il s’agit
de la saisir à l’intérieur d’une perspective historique, c’est-à-dire d’une
interprétation personnelle.
Ce qui soutient cette parole, c’est la liberté. Quand
celle-ci fait défaut, la parole philosophique se perd (dans l’idéologie, dans
la propagande, dans le discours de persuasion).
Mais quand la liberté cesse de soutenir le lien originaire
entre vérité et personne, tout se transforme. La vérité se dissipe laissant la
pensée vide et dissociée, et disparaît aussi la personne, réduite à une pure
situation historique. L’harmonie entre dire, révéler et exprimer se rompt,
et tous les rapports s’en trouvent bouleversés et profondément altérés.
Révélation et expression se séparent définitivement : sans vérité,
l’aspect révélateur de la parole est purement apparent, et elle se réduit à une
rationalité vide et privée de contenu ; non plus référée à la personne
dans son ouverture révélatrice, mais à la situation dans sa pure temporalité,
l’expression devient inconsciente et occulte. La nature de la parole dégénère
et se clive : d’un côté un discours
dont la rationalité vide ne se prête qu’à une utilisation technique
instrumentale, et de l’autre côté, masquée par le discours explicite, la vraie
signification de celui-ci, c’est-à-dire l’expression du temps.
Harmonie entre dire, révéler et exprimer : voilà la
question essentielle. L’expression n’exprime plus l’authenticité d’une pensée
mais l’opinion commune, la représentation du monde qu’impose un certain ordre
social – l’idéologie – et la parole ne révèle donc rien. Tout est déjà là.
Connu de tous, trop connu.
Il est utile de suivre plus près cette péripétie par
laquelle, à la pensée ontologique, se substitue la pensée historique, au
discours spéculatif le discours expressif, à la parole révélatrice la parole
instrumentale. Séparée de la vérité, la pensée conserve, de son caractère révélateur,
seulement l’apparence, c’est-à-dire une rationalité vide, dont les concepts
doivent renvoyer, par leur propre signification, à l’autre aspect de la pensée,
c’est-à-dire à son caractère expressif. Mais le divorce entre la révélation de
la vérité et l’expression de la personne, troublant l’intime constitution de la
parole, produit un déphasage entre le discours explicite et l’expression
profonde : la parole dit une chose mais en signifie une autre. Pour
trouver la vraie signification du discours, il faut considérer la pensée non
pour ce qu’elle dit mais pour ce qu’elle trahit, c’est-à-dire non pour ses
conclusions explicites, pour sa cohérence rationnelle, pour l’universalité de
ses concepts, mais pour la base inconsciente qui s’y exprime, c’est-à-dire la
situation, le moment historique, le temps, l’époque.
La pensée n’a plus de valeur par ce qu’elle dit mais ce
qu’elle trahit – ce qu’elle exprime sans le vouloir, inconsciemment en quelque
sorte. C’est le propre du discours idéologique.
Seconde conséquence de cette rupture de l’harmonie entre
dire, révéler et exprimer :
Ceci implique une seconde conséquence : l’identification
de la pensée avec la situation. La pensée est de cette manière complètement
historicisée, parce qu’elle ne fait qu’exprimer la situation historique et
accepter d’être évaluée sur la base de son adhérence au temps dont elle surgit.
S’ouvre la voie au culturalisme, qui fait rentrer toute la pensée dans une
histoire générique de la culture, entendue de façon à mettre en lumière seulement
l’aspect expressif, sans préjudice de son éventuelle valeur spéculative ;
au « biographisme », qui réduit la pensée à une expression
incommunicable de la situation dans laquelle chacun serait comme emmuré dans
une prison infranchissable ; à l’historicisme plus ou moins plus ou moins
extrémiste, qui réduit toute la pensée à une simple expression de la situation
historique, lui niant toute possibilité de sortir de son temps.
Si la pensée s’identifie avec la situation, elle n’a donc
plus rien à dire. Platon exprimerait son époque – la décadence athénienne bien
entamée, une société esclavagiste déjà minée par le « trafic » et
l’argent. Mais précisément Platon nous parle toujours ! Parce que sa
pensée dans forme renvoie à son époque mais révèle des questions éternelles.
Troisième conséquence :
Nous assistons de cette manière à une troisième
conséquence : l’intervalle qui s’ouvre entre le discours explicite et
l’expression profonde est celui de la dissimulation, c’est-à-dire de cette
ingénuité inconsciente ou de la mauvaise foi pour qui la pensée absolutise une
situation historique en se donnant l’air d’atteindre une universalité
spéculative, mais au fond en ne faisant qu’exprimer la situation dans sa pure
temporalité. Le discours conceptuel de la pensée historique qui traîne toujours
avec lui des contenus de vérité, bien que dégradés et évidés, et qui présuppose
pourtant toujours une intention spéculative, bien que toujours neutralisé et
laissé sans suite, ne fait rien d’autre que donner une apparence de rationalité
et d’éternité à ce qui de fait n’est que pragmatique et temporel, c’est-à-dire
fournir la conceptualisation des conditions historiques et la rationalisation
des attitudes pratiques.
Quand règne l’idéologie règne aussi la dissimulation. Notre
époque est marquée par une abondance de discours proprement idéologiques qui
expriment l’époque mais dissimulent sa vérité. Pensons à l’utilisation des
mots, aux phrases toutes faites avec lesquelles ont prétend décrire le
« monde réel » dans le discours économique (« ressources
humaines », « charges salariales », « charges
sociales », « les marchés pensent que ... »). Jamais on n’a avec
autant de constance et aussi peu de mauvaise conscience pratiqué la
dissimulation à grande échelle de la réalité sociale.
Avec ceci, la pensée historique manifeste son inévitable destination
pragmatique et instrumentale :et ceci est la quatrième conséquence que
nous rencontrons, laquelle vient clairement en lumière dans les philosophies
dites démystifiantes, comme dans le « praxisme » pan-politiste qui
convertit les idéologies de pures expressions du temps en moyens adéquats
d’action, et les différentes formes d’expérimentalisme qui résolvent la
fonction de la pensée dans l’élaboration des techniques rationnelles les plus
diverses. Ces philosophies sont le renflouement du rationalisme après la
démystification de la pensée seulement expressive : la pensée privée de
vérité, si elle veut avoir une signification rationnelle qui ne se réduise pas
à la dissimulation de la situation historique ne peut pas ne pas devenir raison
pragmatique et technique. Se conclut ainsi la péripétie de la pensée seulement
expressive et historique : le conscient renoncement à la vérité culmine
nécessairement dans l’acceptation délibérée de la fonction exclusivement
expérimentale de la pensée.
Conclusion
Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier,
c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la
pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout
dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle,
« il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des
interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise
dans un sens sceptique. Que les « faits » soient le résultat
d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité
n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle
qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est
seulement cela la vérité.
[1] Saint Augustin écrit (Confession, I, chap. viii) « j’ai remarqué depuis
comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait
présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après
me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence
que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette
agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou
inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés,
j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille,
et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne
m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose
qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps,
langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton
de la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou
fuit. »
lundi 19 septembre 2016
Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme
Recension du livre de Yvon Quiniou par Tony Andréani
Ce livre est un pavé dans la mare. Yvon Quiniou soutient en effet que la philosophie contemporaine - du moins s’agissant de ses auteurs les plus vantés dans notre pays - est une imposture au regard de ce qui fut depuis les origines l’ambition de la philosophie : dire le vrai et le juste, pour nous rendre plus sages. Dans la première partie de l’ouvrage, où, au lieu de multiplier des critiques venues de nulle part, il abat ses cartes, il rappelle que tous les grands philosophes du passé ont eu cette ambition, d’où il résulte que leurs systèmes de pensée ne pouvaient être syncrétiques, la vérité étant une. Ils pouvaient certes emprunter à leurs prédécesseurs, mais se devaient de les dépasser. Et de fait l’on ne pourra, par exemple, penser après Kant comme avant lui. En deuxième lieu la philosophie cherche la vérité par les chemins de la raison, c’est-à-dire de l’argumentation et de l’explication, et non par ceux de l’intuition, toujours à surmonter, ni de l’interprétation, toujours subjective. Seulement voilà : cette philosophie s’est trouvée peu à peu supplantée, dans sa recherche de vérité, par le développement des sciences. Et c’est Marx qui a enregistré avec le plus d’éclat ce basculement : la philosophie n’avait fait qu’interpréter le monde, alors qu’il s’agit de le transformer, et, pour le transformer, il faut en avoir une connaissance scientifique. Dès lors la tâche de la philosophie n’est plus de réfléchir le monde, mais de réfléchir ce que la science dit du monde.
Le titre du livre risque ici d’être trompeur : considérer la philosophie « au regard du matérialisme » ne signifie pas opter pour une position métaphysique (tout l’être n’est que matière), mais pour la position ontologique suivante : la conscience a toujours affaire à un réel qui lui est extérieur, et elle doit elle-même se considérer – les sciences en font foi – comme une partie de ce réel, dit abruptement : comme une production du cerveau, sans aucun reste. Or, s’il est vrai que la science est la prise la plus sûre sur le réel, elle ne peut pas tout connaître, bien que le processus de la connaissance soit infini, si bien que, en toute rigueur, on ne saurait se prononcer avec elle sur la réalité ultime (affirmer par exemple qu’il n’y a aucune transcendance, et qu’un Dieu ne peut exister). Mais la science peut du moins avancer ses preuves, et, si discussion il doit y avoir, cela ne peut concerner que la validité de ses preuves.
Quiniou développe ensuite les implications de ce matérialisme. Il suppose une matérialité du monde, mais non qu’elle soit fixe (il a sa « productivité »), il suppose aussi son intelligibilité, et l’on pourrait selon lui reprendre ici la notion de reflet, à condition de le comprendre non comme un effet passif, mais comme une « reproduction », une recherche de « correspondance », ce qui nous éloigne de l’idée que le monde est tel que l’homme se le représente. J’avoue que cette position me paraît discutable, car ce que la pensée peut appréhender, ce n’est jamais que le rapport de l’homme au réel, ce qui n’est pas du tout une position idéaliste, puisqu’il est clair que la pensée ne constitue pas le réel, mais ne l’aborde que par la praxis, elle-même de nature historique. Quand Quinion dit que la preuve de la matérialité du réel est que nous pouvons agir sur lui, c’est bien précisément toujours à travers des outils forgés par l’homme que nous le modifions. La différence ici entre la science et l’idéologie (au sens péjoratif du terme), est que la première ne se sert pas de moyens imaginaires, ce qui ne veut pas dire inefficaces (l’idéologie a aussi des effets, hélas, matériels !), mais de moyens rigoureux, notamment grâce à l’usage des mathématiques, et expérimentaux, qui produisent des effets réglés et reproductibles. Enfin, et Quiniou en serait sans doute d’accord, l’objet pensé n’est jamais l’objet réel, qu’elle ne cesse de poursuivre (c’est pourquoi il y a des progrès et des révolutions dans les sciences).
Ces réserves mises à part, quelles sont les tâches de cette philosophie « matérialiste » et même « scientifique » ? Elles sont au nombre de trois, tout à fait essentielles – car Quiniou se fait un ardent défenseur de la philosophie. 1 Elle réfléchit les résultats scientifiques dans l’espace non de concepts (ce que fait la science), mais de catégories, telles que la nature du réel et sa temporalité, le déterminisme et la liberté, ou encore la question morale. Cette dernière question est évidemment la plus difficile, puisque la morale (à la différence de l’éthique, qui reste du domaine des mœurs) implique un saut hors de l’histoire vers un universel abstrait, et que par ailleurs la science ne fait pas de morale, mais peut seulement nous fournir des leçons anthropologiques (concernant non le bien, mais le bon). Or Quiniou est aussi un ardent défenseur de la morale, tout en refusant de la projeter hors des phénomènes, dans l’espace transcendant des noumènes kantiens. Sa réponse est que la moralité est issue elle-même de la vie, comme Darwin l’a laissé entendre, et qu’elle est un processus historique qui a connu un progrès constant. 2° La philosophie est une réflexion sur les conditions de possibilité et les résultats des sciences, autrement dit une épistémologie, ce dont la science n’est pas spontanément capable. 3° La philosophie a un grand rôle à jouer dans l’unification du savoir scientifique, car celui-ci est marqué par une inévitable spécialisation. Elle devient alors cette « synthèse des résultats les plus généraux » des sciences que Marx appelait de ses vœux. Tout cela veut dire que la philosophie se doit d’être à la fois modeste (« elle n’a pas de pouvoir cognitif »), ambitieuse, car son rôle est irremplaçable, et ouverte, car, si elle doit faire système, elle ne peut être un système clos, puisqu’elle ne cesse de réfléchir sur des sciences qui sont elles-mêmes en évolution constante.
C’est à partir de là que Quiniou se livre à une critique implacable de la philosophie contemporaine, s’agissant de quatre auteurs qu’il a manifestement lus à fond et auxquels il ne rechigne pas à reconnaître certains mérites (le texte est tout sauf un pamphlet). Ce qu’ils ont en commun, c’est un mépris plus ou moins prononcé pour les sciences et une volonté de dire plus et mieux qu’elles, donc une extraordinaire prétention. Le jugement est moins sévère sur la phénoménologie, car au moins se voulait-elle une science rigoureuse des phénomènes et avait-elle su en décrire avec perspicacité (Sartre en particulier). Ce qu’on peut lui reprocher c’est son idéalisme (notamment son primat de la conscience, fût-elle irréfléchie), et sa méconnaissance de la théorie scientifique de l’histoire, inaugurée par Marx, et de l’inconscient psychique, analysé par Freud (encore que Sartre ait beaucoup évolué à ce sujet). Mais les trois autres philosophies contemporaines passées au crible ont en commun d’être subjectivistes (elles se réclament à tort de Nietzsche quand elles lui empruntent un discours de l’interprétation, alors que ce dernier était causaliste) et irrationalistes, postulant que le réel n’est pas rationnel et que, par conséquent, le discours philosophique ne peut et ne doit pas l’être. Mais elles ne se privent pas pour autant d’emprunter aux sciences de l’homme tout en dénaturant leurs concepts, dont elles n’ont qu’une connaissance superficielle et approximative. Autrement dit, elles pratiquent un mélange des genres sans le dire. Cela donne des discours inutilement compliqués et tarabiscotés, un abus de néologismes et de métaphores et de constantes contradictions. On est plus près d’une littérature savante que de l’exigence théorique philosophique. Le travail proprement épistémologique sur les sciences en est absent. Politiquement elles débouchent sur du vide (Heidegger verse pour finir dans une sorte de mysticisme) ou sur une acceptation du capitalisme dont il s’agit seulement de combattre les excès de pouvoir (Foucault est très proche finalement de l’anarcho-capitalisme) ou les effets répressifs (Deleuze n’a pourtant rien retenu de la critique marxo-freudienne du capitalisme). Cela n’a rien d’étonnant : ces auteurs s’étant détournés de la science, se sont privés de tous les outils intellectuels et pratiques pour vouloir le dépasser, alors qu’il faut connaître les déterminismes pour pouvoir agir sur eux et trouver dans quelle mesure on peut s’en libérer. Quiniou ne conteste pas que ces discours puissent apporter leur part de vérité, mais c’est parce qu’ils naviguent au petit bonheur la chance à travers des sciences humaines éclatées. Et, au mieux, leurs trouvailles ne sont-elles que des poteaux indicateurs pour des savoirs rationnels à constituer. On peut donc les lire, mais toujours cum grano salis.
On peut se demander ici pourquoi cette philosophie, bien que s’inspirant d’une tradition allemande et de Nietzsche en particulier, est typiquement française, les philosophes anglo-saxons étant, eux, bien plus modestes et rigoureux à la fois. Je hasarde l’idée que cela est lié à l’enseignement de la philosophie dans notre pays, discipline qui se veut reine au lycée. On y apprend à nos élèves de pratiquer le doute critique, ce qui est très bien, mais aussi on les invite à tout repenser par eux-mêmes, comme s’ils pouvaient refaire le monde, sans passer par « les chemins escarpés » du savoir - pour reprendre une expression marxienne. Et cela donne aussi une pléiade de philosophes qui parlent de tout et de rien, au gré de publics avides de sens dans une époque désorientée et d’autant plus choyés par les médias qu’ils ne sont guère subversifs envers l’ordre établi. Quiniou n’est pas de ceux-là. Il veut rendre à la philosophie toute sa dignité et sa puissance transformatrice.
Yvon QUINIOU, Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze. Éditions l'Harmattan, Paris, 2016, 264 pages
Yvon QUINIOU, Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze. Éditions l'Harmattan, Paris, 2016, 264 pages
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