samedi 21 mars 2020

Réfléchir en temps d'épidémie

L’épidémie du Covid-19 (ou Covid-2) a ruiné en quelques semaines la plupart des dogmes libéraux. Tous les « savants » de l’économie, c’est-à-dire les valets de plume de Sa Majesté le Capital, ont tenu le haut du pavé depuis plus de quarante ans en affirmant que le marché était, dans tous les domaines, le meilleur moyen d’organiser l’affectation des ressources. Tout devait être privatisé, tout devait être soumis à la loi « naturelle » de la concurrence : la recherche scientifique ou l’adoption des enfants, le ventre des femmes ou les chefs-d’œuvre de la culture universelle, une seule réponse, le marché, le marché vous dis-je !
Les grands prê­tres du néo­li­bé­ra­lisme se cachent : leurs fidè­les d’hier récla­ment tou­jours plus d’inter­ven­tions de l’État, du défi­cit bud­gé­taire (comme de vul­gai­res key­né­siens) et même, que c’est hor­ri­ble à enten­dre ! des natio­na­li­sa­tions ! Macron, Trump et Merkel, logés à la même ensei­gne. La « mon­dia­li­sa­tion heu­reuse » vantée par le « cercle de la raison » devient une véri­ta­ble catas­tro­phe. Les avions sont cloués au sol, les fron­tiè­res se fer­ment les unes après les autres. La « démon­dia­li­sa­tion » récla­mée par cer­tains (Montebourg, Sapir, Nikonoff) devient réa­lité au milieu de la pani­que géné­rale. Emmanuel Macron l’a dit, sans trop savoir ce qu’il disait cer­tai­ne­ment, le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant. Nul ne sait quand la crise sani­taire sera jugu­lée—il y a encore un mois et demi les res­pon­sa­bles fran­çais annon­çaient qu’il ne se pas­se­rait rien—mais après le coro­na­vi­rus plus rien ne sera comme avant.

I

Tout d’abord l’épidémie elle-même vient après quel­ques autres qui avaient sonné l’alarme : H1N1, SRAS, Ebola, etc. Nous avions cru que le temps des gran­des pestes était passé. La der­nière, la tris­te­ment célè­bre « grippe espa­gnole » aurait tué entre 20 et 50 mil­lions de per­son­nes dans le monde entre avril 1918 et novem­bre 1919, pour s’en tenir aux esti­ma­tions basses, mais les grands pays étaient affai­blis à tous égards par une guerre ter­ri­ble et les sys­tè­mes de santé étaient encore bien rudi­men­tai­res et plus sou­vent inexis­tants. Nous avons éradiqué les gran­des épidémies. La variole a dis­paru de la sur­face de la Terre, la tuber­cu­lose, si elle fait par­fois retour dans le contexte de la pau­vreté crois­sante, est tout de même endi­guée. Voici que ces nou­vel­les épidémies vien­nent ébranler la confiance des « pro­gres­sis­tes ». Dans sa der­nière confé­rence au Collège deFrance, le 16 mars 2020, le pro­fes­seur Philippe Sansonetti, dit deux choses impor­tan­tes : (1) cette épidémie sera suivie d’autres — d’où l’urgence de trou­ver et mettre en œuvre un vaccin— et (2) c’est une « épidémie de l’anthro­po­cène », c’est-à-dire une épidémie qui ne peut être aussi rava­geuse que par les échanges mon­dia­li­sés, les quatre mil­liards de voya­geurs en avion, les échanges com­mer­ciaux et indus­triels. La carte de l’épidémie est d’ailleurs frap­pante : elle touche d’abord les lati­tu­des tem­pé­rées non à cause de la tem­pé­ra­ture, mais d’abord à cause de l’inten­sité des échanges.

II

Nous, nous pro­gres­sis­tes libé­raux ou marxis­tes, nous avions pensé que la mon­dia­li­sa­tion ren­for­çait la puis­sance glo­bale des forces pro­duc­ti­ves de l’huma­nité. Dépasser les fron­tiè­res natio­na­les, cela ne pou­vait appor­ter que plus de bien-être, même si par­fois cela s’accom­pa­gnait de guer­res, de crises et d’iné­ga­li­tés mons­trueu­ses qui devaient trou­ver leur solu­tion non pas dans moins, mais plus de mon­dia­li­sa­tion, que ce soit la « fin de l’his­toire » à la Fukuyama (démo­cra­tie + marché libre) ou le socia­lisme uni­ver­sel. Patatras, nous nous aper­ce­vons que les béné­fi­ces de cette mon­dia­li­sa­tion se payent d’une fra­gi­lité accrue de l’ensem­ble de la civi­li­sa­tion humaine. Et tout natu­rel­le­ment, les nations fer­ment leurs fron­tiè­res et les peu­ples atten­dent de leurs États qu’ils fas­sent ce que doit faire un État hob­be­sien : pro­té­ger les citoyens qui lui ont trans­féré leur droit de se défen­dre eux-mêmes.
La lettre quo­ti­dienne de Laurent Joffrin (Libération,17 mars 2020) dit plutôt bien les choses. L’indi­vidu isolé dans sa bulle et qui tutoie le monde entier vient de s’évanouir, comme un holo­gramme quand on a coupé l’ali­men­ta­tion de la machine. Les égoïstes qui veu­lent tirer leur épingle du jeu en se moquant du bien des autres sont mon­trés du doigt. Confinés, chacun chez soi, nous redé­cou­vrons que l’homme est un animal social ! et que le plus grand bien que nous puis­sions avoir, c’est la com­pa­gnie des autres humains. Et que, comme le disait Spinoza, si je sais qu’une chose est bonne pour moi, je dois la vou­loir pour tous les autres… Joffrin, cepen­dant, s’arrête à mi-chemin. Que veut dire « animal social » ? En fait, Aristote disait « animal (ou vivant) poli­ti­que », ce qui veut dire animal vivant dans une cité gou­ver­née par des lois. Et la cité (la polis) des Grecs elle a pour nom aujourd’hui « État-nation ». Comment les Italiens cher­chent-ils à garder le moral dans ce confi­ne­ment strict où ils sont main­te­nus ? En chan­tant Fratelli d’Italia, l’hymne natio­nal ita­lien, et nous sommes ici dans une jeune nation, où les régio­na­lis­mes res­tent puis­sants ! Ni le monde ni l’Europe ne peu­vent nous pro­té­ger : tout le monde le sait ! Les Allemands ont bloqué toute expor­ta­tion de maté­riel (mas­ques, etc.) et le seul secours qu’ont reçu les Italiens est venu de Chine. Le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain a manœu­vré et manœu­vre encore pour s’assu­rer le mono­pole du vaccin contre le Covid-19. On peut déplo­rer que le monde ne soit pas assez mon­dial, mais on doit cons­ta­ter que les seules réa­li­tés à peu près sta­bles sont les nations. On peut déplo­rer que les nations édifient des murs, mais Hannah Arendt disait qu’elles sont les murs qui sou­tien­nent le monde.

III

Il faudra nous y faire : en nous cloî­trant chez nous, le coro­na­vi­rus nous apprend que nous ne sommes pas chez nous par­tout ! L’idéal d’un monde mobile, d’un monde de flux per­ma­nents, flux de mar­chan­di­ses, flux d’infor­ma­tions, flux d’hommes, res­sort de ces pre­miè­res semai­nes d’épidémie sérieu­se­ment abîmé. Il nous faut des stocks (de mas­ques, de médi­ca­ments, etc.). Il nous faut arrê­ter d’avoir la bou­geotte (le « bou­gisme » si bien ana­lysé par Pierre-André Taguieff) et, à tous les niveaux, nous occu­per de nos voi­sins.Triste à cons­ta­ter quand on rêve de cos­mo­po­li­tisme, quand on se croit « citoyen du monde ». Mais là encore le réel nous rat­trape. Il est pos­si­ble que dans six mois tout cela soit oublié et que nous repre­nions notre marche folle vers l’abîme : tou­jours plus de tout, jusqu’à ce que mort s’ensuive — il faudra bien faire de la « relance » pour sortir de la crise, puis­que dans ce sys­tème on ne sait rien faire d’autre.
Pourtant l’épidémie nous apprend ce qui nous manque vrai­ment, ce dont on ne peut se passer et, d’un autre côté, ces masses d’emplois qui sont à peine du tra­vail et donc on se passe sans la moin­dre gêne. Là aussi, nous devrions en tirer les leçons. Beaucoup d’emplois ne sont pas du tra­vail, mais de l’occu­pa­tion para­si­taire sou­vent gras­se­ment payée — pour ne fâcher per­sonne, ne citons pas de noms — dont la société pour­rait par­fai­te­ment se passer sans que le niveau de vie glo­bale en souf­fre, bien au contraire. Peut-être même une grande partie de ce qui peut se faire en « télé­tra­vail » est-elle fon­da­men­ta­le­ment ce qu’il y a de moins impor­tant. Pas de maçon­ne­rie en télé­tra­vail, ni de nour­ri­ture et de soin des vaches, ni de soins hos­pi­ta­liers, ni de pro­duc­tion d’électricité, d’entre­tien des réseaux,etc. en télé­tra­vail.Il y a un moment où on doit se confron­ter à la matière, au réel, qui résiste à la « société numé­ri­que », une société numé­ri­que qui d’ailleurs ponc­tionne une part consi­dé­ra­ble de l’énergie mon­diale. L’épidémie est une leçon d’économie, au sens pre­mier du terme, l’art de gérer sa mai­son­née, en bon « père de famille », c’est-à-dire en fai­sant des économies, en réglant de la manière la plus économique nos rap­ports avec la nature.

IV

Ces ques­tions et quel­ques autres doi­vent être mises sur la table et débat­tues. Le confi­ne­ment des per­son­nes n’est pas celui de la pensée. Toutes concou­rent à une remise en cause radi­cale et de notre sys­tème économique et de l’idéo­lo­gie qui le sous-tend. C’est d’autant plus néces­saire que la situa­tion sani­taire va débou­cher une crise pro­fonde et vio­lente, une crise dans laquelle la survie de la grande masse exi­gera que soient portés des coups de hache dans la pro­priété capi­ta­liste. Les 50 mil­liards du CICE devront passer de la poche des patrons à celle des tra­vailleurs dépen­dants et indé­pen­dants — d’ailleurs on va avoir à mesu­rer l’ampleur des dégâts pro­vo­qués par l’ubé­ri­sa­tion - les pro­lé­tai­res embau­chés par Uber n’ont rien de la pro­tec­tion des sala­riés. Les action­nai­res qui se sont sucrés abon­dam­ment ces der­niè­res années vont être mis au régime amin­cis­sant. Beaucoup de gran­des entre­pri­ses vont devoir être natio­na­li­sées, sauf à dis­pa­raî­tre. Les gou­ver­ne­ments libé­raux eux-mêmes annon­cent quel­ques-unes de ces mesu­res ; ils font du socia­lisme sans le dire, dans le but de sauver le capi­ta­lisme. Mais ce qui s’impo­sera, c’est du socia­lisme pour nous sauver du capi­ta­lisme. « Socialisme ou bar­ba­rie », disait Rosa Luxemburg. Nous y sommes.
Le 19 mars 2020, cent qua­rante-neuf ans et un jour après la pro­cla­ma­tion de la Commune de Paris. Denis Collin

samedi 14 mars 2020

Faut-il en finir avec le sexe ?



Dans une lettre à Jones (17 mai 1914), Freud écrivait : « Celui qui permettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » Cette phrase peut sembler énigmatique pour qui voit en Freud l’apôtre de la révolution sexuelle, le héros de la lutte contre la morale puritaine ou, au contraire, le dernier défenseur de la famille patriarcale dominée les hétérosexuels mâles… Mais Freud a raison : la sexualité est bien pour l’humanité une embarrassante sujétion : nous ne pouvons pas échapper à la pulsion sexuelle et pourtant celle-ci doit être refoulée, pour garantir la possibilité d’une vie sociale, soumise aux impératifs du principe de réalité, redirigée pour satisfaire des buts sociaux. Or, notre époque apparaît comme celle qui a décidé, au prix des pires sottises, de se débarrasser de la question sexuelle !
Déjà Adorno évoquait le sujet : « le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers. » Le livre d’où est extraite cette citation, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, date de 1951…  
Aujourd’hui, le sexe est partout en apparence, la pornographie est en accès libre dès le plus jeune âge : comment puis-je donc affirmer que nous voulons nous débarrasser du sexe ? Je pourrais répondre en faisant un peu de sociologie, en invoquant ce que les enquêtes nous indiquent : baisse, voire effondrement de la pratique sexuelle des jeunes.
Partons de cette idée centrale : l’articulation de la nature et de la culture, c’est fondamentalement l’articulation des besoins de la reproduction naturelle sexuée et des normes sociales qui s’expriment, négativement par l’interdit de l’inceste et positivement par les règles élémentaires de la parenté, deux dimensions aussi inséparables que le revers et l’avers. Or l’idéologie dominante de notre époque repose sur la négation de cette nécessaire articulation et l’imposition du « tout culturel », « tout social », « tout construit » ! Paradoxalement, si on se contente de noter l’importance des revendications « écolos », toute notre époque est placée sous le signe de « la haine de la nature » (voir l’excellent livre éponyme de Christian Godin, éditions Champ Vallon, 2012).
Cette haine de la nature qui devient haine du sexe, j’en donnerai quelques exemples qui ont envahi le champ « théorique ».
Je montrerai ensuite que derrière la volonté de briser les ultimes « tabous » se cache une volonté normalisatrice et même un nouveau puritanisme mortifère.
Enfin, j’expliquerai pourquoi nous devons défendre la sexualité, comme défense de la vie, de l’Éros contre l’invasion de Thanatos qui se cache derrière la culture genriste.
Une précision liminaire… qui s’impose avant qu’on ne vienne me dire « Zemmour, sors de ce corps ! ». 1) Je suis bien un vieux mâle blanc hétérosexuel binaire et cisgenre (je coche toutes les cases qui vont m’envoyer en camp de rééducation quand l’Université serait définitivement dominée par les disciples de Judith Butler). Mais je suis pour le féminisme 1.0, le féminisme « old fashion » ou « canal historique », celui que réclame l’égalité juridique, politique et sociale des femmes et des hommes. Je ne sais pas si la femme est l’avenir de l’homme, car Pénicaud et Belloubet ne me semblent pas un avenir enviable, mais je sais bien que l’humanisation de l’homme a commencé par les femmes et qui, si les femmes sont généralement moins fortes physiquement que les hommes, elles le surpassent en bien d’autres points. 2) Je suis partisan de la lutte contre toutes les discriminations qui pourraient frapper les homosexuels et je considère que l’homosexualité est une forme de la sexualité humaine parmi d’autres. Mais je crois que les groupes LGBTIQ+ ne sont pas des défenseurs des homosexuels, mais peut-être leurs pires ennemis comme la jeune Mila a pu s’en rendre compte quand elle a eu maille à partir avec les fanatiques islamistes.

1.    Il y a une « Théorie du genre »

Je commence par examiner rapidement (a) la théorie du genre. En second lieu j’en aborde un aspect pratique : la question du transgenre en donnant (b) un historique et en donnant (c) un aperçu de la situation actuelle.

a)      Trouble dans la théorie : place à Butler

Si l’on parle de théorie du genre, on commence par vous rétorquer qu’il n’y a pas de théorie du genre, mais seulement des « études de genre ». Cette blague ne peut satisfaire que les gogos qui officient dans les grands médias (à commencer par les médias du service public). Il n’y a des études de genre que parce que, comme toujours, ces études sont assises sur un certain nombre de présuppositions à caractère plus ou moins théorique.
La théoricienne en chef suivie par beaucoup d’autres est Judith Butler, une philosophe américaine qui se présente comme une disciple de Beauvoir et Foucault. La bible, c’est Troubles dans le genre paru en 1990. Le livre est sous-titré : « le féminisme et la subversion de l’identité. »
Butler part d’un constat : le sexe objectif (XX ou XY) ne coïncide pas toujours avec le sexe subjectif. Rien de bien nouveau : les filles garçons manqués et les garçons efféminés, c’est vieux comme le monde. Freud a consacré aux « invertis » quelques études. Ce qui est nouveau, c’est ce qu’en tire Butler. Comme Foucault, elle veut libérer la sexualité « l’hétérosexualité aliénante », et donc il faut ouvrir de nouveaux « champs de possibles en libérant la sexualité des zones de reproduction jusqu’alors conventionnellement privilégiées. » Marginaliser l’hétérosexualité, cela destitue le phallus et s’offre comme “une promesse de plaisirs « infinis » hors du carcan de la catégorie du sexe.” Elle veut penser une sexualité hors du sexe parce que ce n’est pas le sexe qui est le centre, mais le corps. Et les gays et lesbiennes lui servent précisément à penser cela.
Ainsi on commence à comprendre ce qui est en cause : il ne s’agit pas de remplacer « sexe » par « genre », de traduire le français en anglais ou l’inverse. Les anglicistes considèrent que traduire gender par genre est un anglicisme.
Non, il y a quelque chose de nouveau qui apparaît qui est bien une « théorie » dont Butler a donné les fondements. Cette théorie nous dit qu’il faut révoquer le sexe (biologique) pour faire place au « genre » et ce genre est une construction sociale qu’il faut « déconstruire » pour sortir de l’aliénation des « binaires » que, pour la plupart, nous sommes encore. Je ne vais pas plus développer, d’autant que la lecture de Butler est éprouvante pour quelqu’un formé à la philosophie française des idées claires et distinctes et que Butler se soustrait à l’avance à toute réfutation puisque la vérité n’a pas place dans sa réflexion — ce doit être encore un concept hétéroblanc… Là encore elle est foucaldienne !
En fait Butler ouvre sur la théorie « queer ». Il s’agit de liquider les « genres fixes » pour faire place à la liberté du « genre flottant ». D’où l’allongement infini de la chaine de caractères LGBT… à partir de là on peut inventer autant de genres que l’on veut : on peut être gay ou indifférent, lesbienne ou autosexuel, bi ou tout ce que l’on voudra. Si on suit les élucubrations de Donna Haraway, il faudra introduire les animaux et les robots dans le champ de nos rapports érotiques — je ne sais pas si c’est encore le bon mot. L’idée est que l’on peut passer d’un genre à l’autre au gré des désirs.

b)     Un précurseur : John Money

La pratique a cependant devancé la théorie. John Money (1921-2006) est le grand maître du transgenre à notre époque. Psychologue et sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une construction sociale. Bien que la réputation de Money ne soit pas toujours fameuse dans les gender studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle de genre », de paraphilie, et autres semblables qui sont devenus d’un usage courant dans les milieux où l’on parle de ces choses-là. Les hermaphrodites constituent son premier objet d’étude et c’est à partir de cette fascination pour les hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était une construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle, on peut le transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps nazis.
Bien que Money ait été passablement démonétisé en raison de ses échecs, ses idées et ses pratiques ont connu un essor étonnant. Quelle meilleure manière de faire valoir l’indifférenciation des sexes que d’organiser le passage de l’un dans l’autre, à volonté ?

c)      Situation actuelle : la réassignation de genre

Dans la manière dont les choses se passent, il y a deux étapes, deux phases. L’une qui joue sur la transformation de la langue et l’autre sur la biologie.
Transformation de la langue d’abord. Le sexe est un vocabulaire aux fortes connotations biologiques. Il faut donc commencer par chasser le mot sexe et le remplacer par le genre. Le mot genre, ce n’est pas de la biologie, mais de la grammaire ! Dans tous les régimes totalitaires, la langue doit être refaçonnée pour imposer l’adoption des principes du système totalitaire. Orwell montre tout cela avec l’invention de la « novlangue » dans le monde de 1984, une langue triturée de telle sorte que les « mauvaises pensées » ne peuvent plus être formulées. Viktor Klemperer avec sa LTI (lingua tertium imperium) a montré pratiquement comment le nazisme avait transformé la langue allemande.
De ce premier point de vue les absurdités de l’écriture inclusive ne sont nullement innocentes : elles participent de cette destruction de la langue commune, tout comme les âneries de la langue « épicène » qui veut imposer un retour au « neutre » dans les usages ordinaires de la langue. Comment transformer des langues qui ignorent le neutre en langues épicènes ? C’est très simple, il faut créer une « nouvelle langue », c’est-à-dire une « novlangue ». Évidemment, le genre grammatical n’a aucun rapport avec le sexe. Dire que la langue est sexuée est tout aussi stupide que les grandes proclamations de Foucauld et Barthes dans les années 70 qui avaient décrété que la langue est « intrinsèquement » fasciste ! La sentinelle monte la garde et personne ne va demander que cela devienne « le sentineau » et si mon médecin est une femme, je ne me rends pas chez « ma médecine ». Toutes ces absurdités ont pourtant une signification : extirper « le sexe ». Le langage dit de manière déguisée ce que l’inconscient social hurle !
Ce qui se passe sur le plan de la langue exprime aussi ce qui commence à se passer dans la société. Si on en croit certaines statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement augmenté au cours des dernières années. Aux États-Unis, les opérations officiellement reconnues auraient augmenté de 20 % en 2016 par rapport à 2014 pour atteindre 3500 cas, mais ce chiffre ne décompte pas, loin de là, toutes les opérations qui seraient environ cinq fois plus nombreuses. Les compagnies d’assurance d’ailleurs proposent de plus en plus la prise en charge des opérations de « réassignation de sexe » qui découlent de ce que les psychiatres nomment « dysphorie de genre » (pour rester dans la langue politiquement correcte). En Suède, les demandes venant d’enfants et d’adolescents doublent d’une année sur l’autre. En France, désormais les opérations de réassignation de sexe sont prises en charge (sous condition) par la Sécurité sociale. Il y a une sorte de banalisation de ce qui, il y a peu, était réservé à quelques individus, dans une certaine semi-clandestinité.
Il y a deux grands types de « réassignation » de genre. La réassignation « faible » (qui ne change que l’apparence avec des traitements hormonaux et chirurgies esthétiques si nécessaire) et la réassignation « forte » avec ablation des organes sexuels et une chirurgie plastique plutôt invasive. Nous sommes entrés dans la phase du charcutage organisé et élevé au rang de liberté. Chacun doit pouvoir faire ce qu’il veut de son corps et donc maintenant le corps est disponible, au nom de la science, ce qui constitue un bond en arrière formidable sur le plan du droit et l’entrée dans le pire des mondes (même si ce pire des mondes est baptisé meilleur des mondes).

2.    Thanatos à la manœuvre ou comment cadenasser les puissances de la vie.

On pourrait faire la liste interminable des bizarreries et des horreurs que produit la « théorie du genre » (qui n’est pas une théorie !) et la pratique envahissante des sectes « genristes » qui cherchent et parviennent souvent à imposer leurs lubies à la société tout entière. Ce que je veux montrer maintenant, c’est que cette substitution du genre au sexe permet le développement d’idéologies et de pratiques qui, toutes, immanquablement, conduisent au refus de la vie, à mise en place d’un nouvel ordre qui n’est que l’extension du capital à ce qu’il y a de plus intime, au noyau de notre être (« das Kern unseres Wesen », comme disait Freud).

a)      GPA et PMA pour en finir avec le sexe

Si on resitue dans ce contexte, les revendications concernant la PMA et la GPA pour « tou.te. s », c’est qu’en effet pour en finir avec la division en sexes il faut supprimer ce qui rappellerait une « sexualité naturelle ». La « PMA pour toutes » est une avancée considérable dans cette voie. Ainsi que l’a dit la députée Aurore Berger, il n’est pas question pour le gouvernement d’interdire les modes naturels de la reproduction hétérosexuée : étrange dénégation qui dit clairement, pour qui comprend un peu les mécanismes de l’inconscient, qu’il s’agit précisément de cela, en finir avec cette sujétion qui oblige encore trop largement les humains à faire l’amour pour espérer avoir des enfants.
La PMA existait, jusqu’à présent, pour les couples « hétérosexuels » infertiles et dans 95 % des cas, les méthodes de conception utilisent les gamètes de l’homme et de la femme, l’appel à l’IAD restant très marginale. La généralisation de la PMA, c’est tout autre chose. Elle ne découle pas d’indications thérapeutiques, mais du désir des individus de concevoir un enfant selon leur « projet ». Le hasard ne doit plus avoir de place, ou du moins la place la plus restreinte possible. Expliquons cela : une femme qui a recours à la PMA doit pouvoir choisir non pas un père (oh, l’horrible chose !), mais des gamètes. Et c’est tout naturellement la génétique qui prend la main. Dans l’IAD, le donneur est anonyme, mais pas ses gamètes : on connaît toutes ses caractéristiques et les banques du sperme proposent justement des catalogues détaillés. Quand il y a des erreurs, par exemple cette femme inséminée par un gamète d’homme noir et qui proteste parce qu’elle se retrouve avec un enfant métis, il faut s’en prémunir par des contrats de garantie et sans doute des procédures de retour en magasin — cela s’est déjà vu dans les cas de GPA.
Et en effet, on passera de la PMA à la GPA. D’abord, puisque les sexes n’existent plus, il n’y a pas de différence acceptable entre hommes et femmes. Si les couples de lesbiennes peuvent avoir des enfants, pourquoi les couples gays seraient-ils privés de ce « droit » ? D’autant que la GPA existe déjà dans les couples de lesbiennes : on prend les ovocytes de l’une des femmes et les spermatozoïdes d’un donneur plus ou moins anonyme et on fait porter le tout par l’autre femme et ainsi ce couple pourra avoir l’impression d’être un vrai couple… Il est étrange de voir comment le biologique fait un retour en force là on croyait l’avoir terrassé à coups de « constructions sociales ».
Mais dans la PMA comme dans la GPA, il y a encore quelque chose de l’antique sexualité humaine. L’idéal serait d’en sortir totalement et les transhumanistes ont déjà la solution : l’ectogenèse. Voici ce qu’on peut lire dans un article de la revue Sciences humaines consacré à ce sujet : « Demain, probablement, des enfants ne naîtront pas du ventre de leur mère. La création d’utérus artificiels dans un futur plus ou moins proche permettra en effet de réaliser la gestation d’un enfant entièrement en dehors du ventre d’une femme (l’ectogenèse). Le développement de cette technique de procréation, qui semble inéluctable, fait peur. » L’utérus artificiel, tout le monde l’a reconnu, c’est Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, une des grandes dystopies du siècle dernier. Mais ce « meilleur des mondes » est appelé de ses vœux pour toute une série de gens qui ont pignon sur rue (Marcella Iacub, Laurent Alexandre, etc.) ou considéré comme inéluctable par d’autres comme Henri Atlan. Le problème est que le pire est maintenant sous nos yeux et déjà banalisé. En tout cas, l’utérus artificiel, c’est-à-dire la fabrique industrielle des bébés, correspondrait parfaitement aux souhaits des gays, lesbiennes, transgenres et autres queers qui pourraient avoir des enfants sans être obligé de revenir à des « rôles sexuels ». Certains seraient sans doute horrifiés qu’on dise cela d’eux, mais c’est pourtant ce vers quoi toutes leurs revendications se dirigent. Bossuet disait, en gros, que Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets de ce dont ils chérissent les causes. Les pro-GPA et pro-PMA qui se disent humanistes contribuent à leur manière à l’avènement du transhumain, du « successeur » qui réduira l’espèce humaine actuelle au rôle de « chimpanzés du futur ». Je ne développe pas plus sur ce point longuement abordé dans un ouvrage collectif récent, La mutation transhumaniste. Critique du mercantilisme anthropotechnique (éditions QS).

b)     La parenté d’intention

Il y a encore un aspect qu’il faudrait développer : puisque la nature ne nous gouverne plus et que tout n’est que construction sociale, la « parentalité », comme on dit — il y a même des rayons « parenting » dans les librairies — elle-même n’est qu’une construction sociale et la loi française, à la suite de la loi californienne, fait désormais sa place à la « parenté d’intention » qui devrait être reconnue comme la vraie parenté. L’imbroglio juridique dans lequel nous entrainent ces inventions folles est indémêlable. Car ce tremblement de terre anthropologique fait d’ores et déjà des dégâts énormes.  

c)      Idéologie « trans »

Avec ces questions, on a parfois l’impression de vivre dans un véritable monde de fous. « Bienvenue en absurdie » titrait récemment l’hebdomadaire Marianne… Je propose d’essayer de comprendre cette volonté d’éradiquer le sexe comme une des figures de l’idéologie dominante, qui est l’idéologie de la classe dominante. En 1968, les niais que nous étions tous un peu croyions que l’idéologie de la classe dominante, l’idéologie bourgeoise à l’ancienne se résumait à « travail, famille, patrie ». C’était une grossière erreur. La classe bourgeoise à l’ancienne était sans aucun doute baignée dans cette vision traditionaliste qui correspondait à la transmission patrimoniale du capital et à une classe qui n’était pas encore assurée de sa propre domination et donnait des gages de respectabilité aux classes aristocratiques anciennes. Mais comme Marx l’avait déjà indiqué dans Le manifeste communiste, le capital détruit la famille et tous les sentiments sacrés pour ne laisser place qu’au règne de l’argent.
Dans le mode de production capitaliste, l’essentiel est le capital : les hommes et les choses ne sont que des moyens de la circulation du capital, c’est-à-dire de l’argent qui produit de l’argent en circulant. Tout ce qui entrave la mobilité du capital est à condamner. Et la famille vient évidemment entraver cette mobilité. Dès ses origines, le capital use indifféremment des hommes, des femmes et des enfants. Tout cela fait partie des « ressources humaines ». Pas de statut, pas de droits acquis, pas de rôle immuable. La loi de l’équivalent général, l’argent, oblige à rendre tous les humains équivalents, soit à titre de ressources humaines, soit à titre de consommateurs génériques et prévisibles grâce à Google et à l’IA.
Zygmunt Bauman définit nos sociétés comme des « sociétés liquides », c’est-à-dire des sociétés où les individus sont isolés de toute communauté et intégrés seulement par leur acte de consommation. Le « trouble dans le genre » est parfaitement adapté à cette précarisation générale des individus. Dans la théorie libérale pure (par exemple dans sa formulation chez Rawls), les individus sont des individus abstraits, des « hommes sans qualité », qui ignorent leurs propres atouts et qui doivent donc être prêts à tout pour s’adapter au flux incessant d’une société parfaitement fluide.
Que je n’aie aucun « genre fixe » auquel me rattacher, c’est donné comme la promesse de pouvoir me choisir moi-même, de choisir si je serai homme, femme, homme gay, femme lesbienne (cela va de soi), etc. exactement comme j’ai la possibilité de choisir au supermarché entre 50 marques différentes de céréales pour le petit-déjeuner (c’est à cela qu’un éditorialiste d’un journal économique anglais ramenait liberté). Mais pour que j’aie ce libre choix, encore faut-il que j’aie conscience d’avoir ce choix et c’est pourquoi il faut enseigner le transgenre dès l’école. Sous couleur de lutte contre la « transphobie », on incite les enfants à s’interroger sur leur propre « genre » (car il ne faut plus dire sexe) et comme précisément la puberté est le moment décisif de la construction psychique du sujet on voit naturellement les jeunes garçons et les jeunes filles dans cette hésitation et on suscite ainsi la demande qui croît presque exponentiellement de « changement de genres ». En d’autres temps, ce type d’incitations aurait pu s’appeler « corruption de mineurs », mais aujourd’hui de nombreuses voix s’élèvent pour que l’école, chez nous à l’exemple suédois, éduque les élèves au « transgenrisme ». John Money a gagné.
Il faudrait aussi évoquer le business transgenre avec ses produits pharmaceutiques et sa chirurgie, le tout, encore fois, remboursé par la Sécurité sociale dans le cas français. Un implant dentaire, cela coûte hors de prix, il vaut mieux se faire implanter, selon les cas, un vagin ou un pénis.
Mais l’essentiel est ailleurs. Le « transgenre » forme le noyau dur d’une idéologie globale qui annonce 1° que l’homme doit être dépassé vers un « surhumain » (d’où le triomphe d’un nietzschéisme de supermarchés) et 2° l’abolition générale des frontières de l’humain.
Si nous ne devons rien à la nature et tout aux constructions sociales, rien ne nous sépare naturellement, essentiellement des autres espèces vivantes et notamment des animaux qui sont les plus proches de nous, puisque ce qui nous en sépare ce ne sont que des constructions qui peuvent être déconstruites. Ainsi les animalistes comme Peter Singer ou Donna Haraway proposent-ils de faire entrer les animaux dans le cercle de nos préoccupations éthiques, au même titre les autres humains.
Haraway et quelques autres, comme le Français Thierry Hoquet est également en faveur de l’effacement des frontières entre homme et machine. Ils sont des théoriciens du « cyborg », de l’implantation de machines dans des corps vivants ou de la reconnaissance comme des sujets des machines dites intelligentes.
L’analyse que Marx fait de la marchandise peut être transposée ici. L’échange marchand opère une transformation extraordinaire : des choses complètement différentes tant du point de vue physique que du point de vue de l’usage qu’on en peut faire se trouvent privées de toute qualité sensible pour être ramenées à la commune mesure qu’est l’argent : 2 exemplaires d’un livre de poche = 1 bouteille de whisky = 20 € ! Dans l’échange marchand, la nature des choses disparaît, c’est pourquoi d’ailleurs, comme le dit Marx, le monde de la marchandise est un monde complètement fantasmagorique ! L’idéologie « trans », c’est exactement la même chose : on passe de l’un à l’autre puisque tout est équivalent et tout est interchangeable, un pénis, un vagin, un humain, un chien, un professeur, un robot, un être de chair et d’os et un hologramme, etc.
Ce qui est encore meilleur avec l’idéologie « trans », c’est qu’elle épouse parfaitement le caractère révolutionnaire du capitalisme : elle apparaît comme la contestation de l’ordre « bourgeois » alors qu’elle en est l’expression la plus appropriée.

d)     La désublimation répressive et la fin du désir

La fin du sexe est une double fin : fin de la sexualité humaine au profit de quelque chose de purement fictif, au profit des simulacres (un pénis artificiel fabriqué à partir d’un morceau de cuisse et équipé d’un ressort ou d’une petite pompe) et la destruction du désir lui-même.
Marcuse (philosophe allemand et un des porte-voix de la synthèse entre Marx et Freud) avait déjà analysé tout cela : constatant que la sexualité envahissait le monde industriel technique de notre époque, il avait construit le concept de « désublimation répressive ». Pour Freud, la sublimation est la répression de la pulsion compensée par des satisfactions idéales culturelles (recherche, art, travail, etc.). Nos sociétés apparemment laissent une plus grande place à la pulsion sexuelle, elles la mettent scène, mais pour mieux la soumettre à ce que Marcuse appelle « principe de rendement » (le principe de réalité soumis aux exigences propres au mode de production capitaliste). C’est très exactement ce à quoi nous avons affaire : le discours du sexe est partout pour soumettre le sexe aux exigences du capital. Pensez à jouir braves gens, grâce à la pilule bleue ! Mesdemoiselles apprenez à faire des fellations réussies (c’est sur des sites pour jeunes filles à qui on apprend aussi à faire des bons gâteaux) parce qu’il fait être performant là comme ailleurs ! Le désir n’a plus sa place que comme motif d’achat !
Pour expliquer la baisse de l’activité sexuelle des jeunes, on évoque la facilité d’accès au porno qui permet des satisfactions masturbatoires qui amenuisent l’urgence de trouver un partenaire. La surexposition de la « chose sexuelle » se combinerait ainsi à un affaiblissement radical de la libido moyenne, ce qui d’autant plus désirable qu’on peut enfin réaliser le vieil idéal ecclésiastique augustinien, faire des enfants sans rapports sexuels, ce qui est l’inverse exact de la revendication de la « libération sexuelle » des années 60, avoir des rapports sexuels sans risquer de faire des enfants.  

e)     Le goût immodéré de la mêmeté

Il y a un dernier point plus essentiel au fond. L’indifférenciation revendiquée par les théoriciens du trouble dans le genre remet en question le statut ontologique de l’humanité. L’humanité est faite des hommes et des femmes. Les uns et les autres sont humains, également humains et en même temps profondément différents. Identiques et différents : l’unité dialectique de l’identité et de la différence est le fondement même de toute la civilisation humaine. En détruisant la différence des sexes, on montre finalement que la recherche de l’altérité dans l’autre sexe doit être abandonnée au profit de l’amour immodéré de la mêmeté. Que ce soient des fanatiques du « droit à la différence », de la reconnaissance de l’altérité et de la spécificité individuelle qui soient à l’avant-garde de la promotion de l’indifférencié, ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette affaire !

3.    Défendre la vie

a)      Défense du féminisme « old fashion »

La grande revendication issue des Lumières (et peut-être même d’un peu avant), c’est l’égalité de droit et de dignité des hommes et des femmes. Platon admettait les femmes dans le corps d’élite des gardiens de la cité et Paul de Tarse soutenait que l’Évangile annonçait qu’il n’y a plus ni homme ni femme puisque tous sont égaux aux yeux de Dieu — ce qui ne l’empêchait quelques lignes plus loin de prêcher l’obéissance des femmes aux hommes… Que veut dire cette idée d’égalité des hommes et des femmes ? Tout simplement, ce que disait déjà la Genèse, à savoir que Dieu a créé l’homme « homme et femme », c’est-à-dire que l’humanité est duelle, substantiellement et c’est l’union des deux sexes qui fait l’humanité.
Égalité des droits donc, inconditionnellement et dans tous les domaines. Mais égalité, ça ne veut pas dire indifférenciation. Les hommes et les femmes ne sont pas « la même chose ». C’est pourquoi il faut interdire le travail de nuit des femmes, comme le revendiquait les « marxistes » de la Première Internationale, car celui-ci contrevient « à la pudeur féminine ». C’est pourquoi aussi, l’horreur du capitalisme est qu’il réduit les femmes à la même condition que les hommes, à des travaux épuisants et d’autant plus épuisants que les femmes sont moins faites pour les travaux de force.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation parce qu’il y a des différences morphologiques et anatomiques marquées entre hommes et femmes : en moyenne (seulement) et c’est pourquoi les compétitions sportives continuent de distinguer soigneusement hommes et femmes et c’est pourquoi on a considéré comme des « tricheuses » ces athlètes allemandes de l’Est qui avaient eu recours à toutes sortes de traitements hormonaux pour avoir une musculature aussi puissante que celle d’un homme.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation, parce que ce sont les femmes qui portent les enfants et les mettent au monde, ce qui rend horriblement jaloux les hommes dépourvus de cet extraordinaire pouvoir d’enfanter.
Mais égalité ne veut pas dire indifférenciation. C’est même le contraire ! L’égalité n’est à revendiquer, n’est une question politique que précisément parce qu’il y a différence.

b)     L’hétérosexualité n’existe pas

Je propose l’hypothèse suivante : il n’y a pas d’hétérosexualité, mais la sexualité tout court. Je reste freudien. Et l’homosexualité n’est qu’une variante de la sexualité tout court, ordinairement dirigée, au moins à l’âge adulte vers des personnes du sexe opposé. Mais il y a assez d’homosexuels exclusifs et il arrive fréquemment que des prétendus « hétéros » aient aussi des désirs dirigés vers une personne du même sexe. Les catégorisations en vogue de nos jours sont donc absurdes et constituent une régression du point de vue de la connaissance de la sexualité humaine.

c)      Il faut arrêter l’invasion de la technique

Ce qui le point commun de toutes ces tentatives d’en finir avec la distinction des sexes, c’est l’invasion de la technique. Il ne s’agit pas de la technique des sextoys, semble-t-il, presque aussi vieille que « sapiens », mais de la soumission de la vie et de sa reproduction à des processus techniques. Il faudrait certainement dire radicalement et une bonne fois pour toutes « non à la PMA » parce que « non à la reproduction programmée » et « non à l’eugénisme ».

En conclusion

Récemment, un colloque de « féministes » (appellation non contrôlée) s’est tenu à Paris sous le mot d’ordre : « sortir de l’hétérosexualité ». Il s’agit évidemment toujours dans ce cas de l’hétérosexualité masculine, c’est-à-dire des hommes qui préfèrent les femmes, car il va de soi que les femmes ne peuvent pas aimer les hommes… C’est seulement l’ordre patriarcal capitaliste qui les contraint à se soumettre à un « mec ». Comment rééduquer les hommes ? Voilà le problème que ces penseuses ou penseresses (?) avaient commencé à se poser. Sortir de l’hétérosexualité, ce n’est possible que si 1) on se prépare à sortir de l’humanité ou si 2) on généralise les modes artificiels de reproduction de l’espèce — on pourrait garder quelques mâles dans des enclos réservés en vue de l’extraction du sperme nécessaire à la fécondation en attendant la parthénogenèse ou la conception virginale à l’exemple de Marie, mère de Jésus. Vu de cette manière on peut penser que cette folie se passera d’une manière ou d’une autre et que le réel va se rappeler au bon souvenir de tous ces gens. Mais si, comme je le crois, cette folie est l’expression achevée du capitalisme à notre époque, de ce capitalisme que plus rien ne retient dans sa course, alors nous avons quelques raisons d’être inquiets.  
Je résume en quelques phrases, quelques slogans :
1)     La médicalisation de la sexualité (transgenre, etc.), c’est la soumission de la vie la technique, le retour à l’état inorganique, c’est-à-dire la pulsion de mort.
2)     L’identité, c’est le refus de la vie !
3)     Notre corps n’est pas à notre disposition.
4)     Nous ne voulons pas de la société de « la servante écarlate ».


jeudi 12 mars 2020

De la nature humaine et peut-on la changer ?


Une contribution de Tony Andréani
La nature humaine fut toujours le grand sujet de préoccupation de la philosophie politique. Ainsi, chez les modernes, Hobbes la croit intrinsèquement mauvaise et Rousseau foncièrement bonne – tant que la vie en société ne vient pas l’altérer. Et ceci va jusqu’à Nietzche, qui conçoit son dépassement dans la figure du Surhomme, et qui inspirera, peu ou prou, les philosophies « déconstructivistes » de la French Theory. aujourd’hui très à la mode. La question parcourt aussi une multitude d’essais moins savants, et va se loger dans les discours les plus quotidiens.
Mais c’est aussi un grand sujet de débat dans la tradition marxiste, qui tantôt la récuse en invoquant la 6° Thèse sur Feuerbach, qui dit que l’essence humaine n’est que « l’ensemble des rapports sociaux » et qui conclut de là à son historicité radicale, et tantôt rappelle que le terme de nature humaine réapparait de nombreuses fois dans les œuvres postérieures de Marx.
Or voilà que la question a pris un tour nouveau avec l’idéologie transhumaniste, qui, s’appuyant  sur les « techno-sciences » qui font florès de nos jours (la nanotechnogie, la biotechnologie, l’informatique et la science cognitive, soit les NBIC), prône un dépassement avec « l’homme augmenté » et débouche sur un « post-humanisme ». Il ne s’agit rien de moins que d’en finir avec la nature humaine, telle qu’elle nous a été léguée par l’évolution biologique, et telle qu’elle a été abordée par la philosophie des Lumières et dans la théorie juridique des Droits de l’homme. Fin de l’espèce humaine et création d’une nouvelle espèce, apte à dépasser les limites biologiques encore actuelles grâce à toutes sortes de manipulations, voire d’hybridations (avec la machine, avec l’animal et même avec le végétal), et capable de se lancer dans des aventures intersidérales qui ne relevaient jusque là que du domaine de la science-fiction. De telles lubies ont commencé à entrer dans le domaine de l’expérimentation, appuyée sur des budgets colossaux. Voilà où nous en sommes, et il est donc plus que temps d’en prendre la mesure et d’en effectuer une critique sans concession[1].
Mais, auparavant, revenons sur la tradition marxiste, qui s’appuyait sur la science de son époque, laquelle avait déjà fait d’immenses progrès.

La nature humaine dans la perspective du matérialisme historique

On ira assez vite sur le sujet. Marx connaissait la théorie darwinienne. L’homme est le résultat d’une très longue évolution, mais ce qui lui est propre est d’une part le travail, comme activité réglée et finalisée (le travail « concret ») et comme dépense d’énergie en quelque sorte planifiée, avec toujours un emploi du temps (le travail « abstrait »), et d’autre part la coopération, sous la forme de divers types de division du travail, de la plus simple (la division sexuelle du travail chez les primitifs) jusqu’aux plus complexes et aux plus rebutantes (le travail parcellisé dans la grande industrie). Une coopération qui explique l’émergence du langage[2] L’homme est aussi un être de besoins, des plus « animaux » aux plus intellectualisés. Il existe donc bel et bien une anthropologie marxiste, qu’on pourrait examiner avec plus de détails, mais cette nature humaine est susceptible d’évolution, car le système social, et en particulier le système capitaliste, lui imprime des tours particuliers générateurs d’aliénations, ce qui fonde la nécessité de transformations révolutionnaires et d’une politique d’émancipation.
Qu’est-ce à dire ? Restauration d’une nature première et d’une autonomie originelle, opposée à toutes les hétéronomies ? Non point. Il faut concevoir la nature humaine comme un champ de possibles, ce qui veut dire aussi qu’il existe des limites, des impossibilités. A partir de là, des successeurs de Marx ont milité pour la création d’un homme « nouveau », non point d’un surhomme, mais d’un homme délivré  des limites que lui imposaient les systèmes sociaux antérieurs, et en particulier le système capitaliste. Cet homme devait devenir de plus en plus social et par suite faire montre d’une moralité supérieure. C’était une question de révolution et d’éducation. On sait à quel point les soviétiques ont échoué, et l’occasion a été belle pour dénoncer l’utopisme de leur collectivisme et leur autoritarisme, assimilé à un totalitarisme – alors qu’un autre courant communiste, tout aussi collectiviste, se réclamait de l’anarchisme. Aujourd’hui encore la volonté attribuée aux dirigeants chinois de transformer l’homme en le moralisant avec l’institution d’un « crédit social » pour sanctionner ses bons et mauvais comportements est considérée comme une injure faite à l’individu et à ses droits. On peut en discuter. Notons seulement  qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle espèce post-humaine, mais d’améliorer l’homme tel qu’il est, dans des conditions sociales et historiques données, sans quitter la zone des possibles.

D’autres choses que nous avons apprises sur la nature humaine

Il y en a tellement qu’on ne peut que balayer le sujet, à partir de ce que la biologie, les études préhistoriques, l’ethnologie, l’histoire, la sociologie, la psychologie nous ont appris. L’homme a des « besoins génériques », pour reprendre un terme de Marx, autrement dit possède, en sus du travail et de la coopération, des traits invariants, et ceci quelle que soit la diversité des cultures et des individus et bien qu’ils soient souvent difficiles à reconnaître à travers des cas relevant d’une pathologie physique ou sociale. S’il existe aussi  ce qu’on peut appeler des « besoins spécifiques » de classe, liés à la classe sociale, ils doivent bien, d’une certaine façon, « s’étayer » sur les besoins génériques, ce dont nous  reparlerons.
On peut très schématiquement, nommer ces besoins génériques[3]. Ce sont d’abord des besoins « animaux » tels que la faim, la soif, le besoin de sommeil et d’évitement de la douleur, mais sous des formes ritualisées ou symboliques bien plus élaborées que chez nos cousins les plus proches (les chimpanzés). Ainsi de l’art de la cuisine. Ce sont ensuite des besoins d’exploration et d’apprentissage, conduites elles aussi déjà présentes chez l’animal supérieur. Le travail lui-même n’est pas seulement le propre de l’homme, mais apparait comme un besoin, procurant une satisfaction spécifique, théorisée par un auteur trop oublié, Gérard Mendel, avec le concept d’actepouvoir[4]. On peut parler encore d’un besoin de jeu, évident chez les animaux supérieurs, mais s’estompant dans leur cas avec l’âge, et d’un besoin esthétique (lié à la fonction symbolique), déjà manifeste dans les peintures rupestres. Comme l’homme ne peut se développer que dans une structure familiale ou assimilée, il existe aussi de véritables besoins sociétaux, débordant sur des groupes plus larges, besoins également présents chez les animaux supérieurs, chez lesquels on trouve des formes de soin et d’entraide « conscientes » (car l’on sait que de telles formes existent aussi jusque dans le règne végétal, par exemple entre les arbres, mais apparemment sans conscience aucune, ayant été simplement sélectionnées par l’évolution). Ce sont ces « instincts sociaux » dont parlait Darwin. Vient ensuite le besoin sexuel, généralement mais pas toujours tourné vers l’autre sexe. Car nous sommes une espèce sexuée et hautement consciente de l’être (les plantes aussi sont sexuées, mais sans le savoir). Enfin on peut parler d’un besoin agressif, issu originellement de la lutte pour la survie et pour la reproduction, mais lié chez l’homme à sa capacité d’individualisation et de mimétisme, qui le fait entrer en rivalité avec son semblable.
Cette analyse sommaire n’était là que pour montrer que nous sommes conditionnés par notre nature biologique, mais il faut aller plus loin dans l’analyse de cette nature. Trois traits fondamentaux, invariants, caractérisent l’espèce humaine. Il s’agit d’abord de la prématuration de l’enfant humain et de la discordance sensori-motrice qui s’ensuit, caractéristiques essentielles également soulignées par Gérard Mendel. Elles entraînent à la fois une forme d’impotence, dans les toutes premières années de l’existence, que l’animal ne connaît pas, et qui le rend intimement lié à ses parents, la mère en priorité, et une forme d’inconscience spécifique, correspondant à un univers de « sensations » sans débouché moteur, qui sera générateur d’un inconscient profond. L’enfant devra s’en sortir en intériorisant autrui sous la forme d’un double (c’est le stade du miroir, qui va bien au-delà de la reconnaissance par l’animal supérieur de lui-même dans un reflet) et en pouvant ainsi dire « Je » (avant de s’opposer, dans la phase du Non, à ses parents) Le deuxième trait est l’interdiction de l’inceste, une interdiction présente dans toutes les sociétés humaines et seulement transgressée par des individus qui se disent des demi-dieux (par exemple le grand chef Inca, qui pouvait épouser ses sœurs). Cette prohibition, qui présente des avantages adaptatifs pour l’espèce, a des conséquences majeures, puisqu’elle sera à l’origine des codes moraux. Le troisième trait invariant est la conscience de la mort. Sans doute bien des animaux ont-ils une conscience de la mortalité, non seulement de celle qu’ils provoquent ou constatent, mais de celle qui atteint leur propre espèce (il leur faut bien se battre pour survivre), mais ils ne la vivent pas comme l’horizon inéluctable de leur propre vie. On sait le traumatisme vécu par l’enfant lorsqu’il sait que ses proches mourront et que lui-même disparaîtra. Tous les philosophes ont réfléchi sur la mort et toutes les religions ont cherché à lui trouver un au-delà.
Ce sont ces trois traits structurels qui font que l’homme n’est pas seulement un être de besoin, mais de désir. Le besoin s’épuise avec la satisfaction, tandis que le désir ne connaît pas de répit, n’a pas de fin. Plongeant ses racines dans un inconscient forclos (la psychanalyse parle d’un « refoulement primaire »), il est à la poursuite de là jouissance originaire, tout en fuyant une souffrance elle aussi originaire (jouissance et souffrance sont des états extrêmes, bien différents du plaisir et de la peine). D’où, notamment, la recherche du paradis perdu et l’angoisse de l’abandon, et la tendance à dépasser toujours ses propres limites (ainsi dans le sport extrême ou avec l’usage de drogues). On peut faire ici, semble-t-il, l’économie de la notion freudienne d’une pulsion de mort inscrite dans tout vivant. L’intériorisation d’un double fait ensuite que le sujet ne peut jamais plus coïncider avec lui-même. Ce qui est la source de la délibération, de la réflexion et de la « conscience de soi », devient en même temps la recherche infinie de l’unité perdue (d’où la tentation narcissique), ou de l’âme sœur pour échapper à la solitude.
Le désir s’origine également dans la prohibition de l’inceste : il s’agit de transgresser cette interdiction tout en la respectant, ce qui est une tâche sans fin (cf. le conflit, chez Freud, entre le Ca et le Surmoi). Ici l’Eros freudien (car il y a bien évidemment aussi un eros infantile) est d’abord probablement lié à la recherche de la jouissance, bien antérieure à l’apparition du désir sexuel proprement dit lors de la puberté, mais un désir qui se heurte à l’existence du Père (quel qu’il soit), qui lui fixe une limite[5].
Le désir enfin est lié à l’angloisse de la mort, qu’il faut toujours repousser par la construction de nouveaux projets, tout en l’évacuant dans un fantasme de l’immortalité, la manière la plus immédiate étant de s’inscrire dans une généalogie (on sait combien le sujet humain est hanté par la recherche de ses géniteurs, quand il ne les connaît pas), d’où les cultes funéraires qui permettent d’établir une continuité, et la plus élaborée étant la religion, avec la foi dans une prédestination.
On terminera ces brèves indications en disant que les rapports de classe (les rapports d’exploitation et de domination, variant selon les modes de production) ont des effets sur les besoins génériques, en les faisant en quelque sorte muter (on peut ici reprendre le concept freudien de « destins de pulsions »)[6]. C’est ainsi que l’agressivité se transforme en désir de domination, et que la violence subie entraine des mécanismes inconscients de défense, voire un désir de soumission (d’où la « servitude volontaire »).
C’est l’ensemble de ces traits anthropologiques que le post-humanisme ne sait pas reconnaître ou ignore délibérément.


L’hubris du transhumanisme

L’hubris, c’est la démesure et le règne du fantasme[7]. En voici quelques manifestations actuelles, prenant appui sur les « techno-sciences », c’est-à-dire sur des technologies qui se prennent pour des sciences à part entière, alors que toute l’histoire du progrès scientifique suppose une distinction entre la science fondamentale et ses applications, lesquelles  peuvent donner lieu à des usages utiles à l’humanité comme à des usages négatifs ou désastreux. L’oubli de cette distinction déconstruit la science elle-même, comme on le voit dans le courant « déconstructiviste » en philosophie et dans les sciences sociales[8].
Le projet transhumaniste vise d’abord à améliorer l’espèce humaine, en substituant à la sélection naturelle une sélection artificielle, plus ou moins inspirée de la pratique des éleveurs et des jardiniers. Puisque l’homme a été capable de transformer la nature, pourquoi ne pourrait-il pas transformer sa propre nature, puisqu’il sait maintenant déchiffrer le patrimoine génétique et agir sur lui ? On retrouve ici l’eugénisme[9], qui a cru pouvoir extrapoler de la découverte darwinienne et de la génétique naissante que tout était inscrit dans les gènes, et que, en agissant sur eux, on sélectionnerait les individus les plus aptes (en admettant parfois que le contexte social jouait un certain rôle). L’idée était alors d’éliminer les moins aptes et les handicapés, soit en les empêchant de s’accoupler, au moins en retardant la date de leur mariage, soit en les supprimant, comme feront les nazis pour les « dégénérés ». Cet eugénisme, corrélé à un « darwinisme social », que les généticiens eux-mêmes ont remis en cause[10], était tellement contraire au fait qu’ils étaient quand même des hommes, tellement attentatoire à leur dignité, que de telles pratiques ont été prohibées. Mais l’eugénisme a été relancé sous une autre forme avec la technique de la fécondation in vitro, destinée à l’origine à permettre aux couples infertiles d’avoir quand même des enfants. Aujourd’hui on peut fabriquer ses enfants sur mesure, non seulement en éliminant les gamètes susceptibles de provoquer des tares ou des maladies incurables, ce qui pourrait être considéré comme un progrès, mais encore en choisissant des traits physiques comme la couleur de la peau ou des yeux. Cette biotechnologie est devenue une industrie florissante, surtout quand l’un des partenaires d’un couple ne peut ou se sent incapable de jouer son rôle biologique (cas des homosexuels et des transgenres     ). On pourra alors chercher un donneur de son choix dans une banque de sperme ou d’ovules. On pourra avoir des « enfants » quand on veut et comme on veut. aussi parfaits que souhaité. L’eugénisme est ainsi devenu une affaire individuelle.
Ces pratiques sont souvent valorisées au nom de l’égalité : pourquoi des individus qui ne sont pas responsables de leur orientation sexuelle ne pourraient-ils devenir des parents comme les autres, avec le même « droit à l’enfant » ? Elles sont contestées au titre des droits de l’enfant à venir : pourquoi celui-ci n’aurait-il pas droit à une filiation complète comme les autres enfants, avec des parents bien identifiés ? Elles le sont aussi au regard d’une marchandisation des gamètes et des corps. Mais surtout elles sont contraires à la sélection naturelle, qui, certes, a des ratés, mais qui conduit à la plus grande diversification et donc à l’enrichissement de l’espèce. De plus, comme le remarquaient déjà certains eugénistes dans le passe, des individus souffrant d’handicaps divers peuvent être des génies, et la médecine est là pour leur permettre de mieux vivre.
Nous quittons le champ d’une « amélioration » de l’espèce pour celui de sa transformation : le corps humain peut être remodelé à volonté par la chirurgie ou l’implantation de prothèses diverses, jusqu’à des puces dans le cerveau. Or ici on entre dans la mystification. La bio-technologie peut certes, et c’est heureux, fournir des palliatifs : remplacer un cœur défaillant par un cœur artificiel, effectuer une greffe d’organe, permettre de substituer à un membre absent un membre artificiel connecté à une zone du cerveau etc. Mais on n’a rien transformé, et ce que l’on a remplacé fonctionne toujours moins bien que dans un organisme intact. Toute cette chirurgie est une chirurgie réparatrice, nullement une chirurgie qui augmente ou crée des capacités. Et ceci s’applique aussi aux cas où l’on opère une véritable transformation organique.
Tel est celui des interventions médicales pour opérer un changement de sexe. Interventions lourdes qui reposent sur un bombardement hormonal et sur une chirurgie qui supprime des organes sexuels pour les remplacer par des substituts (un morceau de peau pour reconstituer une sorte de pénis, de la peau d’organes masculins pour fabriquer une sorte de vagin). Il s’agit  ici de bouleversements physiologiques et de véritables mutilations qui ne permettent absolument pas de disposer d’une  véritable sexualité - laquelle est évidemment maintenue chez les homosexuels[11]. Si réparation d’une anomalie il y a, elle ne peut être que psychique. Libre aux individus qui ne supportent plus leur condition de se lancer dans une entreprise aussi périlleuse, et source d’autres troubles psychiques,  mais c’est une escroquerie (rentable) que de leur faire miroiter une transformation réussie.
Transformation il y a aussi quand on agit sur des corps pour accroître leurs performances par l’usage de drogues diverses ou d’injections d’hormones, afin de fabriquer des sportifs de haut niveau, dans une course sans fin aux records destinée à faire du spectacle. Ils le paieront de leur santé.
Avec la fabrication d’enfants, la transformation d’organes,  comme si le corps était un ensemble de pièces détachées que l’on pourrait remplacer à volonté, et la stimulation artificielle des capacités physiques ou intellectuelles (à ne pas confondre avec les pratiques traditionnelles, qui ne visent qu’à une meilleure maîtrise par l’organisme lui-même de son fonctionnement), on viole ce que des millions d’années de l’évolution ont réalisé pour aboutir à l’espèce homo sapiens sapiens, et ceci à travers une complexité proprement inouïe, déjà au niveau d’une simple cellule, dont on commence seulement à prendre la mesure. C’est pour ne pas le voir que le transhumanisme succombe à  un véritable fantasme de toute puissance et tombe dans le délire.
Une chose est de prolonger les sens par des dispositifs électroniques qui permettent de mieux ou plus voir, entendre ou sentir (en allant par exemple de la simple lunette à la lunette video connectée  sur de la « réalité augmentée », et au casque connecté sur une « réalité virtuelle ») ou de lier une prothèse à une région du cerveau, une autre est de s’insérer dans le corps des puces qui accroitront ses capacités. On croit ainsi pouvoir combiner une pièce électromécanique avec de la matière biologique : c’est la figure du cyborg, ou de l’homme bionique. Cette hybridation est tout simplement impossible : elle repose sur l’idée que tout est bâti à partir de composants élémentaires équivalents (l’atome, le gène, le neurone, le bit), alors qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le délire mécaniciste atteint son comble quand on pense à s’injecter du sang de cheval, sans doute pour courir plus vite, ou de la matière végétale, pour gagner en longévité. Bonjour les dégâts, quand on sait que de simples médicaments ont toujours des effets secondaires, dont il importe d’évaluer l’ampleur, et qui au surplus varient selon les individus.
C’est pourtant en s’appuyant sur ces représentations imaginaires que les transhumanistes entendent modifier la nature humaine. Ils en attendent un prolongement de la durée de vie (sans doute avec des gènes de tortue ou d’arbres), et même une perspective d’immortalité (on cryonisera un cadavre pour le ressusciter le jour venu, on fabriquera un clone qui pourra vous survivre, et, dans l’immédiat, vous fournir des pièces de rechange, comme on fait avec une automobile, on transplantera le cerveau dans un disque dur qui contiendra toutes les informations de votre vie). Ce qu’il faut remarquer ici est non seulement que c’est impossible, la vie n’étant pas près de révéler tous ses secrets, mais que ce n’est aucunement souhaitable, en dépit des promesses faites par les religions. D’abord cela créerait des inégalités constitutives entre les êtres humains : il y aurait les cyborgs, et les autres qui deviendraient des sous-hommes, une espèce différente. Ensuite prolonger la vie est sans doute un désir de chacun, mais la prolonger sans limite empêcherait le renouvellement des populations ou encombrerait encore plus la planète. Devenir immortel détruirait tout le sens de l’existence. Nous l’avons dit, c’est la perspective de la mort qui fait que l’homme est sans cesse porteur de projets (se construire une vie, une carrière, une œuvre etc.), car il sait que le temps lui est compté. A défaut de cet horizon temporel rien ne s’opposerait à une procrastination sans fin. Et, dans un monde d’immortels on s’ennuierait énormément, car disparaitrait tout sentiment d’urgence. Dans une nouvelle de Dino Buzzati[12], on voit les Bienheureux dans le Ciel envier ces misérables humains tellement occupés à ces passions qui les agitent et à ces futilités qui les font vivre.
L’époque post-moderne est hantée par le dépassement de toutes les limites (on verra tout à l’heure pourquoi). Patrick Tort essaie d’en rendre compte avec un concept venu de la théorie de l’évolution, l’hypertélie[13]. On observe chez des animaux d’étranges excroissances qui semblent ne représenter aucun avantage adaptatif : ainsi pour les ramures disproportionnées des cerfs qui les handicapent dans le combat pour la vie ou la reproduction. Que signifie cette hypertélie ? Elle les favorise pourtant car elle accroit leur pouvoir de séduction auprès des femelles. Mais, à terme, le déploiement de cette fonction symbolique peut aboutir à une disparition de l’espèce, ce dont la paléontologie fournir de nombreux exemples. Or l’homme, qui a immensément développé, avec la possession du langage et l’invention d’instruments, le champ du symbolique, est menacé des mêmes excès, pouvant entraîner les mêmes risques de disparition (de même qu’il est en train de mettre en péril l’habitabilité de la planète). L’intérêt de cette hypothèse est qu’elle est de nature purement biologique. En tous cas, elle nous suggère que l’on ne modifie pas impunément les processus naturels. Ce qu’on appelle « la civilisation » s’est effectivement substitué à la sélection naturelle : du premier homme préhistorique à aujourd’hui, il n’y a eu aucune mutation, seulement des modifications de détail, concernant par exemple la taille ou les résistances immunologiques, qui n’altèrent en rien l’unité de l’espèce. Vouloir dépasser ses limites ne reviendrait pas à transforment l’homme en une espèce supérieure, mais à le détruire. Ce serait « l’extinction de la vie organique », et « tuer la mort serait tuer la vie ».
Le transhumanisme n’est que la pointe extrême d’une dérive techniciste qui met à mal la nature humaine, car celle-ci est profondément atteinte par les technologies issues de l’informatique.

Les technologies de l’information et de la communication sont la source de pathologies physiques et mentales

Les nouvelles technologies (les NTIC) reposent toutes sur ces technologies de l’information et de la communication, et encore plus depuis la mise en œuvre de l’intelligence artificielle. Et, au fond de ces technologies, se trouve l’idée que tout pourrait se ramener à des opérations de logique et de mathématique, telles qu’elles sont transcrites dans des algorithmes.
On ne va pas contester ici l’utilité et la puissance de ces outils, mais certains usages qui en sont faits, au regard de nos besoins et de nos désirs. La question étant aujourd’hui largement débattue et instruite, on se contentera de relever quelques points.
La communication par l’internet et les réseaux sociaux démultiplie certes les échanges, avec tous les avantages qui en résultent, mais au prix d’une insatisfaction profonde des besoins sociaux. On a noté la pauvreté de la plupart de ces échanges, qui ne se font plus de face à face, mais à travers des écrans. Les video-conférences ont leur utilité dans les affaires ou dans la médecine à distance, mais rien ne vaut l’échange direct. Idem pour le télétravail. Les mails et textos ne remplacent pas le dialogue et sont généralement d’une telle brièveté, y compris à travers l’abréviation linguistique, qu’ils ne disent pas grand-chose, quand ils ne tournent pas au pugilat verbal ou ne permettent pas des manipulations (ainsi dans les « rencontres » pour trouver des partenaires sentimentaux ou sexuels). Les téléphones portables, si utiles pour joindre un correspondant à tout moment et trouver rapidement une information, sont devenus de véritables prothèses, dont on ne peut plus se passer, au point de créer des addictions (le nombre d’heures passées devant le petit écran a dépassé celui devant les grands écrans). Cette humanité en permanence connectée est en fait déconnectée du réel de la vie en société, dont elle ne reçoit que des images ou des morceaux de discours. C’est ainsi le besoin de communauté qui se trouve frustré ou dévié, les communautés virtuelles se construisant aussi facilement qu’elles peuvent se détruire et tendant à s’opposer les unes aux autres faute de médiations.
Les neuro-physiologistes ont montré à quel point l’usage excessif des écrans est nocif pour la santé physique et mentale et même pour le développement des aptitudes : c’est la fabrique du « crétin digital »[14]. Rien ne remplace, chez l’enfant en particulier, la découverte patiente du monde réel.
Le règne de l’image digitale non seulement éloigne de la réalité, mais encore fournit un support puissant au narcissisme. On connaît les milliards de photos échangées qui n’ont pour but que de se faire valoir (les selfies). Les jeux video exploitent le besoin de jeu en le détournant du concret ou de la liberté de l’imaginaire, telle qu’elle s’exerce dans la lecture d’un ouvrage de science fiction. Et ceci jusqu’à l’addiction.
Les smartphones font exploser les relations familiales ou amicales. On connaît ces repas en famille ou ces rencontres entre amis où plus personne ne peut parler à personne. Nos besoins sociaux sont détournés de leurs destinataires naturels. On évoquera aussi le simulacre de relations sociales que représentent non seulement les robots téléphonique, mais encore les robots dits de compagnie.
Les relations amoureuses ou sexuelles sont également détériorées par les échanges virtuels (textos et sextapes) qui font que, au lieu d’apprendre à se faire connaître et à connaître l’autre, comme du temps où l’on faisait sa cour, on fait son marché. Et le comble est atteint quand le partenaire est un robot, comme c’est le cas pour ces jeunes Japonais qui, ayant cherché à se satisfaire leur besoin sexuel avec des robots ad hoc, restent vierges très longtemps et ont les plus grandes difficultés par la suite.
Bref, il y a, comme dirait Freud, un malaise dans la civilisation. C’est que, en dépassant les possibles, en franchissant les limites, on a stérilisé les possibles réels. Reste à savoir comment tout cela est arrivé.

Les sombres effets du capitalisme libertaire

Le capitalisme traditionnel mettait la nature humaine à son service, mais sans le pouvoir ni l’ambition de la transformer. Il générait la faim et la misère, mais ne connaissait pas le consumérisme de masse, si apte à faire oublier les frustrations. Il bloquait les possibilités de découverte, d’éducation et d’apprentissage, en les réservant à ses élites, mais ne les détournait pas de leurs buts. Il tuait le plaisir au travail, mais lui laissait un peu de champ dans le temps libre restant (c’était le temps du bricolage, de la « perruque », et des jardins ouvriers). Ancré dans le patriarcat, avec tous les effets de soumission correspondants, il vantait les valeurs familiales, lors même qu’il les bafouait pour son propre compte. Il cherchait à empêcher ou briser les collectifs, mais les renforçait sans le vouloir. Et l’on pourrait continuer la liste de ses effets, qui revenaient à réduire le champ des possibles.
Le capitalisme que nous appellerons ici libertaire est d’une toute autre nature, car il vise expressément à transformer notre nature, tout comme il le fait avec la nature elle-même (par exemple avec les OGM et les pesticides), à l’aide des nouvelles techno-sciences. et ainsi à dépasser toutes les limites.
Il est de la nature du capitalisme de poursuivre une accumulation sans fin du capital, mais, plus il avance, plus il recule son horizon. Pour parler comme Patrick Tort, il est hypertélique. Cependant ce qui se concevait à l’époque où la planète laissait beaucoup de matières renouvelables à exploiter, n’a plus de sens aujourd’hui, quand elles s’épuisent. Ce qui se faisait à une époque où le climat était encore stable, où la pollution était limitée à certaines zones et où les écosystèmes n’étaient pas trop modifiés, n’est plus soutenable. C’est sans doute, comme le pense le même auteur, parce que ses tenants en ont une certaine conscience, devant toutes les preuves s’accumulant, qu’ils donnent dans la dénégation (au mieux les entreprises se mettent au vert, et disent ainsi résoudre les problèmes) ou se fixent des objectifs chimériques (aller vers d’autres planètes pour y trouver les ressources manquantes, ou les habiter). Et ce n’est nullement un hasard si les grands manitous de la Silicon Valley consacrent leurs immenses profits à une conquête spatiale avec de tout autres buts que la recherche scientifique.
Ce capitalisme est foncièrement libertaire, parce qu’il a pour valeur cardinale la liberté sans restriction de l’individu et la destruction de ce qui fait réellement société. Les droits de l’individu seraient selon lui inviolables et la notion de justice sociale n’aurait aucun sens. La société n’existe pas, il n’y a que des individus, proclamait Margaret Thatcher, à l’école de Friedrich Hayek. Le marché est le seul mode de coordination valable et efficace entre les individus. Encore faut-il qu’il y ait des règles, et que ces règles soient de « juste conduite », disait ce dernier, donc qu’il reste un Etat pour les instituer et les faire respecter. Le libertarisme proprement dit va encore plus loin : il n’est pas besoin de cette instance collective qu’est l’Etat, tout peut être réglé par des agences privées, et par des négociations sur des marchés particuliers. Il n’est pas exagéré de dire que le capitalisme high tech va dans ce sens. Toutes les inégalités, jusqu’aux plus colossales, sont présentées comme légitimes, car elles sont censées résulter de l’audace et du talent des entrepreneurs. La fiscalité est un vol, si bien qu’il est normal d’y échapper ou de la contourner de toutes les façons. Les GAFAM n’ont de compte à rendre à personne - ce qui a fini par écoeurer quelques uns de leurs dirigeants, mais qu’importe.
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions que l’individu soit lui-même devenu un marché, à la fois dans un marché du travail dérégulé et dans la sphère de la consommation. Il ne s’agit pas seulement de répondre aux besoins et aux goûts d’un consommateur dit « souverain » par la théorie économique, mais de le formater pour lui faire acheter ce que l’on a décidé comme devant être bon pour lui, du produit euphémisé par la publicité (on a parlé, à juste titre, d’un « capitalisme de la séduction »[15]) au dernier cri ou gadget de le technologie de pointe. C’est ce qu’on a pu appeler « la fabrication de l’individu néolibéral »[16].
Une fois fabriqué, cet individu a tous les « droits » : de choisir son « genre » et ses bébés, de modifier son organisme par des implants et des chirurgies, esthétiques ou non, de s’exhiber ou de se prostituer si bon lui souhaite, de répondre à toutes les offres des marchés, venant des entreprises ou d’autres individus, si elles lui agréent, de décider comment il va s’assurer contre les risques de l’existence au meilleur prix, pourvu qu’il communique toutes les données personnelles relatives à ses risques, etc. On assure lui offrir le plus grand champ de possibles, mais ce n’est pas lui qui les a choisis : ce sont tous ceux qui escomptent en tirer de l’argent et des profits.
En substituant aux droits de l’homme, qui reconnaissent l’éminente dignité de toutes les personnes et les devoirs qu’elles ont les unes envers les autres (notamment en contribuant à l’impôt selon ses moyens), les droits de l’individu, on détruit tout l’héritage des Lumières, certes souvent ambigu, mais qui, avec les progrès à venir, faisait espérer un avenir meilleur pour tous. Un héritage qui allait aussi faire prévaloir les principes moraux, au sens de Kant, sur les intérêts individuels, tout en laissant aux individus le choix de leurs modes de vie, de leurs éthiques personnelles[17]. Des principes qui s’imposeraient aussi aux gouvernants et au gouvernement lui-même. Le capitalisme libertarien, en exaltant la liberté aux dépens de l’égalité et de la solidarité, rompt avec toutes ces promesses, ne connaît que des éthiques changeantes au gré des humeurs des dominants. C’est en ce sens qu’il est post-moderne[18]. Plus qu’aucun autre mode de production dans l’histoire, y compris ceux qui séparaient radicalement les ordres sociaux (entre maîtres et esclaves, entre noblesse héréditaire et manants, entre aristocratie d’Etat et simples paysans), il a développé les inégalités, et ceci dans des proportions inouïes (pour mémoire, selon Oxfam, les 1% les plus fortunés sont trois fois plus riches que 90% de la population mondiale). Il a, avec les technologies de l’information et de la communication et les immenses bases de données dont il a pu s’emparer, exercé un contrôle sans précédent sur les comportements des individus à des fins mercantiles. Et, face aux résistances diverses plongeant leurs racines dans la nature humaine, il a entrepris de la changer et fait miroiter toutes sortes d’illusions, tout comme les religions du salut. Il nous mène ainsi au bord d’une catastrophe non seulement dans l’oecoumène, mais encore d’une catastrophe anthropologique. De l’imminence de la première les humains que nous sommes en prennent de plus conscience, ce qui se manifeste à travers le succès de la collapsologie, mais de la prise de conscience de la seconde, hors de certains cercles intellectuels, on n’en est encore qu’aux balbutiements.




[1] Je renvoie ici à l’excellent ouvrage collectif, très documenté et très argumenté, La transmutation posthumaniste. Critique du mercantilisme anthropologique, QS ? Editions, 2019. Je m’en suis souvent inspiré.
[2] Hypothèse qui sera largement développée par Gérard Mendel dans ce remarquable ouvrage qui s’intitule La chasse structurale. Une interprétation du devenir humain, Editions Payot, 1977.
[3] J’avais fait une première approche de la question dans mon livre De la société à l’histoire, tome1, Les concepts communs a toute société, Editions Méridiens Klincksieck, 1989, p. 431-521. Je l’ai enrichie par la suite.
[4] Cf. Gérard Mendel, L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’acte-pouvoir, Editions La Découverte, 1998. Pour lui l’acte n’est pas la concrétisation d’une idée, mais une rencontre avec le réel, à la fois gratifiante et « blessante pour le narcissisme ».
[5] A la structure oedipienne sont également liés des fantasmes, tels que le fantasme de séduction et le fantasme de castration.
[6] C’est ce que j’ai proposé notamment dans mon essai Un être de raison. Critique de l’homo oeconomicus, Editions Syllepse, 2000, p. 154 sq.
[7] Il s’agit du fantasme de toute puissance, qui plonge ses racines dans l’inconscient infantile, et qui, allant à l’encontre du principe de réalité, suscite tout un imaginaire (cf. les super-héros, que les enfants adorent).
[8] Le déconstructivisme philosophique, illustrée par des auteurs comme Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze, a ceci de commun qu’il ne fait des sciences que des formations discursives parmi d’autres, en récusant les ruptures qu’elles entrainent dans la savoir, ruptures qui étaient le ferment des Lumières. Il n’est pas étonnant qu’il s’en prenne en particulier à la théorie marxiste de l’histoire et au freudisme, sur la base d’une connaissance très superficielle et de survol de ces théories. Mieux : il exploite des savoirs nouveaux, tels que le structuralisme en linguistique, pour  déconstruire ces théories (par exemple Lacan et Deleuze pour la psychanalyse), au lieu de les faire progresser, comme elles font de leur propre mouvement quand elles modifient leurs paradigmes. On aboutit à de véritables hérésies scientifiques, telles que celles que l’on trouve dans ce que les universitaires états-uniens appellent la French Theorie.
Le problème des techno-sciences est qu’elles s’appuient sur des bribes de science pour en faire des applications détachées de leurs supports, ce qui les transforme facilement en apprentis sorciers.
[9] On trouvera un historique détaillé de l’eugénisme dans la contribution de Pierre-André Taguieff, « De l’eugénique positive au transhumanisme », in La transmutation posthumaniste, op. cit. p. 79-138.
[10] Cf. Richard Lewontin, Steven Rose, Leon Karmin, Nous ne sommes pas programmés, Editions La Découverte, 1985, et l’ouvrage collectif L’homme neuronal, 30 ans après, Editions Rue d’Ulm, 2016.
[11] Cf. la contribution de Denis Collin, « Transgenre. Un posthumanisme à la portée de toutes les bourses », in La transformation posthumaniste, op. cit. p.267-294.
[12] « La chute du saint », dans le recueil de nouvelles Le K, Editions Robert Laffont, 1967, pour lé traduction française.
[13] Cf. sa contribution « L’intelligence des limites » in La transmutation posthumaniste, op. cit.,  p. 138-168.
[14] Cf. Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Editions du *Seuil, 2019.
[15] Cf. Michel Clouscard (Le capitalisme de la séduction, Editions Delga, 2006).qui a cette heureuse formule : « Tout est permis, mais rien n’est possible ».
[16] Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Editions La Découverte, 2009, Chapitre 13.
[17] Cf, à ce sujet, et notamment sur la différence entre morale et éthique, les ouvrages de Yvon Quiniou, en particulier, L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? Editions L’ Harmattan, 2010, et celui de Denis Collin, Questions de morale, Editions Armand Colin, 2003.
[18] Le courant post-moderne veut en finir avec la nature humaine, donc avec les grandes théories qui tentent d’en définir les contours et les possibles afin de les inscrire dans une perspective de progrès. (notamment le marxisme et le freudisme). 

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