mercredi 26 janvier 2011

Réel et principe de réalité

De Freud à Descartes et retour


Le réel, c’est ce qui est propre à la « res », c'est-à-dire à la chose, l’affaire, le fait. La chose, c'est-à-dire encore la « causa ». Il y a ici un complexe de significations dans lequel on s’empêtre comme c’est toujours le cas avec ces mots d’extension vaste.
On peut définir la « res » par les oppositions dans lesquelles elle entre :
-          Res : chose en elle-même par différence à son concept, à son image. Le chien réel aboie, pas le concept de chien. Le concept est une réalité mentale alors que la chose est extra-mentale.
-          Chose par différence avec le symbole de la chose (l’or n’est pas Au). Le symbole lui-même est aussi une chose (c’est ce qui le distingue du concept).
-          La « res » par opposition à l’imaginaire – l’imaginaire est la chose non réelle, la chose qui n’est pas chose, la représentation qui n’a pas de représenté. Ce qui est posé ici, c’est la question du rapport de la chose à l’image. Et c’est une question qui aura une place centrale dans la réflexion analytique.
-          La « res » par opposition à l’illusion, l’illusion comme imaginaire qui ne se sait pas. On trouve une bonne définition de l’illusion chez Freud : « Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure - opinion qui est encore celle du peuple ignorant -, était une erreur ; de même l’opinion qu’avait une génération antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la conséquence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par-là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante. » (L’avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte)
Chaque fois, il n’est possible de cerner le réel que dans un système d’oppositions/différences, c'est-à-dire dans une problématique.
1)      Quand aborde le réel en métaphysique, on s’intéresse la nature de l’être – de quelle étoffe le réel est-il fait ? Voilà la question n°1. Les matérialistes donnent une réponse : le réel, en dernière analyse, est fait de matière. On pourrait dire « de quel bois est fait le réel ? » (la hylé grecque qu’on traduit par matière, c’est aussi le bois.) Les idéalistes voient dans l’idée la réalité ultime. Etc. Il faudrait ensuite se demander ce qu’est la matière, et explorer ses diverses significations.
2)      Quand on l’aborde en épistémologue, la question est alors de savoir si nous connaissons la réalité, c'est-à-dire si l’objet de la connaissance est bien la réalité, c’est la chose telle qu’elle existe hors de notre conscience et de manière indépendante de notre activité cognitive. Ou encore savoir s’il y a un sens à dire « nous connaissons le réel ». Car si le réel est une réalité mentale comment pouvons-nous prétendre connaître une réalité hors de l’esprit si toute connaissance est d’abord est un état mental ?
3)      On peut encore aborder la question du réel en phénoménologue. Et alors, il faut considérer la question du point de vue de la constitution du réel par le conscience. Là c’est du côté de Husserl qu’il faudrait aller chercher. Il y aurait à explorer les Idées directrices. Partant de la distinction entre la conscience percevante l’objet perçu, il établit « la transcendance de la chose à l’égard de la perception qu’on en a et par suite à l’égard de toute conscience en général qui s’y rapporte. » (§42) On est conduit, à partir de l’analyse de la conscience elle-même à établir une « distinction fondamentale : celle l’être comme vécu et de l’être comme chose.
4)      On peut encore l’aborder du point de vue psychanalytique. Le réel, cela a un sens précis et particulièrement important pour Freud et ses disciples. La psychanalyse fonctionne fondamentalement avec ces catégories : le réel par opposition au phantasme, mais aussi le réel comme le fond de la vie psychique (l’inconscient) par opposition à cette mince couche superficielle qu’est la conscience. La réalité, celle du principe de réalité, par opposition au principe de plaisir, la réalité donc qui détermine le « destin des pulsions ».
Ce détour par la psychanalyse devrait nous ramener à traiter de manière plus générale ensuite la question des rapports entre philosophie et réalité.
Le réel ou la réalité ? il faut commencer par éclaircir le vocabulaire. Le réel est l’adjectif dont le substantif est la réalité. Il y a pourtant une distinction qui vient de l’usage que fait Jacques Lacan du concept de “réel”.
Lacan oppose l’automaton, la répétition qui est cœur de l’angoisse et sa cause, celle qui doit finir par se donner dans la rencontre qu’est la cure analytique. Le réel est la tuché (la cause) qui apparaît dans l’histoire de la psychanalyse d’abord comme le traumatisme. La réalité, dit encore Lacan, c’est ce qui se tient en dessous (unterlegt, en allemand) et qu’il traduit en français par souffrance (ce qui est en souffrance, c’est bien ce qui est en attente sous la pile, par exemple les dossiers en souffrance !)
Qu’est-ce donc qui est en souffrance ? Précisément, c’est l’indicible, ce qui échappe aux filets de la parole.
On en a un exemple dans l’article de 1949 consacré au “stade du miroir”. La fonction du stade du miroir, pour Lacan est une partie de la fonction de l’imago, c'est-à-dire l’assomption par le sujet d’une image. La fonction de l’imago est d’établir lien de l’organisme à sa réalité, nous dit encore Lacan, le lien de l’Innenwelt à l’Umwelt.
Le réel est ainsi autre chose que la réalité qui est invoquée dans le « principe de réalité », lequel ne s’oppose pas à l’imaginaire ou au symbolique, mais tout simplement au principe de plaisir. Encore que dire « s’oppose » est erroné. Il ne s’oppose pas puisqu’il est aussi le moyen nécessaire de la satisfaction du principe de plaisir comme on le verra.
Mais avant d’en venir à Lacan, commençons par ce que Lacan a pris à Freud, donc le retour au texte de Freud – un retour qui va nous demander des détours.
Freud : réel et réalité
Il y a chez Freud un principe qui va jouer rôle central, le principe de réalité.
Il y a plusieurs introductions de la notion de réel ou de réalité dans la pensée de Freud. Ce qu’on va voir, c’est qu’il n’y a pas un concept de la réalité chez Freud, mais des usages différents dans des problématiques différentes qui cependant nous permettront d’éclairer singulièrement cette notion de réalité.
Du symptôme à la réalité
La première est donnée dans un texte de 1895, « Esquisse d’une psychologie scientifique ». Freud est à la recherche d’une relation entre le niveau biologique et le niveau des états mentaux, celui de la production des phantasmes. Il cherche à déterminer qu’est-ce qui est l’indice de réalité pour la psyché. Il y a tout un développement sur le désir et la décharge, qui pose cette question de la réalité au cœur de l’interrogation freudienne.
Une deuxième approche – à étudier plus longuement : celle de la séduction infantile qui va poser directement la question de la réalité de la vie psychique.
Dans Introduction à la psychanalyse, (p.345 et sq., Payot), Freud annonce une chose nouvelle « mais encore étonnante et même troublante ».
« Je viens de vous annoncer que vous alliez apprendre encore quelque chose de nouveau. Il s'agit en effet d'une chose non seulement nouvelle, mais encore étonnante et troublante. Vous savez que par l'analyse ayant pour point de départ les symptômes nous arrivons à la connaissance des événements de la vie infantile auxquels est fixée la libido et dont sont faits les symptômes. Or, l'étonnant c'est que ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies. Oui, le plus souvent elles ne sont pas vraies, et dans quelques cas elles sont même directement contraires à la vérité historique. Plus que tout autre argument, cette découverte est de nature à discréditer ou l'analyse qui a abouti à un résul­tat pareil ou le malade sur les dires duquel reposent tout l'édifice de l'analyse et la compréhension des névroses. Cette découverte est, en outre, extrême­ment troublante. Si les événements infantiles dégagés par l'analyse étaient toujours réels, nous aurions le sentiment de nous mouvoir sur un terrain solide ; s'ils étaient toujours faux, s'ils se révélaient clans tous les cas comme des inventions des fantaisies des malades, il ne nous resterait qu'à abandonner ce terrain mouvant pour nous réfugier sur un autre. Mais nous ne nous trou­vons devant aucune de ces deux alternatives : les événements infantiles, reconstitués ou évoqués par l'analyse, sont tantôt incontestablement faux, tantôt non moins incontestablement réels, et dans la plupart des cas ils sont un mélange de vrai et de faux. Les symptômes représentent donc tantôt des événements ayant réellement eu lieu et auxquels on doit reconnaître une influence sur la fixation de la libido, tantôt des fantaisies des malades aux­quelles on ne peut reconnaître aucun rôle étiologique. Cette situation est de nature à nous mettre dans un très grand embarras. Je vous rappellerai cepen­dant que certains souvenirs d'enfance que les hommes gardent toujours dans leur conscience, en dehors et indépendamment de toute analyse, peuvent également être faux ou du moins présenter un mélange de vrai ou de faux. Or, dans ces cas, la preuve de l'inexactitude est rarement difficile à faire, ce qui nous procure tout au moins la consolation de penser que l'embarras dont je viens de parler est le fait non de l'analyse, mais du malade.
Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre ce qui nous trouble dans cette situation : c'est le mépris de la réalité, c'est le fait de ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination. Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cher­che à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans mi sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme, les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résul­tat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
La démarche de la psychanalyse se présente comme la mise au grand jour des couches profondes du psychisme humain. Elle ressemble, au moins superficiellement à cette psychologie des profondeurs que Nietzsche appelait de ses vœux. Les symptômes (symptômes névrotiques par exemple) doivent permettre de remonter à la réalité historique, quasi physiologique qu’ils masquent et expriment tout à la fois. C’est un retour à la « réalité ». Les symptômes sont symptômes d’évènements de la vie infantile auxquels s’est fixée la libido. La nouvelle étonnante nous dit Freud, c’est que « ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies ». Non seulement « pas toujours » mais même « le plus souvent ».
Qu’est-ce que Freud entend par « vrai » ? Tout simplement la définition classique : le récit conforme à la réalité. Mais c’est après que ça se complique. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud traite sous un angle très général une question qui n’a cessé de faire problème dans la tradition analytique, le question de la séduction infantile, mise en évidence à partir du traitement de l’hystérie.
Dans un premier temps, Freud fait remonter les névroses hystériques à des épisodes traumatiques de séduction infantile. Dans une deuxième phase, il est amené à penser qu’une partie importante de ces récits traumatiques est imaginaire.
C’est pourquoi Freud constate ce trouble que fait naître … chez l’analyste ce véritable « mépris pour la réalité ». Le patient semble « ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination ». C’est le point de vue de l’opinion commune qui s’exprime d’abord. Et Freud insiste : « Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. »
Ce sont des raisons cliniques qui mettent en question ce point de vue. Voici le passage :
« Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cherche à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. »
Les matériaux produits par le patient, c'est-à-dire les matériaux produits par le travail de l’analyse peuvent être imaginaires. Voilà qui pose de sérieux problèmes si on part de la thèse selon laquelle l’analyse précisément conduit à cette réalité inéliminable que le processus du refoulement a pour but d’éliminer de la conscience ou de la travestir suffisamment pour qu’elle devienne méconnaissable.
Le plus troublant suit :
« Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans un sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résultat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. »
Tout se passe donc comme si le patient ne cessait de reconnaître et de dénier cette réalité. Le patient est de « mauvaise foi » au sens sartrien. Il sait en voulant ne pas savoir.
« Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. »
Le problème commence à être cerné. L’analysant est dans un équilibre instable parce qu’il considère comme tout un chacun qu’il y a, clairement séparés, le réel d’un côté et l’imaginaire de l’autre, le réel qui existe objectivement, indépendamment de nous et l’imaginaire pur produit de notre activité mentale. Alors que la démarche analytique va progressivement ruiner cette distinction sous sa forme habituelle.
« Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans te monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »
Freud affirme ici qu’il y a une certaine sorte réalité des productions psychiques, une réalité différente de la réalité matérielle mais dont on doit la distinguer. Le problème sur lequel on bute est maintenant assez clair : à quoi l’analyse a-t-elle affaire ? à la réalité matérielle ou à la réalité psychique ? Et d’abord est-il possible de parler de réalité psychique ? En utilisant cette expression, est-ce que nous ne sommes pas en train de priver de tout sens la notion de réalité (par exemple quand nous l’utilisons par opposition à la fiction ou à l’imaginaire.
Premier écart, cartésien
Pour comprendre ce qui est en cause, il nous faut faire quelques détours. D’abord un détour par Descartes. La question de la réalité, du rapport entre la réalité des idées et la réalité des objets dont ces idées sont les idées est posée dans la 3e méditation métaphysique. L’esprit n’est confronté immédiatement qu’aux idées, mais il ne peut parvenir à la vérité des choses qu’après un examen qui l’assure qu’il n’a pas construit une fiction. Mais on peut dire que Descartes n’attend pas la 3e méditation. Le projet même des méditations suppose la possibilité d’une véritable mise entre parenthèse de la réalité, non seulement la réalité extérieure (en raison des fameuses illusions des sens), mais aussi la réalité de mon propre corps. On connaît les arguments de la Première Méditation métaphysique.
Il s’agit donc dans Troisième Méditation métaphysique d’examiner si ce qui est dans l’idée peut être attribué à l’esprit lui-même ou, au contraire, s’il y a quelque chose qui excède le pouvoir de l’entendement.
[Remarque : c’est une idée que nous avons déjà rencontrée sous une autre forme en parlant de Kant et de sa théorie de la connaissance. La réalité, c’est ce qui extérieur à l’esprit. Chez Kant, la sensibilité nous donne un X qui est extra-logique. Chez Descartes, l’objet réel, c’est le contenu d’une idée qui ne peut pas être un produit propre de l’esprit.]
La troisième méditation est consacrée à l’existence de Dieu. Descartes part du fait que j’ai l’idée de Dieu et il va se demander comme nous pouvons nous assurer que les choses dont nous avons l’idée existent objectivement, en dehors de nous. En voici un premier passage :
« Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une chimère, ou le ciel, ou un ange, ou Dieu même. D'autres, outre cela, ont quelques autres formes : comme, lorsque je veux, que je crains, que j'affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque chose comme le sujet de l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette action à l'idée que j'ai de cette chose-là; et de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés ou affections, et les autres jugements. »
À proprement parler, donc les idées sont « comme les images des choses ». C’est le retour à l’étymologie. Les autres pensées (affections, jugements) qui sont des manières de mon esprit ne sont pas à proprement parler des idées. Il faut cependant préciser que les idées sont « comme » les images des choses et non sont pas purement et simplement les images des choses.
Sous un premier angle, la réalité de ces idées est indiscutable :
« Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que j'imagine une chèvre ou une chimère, il n'est pas moins vrai que j'imagine l'une que l'autre. Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer de la fausseté dans les affections ou volontés ; car encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est pas pour cela moins vrai que je les désire. Ainsi il ne reste plus que les seuls jugements, dans lesquels je dois prendre garde soigneusement de ne me point tromper. Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s'y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables, ou conformes à des choses qui sont hors de moi; car certainement, si je considérais seulement les idées comme de certains modes ou façons de ma pensée, sans les vouloir rapporter à quelque autre chose d'extérieur, à peine me pourraient-elles donner occasion de faillir. »
Puisque le « je pense » est l’expérience immédiate la plus certaine, si j’ai l’idée d’une chimère, ou d’un cheval ailé, je suis absolument certain d’avoir cette idée. Sous cet angle, vérité et réalité sont la même chose. Descartes dit que, considérées en elles-mêmes les idées ne peuvent être fausses. Elles ne peuvent être dites fausses en effet que considérées en relation avec leur objet. Dans la mesure où elles sont des manières de l’esprit, les idées sont évidemment vraies puisqu’il ne peut jamais faux que j’ai l’idée de Pégase quand j’ai effectivement l’idée de Pégase. Le fait que la proposition « j’imagine Pégase » soit nécessairement vraie chaque fois que la prononce ou la pense (c'est-à-dire la prononce intérieurement) définit la réalité formelle de l’idée de Pégase. C’est de sa vérité qu’elle tire sa réalité.
En ce qui concerne les idées considérées dans leur rapport à l’objet dont elles sont « comme les images », il est difficile de faire une distinction claire entre les idées vraies et les idées fausses. Descartes distingue les idées innées (placées en moi par Dieu), les idées adventices (produites par une cause extérieure) et enfin les idées produites par mon propre esprit. Après avoir essayé de distinguer les idées que je produis moi-même des idées qui sont produites par une cause extérieure à moi, Descartes doit constater que cette voie ne donne rien de certain. La différence d’origine des idées ne peut être établie à partir de leur appartenance à ma pensée. D’où l’essai d’une « autre voie ».
« Mais il se présente encore une autre voie pour rechercher si, entre les choses dont j'ai en moi les idées, il y en a quelques-unes qui existent hors de moi. A savoir, si ces idées sont prises en tant seulement que ce sont de certaines façons de penser, je ne reconnais entre elles aucune différence ou inégalité, et toutes semblent procéder de moi d'une même sorte ; mais, les considérant comme des images, dont les unes représentent une chose et les autres une autre, il est évident qu'elles sont fort différentes les unes des autres. Car, en effet celles qui me représentent des substances, sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent en soi (pour ainsi parler) plus de réalité objective, c'est-à-dire participent par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection, que celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. De plus, celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui; celle-là, dis-je, a certainement en soi plus de réalité objective, que celles par qui les substances finies me sont représentées. »
Le cogito en effet est menacé du solipsisme. Comment puis-je être assuré qu’il y a autre chose existant objectivement hors de mon esprit ? L’enjeu est évidemment stratégique pour Descartes. Comme puis-je passer de l’idée de Dieu que j’ai la certitude indubitable de l’existence de Dieu ? Il y a deux manières de concevoir les idées :
1)      en tant que manières ou modes du penser. Il n’y a alors « aucune différence entre elles ». Que veut dire Descartes ? Tout simplement qu’elles ont le même genre de réalité et qu’il n’y a de ce point de vue aucune différence entre une idée vraie et une idée fausse, entre l’idée d’un triangle et l’idée du soleil, etc. …
2)      en tant qu’elles ont rapport à des objets. Les idées ont comme dira Spinoza d’un côté une réalité formelle et de l’autre un contenu ou idéat. Dès lors les idées différent suivant la manière dont elles représentent les choses. Les idées sont des sortes d’images, dit Descartes.
Pour déterminer la réalité objective d’une idée, Descartes propose ici une approche différente : c’est la nature de l’objet de l’idée qui permettra de discerner quelle idée a le plus de réalité objective. Une idée qui représente une substance a plus de réalité objective qu’une idée qui représente un accident ou un accident. Qu’est-ce que cela veut dire « avoir plus de réalité objective » ? « Participer par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection ».
Voyons cela de plus près. Dans la lettre à Gibieuf (19-1-1642), Descartes explique ce qu’il veut dire dans la méditation III :
« Car étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’en ai eu en moi, je me garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux choses, et de leur rien attribuer de positif, que je ne l’aperçoive auparavant en leurs idées ; mais je crois aussi que tout ce qui se trouve en ces idées, est nécessairement dans les choses. »
On ne peut rapporter les idées à la réalité directement pour juger de leur objectivité. Pour juger de l’objectivité de l’idée, c'est-à-dire de sa réalité c’est à la nature de l’idée elle-même qu’on doit se rapporter. Comme la chose n’est jamais présente directement à l’esprit mais seulement à travers son idée, et c’est seulement ce que je perçois clairement et distinctement dans l’idée que je peux dire appartenir nécessairement à la chose.
La lettre à Gibieuf donne ensuite des exemples qui permettent de comprendre ce que Descartes entend quand il dit que la réalité objective des idées n’est que le degré d’être ou de perfection de l’objet de l’idée:
Ainsi, pour savoir si mon idée n’est point rendue non complète ou inadaequata, par quelque abstraction de mon esprit,
Descartes présuppose donc que l’idée peut se donner dans la clarté de l’évidence, mais c’est seulement la propension de l’esprit à se précipiter dans le jugement qui peut produire quelque « abstraction de mon esprit ». Continuons.
j’examine seulement si je ne l’ai point tirée, non de quelque chose hors de moi qui soit plus complète, mais de quelque autre idée plus ample ou plus complète que j’ai en moi, et ce per abstractionem intellectus, c'est-à-dire en détournant ma pensée d’une partie de ce qui est compris en cette idée plus ample, pour l’appliquer d’autant mieux et me rendre plus d’autant plus attentif à l’autre partie.
On peut donc avoir des idées qui ne sont que des parties d’autres idées plus amples. Ces idées ne sont celles qu’on obtient par exemple par l’analyse (par exemple dans les propositions analytiques). Mais il s’agit ici des idées inadéquates. Alors voyons pourquoi.
Ainsi, lorsque je considère une figure sans penser à la substance ni à l’extension dont elle est figure, je fais une abstraction d’esprit que je puis aisément reconnaître par après, en examinant si je n’ai point tiré cette idée que j’ai, de la figure seule, hors de quelque autre idée plus ample que j’ai aussi en moi, à qui elle soit tellement jointe que, bien qu’on puisse penser à l’une sans avoir aucune attention à l’autre, on ne puisse toutefois la nier de cette autre lorsqu’on pense à toutes deux. Car je vois clairement que l’idée de figure est ainsi jointe à l’idée de l’extension et de la substance, vu qu’il est impossible que je conçoive une figure en niant qu’elle ait une extension, ni une extension en niant qu’elle soit l’extension d’une substance. Mais l’idée d’une substance étendue et figurée est complète, à cause que je la puis concevoir toute seule, et nier d’elle toutes les autres choses dont j’ai des idées.
L’idée de figure découle d’une idée plus ample, à laquelle elle est nécessairement jointe, l’idée d’étendue. Si je pense le carré seul, je peux croire que l’idée de carré est tirée du carré seul. Mais alors j’ai une idée inadéquate du carré, parce que tronquée. Une idée est plus adéquate si elle est liée aux autres idées plus amples dont elle dépend. Donc une idée a plus de réalité objective quand elle est plus adéquate et quand elle peut se concevoir par elle-même.
Qu’est-ce qu’on peut tirer de cela ? Tout simplement que Descartes réfute la distinction/opposition production de l’esprit (on dira production psychique) et réalité matérielle puisque la réalité « matérielle » objective, celle que je peux poser comme extérieure à mon esprit, elle ne peut se donner que par l’activité psychique.
Deuxième écart : la réforme de l’entendement
Le deuxième détour que nous allons faire nous ramène à Spinoza et singulièrement à la réforme de l’entendement, pour essayer d’élucider l’idée de fiction. Pour comprendre ce qu’est une fiction commençons par définir l’idée vraie.
Mais rappelons d’abord les quatre de genre de connaissance définis par Spinoza dans le TRE[1]. Spinoza ne dit d’ailleurs pas « connaissance ». Il parle de « modus percipiendi », « mode de percevoir » et évidemment c’est très important. La connaissance pour Spinoza est fondamentalement une perception. Voyons ces quatre modes qui vont nous permettre de définir l’idée vraie et par suite d’aller à la compréhension de ce qu’est une fiction.
« I. Il y a une perception que nous avons par ouï-dire ou par quelque signe qu’appelle arbitraire. »
Ce premier mode de perception est le plus imparfait de tous. Il nous fait connaître les signes mais non pas les réalités elles-mêmes. Comprendre le langage n'est pas connaître. De même le monde ne se lit pas, il n'est pas un livre ouvert, il n'est pas constitué de signes. Notons également qu'il s'agit d'un opposition catégorique avec la théorie stoïcienne de la connaissance qui fait le plus grand cas des signes. On reverra cette opposition au paragraphe suivant qui traite des connaissances par expérience. Spinoza parle de « signes arbitraires ». Les mots sont des signes arbitraires (ils sont fixés conventionnellement) et c’est pour cette raison qu’ils sont fondamentalement équivoques. Il n’y a peut-être pas beaucoup de philosophie qui soit aussi opposée à la mode contemporaine de la philosophie du langage que celle de Spinoza !
« II. Il y a une perception que nous avons par expérience vague… »
qui nous fait prendre les sensations que la chose produit en nous la chose elle-même. L’expérience vague advient en nous par hasard et elle ne pourra être contredite que par une autre expérience.
Ces deux premiers modes sont entièrement sous la direction de l’imagination.
« III. Il y a une perception où l’essence d’une chose est conclue d’une autre chose, mais non adéquatement ; ce qui se produit ou bien quand nous inférons la cause à partir de quelque effet, ou bien lorsqu’elle est conclue de quelque universel toujours accompagné par une certaine propriété. »
L’essence de la chose n’est pas connue par elle-même, mais seulement à travers les relations dans lesquelles elle entre. Ce mode de connaissance est rationnel mais il n’est pas la connaissance adéquate des réalités.
Enfin le dernier mode de perception est ainsi défini :
« IV. Il y a enfin une perception où une chose est perçue par sa seule essence ou bien par la connaissance de sa cause prochaine. »
Spinoza illustre tout cela par des exemples. Mais il nous faut maintenant en venir à la réalité des idées.
« L’idée vraie (en effet nous avons une idée vraie) est quelque chose de différent de son idéat. »
L’idée est différente de son objet. Elle a une réalité formelle en tant que c’est une idée que j’ai et en même temps elle a pour objet une réalité. Voilà pourquoi :
« Car autre est le cercle, autre est l’idée du cercle. En effet, l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et un centre comme le cercle, et l'idée du corps n'est pas le corps lui-même ; et comme elle est quelque chose de différent de son idéat, elle sera aussi par elle-même quelque chose d'intelligible, c'est-à-dire que l'idée, en tant qu'essence formelle, peut être l'objet d'une autre essence objective, et, à son tour, cette autre essence objective, envisagée en elle-même, sera aussi quelque chose de réel et d'intelligible, et ainsi indéfiniment. »
En effet, en tant qu’elle est différente de son idéat, l’idée est un « quelque chose », c’est une réalité, un mode fini perçu sous l’attribut de la pensée et par conséquent elle est aussi l’idéat d’une autre idée, « et ainsi indéfiniment ». Soit dit en passant, rien que cela devrait rendre prudent tous ceux qui prétendent résumer la pensée de Spinoza avec la notion très discutable de parallélisme des attributs. Remarquons aussi que nous retrouvons ici l’influence de Descartes : distinction de l’essence formelle et de l’essence objective, par exemple. L’explicitation qui suit nous permet de mieux voir ce que vise Spinoza :
« Pierre, par exemple, est quelque chose de réel … »
Tout de développement vise à montrer que la mise en abyme réflexive n’apporte rien à la vérité.
« De là, il est manifeste que la certitude n'est rien d'autre que l'essence objective elle-même, c'est-à-dire que la manière dont nous sentons l'essence formelle est la certitude elle-même. D'où il est de nouveau manifeste que pour avoir la certitude de la vérité, il n'est besoin d'aucun autre signe que d'avoir une idée vraie. Car, ainsi que nous l'avons montré, il n'est pas besoin pour que je sache que je me sache savoir. À partir de là, il est encore manifeste que personne ne peut savoir ce qu'est la certitude suprême si ce n'est celui qui a l'idée adéquate ou l'essence objective de quelque chose. »
Nous « sentons l’essence formelle » ! Voilà une idée assez extraordinaire. Et la manière dont nous sentons cette essence formelle est en même temps le critère de la vérité. Bref, la vérité, ça se sent ! On ne peut donc déterminer de méthode pour atteindre la vérité, qu’en ayant d’abord senti une vérité, en ayant « l’idée adéquate ou l’essence objective de quelque chose ». Et « habemus enim ideam veram » !
C’est pourquoi, la bonne méthode « est celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie. » (43). Venons-en maintenant au problème de la fiction qui est celui qui intéresse depuis cette bifurcation à partir de Freud.
Il faut donc distinguer l’idée vraie des autres perceptions et « empêcher l’esprit de confondre les idées fausses, fictives et douteuses avec les vraies » et donc apprendre à reconnaître les divers régimes de fonctionnement de l’imagination. Reconnaître les perceptions vraies et les distinguer de tous les autres, c’est la clé pour mettre à bas l’argument sceptique du rêve, qui est repris par Descartes dans le Discourset en MM1.
Ainsi nous pouvons nous forger l’idée de choses n’existant point ; il suffit qu’elles soient seulement possibles. Il en est ainsi parce que nous ignorons les causes qui feraient que cette chose est soit nécessaire, soit impossible. Autrement dit, quand l’imagination peut forger l’idée de choses non existantes, c’est un défaut de l’imagination et non une puissance trompeuse et négative. D’ailleurs « s’il y a un Dieu ou quelqu’un d’omniscient, il ne peut absolument rien feindre ».
Les fictions ou les idées délirantes sont les résultats de notre manque de connaissance. Mais sitôt que s’accroît notre connaissance, nous pouvons continuer à prononcer des mots extravagants mais nous savons en même temps que ce ne sont que des bruits dépourvus de sens. Il est facile de se défaire des fictions :
« Mais les laissant à leurs délires, nous prendrons soin de retenir de cette discussion quelque chose de vrai, utile à notre propos, à savoir ceci : l'esprit, lorsqu'il applique son attention à une chose fictive, et fausse par sa nature, afin de l'examiner et la comprendre, et d'en déduire dans le bon ordre les choses qui doivent en être déduites, en rendra facilement manifeste la fausseté ; si la chose fictive est vraie par sa nature, lorsque l'esprit s'y applique attentivement et commence à en déduire en bon ordre ce qui en résulte, il continuera avec succès sans aucune interruption, de même que nous avons vu, à propos de la fiction fausse, dont on vient de parler, que l'entendement se dispose aussitôt à en montrer l'absurdité et celle des conséquences qui s'en déduisent. »
Spinoza insiste sur un point nous ne pouvons pas feindre de ne pas savoir ce que nous savons ! C’est sur ce point que se joue peut-être la question de l’analyse freudienne. Résumons le propos sur les idées fictives :
-          plus une chose est générale et plus elle est confuse et donc plus elle est propre à ce que nous formions des fictions à son sujet. C’est pourquoi la connaissance intuitive est celle des essences singulières.
-          on ne peut pas former de fiction de ce que nous percevons clairement et distinctement. C’est la puissance de contrainte de la vérité. Quand je sais que 2+2 = 4, il devient impossible de former la fiction que 2+2=5.
-          Si la première idée n’est pas une fiction, les idées qu’on en déduit sans précipitation ne seront pas non plus des fictions.
-          L’idée fictive ne peut pas être claire et distincte.
-          L’idée de la chose la plus simple est nécessairement claire et distincte et donc vraie (comme dirait Aristote, le simple est le vrai !)
-          La division en parties simples d’une chose complexe permet d’éliminer la confusion.
Les idées confuses viennent de ce que nous saisissons une chose en entier sans pouvoir en saisir en même temps toutes les parties. Nous croyons connaître cette chose alors qu’elle est seulement en partie connue et en partie inconnue. Donc, l’idée se rapportant à une chose simple est claire et distincte et ne peut jamais être fausse et que les fictions sont toujours des idées confuses.
La fausseté consiste « en cela seul qu’il est affirmé d’une chose quelque chose qui n’est pas contenu dans le concept que nous avons formé de cette chose. » La fausseté ne résulte que nos limitations. En tant qu’êtres pensants, il est dans notre nature d’avoir des idées vraies ; mais nous ne sommes qu’une partie de l’intellect divin et par conséquent seulement certaines pensées qui lui appartiennent ne sont en nous que par parties. Ainsi des idées, qui en elles-mêmes peuvent être vraies, deviennent des idées abstraites impropres à nous donner une connaissance vraie de l’ordre de la nature.
Spinoza affirme (70) que :
« il y a dans les idées vraies quelque chose de réel, par quoi les vraies se distinguent des fausses. »
Si l’idée vraie est composée d’idées simples et si la vraie science procède des causes aux effets, on peut dire que l’imagination fonctionne exactement à l’inverse. Par conséquent, la confusion entre entendement et imagination est une source d’erreurs majeure. Les mots sont une partie de l’imagination. Beaucoup de concepts sont forgés par l’accumulation sans ordre des mots dans la mémoire.. Ils sont donc d’abord les signes des choses telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans la mémoire.
Inversement la norme de l’idée vraie réside … dans l’idée vraie elle-même. Une idée vraie est une idée qui peut être produite par la seule puissance de l’entendement. Si une idée vraie est une idée qui peut être produite la seule puissance de l’entendement et si l’idée est précisément celle dont l’objet est le plus réel, alors on n’est pas très loin du fameux « tout ce qui est réel est rationnel » de Hegel.
Retour à Freud
Revenons donc à Freud. Freud et Lacan après loin ne cesseront de souligner à quel point la psychanalyse est éloignée des philosophies de la conscience rationalistes. Pourtant, ce sont ces philosophies qui se confrontent directement à la production des fantaisies, à la question de la réalité du rêve.
Voyons comment Freud traite, lui, de la fantaisie :
(...)
Par ces fantaisies, l'individu se replonge dans la vie primitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimentaire. Il est, à mon avis, possible que tout ce qui nous est raconté au cours de l'analyse à titre de fantaisies, à savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à la vue des rapports sexuels des parents, la menace de castration ou, plutôt, la castration, - il est possible que toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre cours à son imagination l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. J'ai souvent eu l'impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du développement humain.
Pourquoi les fantaisies sont-elles réelles ? Pour répondre à cette question, Freud invente comme il ne cessera de la faire avec Totem et tabou ou avec Moïse et le monothéisme. Il invente l’inscription dans l’inconscient de l’individu de la mémoire de l’humanité. Pour ceux qui veulent à tout prix que la psychanalyse soit une science, ils en sont pour leur frais : la psychanalyse ne cesse de recourir au mythe et de re-fabriquer du mythe : l’inconscient individuel est la récapitulation de l’inconscient collectif (c’est la formulation psychanalytique de la thèse de Haeckel selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.) Donc pour expliquer la réalité de la fantaisie (c'est-à-dire que la fantaisie est, d’une certaine manière la réalité psychique la plus fondamentale), il a recours une fantaisie à lui. Or cette fantaisie, on la retrouve avec Totem et tabou : le mythe de la horde primitive, du meurtre du père et du repas rituel, voilà ce que ne ferions que répéter. Et voilà le procédé qui serait incrusté dans l’inconscient.
Les questions que nous venons de traiter nous obligent à examiner de plus prés le problème de l'origine et du rôle de cette activité spirituelle qui a nom « fantaisie ». Celle-ci, vous le savez, jouit d'une grande considération, sans qu'on ait une idée exacte de la place qu'elle occupe dans la vie psychique. Voici ce que je puis vous dire sur ce sujet. Sous l'influence de la nécessité extérieure l'homme est amené peu à peu à une appréciation exacte de la réalité, ce qui lui apprend à conformer sa conduite à ce que nous avons appelé le « principe de réalité » et à renoncer, d'une manière provisoire ou durable, à différents objets et buts de ses tendances hédoniques, y compris la tendance sexuelle.
Freud ici revient sur la définition de la réalité extérieure. Quelle différence y a-t-il entre la réalité et la réalité psychique ? La réalité psychique est le monde intérieur, c’est lui que l’analyse va rechercher. Mais cette réalité psychique est à distinguer de la réalité « tout court » que Freud oppose à la « fantaisie ». La fantaisie est donc un élément fondamental de la réalité psychique et en même temps elle est définie par opposition à la réalité.
La réalité est ce qui s’impose sous la dure loi de la nécessité extérieure qui nous amène non pas à renoncer au plaisir mais à différer la satisfaction. C’est ce que Freud développe par exemple dans Malaise dans la culture quand il étudie les rapports entre Éros et Anankè. Au principe de la civilisation, dit Freud, on trouve les deux figures d’Éros et Anankè, la sexualité et le travail dicté par le nécessité.
Le mot grec anankè veut dire «nécessité» (anankè estin, «il faut») ; plus précisément, chez les poètes, les tragiques, les philosophes, les historiens, anankè évoque une contrainte, une nécessité naturelle, physique, légale, logique, divine... Ce nom personnifie la Nécessité comme telle, instance inflexible gouvernant le cosmos, sa genèse, son devenir et la destinée humaine (Pythagore, Empédocle, Leucippe, Platon), voire la divinise d’une certaine façon (poèmes orphiques, Parménide). L’Anankè est ce qu’elle est ; pour l’homme grec, c’est temps perdu de l’accuser, démesure (hybris) de regimber contre elle, et pourtant abdiquer serait une faute. Il faut l’assumer dignement, avec piété, comme en témoigne Danaé dans sa prière: «Toi, ô Zeus, ô Père, change notre destin. Mais, si ma prière est trop osée et s’éloigne de ce qui est juste, pardonne-moi !» (Sémonide, fragment 27).
Chez Freud, anankè c’est précisément la contrainte au travail et c’est sur elle que s’élève toute civilisation. On retrouve cela aussi dans L’avenir d’une illusion. Je lis :
Il semble plutôt que toute civilisation doive s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts, il ne paraît pas même certain qu’avec la cessation de la contrainte la majorité des individus fût prête à se soumettre aux labeurs nécessaires à l’acquisition de nouvelles ressources vitales. Il faut, je pense, compter avec le fait que chez tout homme existent des tendances destructives, donc antisociales et anti-culturelles, et que, chez un grand nombre de personnes, ces tendances sont assez fortes pour déterminer leur comportement dans la société humaine.
[…] En somme, deux caractères humains les plus répandus sont cause que l’édifice de la civilisation ne peut se soutenir sans une certaine dose de contrainte : les hommes n’aiment pas spontanément le travail et les arguments ne peuvent rien sur leurs passions.
Il reste que le principe de plaisir reste le point de départ et le point d’arrivée. Éros se soumet à Anankè, « par nécessité », mais la nécessité dépend du caractère incompressible de la pulsion. Ce qui est en cause, c’est la satisfaction. La satisfaction qui s’obtient de manière double :
a.       par le produit du travail ;
b.      par la fixation du désir sur le travail lui-même qui devient source de satisfaction en lui-même, indépendamment du plaisir propre que produit l’objet du travail.
Le rapport d’Éros à Ananké, du principe de plaisir au principe de réalité est donc un rapport qu’on pourrait dire « dialectique » et non d’antagonisme simple. Mais dire « dialectique », c’est encore trop général. Cette dialectique est aussi celle dans laquelle s’élabore la vie psychique, la « réalité psychique » qui est maintenant posée comme le revers de la réalité dont la nécessité nous conduit à avoir une appréciation à peu près exacte. Tout renoncement doit avoir une compensation, c’est une thèse centrale chez Freud et elle découle du modèle « énergétiste » qui est le sien depuis les premières élaborations telles quelles sont visibles dans la correspondance avec Fliess. Or le résultat du travail n’apporte jamais à lui seul la compensation nécessaire. Par rapport au désir, le réel est toujours frustrant ! La « fantaisie » se construit ainsi pour mettre une partie du psychisme à l’abri du principe de réalité.
Ce renoncement au plaisir a toujours été pénible pour l'homme ; et il ne le réalise pas sans une certaine sorte de compensation. Aussi s'est-il réservé une activité psychique, grâce à laquelle toutes les sources de plaisirs et tous les moyens d'acquérir du plaisir auxquels il a renoncé continuent d'exister sous une forme qui les met à l'abri des exigences de la réalité et de ce que nous appelons l'épreuve de la réalité. Toute tendance revêt aussitôt la forme qui la représente comme satisfaite, et il n'est pas douteux qu'en se complaisant aux satisfactions imaginaires de désirs, on éprouve une satisfaction que ne trouble d'ailleurs en rien la conscience de son irréalité. Dans l'activité de sa fantaisie, l'homme continue donc à jouir, par rapport à la contrainte extérieure, de cette liberté à laquelle il a été obligé depuis longtemps de renoncer dans la vie réelle. Il a accompli un tour de force qui lui permet d'être alternativement un animal de joie et un être raisonnable. La maigre satisfaction qu'il peut arracher à la réalité ne fait pas son compte. « II est impossible de se passer de constructions auxiliaires », dit quelque part Th. Fontane.
La fantaisie appartient à ces « constructions auxiliaires ». La comparaison qui suit avec une « réserve naturelle » soustraite au principe de réalité est, de ce point de vue, éclairante.
La création du royaume psychique de la fantaisie trouve sa complète analogie dans l'institution de « réserves naturelles » là où les exigences de l'agriculture, des communications, de l'industrie menacent de transformer, jusqu'à le rendre méconnaissable, l'aspect primitif de la terre. La « réserve naturelle » perpétue cet état primitif qu'on a été obligé, souvent à regret, de sacrifier partout ailleurs à la nécessité. Dans ces réserves, tout doit pousser et s'épanouir sans contrainte, tout, même ce qui est inutile et nuisible. Le royaume psychique de la fantaisie constitue une réserve de ce genre, soustraite au principe de réalité.
On pourrait ici mettre cette façon de voir en relation avec Rousseau, un Rousseau moins connu des philosophes, celui des Rêveries. L’imagination chez lui est toujours liée à l’impossibilité de vivre dans le monde. C’est un bonheur d’être gratifié du « secours d'une imagination riante ». Le malheur lui-même est imaginé, ce qui rend le malheur réel impuissant :
« Les maux réels ont sur moi peu de prise ; je prends aisément mon parti sur ceux que j'éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils arrivent, l'événement, leur ôtant tout ce qu'ils avaient d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. » (R,1)
L’imagination permet de « sauter par-dessus sa vie » :
« Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne heure par l’expérience que je n'étais pas fait pour y vivre, et que je n'y parviendrais jamais à l'état dont mon cœur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n'y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait déjà par-dessus l'espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m'était étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer. » (R, 3)
La paranoïa de Jean-Jacques est clairement exposée dans tout cet ouvrage comme le refuge contre la souffrance – ce qu’est toute maladie psychique, un refuge contre la souffrance que nous inflige le réel.
Poursuivons donc la lecture de l’Introduction à la Psychanalyse :
Les productions les plus connues de la fantaisie sont les « rêves éveillés » dont nous avons déjà parlé, satisfactions imaginées de désirs ambitieux, grandioses, érotiques, satisfactions d'autant plus complètes, d'autant plus luxurieuses que la réalité commande davantage la modestie et la patience. On reconnaît avec une netteté frappante, dans ces rêves éveillés, l'essence même du bonheur imaginaire qui consiste à rendre l'acquisition de plaisir indépendante de l'assentiment de la réalité.
Ce « bonheur imaginaire », c’est celui-là même qui constitue la trame des Rêveries de Rousseau. Poursuivons :
Nous savons que ces rêves éveillés forment le noyau et le prototype des rêves nocturnes. Un rêve nocturne n'est, au fond, pas autre chose que le rêve éveillé, rendu plus souple grâce à la liberté nocturne des tendances, déformé par l'aspect nocturne de l'activité psychique. Nous sommes déjà familiarisés avec l'idée que le rêve éveillé n'est pas nécessairement conscient, qu'il y a des rêves éveillés inconscients. Ces rêves éveillés inconscients peuvent donc être la source aussi bien des rêves nocturnes que des symptômes névrotiques.
C’est très intéressant, parce que cela signifie qu’il y a continuité entre notre activité éveillée et notre activité psychique pendant le sommeil. On peut voir ici ce qui va nous conduire à la définition du délire. Le délire est un rêve éveillé auquel nous accordons créance ! Il s’agit maintenant de comprendre comment la fantaisie intervient dans la formation des symptômes, c'est-à-dire dans la formation de la réalité psychique.
Freud part des formations régressives de la libido et introduit la fantaisie comme l’anneau intermédiaire qui explique la fixation un certain point déjà dépassé.
« Ces représentations imaginaires avaient joui d'une certaine tolérance, il ne s'est pas produit de conflit entre elle et le moi, quelque forte que pût être leur opposition avec celui-ci, mais cela tant qu'une certaine condition était observée, condition de nature quantitative et qui ne se trouve troublée que du fait du reflux de la libido vers les objets imaginaires. Par suite de ce reflux, la quantité d'énergie inhérente à ces objets se trouve augmentée au point qu'ils deviennent exigeants et manifestent une poussée vers la réalisation. Il en résulte un conflit entre eux et le moi. Qu'ils fussent autrefois conscients ou préconscients, ils subissent à présent un refoulement de la part du moi et sont livrés à l'attraction de l'inconscient. Des fantaisies maintenant inconscientes, la libido remonte jusqu'à leurs origines dans l'inconscient, jusqu'à ses propres points de fixation. »
On remarque encore une fois combien est puissant le modèle thermodynamique, « énergétiste ». le « reflux » de la libido vers les objets imaginaires entraînent une poussée vers la réalisation : encore une fois, la pulsion est indestructible. Notons aussi que c’est la privation qui est à l’origine de ce reflux – la privation, autrement dit, le principe de réalité.
La régression de la libido vers les objets imaginaires, ou fantaisies, constitue une étape intermédiaire sur le chemin qui conduit à la formation de symptômes.
Les symptômes se forment donc dans cette régression. D’où la définition de l’introversion pour caractériser ce processus :
Cette étape mérite, d'ailleurs, une désignation spéciale. C.-G. Jung avait proposé à cet effet l'excellente dénomination d'introversion, à laquelle il a d'ailleurs fort mal à propos fait désigner aussi autre chose. Quant à nous, nous désignons par introversion l'éloignement de la libido des possibilités de satisfaction réelle et son déplacement sur des fantaisies considérées jusqu'alors comme inoffensives. Un introverti, sans être encore un névrosé, se trouve dans une situation instable ; au premier déplacement des forces, il présentera des symptômes névrotiques s'il ne trouve pas d'autre issue pour sa libido refoulée.
Nous avons maintenant une caractérisation très précise du statut de la réalité :
En revanche, le caractère irréel de la satisfaction névrotique et l'effacement de la différence entre la fantaisie et l'irréalité existent dès la phase de l'introversion.
La satisfaction névrotique est « irréelle ». Qu’est-ce que ça peut bien vouloir ? Comment une satisfaction peut-elle être irréelle ? Voilà un mystère. Sauf à admettre que la satisfaction réelle vise un objet réel et que sa fixation – par suite des processus qu’on vient d’étudier – ne serait pas une « vraie » satisfaction. Or c’est bien de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’une satisfaction qui n’en est pas une et c’est bien pourquoi elle est névrotique.
Vous avez sans doute remarqué que, dans mes dernières explications, j'ai introduit dans l'enchaînement étiologique un nouveau facteur : la quantité, la grandeur des énergies considérées. C'est là un facteur dont nous devons partout tenir compte. L'analyse purement qualitative des conditions étiologiques n'est pas exhaustive. Ou, pour nous exprimer autrement, une conception purement dynamique des processus psychiques qui nous intéressent est insuffisante : nous avons encore besoin de les envisager au point de vue économique.
Bien qu’on sûr qu’on a remarqué. L’introduction de « l’économie psychique » est cependant une pure pétition de principe – témoin de l’ambition freudienne visant à construire la psychanalyse sur le modèle des sciences de la nature – parce que, évidemment, l’analyste n’a aucun moyen de mesurer « la grandeur des énergies considérées » puisqu’il ne saurait même avec quelle genre d’unité de mesure. Puisque nous sommes en train de réfléchir sur le réel en psychanalyse, nous avons là, une fois de plus, l’occasion de mesurer à quel point la psychanalyse est une gigantesque fiction ! Et qu’elle n’est que la représentation d’une science, la mise en scène d’une scientificité à laquelle elle prétend en vain.
Nous devons nous dire que le conflit entre deux tendances n'éclate qu'à partir du moment où certaines intensités se trouvent atteintes, alors même que les conditions découlant des contenus de ces tendances existent depuis longtemps. De même, l'importance pathogénique des facteurs constitutionnels dépend de la prédominance quantitative de l'une ou de l'autre des tendances partielles en rapport avec la disposition constitutionnelle. On peut même dire que toutes les prédispositions humaines sont qualitativement identiques et ne diffèrent entre elles que par leurs proportions quantitatives. Non moins décisif est le facteur quantitatif au point de vue de la résistance à de nouvelles affections névrotiques. Tout dépend de la quantité de la libido inemployée qu'une personne est capable de contenir à l'état de suspension, et de la fraction plus ou moins grande de cette libido qu'elle est capable de détourner de la voie sexuelle pour l'orienter vers la sublimation. Le but final de l'activité psychique qui, au point de vue qualitatif, peut être décrit comme une tendance à acquérir du plaisir et à éviter la peine, apparaît, si on l'envisage au point de vue économique, comme un effort pour maîtriser les masses (grandeurs) d'excitations ayant leur siège dans l'appareil psychique et d'empêcher la peine pouvant résulter de leur stagnation.
Ce passage est aussi révélateur que le suivant. On pose, certainement à juste titre et cela pourrait s’expliquer par des raisons physiques biologiques, que le fonctionnement de l’appareil psychique est celui d’un régulateur, visant à maximiser le plaisir et minimiser les peines. Les fantaisies (mais ici le Phantasie allemand devrait plutôt se traduire par fanstasme) sur lesquelles se fixe la libido régressive dans la névrose forment donc la réalité psychique en tant qu’elles font partie d’un appareillage qui
-          d’une part protège le sujet contre la réalité
-          d’autre part aide à le mettre en accord avec cette même réalité.
Bref, si on veut conclure cette première approche, on peut dire que Freud complète le travail commencé par les rationalistes, par Descartes et Spinoza. Ces deux là se sont essayés à construire un concept de la réalité des idées aussi loin que possible de la métaphysique platonicienne. C’est pourquoi ils sont confrontés aux « idées fictives ». Comment l’objet d’une idée peut-il n’avoir aucun degré de réalité ? Qu’est-ce que la réalité formelle d’une idée. Freud va donner des assises psychologiques à cette interrogation sur la réalité de nos idées en construisant le concept de la réalité psychique, non pas contre le concept d’une réalité extérieure à notre esprit (Freud n’est pas un idéaliste) mais à côté, et en interaction avec celle-ci.


[1] Spinoza : Traité de la réforme de l’entendement. Bilingue, GF, trad. André Lécrivain


mercredi 19 janvier 2011

Quelques remarques sur la fondation de la morale

(à propos de la discussion entre Denis Collin et Yvon Quiniou par Tony Andréani)


Le premier sujet de la dispute concerne le matérialisme. Je me demande s’il ne vient pas d’une équivoque sur le sens du concept, liée à l’emploi du terme ontologie. Quand Yvon Quiniou utilise ce terme, on peine à le distinguer d’une option métaphysique (énoncer la « vraie réalité » par-delà le monde sensible), alors qu’il s’agit seulement pour lui de s’en prendre à l’idée qu’il y aurait une substance spirituelle irréductible à ce que nous pouvons appréhender avec les moyens de la science, qui sont toujours des moyens matériels. La réalité, en effet, c’est celle qui est au bout de nos instruments et de nos équations. On sait combien cette réalité peut être impalpable par nos sens ordinaires et reposer sur des constructions. Il n’empêche que ce réel résiste à toutes nos fausses conjectures, qu’il y a « ce qui marche » et ce qui « ne marche pas ». Un matérialisme de la praxis donc.
Ceci dit, le choix des lunettes n’a pas trop d’importance dans les sciences physiques, un peu plus dans les sciences biologiques (cf. le darwinisme social qui n’a produit aucune connaissance et n’est qu’une exploitation de la science, mais peut égarer la recherche), mais devient dirimant dans les sciences humaines. Quand, pour échapper à toute tentation métaphysique, Denis Collin propose de considérer la science comme « une construction idéalisée du monde à des fins d’action pratique », cette définition me paraît cependant trop faible, car elle se distingue mal des interprétations, qui sont de nature exégétique, et des idéologies, qui ont aussi une finalité pratique, mais distordent l’activité scientifique.

Le deuxième sujet de dispute concerne le darwinisme et sa genèse du sens moral à travers « l’effet réversif » de l’évolution. S’il est certain que la sélection naturelle a cessé d’agir concernant homo sapiens sapiens, dont les traits génétiques sont restés pratiquement inchangés, le sens de la mutation restera problématique tant qu’on n’aura pas interrogé l’histoire. Or, selon moi, et pour aller vite, cette histoire nous apprend deux choses : 1° il y a bien un certain nombre d’universaux empiriques, dont celui de la socialité constructive de l’être humain (rôle du noyau familial, du Tiers donateur de règles, des communautés de proximité etc. Ici convergent les données de la psychanalyse et de certains travaux de psychologie expérimentale). C’est là la base de la reconnaissance de l’autre comme sujet – quand tout se passe bien. 2° la longue histoire de l’élargissement de l’horizon social, où les autres humains apparaissent d’abord comme des êtres différents, supérieurs ou inférieurs. Tout cela, à mon avis, fournit une base empirique à la  et à son extension vers la conception des droits universels de l’homme. On pourrait dire que la  a cheminé silencieusement, et à travers maintes horreurs et régressions, et jusque sous l’immoralité capitaliste, vers les impératifs kantiens. La  n’a-t-elle pas besoin de cette base anthropologique ? Je ne le crois pas. Il faut que le sujet y soit « intéressé ».
Denis Collin juge dangereuse toute ambition anthropologique de la politique : « ce n’est pas à l’instance collective de choisir quelles potentialités doivent être développées et comment ». Je ne vois pas où est le problème à partir du moment où la politique vise seulement, sur une base aussi scientifique que possible, à mettre en œuvre seulement les conditions d’une autonomie du sujet (je pense par exemple à cette politique du progrès humain telle qu’elle est développée dans l’excellent livre de Jacques Généreux, La Grande Régression) : elle ouvre les choix, elle aide à sortir de la servitude volontaire, mais elle ne dicte en aucun cas une conduite. Vaste sujet…
J’ai enfin des réserves sur le concept de raison, sur lequel Denis Collin et Yvon Quiniou semblent s’accorder. D’une certaine manière c’est aussi un universel empirique : la pensée « concrète » du primitif n’est pas moins rationnelle que celle de nos techniciens. Mais, dès qu’on passe dans le champ des représentations symboliques, tout change d’une société à l’autre. La rationalité occidentale est d’un type bien particulier : elle tend à généraliser une approche mécaniciste, ou en tous cas physicaliste, à tous les domaines de réalité (l’économie néo-classique en est un bel exemple). Aujourd’hui on voit bien qu’il faut changer de paradigmes quand on passe de l’un à l’autre. Tout ceci pour dire qu’il n’y pas de science armée de pied en cap, si ce n’est un « esprit scientifique », et que la science est tout sauf un long fleuve tranquille, même avec des changements de cap. Les Lumières ont ouvert une grande voie, mais l’ont aussi bordée de limites. Je ne crois pas, par exemple, que la neurologie puisse nous apprendre grand-chose sur le fonctionnement cérébral, ni que l’esprit humain puisse fonctionner seulement sur une logique du tiers exclu, ni que la cybernétique puisse épuiser la complexité des éco-systèmes.
 
PS. Pour faire référence à Marx, je signale à mes deux amis que dans l’introduction de De la société à l’histoire (tome 1, p. 99) je m’opposais déjà à ce qu’il existât un matérialisme ontologique chez Marx, une « dialectique de la nature » transposable à l’histoire, et même une « méthode dialectique » commune aux diverses sciences.


lundi 10 janvier 2011

Un autre Marx. Marx après les marxismes

ou "comment se débarrasser du marxisme" par Jean-Marie Vincent

Jean-Marie Vincent, Un autre Marx, éditions Page Deux, collection « Cahiers Libres, 2001. Décédé en 2004, Jean-Marie Vincent fut des philosophes français à l’école de Marx qui ont cherché avec constance à ouvrir des voies nouvelles face aux impasses du marxisme orthodoxe qui dominait non seulement le PCF mais également les divers courants trotskistes. Chez lui, la recherche théorique n’a jamais été séparée de l’action politique. Militant d’une tendance trotskisante du PSU, il a fini par rejoindre la LCR en compagnie de Denis Berger, Christian Leucate et Jacques Kergoat (ce dernier deviendra aussi l’un des fondateurs de la « Fondation Copernic »). Il rompra avec la LCR au début des années 80, à la suite de nombreux désaccords dont le moindre ne fut pas le soutien de la direction de la LCR à l’invasion soviétique de l’Afghanistan, en 1979. Son ouvrage majeur, Critique du travail, est paru en 1987. J-M. Vincent a été fortement marqué par la « théorie critique » (l’école de Francfort de Horkheimer et Adorno) ; cette proximité explique aussi l’attention qu’il a portée à l’œuvre de Max Weber, notamment dans un ouvrage intitulé Max Weber ou la démocratie inachevée (éditions du Félin, 1998). Concernant l’œuvre de Marx, il met l’accent sur la question du fétichisme et sur la critique du travail abstrait et il développe des thèses assez proches de celles que l’on retrouve dans la Wertkritik (la critique de la valeur)dont les travaux d’Anselm Jappe et Moishe Postone sont des représentants marquants.
Un autre Marx est un recueil d’essais et d’interventions couvrant une assez large période et il est bien dommage que l’éditeur n’ait pas cru bon de le mentionner – sauf en trois occasions. Ainsi l’article « Comment se débarrasser du marxisme » avait été publié dans les actes du premier « congrès Marx International » qui s’était tenu en septembre 1995. L’article sur Ernest Mandel parut d’abord dans la revue Critique Communiste de l’hiver 1994-1995. D’autres essais consacrés à l’URSS datent de 1982 et 1983. L’introduction situe le problème posé : nous sommes dans une période où le marxisme semble définitivement obsolète et où, cependant, la théorie de Marx est d’une actualité brûlante. Le développement des médias et des échanges du capital aboutit à ce que « le réel devient en quelque sorte le double de son dédoublement ». Les « effets hallucinatoires » de la marchandise, brillamment analysés par Guy Debord atteignent aujourd’hui à une radicalisation dont la grande crise financière ouverte en 2007 avec la crise des « subprimes » pourrait constituer une autre illustration saisissante. Pour comprendre ce dont il s’agit, on devrait faire fonds sur la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise. Or, cette théorie n’a été « retenue par personne », dit J-M. Vincent, même du vivant de Marx. Le seul ouvrage qui discute sérieusement des questions soulevées par Marx n’est pas l’œuvre d’un marxiste ; c’est la Philosophie de l’argent de Georg Simmel, un livre effectivement remarquable que J-M. Vincent remet justement en lumière. L’incompréhension de Marx s’exprime d’abord dans l’économisme dominant chez la plupart des marxistes. Mandel, par exemple, dont J-M. Vincent souligne les qualités révolutionnaires et les « élaborations théoriques remarquables » (p.220) a échoué à construire un marxisme révolutionnaire à la hauteur de notre époque parce qu’il est resté prisonnier des élaborations d’Engels, et a toujours voulu construire une « économie marxistes » concurrente de l’économie bourgeoise et devant affirmer face à elle sa supériorité scientifique – voir justement de Mandel, le Traité d’économie marxiste. J-M. Vincent rappelle qu’au contraire Marx s’est placé d’emblée sur le terrain de la « critique de l’économie politique » et non sur celui de la construction d’une nouvelle économie politique « révolutionnaire ».
En quoi consiste cet économisme du marxisme ? D’une part dans la détermination par l’économique (en dernière instance, pour reprendre une expression d’Engels particulièrement appréciée d’Althusser), d’autre par l’identification de la contradiction principale comme la contradiction entre le développement des forces productives et le maintien des rapports de production. De ces deux thèses découle une apologie du travail : les travailleurs sont les représentants des forces productives et donc naturellement voués à réorganiser la société sur de nouvelles bases, les capitalistes n’étant plus que des parasites et le mode de production capitaliste engendrant le chaos et l’irrationalité. J-M. Vincent démonte cette idéologie qui, d’une part, idéalise la classe ouvrière en négligeant complètement les difficultés extrêmes qu’ont les travailleurs pour se saisir de leur propre réalité de classe en vue d’une réorganisation totale des rapports sociaux, et, d’autre part, a interdit de percevoir ce qui était en cause dans l’économie étatisée de l’URSS et des autres pays dits « socialistes ».
Comment mieux résumer le propos de l’auteur que par le titre de l’avant-dernier essai : « comment se débarrasser du marxisme ? » Se débarrasser du marxisme mais pour retrouver les intuitions et les analyses lumineuses de Marx. J-M. Vincent rappelle que Georges Sorel, repoussé par le dogmatisme du marxisme orthodoxe avait appelé à un « retour à Marx ». J-M. Vincent cependant se méfie du « retour à » : « Il ne faut toutefois pas s’y méprendre, s’il faut revenir à l’œuvre de Marx, ce n’est ni pour qu’elle fournisse des réponses avant qu’on lui pose de nouvelles questions, ni pour qu’elle fournisse un cadre de référence invariable et rassurant. L’œuvre de Marx doit être interrogé, de façon iconoclaste, irrespectueuse, sans lui accorder de privilèges particuliers. Marx, en effet, ne peut être complètement innocent des fourvoiements du marxisme. » (p. 229) Programme théorique que je partage pleinement.
Au total, un ouvrage riche qui peut donner une bonne introduction à la pensée d’un auteur en marge des grands courants et du marxisme orthodoxe et du marxisme universitaire, mais qui développe une pensée forte et originale.

dimanche 2 janvier 2011

Accélération par Hartmut Rosa

Un livre de Hartmut Rosa

Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps. Traduit de l’allemand par Didier Renault, édition La Découverte, collection « Théorie Critique », 480 pages. Sociologue et philosophe, H. Rosa s’inscrit dans le sillage de la théorie critique initiée voilà quatre-vingt ans par l’école de Francfort. Constatant le préférence de la majeure partie de la sociologie du XXe siècle pour les structures statiques, H. Rosa veut faire de la compréhension des structures temporelles le point nodal de la compréhension de notre présent qu’il nomme « modernité tardive ». Nourri des lectures de Marx, Weber et Simmel, il soutient que l’accélération est le trait constitutif de la modernité et que ce trait ne saurait être réduit à l’irruption de la technologie (de la machine à vapeur à l’internet) mais doit être pensé sur un cours beaucoup plus long. Non que tout aille toujours plus vite – de nombreux exemples montrent que ce n'est pas vrai, comme les embouteillages aux périphéries des grandes métropoles (et parfois des plus petites). Cependant le culte du mouvement et la nécessité d’aller toujours plus vite (qui commence par l’accélération des diligences bien avant l’apparition du train !) semble le trait majeur du projet de la modernité qui s’impose dès avant la Renaissance. H. Rosa distingue une période pré-moderne, une modernité classique (celle qu’analysent Marx et Weber) et une modernité tardive. Chacun de ces périodes est caractérisée par des structures temporelles spécifiques.
Voici la synthèse qu’il en donne (p.352)
 
Prémodernité et débuts de la modernité
Modernité « classique »
Modernité tardive
Rythme du changement social endogène
Le changement structurel et culturel reste infé­rieur au rythme de la succession des généra­tions (rythme intragénérationnel)
Le changement structurel et culturel se rapproche d'un rythme « générationnel »
Le rythme du changement culturel et structurel est supérieur à celui de la succession des généra­tions (rythme intragénérationnel)
Indice : les struc­tures familiales et profession­nelles
 
Les structures familiales et professionnelles (la famille étant comprise comme unité écono­mique) restent stables à l'échelle intergénérationnelle
Structures familiales et métiers changent selon le rythme de la succession des générations : «fonder une famille » et « choisir un métier» comme actes individuels et fondateurs de l'iden­tité ; les générations sont les vecteurs de l'innovation
Temps atemporel et« temporalisation du temps » : le rythme, la durée, la séquence et le moment précis des actions et des événéments se décident pendant qu'ils ont lieu
 
Perspective temporelle
Coïncidence de t'espace d'expérience et de l'horizon d'attente (temps cyclique)
 
Disjonction des horizons temporels du passé et de revenir (temps linéaire)
Structures familiales et professionnelles changent à un rythme plus rapide que l'alternance des générations : une succession d'activités (jobs) remplace le métier; une série de « compagnons d'une partie de la vie » remplace le conjoint pour une vie entière
Perspective historique
Perspective historique stable, le temps historique est le temps des « histoires »
Temporalisation de l'histoire : l'histoire devient un processus compréhensible, dirigé et organisable (idée du progrès) ; l'indice directionnel politique est temporel (progressistes/conservateurs); la politique dicte le rythme de l'histoire.
« Fin de l'histoire » comprise comme progrès et comme philosophie de l'histoire ; perte de l'index directionnel politique due au rythme élevé du changement (politique situative) : « détemporalisation de l'histoire »
Perspective de la vie
 
Perspective de vie « situative » et résolution des problèmes (à cause externe) du quotidien sur le fondement d'une « identité substantielle a priori» ; les fluctuations de la vie sont enracinées d'une part de manière exogène, d'autre part aux plans métaphysique et culturel
Temporalisation de la vie : Perspective d'un parcours de vie planifiable et défini narrativement comme histoire d'une évolution, sur la base d'une identité stable et auto- déterminée a posteriori et de sa garantie institu­tionnelle (régime du parcours de vie)
Désinstitutionnalisation du parcours de vie; abandon de l'identité stable au profit d'un « projet de vie » ; identité et conduite de vie « situatives » : « détemporalisation de la vie »
 
 
Cette ambitieuse synthèse s’appuie sur une analyse de l’accélération sociale définie par ses trois dimensions interagissant les unes sur les autres selon un processus de renforcement : accélération technique (notamment au niveau de la production et des transports), accélération du changement social et enfin accélération du rythme de vie. Si le premier aspect est bien connu et facilement perçu par tous, il n’en va pas tout à fait de même du second aspect. H. Rosa propose de définir « l’accélération du changement social comme une augmentation du rythme d’obsolescence des expériences et des attentes orientant l’action et comme un raccourcissement des périodes définies comme appartenant au présent, pour les diverses sphères des fonctions, des valeurs et des actions. » (p. 101). L’accélération du rythme de vie (on n’a plus le temps de ne rien faire …) peut se définir objectivement comme « un raccourcissement ou une densification des épisodes d’action » et subjectivement par « une recrudescence du sentiment d’urgence, de la pression temporelle contrainte engendrant du stress, ainsi que par la peur de ne plus pouvoir suivre. » (p.103)
L’auteur nous propose ensuite une phénoménologie de l’accélération qu’il résume par une métaphore : nous dévalons des pentes qui s’éboulent. Il soutient la thèse que « depuis le début de l’époque moderne, le rythme de vie moyen a continuellement augmenté, même si ce n’est pas de manière linéaire mais par à-coups en permanence alternés de pauses et de modifications de tendances mineures. » (p. 154) Les exemples à l’appui de cette thèse ne manquent pas du zapping aux agendas « overbookés » en passant par le « multitasking » et l’effacement progressif de la séparation entre la vie privée et le travail.
Cette accélération s’auto-entretient : les bouleversements de la production entraînent ceux du changement social qui entraînent ceux du rythme de vie qui à leur tour exigent des progrès techniques… Mais ce cycle d’accélération et de croissance a des moteurs externes. Le premier est le moteur économique et ici l’auteur s’appuie largement sur les analyses de Marx concernant le temps de travail : l’accélération est étroitement liée au mode de production capitaliste. Le deuxième moteur est culturel et découle des promesses de l’accélération : « il suffit de penser à la gigantesque augmentation des options engendrées par les nouveaux médias, par exemple la télévision par câble ou à plus forte raison internet qui ne se contente pas d’accélérer les processus d’information et de communication traditionnels, mais a aussi ouvert de nouveaux espaces de services, de loisirs et de modes de communications – deux exemples qui témoignent de l’augmentation exponentielle de la peur de passer à côté de quelque chose. » (p. 226) Enfin le troisième moteur est sociostructurel et prend en compte la différenciation fonctionnelle croissante des sociétés de la modernité tardive.
H. Rosa montre ensuite les conséquences de l’accélération sur les sujets. On trouvera à ce propos des analyses fouillées qui abordent toutes les dimensions de l’existence depuis les plus triviales jusqu’aux plus élaborées culturellement. Au passage notons par exemple son analyse de la dépression comme maladie typique de la modernité tardive. Mais ce sont les conséquences politiques qui nous arrêterons ici. Après avoir été des éléments moteurs de l’accélération, l’État – notamment par la rationalisation bureaucratique si finement analysée par Weber – et l’armée deviennent aujourd’hui des freins. Ainsi, l’auteur affirme-t-il : « Toutes ces évolutions semblent indiquer que le temps de la poli­tique est révolu. Parce que la politique reste dans son horizon temporel comme dans sa vitesse de travail en retard sur les transfor­mations dans l'économie et la société, elle ne peut plus jouer son rôle (qui lui reste cependant assigné culturellement) pour fixer la cadence de l'évolution sociale ou pour façonner l’histoire. Là où elle maintient son ambition de diriger, elle n'apparaît plus comme un élément de progrès, mais littéralement comme un « frein à la modernisation ». C'est la raison pour laquelle elle figure dans la liste des accélérateurs de la modernité classique qui sont devenus des freins dans la modernité avancée. Pour autant que la distinction entre politique de droite et politique de gauche ait encore un sens, les « progressistes », aujourd'hui, se retrouvent de nos jours davantage du côté des partisans de la décélération parce qu'ils défendent le contrôle politique de l'économie, les processus de négociation politique, de même que la protection de l'environ­nement et des particularités locales — ce qui correspond à une inversion radicale. En effet, les « conservateurs » semblent poursuivre une stratégie d'accélération au détriment de la véritable politique, dans la mesure où ils militent en faveur de l'introduction rapide de nouvelles technologies, de l'abolition des obstacles à la circulation globale, de l'hégémonie du marché et de formes accélérées de prise de décision. » (p.326)
Derrière cette mise en cause du politique, la modernité tardive pourrait bien remettre en cause toutes les promesses de la modernité, fondée sur la double maîtrise de la nature par la science et la technique et des évolutions sociales par la décision politique, cette double maîtrise définissant les conditions de l’autonomie des individus. Où conduit l’accélération ? Laissée à elle-même, l’auteur ne cache pas son pessimisme : renouvelant la perspective déjà tracée par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, il affirme que l’accélération engendrera toujours plus de souffrance, toujours plus d’aliénation et peut conduire à la catastrophe finale (catastrophe écologique, nucléaire ou autre). H. Rosa considère comme désormais non pertinentes non seulement les perspectives de la théorie critique première manière (celles qui étaient encore liées à l’espérance révolutionnaire prolétarienne) mais aussi de la théorie critique deuxième manière (celles d’Habermas) et également celles de la « reconnaissance » développées par Axel Honneth. Il écarte toutes les solutions réformistes. Il n’y a pas de solution individuelle – les zones de décélération ne peuvent exister qu’à l’intérieur de l’accélération globale et celui qui se soustrairait à cette loi le paierait très cher. Les solutions visant à imposer une régulation étatique de l’accélération sont à la fois utopiques et inefficaces. En passant, H. Rosa règle leur compte aux thèses de Negri et de « Empire » dont il montre qu’elles ne sont que l’accompagnement de la dynamique même du système et le renoncement à l’idéal de l’autonomie. Or c’est précisément à partir de la défense de cet idéal d’autonomie qu’une théorie critique peut prendre appui face à la modernité tardive. Seule solution, face à la catastrophe finale, une révolution radicale que l’auteur évoque sans la préciser plus et qui ne serait pas une perspective beaucoup plus encourageante. Mais cette inquiétude devrait nourrir la réflexion et nous obliger à réfléchir sérieusement aux moyens de contourner une force dont nous commençons à mesurer la réalité.
Au total, un travail critique stimulant qui montre que la veine de la théorie critique n’est pas épuisée, mais qui nous laisse toujours aussi désarmé quant aux solutions. Citant Jameson, H. Rosa note ce paradoxe : nous avons aujourd’hui beaucoup plus de mal à imaginer une alternative révolutionnaire que la continuation catastrophique du capitalisme « libéral ».

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...