Sous ce titre volontiers provocateur, Gilbert Molinier, professeur de
philosophie en banlieue parisienne, donne une des meilleurs analyses de la
crise mortelle à laquelle est confrontée l'école en France. Pas seulement une
analyse théorique, mais aussi une tentative de restituer par la pensée les
individus singuliers, les individus vivants mais aussi souffrants. La rentrée
99 a été riche en pamphlets sur l'école, en pro et anti-Allègre, toute une
littérature qui finit par être lassante. Le livre de Molinier va bien au delà,
c'est un véritable livre de philosophie, mais qui prend parfois les allures
d'un journal de bord ; un livre où la culture la plus élevée est mise au
service de l'écoute de ceux à qui on interdit l'accès à cette culture.
Pour prévenir tout malentendu, la critique radicale que Molinier engage
contre l'idéologie dominante " pédagogiste " et contre les
pratiques scolaires qui en découlent, si elle rencontre formellement certaines
prises de position des adversaires " conservateurs "
d'Allègre, se situe d'un point de vue clairement indiqué dès la première page.
Molinier enseigne au lycée Auguste Blanqui de Saint-Ouen. "Auguste
Blanqui. Profession : prolétaire. Domicile : la prison.
Qualité : insurgé. " Mais Molinier ajoute : " Les
élèves que j'ai rencontrés dans ce lycée sont les héritiers, les petits-fils de
Blanqui, et pourtant la plupart d'entre eux ignorent qui il fut. Ils devraient
être les révoltés d'aujourd'hui, les raisons ne manquent pas et pourtant la
plupart d'entre eux affichent un conformisme qui fait peine à voir. Et
pourtant, ils sont fils de prolétaires, mais fils de prolétaires à qui
on a volé leur nom, comme l'écrit Jacques Rancière : ils sont devenus fils
d'immigrés selon la version moderne, raciste de la lutte des
classes. " (p.7) Pas de lamentations donc sur le thème
" Jadis, c'était tellement mieux ", pas de regret de l'âge
d'or. Mais un point de vue juste pour aborder l'école : le point de vue du
plus défavorisé, dirait un tenant de la théorie de la justice de Rawls, le
point de vue du prolétariat dira un ami de Marx.
Il s'agit d'abord de comprendre ce qu'est la modernisation l'école.
Dans l'accumulation des réformes, des mesures partielles, des modifications
statutaires, on a souvent du mal à s'y reconnaître. " Un ensemble de
mesures techniques a été mis en place dont la cohérence n'apparaît qu'après
coup. " Gilbert Molinier insiste sur le fait que la modernisation
de l'école ne doit évidemment pas être séparée de la modernisation
urbaine et de la modernisation des entreprises. La modernisation de
l'école se caractérise par des effets dont il faudra chercher la cohérence
globale : 1° l'impossibilité d'enseigner et 2° le refus d'apprendre.
Gilbert Molinier le résume en une formule : " Interdit de penser "
et il ajoute : " Pourtant, cet interdit de penser n'est pas le
produit d'une jeune génération dont on dit, peut-être un peu vite, qu'elle ne
veut plus apprendre, mais une réaction ou si l'on veut l'organisation d'une
force de résistance des élèves, soit en tant qu'individus soit en tant que
classes, contre les idéologies et les pratiques scolaires largement répandues à
l'intérieur même de l'Education Nationale, largement diffusées sous l'autorité
plus que contestable d'une " psychopédagogie " vulgarisée
reposant sur les reste vulgarisés des théories politiques les plus
inquiétantes, trimballant les théories éthiques les plus pauvres et véhiculant
les théories psychologiques les plus plates. " (p.21) Désignant les
fossoyeurs de l'école comme ceux qui la rongent de l'intérieur, ceux qui
" parce qu'ils n'ont plus rien à dire, jettent la jeune génération
dans les bras de la déesse aux cents bouches, bavarde et racoleuse ",
Molinier montre l'enjeu : il s'agit, ni plus ni moins, de la liquidation
de l'héritage des Lumières. L'enseignant transmet des savoirs à des élèves afin
précisément de les élever, de les aider à entrer dans l'âge de la majorité et à
oser penser (voir Kant : Réponse à la question :'Qu'est-ce que les
Lumières ?'). Avec les réformes pédagogiques
" modernistes " impulsées depuis deux ou trois décennies et
la mise en place de l'institution des IUFM – une création de Jospin – c'est
cette conception de l'enseignement qu'il faut liquider. Le capitalisme se
soumet-il aux raisons de la raison ? Non, évidemment. Donc pourquoi conserver
cette tradition des Lumières ? Pourquoi irait-il laisser se former ses
futures fossoyeurs ? " Aujourd'hui, il faut fabriquer des
hommes flexibles, des hommes d'un type nouveau avec des méthodes nouvelles.
C'est pourquoi l'enseignement comme héritage des Lumières a été progressivement
mais systématiquement détruit pour être remplacé pour être remplacé par un
enseignement adapté aux intérêts de l'économie néolibérale. " (p.25)
Comme la réalisation d'un tel objectif ne peut pas être avouée pour ce qu'elle
est, elle a besoin d'une légitimation " rationnelle ",
acceptable par une opinion publique et notamment une opinion enseignante
attachée aux idéaux de l'école républicaine. Réfutant les faux débats sur le
" niveau " qui baisse ou qui monte, Molinier montre que les
réformes et mesures " techniques " successives organisent
une perversion des programmes et des contenus de l'enseignement, fondée sur
idéologie qui, rejetant l'égalité formelle, prétend vouloir l'équité.
" À la base de cette inflexion des programmes d'enseignement, on
trouve une pseudo-théorie censée expliquer l'échec scolaire : les
handicaps socioculturels. " (p.66) Sans le dire explicitement,
Molinier vise ici la tradition de la sociologie de Pierre Bourdieu qui, depuis Les
héritiers (Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, éditions de Minuit),
dénonce l'école comme un système de reproduction de la domination de ceux qui
possèdent le " capital symbolique " sur ceux qui ne le
possèdent pas. Or, " cette théorie est exactement le contraire de ce qu'elle
a l'air d'être : elle légitime et construit ‘scientifiquement' tous les
refus d'appendre. " Les effets réels de cette théorie sont
ravageurs : " elle renforce les élèves dont les parents sont
pauvres dans les jugements négatifs qu'ils portent déjà, à la fois sur
eux-mêmes et sur leurs parents. Comment peut-on soi-même apprendre sans un
minimum d'estime de soi ? Comment peut-on aimer ses parents si on pense
d'eux que ce sont des ratés ? " (p.67) Réciproquement, si la
pauvreté est un handicap, la " richesse " - le fric – est
donc une valeur bonne en soi. Ce sociologisme est donc une version
" moderne " du racisme biologique, ou du darwinisme social
qui est l'idéologie la mieux adaptée au néolibéralisme. Mais c'est cette idéologie
qui commande les révisions successives des programmes du " lycée
allégé " (comme les yaourts !) : " À des jeunes
rabaissés pour cause d'idiotie sociale, on propose des programmes au
rabais. "
Le contenu des programmes n'est pas seul en cause. Les formes
institutionnelles, les règles de fonctionnement de l'école, les objectifs
assignés aux divers acteurs doivent être adaptés aux besoins de cet
enseignement moderne. L'école tout entière doit être amenée à l'âge du
management, ce qui signifie d'abord qu'elle est au service de l'entreprise et
ensuite qu'il faut transformer la culture scolaire en culture d'entreprise.
" L'introduction des méthodes managériales dans l'école vise tout
simplement à résoudre une sorte de paradoxe apparent : comment former
des imbéciles performants et zélés ? " (p.84) S'appuyant sur
les analyses de Jean-Pierre Le Goff, Gilbert Molinier montre comment cette
transformation s'appuie sur trois piliers : l'augmentation des pouvoirs du
proviseur, le " projet d'établissement " et le projet
personnel des élèves accompagné de l'introduction du
" contrat " pour les élèves en situation difficile.
" Les contrats, affirme Molinier, opèrent en fait un transfert des
obligations de l'État au niveau des établissements scolaires, des enseignants
et des responsables de l'administration qui interviennent alors au titre de
particuliers, c'est-à-dire arbitrairement ou sauvagement. Nous avons là une
des causes principales de l'absentéisme scolaire, absentéisme produit et
encouragé. " (p.105/106)
Mais le livre de Gilbert Molinier, au delà de ces analyses partagées par
nombreux enseignants et observateurs lucides de notre système éducatif,
explorent les effets de cette politique. Effets sur les enseignants
" en souffrance ", isolés, contraints à la duplicité, entre
la réalité effective de ce qu'on leur demande – fabriquer des jeunes soumis aux
nouvelles directives pédagogiques – et un discours imaginaire sur leur propre
travail, discours empreint de l'humanisme traditionnel. Cette double contrainte
entre des idéaux déclarés passéistes et les exigences du " management
des ressources humaines " tel que le conçoit et l'impose le ministère
conduit à la peur, peur des élèves, peur des parents, qui est un
" phénomène massif " et un " phénomène
politique ". Cette peur est phénomène massif car " l'État
se défausse de ses responsabilités en tant qu'il est garant de la norme et
garant des institutions ". Reprenant les analyses de Pierre Legendre,
Molinier explique : " Les montages du droit sont progressivement
déboulonnés. " La deuxième raison de la peur est le consensus
politique, " véritable puanteur intellectuelle produisant un
ramollissement de l'esprit ". (p.118)
Mais il s'agit aussi, et j'allais dire principalement, des effets sur les
jeunes. On lira avec les descriptions fines que Gilbert Molinier consacre à
" la parole en miettes " et au " corps
désarticulé ". Descriptions qui, soit dit en passant, montrent la
supériorité de la philosophie comme discipline de connaissance de l'homme sur
les scientistes fous qui opèrent dans le champ de la psychopédagogie et de la
sociologie de l'école. Les technocrates, " emportés par le désir
d'une folle tentative de maîtrise gestionnaire de la jeunesse " construisent
une " gigantesque entreprise de déstructuration
psychique " ; ils transforment l'institution scolaire en
" machine folle à rendre les jeunes fous ". (p.205) Les
fanatiques du court terme (le temps de la Bourse !), les niais disciples
du docteur Pangloss qui refusent de regarder la réalité en face pour ne pas
mettre en cause leurs systèmes de croyance – de croyance dans la gauche
principalement – tous ceux-là diront que Molinier exagère, qu'il devrait
" positiver ", etc.. Que les autruches se mettent la tête
dans le sable, c'est leur affaire. Molinier nous invite à considérer la réalité
en face, à la mettre en rapport avec notre histoire. Notre siècle a été celui
de l'assassinat des jeunes générations. Notre système socio-économique est un
système où les hommes sont en trop. Il lui faut le massacre. Et le massacre de
la jeunesse a commencé par les dégâts psychiques considérables, en attendant
peut-être de pouvoir refaire la guerre en Europe, moyen idéal pour détruire les
hommes et les machines " en surplus ". Mais la nouveauté de
cette destruction de la jeunesse est qu'elle prend la forme d'une
autodestruction. Le poison de la flatterie – une des spécialités de l'actuel
locataire de la rue de Grenelle – et l'apologie du plaisir en constituent les
ingrédients de base. Elles permettent la destruction de la logique des places
sur laquelle repose toute institution sociale stable. " Qui sont ces
jeunes si instables, si prompts au découragement comme si prompts à
l'enthousiasme, sinon des proies fragiles pour les stratèges de la mise en
concurrence des forces de travail ? Que sont les projets de l'élève ou ces
pratiques de l'autoévaluation, sinon des entreprises préparatoires à la
construction de l'auto-culpabilisation ? À quoi correspond cette espèce de
déconstruction ou d'inversion de la logique des places sinon à la
construction de l'instabilité des places dans l'entreprise, chef
aujourd'hui, paria demain ? Quel rôle joue cette espèce d'indifférenciation
des places enseignants-enseignés sinon celle de produire par avance cette espèce
de fausse convivialité qui existe dans les entreprises ? "
Ainsi se monte, progressivement, la fabrique de l'homme nouveau. Citons
encore Pierre Legendre : " Il faut voir les choses comme
elles sont : une forme jamais vue de destruction de l'homme se dessine que
j'appelle désubjectivation de masse. " (Les enfants du texte.
Etude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992) Face à cette
situation, il ne nous reste qu'à entendre l'appel final de Gilbert
Molinier : entrer en résistance.
Denis
COLLIN – Novembre 1999
dimanche 17 avril 2016
«Justice» de Michael Sandel
On
peut écrire un vrai livre de philosophie accessible à toute
personne sachant lire sans galvauder la pensée. Bref on peut être
un philosophe « populaire » comme Michael J. Sandel et on
n’est pas obligé d’être un onfray. Justice
est une excellente introduction aux questions philosophiques de la
justice. En bon professeur Sandel examine les grandes catégories de
doctrines qui peuvent prétendre répondre à la question de la
nature de la justice. L’utilitarisme de Bentham autant que
l’utilitarisme dans sa version plus sophistiquée - celle de Suart
Mill – est exposé et réfuté avec vigueur. La
maximisation du bonheur du plus grand nombre ne peut en aucun cas
être un principe de justice. Sandel examine ensuite la thèse
libertarienne défendue tant par Milton Friedmann que par Robert
Nozick. Non seulement il montre que cette thèse conduit à des
absurdités – en quelque
sorte, elle s’auto-réfute
– mais surtout il en met à jour le fondement ultime :
l’individu serait propriétaire de lui-même, véritable
point de jonction entre le néolibéralisme et le gauchisme sociétal,
doit-on ajouter. À ces deux
grandes écoles, dominantes aujourd’hui, notamment dans le monde
anglo-saxon, Sandel oppose la conception kantienne de la liberté
dont il souligne la grandeur morale. Cependant, la morale de Kant
souffre de son abstraction. Sandel discute longuement la question du
« droit de mentir » et, tout en appliquant le principe de
charité qui refuse de prêter à Kant des thèses absurdes, souligne
les contradictions de l’impératif catégorique. Sur la plan de la
théorie du droit, Kant suppose un contrat social imaginaire que
Rawls va essayer de préciser dans la Théorie de la
justice en faisant reposer les
principes de justice sur l’expérience de pensée du « voile
d’ignorance » dont
les individus sont censés consentir aux principes d’égalité
liberté pour tous et différence.
Ce qui ne convient pas dans les thèses de Kant et de Rawls, c’est
d’une part qu’elles cherchent un principe unique dont on pourrait
dériver des réponses à toutes les questions qui se posent
philosophie politique et, d’autre part, qu’elles affirment une
priorité du juste sur le bien étrangère à toute idée de la
recherche de la vie bonne. Si Sandel rend justice – c’est le cas
de le dire – à Kant et Rawls, il défend, pour sa part, une
conception aristotélicienne ou plutôt néo-aristotélicienne qui
refuse de séparer la justice des finalités de nos actes,
c’est-à-dire de la recherche de la vie bonne. On appréciera tout
particulièrement les longs développements qu’ils consacrent à ce
que nous devons à la communauté politique à laquelle nous
appartenons, avec toutes les
conséquences qu’on en peut tirer sur les questions épineuses de
notre époque (mariage gay et service civique ou encore mères
porteuses). Il rappelle avec
Aristote que « la finalité de la politique ne consiste en rien
de moins que de permettre aux gens de développer leurs capacités
et leurs vertus proprement humaines – de délibérer à propos du
bien commun, de former leur jugement pratique, de prendre part au
gouvernement autonome, de se soucier du sort de la communauté
considérée comme un tout. » (p. 284) Sandel se situe lui-même
dans la proximité d’Alasdair MacIntyre, donnant la priorité à
l’ethos communautaire
sur les conceptions d’une justice indifférente aux valeurs et aux
conceptions compréhensives du bien.
Au
total, un livre qui se lit d’une traite, appuyé sur de nombreux
exemples tirés de l’imagination de l’auteur, mais aussi et
surtout de l’histoire récente. À conseiller à tous, sans
retenue.
Michael
J. Sandel, Justice,
2009, traduction française de Patrick Savidan, Albin Michel, 2016.
samedi 2 avril 2016
Tolérance à l'égard des intolérants?
Réflexions à partir de John Rawls
John Rawls consacre un chapitre à la question de la tolérance à l’égard des sectes intolérants. Explicitement, sont visées les sectes religieuses qui refusent le pluralisme. Mais son propos est plus général : il recoupe la question de la liberté à accorder ou non aux ennemis de la liberté, ou de la mesure dans laquelle les ennemis de la constitution peuvent jouir des droits constitutionnels. Vaste sujet dont les apories sont connues :- si on admet la liberté pour les ennemis de la liberté, alors on admet que la liberté puisse être supprimée sous les coups de ses ennemis ;
- si on refuse la liberté aux ennemis la liberté, c’est la liberté qu’on met en sommeil et qui finalement pourrait s’éteindre d’elle-même, faute d’avoir été assez vigilante.
Pris en un sens trop général, le problème pourrait bien n’avoir pas de solution satisfaisante et nous serions renvoyés, au mieux, à une casuistique. Je me propose (I) d’exposé la thèse de Rawls, (II) d’en montrer les limites et (III) d’en tirer quelques leçons qui nous concernent dans la situation particulièrement difficile que nous vivons en ce moment.
La thèse de Rawls
Rawls part du cas général des partis politiques qui « défendent des doctrines qui les obligent à supprimer les libertés constitutionnelles quand ils ont le pouvoir. » Il a en tête les partis communistes et les groupes d’extrême-droite et affirme que « Il peut sembler que, dans ces cas, la tolérance est en contradiction avec les principes de la justice ou, en tout cas, n’est pas exigée par eux. » En se consacrant sur la tolérance religieuse, il estime pouvoir fournir une « argumentation pourra être étendue à ces autres cas. » Sa position se développe en deux moments :
- Les secteurs intolérantes sont-elles fondées à réclamer pour elles-mêmes la tolérance ?
- Si les intolérants ne sont pas fondés à se plaindre de l’intolérance à leur égard, un gouvernement démocratique est-il fondé à les interdire ? Dans quelles conditions ?
- Dans quel but pourrait-on légitimement restreindre les libertés des intolérants ?
Pour ce qui concerne le premier point, la réponse de Rawls est claire : « Il semble qu’une secte intolérante n’ait aucun droit de se plaindre si on lui refuse une liberté égale à celle de toutes les autres. Du moins, c’est ce qui résulte quand nous admettons que personne n’a le droit d’objecter à ce que font les autres quand ce qu’ils font est conforme aux principes que nous choisirions dans les mêmes circonstances pour justifier nos actions à leur égard. Le droit qu’a une personne de se plaindre est limité aux violations des principes qu’elle-même reconnaît. »
Ce principe général est conforme au principe d’universalisation qui sous-tend la morale kantienne – et, à vrai dire, toute morale un tant soit peu conséquente. L’objection que pourrait faire un membre d’une secte religieuse est qu’il « agit en toute bonne foi et [...] ne demande pas pour elle-même quelque chose qu’il refuse aux autres. Admettons que, d’après lui, il suive le principe selon lequel tous doivent obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Ce principe est parfaitement général et, en agissant sur cette base, il ne fait pas d’exception pour son propre cas. De son point de vue, il suit le principe correct que les autres rejettent. » Effectivement, un fondamentaliste religieux qu’il soit chrétien ou musulman demande que les autres suivent « la loi de Dieu » et rien d’autre. Et donc, il est bien « universaliste » à sa manière !
La réponse de Rawls qui pourrait nous convaincre et mais ne convaincra que difficilement un fondamentaliste religieux est celle-ci : « du point de vue de la position originelle, aucune interprétation particulière de la vérité religieuse ne peut être reconnue comme obligatoire pour les citoyens d’une manière générale ; on ne peut pas non plus accepter qu’il y ait une seule autorité ayant le droit de trancher les questions de doctrine théologique. Chaque personne doit insister sur son droit égal à celui de tous de décider ce que sont ses obligations religieuses. Elle ne peut pas abandonner ce droit à une autre personne ou à une autorité institutionnelle. »
La « position originelle » est la reformulation par Rawls du contrat social. Pour décider quelles lois sont justes, il faut imaginer des individus rationnels, placés sous voile d’ignorance, qui auraient à déterminer les principes de base d’une société bien ordonnée. L’argumentation est que, dans une telle situation, des individus qui ne penseraient qu’à eux-mêmes adopteraient le principe d’égale liberté pour tous et donc le principe d’égale liberté de conscience pour tous. Ce principe est celui d’une société pluraliste et permet selon Rawls de fournir un consensus par recoupement entre toutes les conceptions raisonnables du bien. Ce faisant Rawls aborde dont la question de la tolérance en présupposant que tous les individus acceptent dans l’ordonnancement de la vie politique la priorité du juste sur le bien. « En fait, un individu exerce sa liberté par sa décision d’accepter quelqu’un d’autre comme autorité, même lorsqu’il considère cette autorité comme infaillible, puisque, ce faisant, il n’abandonne en aucune façon sa liberté de conscience égale à celle de tous et conforme au droit constitutionnel. Car cette liberté, en tant qu’elle est garantie par la justice, est imprescriptible (souligné par moi) : une personne est toujours libre de changer de foi et ce droit ne dépend pas de l’exercice régulier ou intelligent de son pouvoir de choisir. Nous pouvons observer que l’idée que les hommes ont une liberté de conscience égale pour tous est compatible avec l’idée que tous les hommes devraient obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Le problème de la liberté est de choisir un principe grâce auquel on puisse réglementer les revendications que les hommes s’adressent mutuellement au nom de leur religion. Admettre que la volonté de Dieu devrait être suivie et la vérité reconnue ne suffit pas à définir un principe d’arbitrage. De ce qu’il faille se conformer aux intentions de Dieu ne découle pas que n’importe quelle personne ou institution ait autorité pour s’ingérer dans l’interprétation que fait autrui de ses propres obligations religieuses. Ce principe religieux ne justifie aucune exigence d’une plus grande liberté légale et politique pour soi-même. Les seuls principes qui permettent des revendications à l’égard des institutions sont ceux qui seraient choisis dans la position originelle. »
Remarquons que Rawls soutient ici que la vérité religieuse doit, d’une certaine manière se soumettre aux principes de justice des sociétés « bien ordonnées » et donc qu’une secte religieuse n’est fondée à se plaindre que si elle-même admet que la loi issu de la « position originelle » est supérieure, de fait, à la loi divine. En tout cas : une secte intolérante n’a aucun droit de se plaindre de l’intolérance.
Deuxième moment : que les intolérants ne puissent pas se plaindre de l’intolérance ne permet nullement de les interdire. « La question, alors, est de savoir si le fait que quelqu’un soit intolérant envers autrui est une raison suffisante pour limiter sa liberté. »
Il peut sembler évident qu’on ait « le droit de ne pas tolérer les sectes intolérantes dans, au moins, une circonstance, à savoir quand [on croit] sincèrement et avec de bonnes raisons que l’intolérance est nécessaire à sa propre sécurité. Ce droit est une conséquence assez évidente puisque, quand la position originelle est définie, chacun serait d’accord sur le droit à la conservation de soi-même. La justice n’exige pas que les hommes restent sans rien faire pendant que d’autres détruisent la base de leur existence. » Cette réponse laisse cependant ouverte la question de savoir ce que veut dire « croire sincèrement et avec de bonnes raisons ». On peut être sincère et croire qu’on a de bonnes raisons sans que ces raisons soient vraiment bonnes. Et alors il pourrait bien se faire que le lourd appareillage de la théorie procédurale de la justice de Rawls se révèle parfaitement inutile…
Poursuivons : « Puisqu’il ne peut jamais être à l’avantage des hommes, d’un point de vue général, qu’on renonce au droit à la protection de soi-même, la seule question est alors de savoir si ceux qui sont tolérants ont le droit d’imposer des restrictions à ceux qui ne le sont pas, quand ils ne représentent aucun danger immédiat pour les libertés égales des autres. » La réponse de Rawls est claire : « Supposons que, d’une manière ou d’une autre, apparaisse une secte intolérante, dans une société bien ordonnée reconnaissant les deux principes de la justice. Comment les citoyens de cette société doivent-ils agir à son égard ? Ils ne devraient certainement pas l’interdire simplement parce que les membres de la secte intolérante ne pourraient pas s’en plaindre. Au contraire, puisqu’une juste constitution existe, tous les citoyens ont un devoir naturel de justice de la soutenir. Nous ne sommes pas dégagés de ce devoir chaque fois que les autres sont disposés à agir injustement. » Quand sommes-nous dégagés de ce devoir de tolérance ? Seulement quand la constitution est menacée ! Dans les autres cas, « il n’y a pas de raison de refuser la liberté aux intolérants. »
L’appréciation qui doit être portée repose sur un principe, celui de la « stabilité d’une société bien ordonnée régie par les deux principes. » L’idée de Rawls est que, tant que la menace des intolérants n’est pas directe, on doit faire confiance à l’éducation à la tolérance qui nécessairement se propage dans une société tolérante : « Les libertés dont jouissent les intolérants pourraient les persuader de croire à la valeur de la liberté, d’après le principe psychologique qui veut que ceux dont les libertés sont protégées par une juste constitution et qui en tirent des avantages lui deviendront fidèles, toutes choses égales par ailleurs, au bout d’un certain temps. Ainsi, même si une secte intolérante apparaissait - à condition qu’elle ne soit pas initialement assez puissante pour pouvoir imposer aussitôt sa volonté ou qu’elle ne se développe pas si rapidement que le principe psychologique n’ait pas le temps d’agir -, elle aurait tendance à perdre son intolérance et à reconnaître la liberté de conscience. » Mais ceci n’est pas garanti. Il y a bien un « dilemme » comme le reconnaît Rawls et donc « La nécessité de limiter la liberté des intolérants pour préserver la liberté dans le cadre d’une juste constitution dépend des circonstances. » Cependant la force et la stabilité des institutions d’une société bien ordonnée fait que « les membres d’une société bien ordonnée sont assez confiants pour ne limiter la liberté des intolérants que dans les cas particuliers où cela est nécessaire pour préserver la liberté égale pour tous elle-même. »
Voici donc la conclusion de Rawls : « La conclusion est donc que, tandis qu’une secte intolérante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liberté devrait être limitée seulement quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger. Les tolérants ne devraient imposer de restrictions aux intolérants que dans ce cas. Le principe directeur est d’établir une constitution juste avec les libertés des droits civiques égaux. Le juste devrait être guidé par les principes de la justice et non par le fait que l’injuste ne peut se plaindre. »
Les limites de la tolérance
Il me semble que la position de Rawls est à la fois intéressante et boiteuse. En effet, si on s’en tient strictement à la question de la tolérance religieuse, d’une part la philosophie de Rawls contient d’une certaine manière le principe de laïcité. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc un système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un État laïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.
Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. » De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
Mais il y a plusieurs points qui posent problème.
Le premier de ces problèmes est que les croyances religieuses et les religions sont deux choses différentes. Les croyances sont subjectives et ne concernent que l’individu ; les religions sont des faits sociaux et elles instituent un certain ordre social – le partage entre le profane et le sacré pour reprendre la célèbre analyse de Durkheim. La tolérance vis-à-vis des convictions peut-elle s’accompagner de l’acceptation de la manière dont telle ou telle religion organise l’espace social. Poser la question, c’est y répondre. Peut-on, au nom d’une certaine conception religieuse, exiger la séparation des hommes et des femmes dans l’espace public, par exemple dans les piscines ? Ceux qui s’y refusent doivent-ils être qualifiés d’intolérants alors même qu’à l’évidence les horaires de piscine réservés aux femmes ne constituent pas une menace grave et immédiate contre la constitution ? En réalité, la conception rawlsienne de la tolérance est adaptée à une vision « multiculturaliste », c’est-à-dire communautarisée de la « société bien ordonnée » ?
En second lieu et ceci vaut d’abord pour les religions conquérantes – ce que ne sont ni le bouddhisme ni le judaïsme depuis les débuts de l’ère chrétienne. Un croyant sincère de l’une de ces religions conquérantes doit estimer que son devoir suprême est de convertir les mécréants et donc il doit être prêt au sacrifice pour accomplir ce devoir. Il ne peut pas non plus accepter ce principe qui veut que la loi de la république est la loi suprême. Pour lui, la loi suprême est celle de Dieu et si cette dernière entre en conflit avec la première, il doit donc s’opposer à la loi de la République. Le christianisme a toujours été ambigu sur ce point. D’un côté, il prône la soumission à l’ordre légal – les mauvais princes sont mauvais mais on doit les accepter puisque Dieu leur a permis de régner pour nous punir de nos péchés. Mais d’un autre côté, on trouve une théorie de la guerre sainte chez Augustin. Mais, par exemple, les chrétiens fondamentalistes croient de leur devoir d’empêcher par tous les moyens les IVG. Est-il possible de « tolérer » ce genre de fondamentalisme ? Un athée pense assez spontanément que la religion est une affaire privée, mais un croyant cherchera très naturellement à en faire une affaire publique. Comment un député catholique qui croit que la vie humaine commence quand le spermatozoïde a pénétré l’ovule pourrait-il voter une loi autorisant l’IVG ? Il irait contre sa conscience. À peu près autant que quiconque voterait l’autorisation sous condition du meurtre… La laïcité convient bien à cette religion de l’intériorité et de la prédestination qu’est le protestantisme, mais l’islam et le catholicisme se sentent, à juste titre de leur point de vue, brimés par l’État laïque et ils cherchent tout naturellement à desserrer ce qu’ils ressentent comme un étau. Si la grande majorité des catholiques accepte volontiers aujourd’hui les principes laïques, il faut en chercher la cause dans la profonde déchristianisation du pays – la pratique religieuse étant réduite, très souvent, au strict minimum et pas toujours accompagnée de croyance – et à la transformation, méconnue, du catholicisme en une variété de protestantisme. Les catholiques obéissent assez peu à l’Église sur des questions aussi essentielles que la morale sexuelle et conjugale et quand ils croient en Dieu, ils entretiennent avec Lui des rapports plus personnels, sans l’intermédiaire de l’institution médiatrice par excellence.
Plus généralement, l’adoption par tous de principes moraux justes, indépendamment de nos autres choix de vie, comme le préconise Rawls, semble un idéal impossible à atteindre. On le voit à nouveau ces dernières années avec la question épineuse de l’euthanasie. La morale laïque des débuts de la IIIe république, celle que les instituteurs devaient enseigner, inspirée souvent du manuel républicain de Renouvier (1848), était une adaptation de la morale kantienne, conçue en outre pour ne pas choquer la majorité catholique. On pourrait penser la remettre au goût du jour, faire une version modernisée du « Manuel » de Renouvier et l’enseigner aux enfants. Mais c’est évidemment une tentative insensée : la morale laïque kantienne était le complément indispensable d’une République en train de se constituer, de renforcer ses propres bases, et constituait un compromis entre toutes les fractions républicaines, non pas un compromis théorique, un « consensus par recoupement » à la manière de Rawls, mais bien un compromis fondé sur une vision globalement commune du bien pour la France : les principes républicains, la prospérité fondée sur le travail individuel, un capitalisme tempéré par l’intervention de l’État et une certaine place faite aux revendications socialistes du mouvement ouvrier qui venait de naître et qui commençait à s’intégrer à la société bourgeoise.
Bref ce qui est finalement à mettre en cause, c’est la notion même de « tolérance ». Kant se méfiait de la tolérance. Dans Qu’est-ce que le Lumières ?, il écrit : « Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu’à l’attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ». La tolérance est un attribut hautain ! Rien de plus juste. La tolérance est celle que pratiquent des États profondément religieux mais qui acceptent que les autres religions mènent leur propre vie. Ce n’est pas un État fondé sur l’égalité et l’égal respect. La tolérance est soit une vertu relative (comme je l’ai indique dans mon article consacré aux limites de la tolérance) soit un principe pour État religieux libéral. Locke pensait que la tolérance ne pouvait pas d’étendre aux athées, puisqu’on ne pouvait confiance en la parole de gens qui ne craignent pas l’enfer. Les États-Unis sont tolérants mais le président jure sur la Bible et la session du congrès s’ouvre par une prière. Et bien que l’athéisme soit largement majoritaire parmi les universitaires américains, il n’y a aucun sénateur ni aucun gouverneur qui se dise athée…
Il est exact de dire que la laïcité française n’est pas « ouverte » et c’est pourquoi beaucoup de belles âmes veulent une laïcité ouverte vers la tolérance religieuse. Car la laïcité stricte ne tolère pas les religions ; elle se contente de ne pas les reconnaître. La république ne reconnaît ni ne salarie aucun culte. La république ne reconnaît que des personnes et distingue les citoyens des étrangers. Les « musulmans de France », ça n’existe pas pour un républicain ! Ce refoulement de la religion dans l’espace privé n’est acceptable que pour des religions faibles, des religions qui ont mis beaucoup d’eau dans leur vin de messe.
Tout cela a des conséquences et je n’en citerai qu’une. Notre instruction publique est fondée sur la transmission de savoirs objectifs. Donc un professeur est fondé à enseigner que la théorie de l’évolution de Darwin est vraie, aussi vraie que le mouvement de la Terre ou la mécanique quantique. Faut-il par esprit de tolérance et pour ne pas violer la conscience des jeunes élevés dans la religion musulmane dire que « Darwin, ça se discute » ?
Questions actuelles
Nous sommes évidemment confrontés de plein fouet à ces questions. Pas parce qu’il y aurait en général un « retour du religieux ». Je suis volontiers sur ce point l’argument de Christian Godin (Le soupir de la créature accablée). Cette religion à laquelle nous sommes confrontés n’a plus grand-chose à voir avec la religion analysée par Durkheim. Les différences seraient, en elles-mêmes, un important sujet de méditation. Nous sommes confrontés à un islamisme conquérant et particulièrement violent qui oblige à reposer des questions que l’on croyait réglées.
Avant d’entrer dans notre sujet, il faut d’abord se garder de mettre toutes les religions dans le même sac. Les fondamentalismes se ressemblent dans leurs obsessions (sexuelles en particulier) qu’il s’agisse du fondamentalisme chrétien, musulman ou juif… Mais dans leur rapport avec le politique quand on est sorti du théologico-politique, les différences sont frappantes. Le protestantisme, religieux sans clergé et religion de l’intériorité n’a guère de difficultés à s’adapter à une société laïque. Il accompagne franchement cette « sécularisation » si chère aux anglo-saxons et adopte rapidement les évolutions « sociétales ». Avec le catholicisme, les choses sont plus difficiles. L’Église est le corps du Christ, elle a ses propres lois (comme on l’a vu encore avec l’affaire Barbarin) et, comme depuis 1000 ans, elle est en conflit avec les pouvoirs politiques. Le judaïsme, religion communautaire repliée sur elle-même – elle se transmet par la mère – supporte toutes les conditions politiques pourvu que les Juifs pieux puissent continuer d’observer la Loi. L’islam, comme le catholicisme se veut universel et conquérant. Mais alors que le catholicisme a renoncé à la conquête, sous les formes de l’islamisme, l’islam semble affirmer sa vigueur et met directement en cause l’ordre politique démocratique laïque ou tolérant des sociétés à racines plus ou moins chrétiennes (la France y compris). Quoi qu’il en soit de « l’islam des origines », il y a quelque chose qui distingue fondamentalement l’islam du christianisme. Le mot « islam » veut dire « soumission ». La liberté de l’homme est pour lui une pure et simple hérésie alors que le libre arbitre (cf. Augustin) est le présupposé de la doctrine chrétienne. On pourra dire que tout cela, ce ne sont que des fadaises théologiques, ces fadaises théologiques modèlent les mentalités. Je n’en donnerai que troisexemples. Le chrétien est baptisé sans son consentement, évidemment. Mais il doit renouveler en personne son acte de foi à travers la communion, c’est-à-dire après qu’il a atteint l’âge de raison. Il n’y a rien de tel dans l’islam. L’enfant est musulman et ça ne se discute et s’il abandonne la religion musulmane, il est un apostat qui mérite la mort. Deuxième exemple : après bien des péripéties et des querelles, l’Église a admis le mariage comme sacrement fondé sur le consentement des deux mariés et si la mariée disait « non » le mariage ne pouvait être célébré la jeune femme trouvant protection (comme nonne) dans le sein de « notre sainte mère l’Église. La règle du monde musulman, c’est au contraire le mariage arrangé et la soumission absolue des filles. Bien sûr, les chrétiens pratiquent le mariage arrangé, mais il n’est pas la loi ! Et ça fait une différence importante du point de vue des mentalités. Ne pas vouloir les penser, c’est s’aveugler. Je donnerai encore un autre exemple : le martyre chrétien consent à mourir pour sa foi et se laisse martyriser. Le martyr meurt en tuant les infidèles. Tout cela contribue à forger des caractères assez différents. Les idées religieuses sont des forces sociales.
Je voudrais encore pointer une différence qui n’est pas secondaire. Comme les Juifs, les sectateurs de l’islam sont des fanatiques de la loi formelle : interdits alimentaires, prescriptions concernant le pur et l’impur, rituels simples mais pesants. Et du même coup, le sectateur de l’islam peut difficilement exister et vivre sa foi dans un pays non musulman : il lui faut des bouchers spéciaux, des salles de prière sur le lieu de travail et ainsi de suite. Il ne se mélange pas par le mariage et notamment il se réserve ses filles pour lui. L’endogamie est la règle !
Les difficultés spécifiques de « l’intégration » (comme on dit) ne tiennent pas ou pas seulement au « racisme » des Français ou aux restes du colonialisme, mais bien au choc frontal entre la laïcité républicaine – imposée par la force à l’Église catholique, rappelons-le – et un communautarisme musulman qui ne vit jamais aussi mal que dans une société comme la nôtre, sauf à s’asseoir tranquillement sur l’islam et à se bricoler un petit islam au rabais, qui ne rechigne ni devant une coupe de champagne ni devant notre pratique de la bise entre hommes et femmes qui se connaissent. Beaucoup de nos concitoyens qui se disent musulmans pratiquent cet islam-là et avec eux il n’y a évidemment aucun problème – il faut seulement éviter de servir du porc à table, de barder son rôti de veau avec la pancetta (ce qui est pourtant délicieux) car le dernier tabou qui reste est celui du porc – on ne se demande bien pourquoi car Dieu a sûrement autre chose à faire que s’occuper de ce qu’il y a dans nos assiettes ! L’islam pour ces musulmans-là est une tradition culturelle, une « spiritualité » plus proche du déisme que d’une vraie religion.Et donc le problème de la tolérance est ici un non-problème.
Au-delà de ce problème de fond, il y aujourd’hui la montée de l’islamisme comme idéologie politico-religieuse. On devrait en faire l’histoire et montrer que rien de tout cela n’était inévitable, montrer aussi le rôle que les puissances occidentales ont joué là-dedans, de Lawrence d’Arabie au dépeçage de l’empire ottoman, des accords Roosevelt-Ibn Saoud sur le Quincy en 1945 jusqu’à la création d’Al Qaida et des talibans… L’islamisme – dans toutes ses variantes, des Frères musulmans au salafisme et au wahhabisme, sans parler de ses variantes chiites importées de la contre-révolution de Khomeini – est une idéologie religieuse meurtrière qui exploite le ressentiment contre la modernité en général et s’appuie massivement sur les frustrations sexuelles. C’est cet islamisme qui domine l’UOIF et que propage sous des dehors doucereux le nouveau héros de Plenel, Tariq Ramadan.
Et bien, là nous sommes devant une menace sérieuse et immédiate et nous n’avons aucune raison de tolérer ces gens-là. À leur manière ils sont aussi dangereux que l’étaient les nazis. Et comme les nazis, ils recrutent dans le lumpenproletariat et sont financés par le grand capital pétrolier. Je ne peux pas développer trop mais je vais donner quelques lignes de conduite :
- cesser de courir après un islam modéré comme M. Cazeneuve qui demande aux Frères musulmans de l’aider dans la lutte contre la « radicalisation » jihadiste. Un peu comme si on faisait faire une descente de caves à un alcoolique pour le soigner.
- Ne pas céder un pouce de terrain sur la question de la femme et notamment sur la question du « voile ». Pas de fantômes dans nos rues !
- Cesser de parler des « musulmans de France » et restaurer un enseignement scientifique rigoureux, un enseignement de la culture française et européenne en priorité.
- Cesser de sous-traiter le maintien de l’ordre aux salafistes comme ces maires qui soutiennent des mosquées salafistes au motif que leur enseignement détourne les jeunes de la drogue. Personnellement je ne serai pas gêné que les prédicateurs salafistes qui n’ont pas la nationalité française soient reconduits à la frontière, en partance pour les pays de leurs rêves, du type de l’Arabie Saoudite.
- Cesser de parler des Arabes, du monde arabe, etc. Il y a des Égyptiens, des Syriens, des Palestiniens, etc. qui sont des peuples des nations soumises par les Arabes (venus d’Arabie) puis par les Ottomans et enfin par les Européens…
- Cesser de cirer les babouches des monarques wahhabites. L’indécente légion d’honneur remise au ministre de l’intérieur saoudien n’est presque qu’une anecdote à côté du soutien militaire aux massacreurs des enfants du Yemen. Il faudrait aussi interdire toutes ces fondations qataris qui commencent à proliférer dans les banlieues … et annexement boycotter la coupe du monde de football au Qatar en 2022.
Bref mener une vraie bataille politique et morale qui viendrait au secours de tous ces intellectuels comme Kamel Daoud ou Boualem Sansal qui mènent dans leur pays le combat pour la laïcité et les lumières. Il y aurait un dernier point à développer : celui du rôle des « idiots utiles » de l’islamisme, ces partisans du mariage gay et du « il est interdit d’interdire » qui font de l’islamisme le dernier substitut à un messianisme révolutionnaire disparu. J’ai cité Plenel. Il y en a beaucoup d’autres, du PS au NPA – ce parti est déchiré par la querelle entre les laïques et les islamophiles. Il y a cette pétition d’universitaires contre Kamel Daoud. On se rappellera que Michel Foucault apporta un soutien plutôt enthousiaste à Khomeini. On ne peut s’empêcher de songer à cette constante et consternante adoration des tyrans chez certains de nos intellectuels (Staline ou Hitler, Mao, les islamistes). En tout cas, il n’ plus temps d’être tolérant à l’égard de tous les intolérants.
[Texte d'une conférence prononcée le 31 mars devant l'Association Philopop du Havre.]
[Texte d'une conférence prononcée le 31 mars devant l'Association Philopop du Havre.]
La tolérance à l'égard des intolérants
Dans la Théorie de la Justice, John Rawls consacre un chapitre à la question de la tolérance à l’égard des sectes intolérants. Explicitement, sont visées les sectes religieuses qui refusent le pluralisme. Mais son propos est plus général : il recoupe la question de la liberté à accorder ou non aux ennemis de la liberté, ou de la mesure dans laquelle les ennemis de la constitution peuvent jouir des droits constitutionnels. Vaste sujet dont les apories sont connues :
Ce principe général est conforme au principe d’universalisation qui sous-tend la morale kantienne – et, à vrai dire, toute morale un tant soit peu conséquente. L’objection que pourrait faire un membre d’une secte religieuse est qu’il « agit en toute bonne foi et [...] ne demande pas pour elle-même quelque chose qu’il refuse aux autres. Admettons que, d’après lui, il suive le principe selon lequel tous doivent obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Ce principe est parfaitement général et, en agissant sur cette base, il ne fait pas d’exception pour son propre cas. De son point de vue, il suit le principe correct que les autres rejettent. » Effectivement, un fondamentaliste religieux qu’il soit chrétien ou musulman demande que les autres suivent « la loi de Dieu » et rien d’autre. Et donc, il est bien « universaliste » à sa manière !
La réponse de Rawls qui pourrait nous convaincre et mais ne convaincra que difficilement un fondamentaliste religieux est celle-ci : « du point de vue de la position originelle, aucune interprétation particulière de la vérité religieuse ne peut être reconnue comme obligatoire pour les citoyens d’une manière générale ; on ne peut pas non plus accepter qu’il y ait une seule autorité ayant le droit de trancher les questions de doctrine théologique. Chaque personne doit insister sur son droit égal à celui de tous de décider ce que sont ses obligations religieuses. Elle ne peut pas abandonner ce droit à une autre personne ou à une autorité institutionnelle. »
La « position originelle » est la reformulation par Rawls du contrat social. Pour décider quelles lois sont justes, il faut imaginer des individus rationnels, placés sous voile d’ignorance, qui auraient à déterminer les principes de base d’une société bien ordonnée. L’argumentation est que, dans une telle situation, des individus qui ne penseraient qu’à eux-mêmes adopteraient le principe d’égale liberté pour tous et donc le principe d’égale liberté de conscience pour tous. Ce principe est celui d’une société pluraliste et permet selon Rawls de fournir un consensus par recoupement entre toutes les conceptions raisonnables du bien. Ce faisant Rawls aborde dont la question de la tolérance en présupposant que tous les individus acceptent dans l’ordonnancement de la vie politique la priorité du juste sur le bien. « En fait, un individu exerce sa liberté par sa décision d’accepter quelqu’un d’autre comme autorité, même lorsqu’il considère cette autorité comme infaillible, puisque, ce faisant, il n’abandonne en aucune façon sa liberté de conscience égale à celle de tous et conforme au droit constitutionnel. Car cette liberté, en tant qu’elle est garantie par la justice, est imprescriptible (souligné par moi) : une personne est toujours libre de changer de foi et ce droit ne dépend pas de l’exercice régulier ou intelligent de son pouvoir de choisir. Nous pouvons observer que lidée que les hommes ont une liberté de conscience égale pour tous est compatible avec l’idée que tous les hommes devraient obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Le problème de la liberté est de choisir un principe grâce auquel on puisse réglementer les revendications que les hommes s’adressent mutuellement au nom de leur religion. Admettre que la volonté de Dieu devrait être suivie et la vérité reconnue ne suffit pas à définir un principe d’arbitrage. De ce qu’il faille se conformer aux intentions de Dieu ne découle pas que n’importe quelle personne ou institution ait autorité pour s’ingérer dans l’interprétation que fait autrui de ses propres obligations religieuses. Ce principe religieux ne justifie aucune exigence d’une plus grande liberté légale et politique pour soi-même. Les seuls principes qui permettent des revendications à l’égard des institutions sont ceux qui seraient choisis dans la position originelle. »
Remarquons que Rawls soutient ici que la vérité religieuse doit, d’une certaine manière se soumettre aux principes de justice des sociétés « bien ordonnées » et donc qu’une secte religieuse n’est fondée à se plaindre que si elle-même admet que la loi issu de la « position originelle » est supérieure, de fait, à la loi divine. En tout cas : une secte intolérante n’a aucun droit de se plaindre de l’intolérance.
Deuxième moment : que les intolérants ne puissent pas se plaindre de l’intolérance ne permet nullement de les interdire. « La question, alors, est de savoir si le fait que quelqu’un soit intolérant envers autrui est une raison suffisante pour limiter sa liberté. »
Il peut sembler évident qu’on ait « le droit de ne pas tolérer les sectes intolérantes dans, au moins, une circonstance, à savoir quand [on croit] sincèrement et avec de bonnes raisons que l’intolérance est nécessaire à sa propre sécurité. Ce droit est une conséquence assez évidente puisque, quand la position originelle est définie, chacun serait d’accord sur le droit à la conservation de soi-même. La justice n’exige pas que les hommes restent sans rien faire pendant que d’autres détruisent la base de leur existence. » Cette réponse laisse cependant ouverte la question de savoir ce que veut dire « croire sincèrement et avec de bonnes raisons ». On peut être sincère et croire qu’on a de bonnes raisons sans que ces raisons soient vraiment bonnes. Et alors il pourrait bien se faire que le lourd appareillage de la théorie procédurale de la justice de Rawls se révèle parfaitement inutile…
Poursuivons : « Puisqu’il ne peut jamais être à l’avantage des hommes, d’un point de vue général, qu’on renonce au droit à la protection de soi-même, la seule question est alors de savoir si ceux qui sont tolérants ont le droit d’imposer des restrictions à ceux qui ne le sont pas, quand ils ne représentent aucun danger immédiat pour les libertés égales des autres. » La réponse de Rawls est claire : « Supposons que, d’une manière ou d’une autre, apparaisse une secte intolérante, dans une société bien ordonnée reconnaissant les deux principes de la justice. Comment les citoyens de cette société doivent-ils agir à son égard ? Ils ne devraient certainement pas l’interdire simplement parce que les membres de la secte intolérante ne pourraient pas s’en plaindre. Au contraire, puisqu’une juste constitution existe, tous les citoyens ont un devoir naturel de justice de la soutenir. Nous ne sommes pas dégagés de ce devoir chaque fois que les autres sont disposés à agir injustement. » Quand sommes-nous dégagés de ce devoir de tolérance ? Seulement quand la constitution est menacée ! Dans les autres cas, « il n’y a pas de raison de refuser la liberté aux intolérants. »
L’appréciation qui doit être portée repose sur un principe, celui de la « stabilité d’une société bien ordonnée régie par les deux principes. » L’idée de Rawls est que, tant que la menace des intolérants n’est pas directe, on doit faire confiance à l’éducation à la tolérance qui nécessairement se propage dans une société tolérante : « Les libertés dont jouissent les intolérants pourraient les persuader de croire à la valeur de la liberté, d’après le principe psychologique qui veut que ceux dont les libertés sont protégées par une juste constitution et qui en tirent des avantages lui deviendront fidèles, toutes choses égales par ailleurs, au bout d’un certain temps. Ainsi, même si une secte intolérante apparaissait - à condition qu’elle ne soit pas initialement assez puissante pour pouvoir imposer aussitôt sa volonté ou qu’elle ne se développe pas si rapidement que le principe psychologique n’ait pas le temps d’agir -, elle aurait tendance à perdre son intolérance et à reconnaître la liberté de conscience. » Mais ceci n’est pas garanti. Il y a bien un « dilemme » comme le reconnaît Rawls et donc « La nécessité de limiter la liberté des intolérants pour préserver la liberté dans le cadre d’une juste constitution dépend des circonstances. » Cependant la force et la stabilité des institutions d’une société bien ordonnée fait que « les membres d’une société bien ordonnée sont assez confiants pour ne limiter la liberté des intolérants que dans les cas particuliers où cela est nécessaire pour préserver la liberté égale pour tous elle-même. »
Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. » De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
Mais il y a plusieurs points qui posent problème.
Le premier de ces problèmes est que les croyances religieuses et les religions sont deux choses différentes. Les croyances sont subjectives et ne concernent que l’individu ; les religions sont des faits sociaux et elles instituent un certain ordre social – le partage entre le profane et le sacré pour reprendre la célèbre analyse de Durkheim. La tolérance vis-à-vis des convictions peut-elle s’accompagner de l’acceptation de la manière dont telle ou telle religion organise l’espace social. Poser la question, c’est y répondre. Peut-on, au nom d’une certaine conception religieuse, exiger la séparation des hommes et des femmes dans l’espace public, par exemple dans les piscines ? Ceux qui s’y refusent doivent-ils être qualifiés d’intolérants alors même qu’à l’évidence les horaires de piscine réservés aux femmes ne constituent pas une menace grave et immédiate contre la constitution ? En réalité, la conception rawlsienne de la tolérance est adaptée à une vision « multiculturaliste », c’est-à-dire communautarisée de la « société bien ordonnée » ?
En second lieu et ceci vaut d’abord pour les religions conquérantes – ce que ne sont ni le bouddhisme ni le judaïsme depuis les débuts de l’ère chrétienne. Un croyant sincère de l’une de ces religions conquérantes doit estimer que son devoir suprême est de convertir les mécréants et donc il doit être prêt au sacrifice pour accomplir ce devoir. Il ne peut pas non plus accepter ce principe qui veut que la loi de la république est la loi suprême. Pour lui, la loi suprême est celle de Dieu et si cette dernière entre en conflit avec la première, il doit donc s’opposer à la loi de la République. Le christianisme a toujours été ambigu sur ce point. D’un côté, il prône la soumission à l’ordre légal – les mauvais princes sont mauvais mais on doit les accepter puisque Dieu leur a permis de régner pour nous punir de nos péchés. Mais d’un autre côté, on trouve une théorie de la guerre sainte chez Augustin. Mais, par exemple, les chrétiens fondamentalistes croient de leur devoir d’empêcher par tous les moyens les IVG. Est-il possible de « tolérer » ce genre de fondamentalisme ? Un athée pense assez spontanément que la religion est une affaire privée, mais un croyant cherchera très naturellement à en faire une affaire publique. Comment un député catholique qui croit que la vie humaine commence quand le spermatozoïde a pénétré l’ovule pourrait-il voter une loi autorisant l’IVG ? Il irait contre sa conscience. À peu près autant que quiconque voterait l’autorisation sous condition du meurtre… La laïcité convient bien à cette religion de l’intériorité et de la prédestination qu’est le protestantisme, mais l’islam et le catholicisme se sentent, à juste titre de leur point de vue, brimés par l’État laïque et ils cherchent tout naturellement à desserrer ce qu’ils ressentent comme un étau. Si la grande majorité des catholiques accepte volontiers aujourd’hui les principes laïques, il faut en chercher la cause dans la profonde déchristianisation du pays – la pratique religieuse étant réduite, très souvent, au strict minimum et pas toujours accompagnée de croyance – et à la transformation, méconnue, du catholicisme en une variété de protestantisme. Les catholiques obéissent assez peu à l’Église sur des questions aussi essentielles que la morale sexuelle et conjugale et quand ils croient en Dieu, ils entretiennent avec Lui des rapports plus personnels, sans l’intermédiaire de l’institution médiatrice par excellence.
Plus généralement, l’adoption par tous de principes moraux justes, indépendamment de nos autres choix de vie, comme le préconise Rawls, semble un idéal impossible à atteindre. On le voit à nouveau ces dernières années avec la question épineuse de l’euthanasie. La morale laïque des débuts de la IIIe république, celle que les instituteurs devaient enseigner, inspirée souvent du manuel républicain de Renouvier (1848), était une adaptation de la morale kantienne, conçue en outre pour ne pas choquer la majorité catholique. On pourrait penser la remettre au goût du jour, faire une version modernisée du « Manuel » de Renouvier et l’enseigner aux enfants. Mais c’est évidemment une tentative insensée : la morale laïque kantienne était le complément indispensable d’une République en train de se constituer, de renforcer ses propres bases, et constituait un compromis entre toutes les fractions républicaines, non pas un compromis théorique, un « consensus par recoupement » à la manière de Rawls, mais bien un compromis fondé sur une vision globalement commune du bien pour la France : les principes républicains, la prospérité fondée sur le travail individuel, un capitalisme tempéré par l’intervention de l’État et une certaine place faite aux revendications socialistes du mouvement ouvrier qui venait de naître et qui commençait à s’intégrer à la société bourgeoise.
Bref ce qui est finalement à mettre en cause, c’est la notion même de « tolérance ». Kant se méfiait de la tolérance. Dans Qu’est-ce que le Lumières ?, il écrit : « Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu’à l’attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ». La tolérance est un attribut hautain ! Rien de plus juste. La tolérance est celle que pratiquent des États profondément religieux mais qui acceptent que les autres religions mènent leur propre vie. Ce n’est pas un État fondé sur l’égalité et l’égal respect. La tolérance est soit une vertu relative (comme je l’ai indique dans mon article consacré aux limites de la tolérance) soit un principe pour État religieux libéral. Locke pensait que la tolérance ne pouvait pas d’étendre aux athées, puisqu’on ne pouvait confiance en la parole de gens qui ne craignent pas l’enfer. Les États-Unis sont tolérants mais le président jure sur la Bible et la session du congrès s’ouvre par une prière. Et bien que l’athéisme soit largement majoritaire parmi les universitaires américains, il n’y a aucun sénateur ni aucun gouverneur qui se dise athée…
Il est exact de dire que la laïcité française n’est pas « ouverte » et c’est pourquoi beaucoup de belles âmes veulent une laïcité ouverte vers la tolérance religieuse. Car la laïcité stricte ne tolère pas les religions ; elle se contente de ne pas les reconnaître. La république ne reconnaît ni ne salarie aucun culte. La république ne reconnaît que des personnes et distingue les citoyens des étrangers. Les « musulmans de France », ça n’existe pas pour un républicain ! Ce refoulement de la religion dans l’espace privé n’est acceptable que pour des religions faibles, des religions qui ont mis beaucoup d’eau dans leur vin de messe.
Tout cela a des conséquences et je n’en citerai qu’une. Notre instruction publique est fondée sur la transmission de savoirs objectifs. Donc un professeur est fondé à enseigner que la théorie de l’évolution de Darwin est vraie, aussi vraie que le mouvement de la Terre ou la mécanique quantique. Faut-il par esprit de tolérance et pour ne pas violer la conscience des jeunes élevés dans la religion musulmane dire que « Darwin, ça se discute » ?
Avant d’entrer dans notre sujet, il faut d’abord se garder de mettre toutes les religions dans le même sac. Les fondamentalismes se ressemblent dans leurs obsessions (sexuelles en particulier) qu’il s’agisse du fondamentalisme chrétien, musulman ou juif… Mais dans leur rapport avec le politique quand on est sorti du théologico-politique, les différences sont frappantes. Le protestantisme, religieux sans clergé et religion de l’intériorité n’a guère de difficultés à s’adapter à une société laïque. Il accompagne franchement cette « sécularisation » si chère aux anglo-saxons et adopte rapidement les évolutions « sociétales ». Avec le catholicisme, les choses sont plus difficiles. L’Église est le corps du Christ, elle a ses propres lois (comme on l’a vu encore avec l’affaire Barbarin) et, comme depuis 1000 ans, elle est en conflit avec les pouvoirs politiques. Le judaïsme, religion communautaire repliée sur elle-même – elle se transmet par la mère – supporte toutes les conditions politiques pourvu que les Juifs pieux puissent continuer d’observer la Loi. L’islam, comme le catholicisme se veut universel et conquérant. Mais alors que le catholicisme a renoncé à la conquête, sous les formes de l’islamisme, l’islam semble affirmer sa vigueur et met directement en cause l’ordre politique démocratique laïque ou tolérant des sociétés à racines plus ou moins chrétiennes (la France y compris). Quoi qu’il en soit de « l’islam des origines », il y a quelque chose qui distingue fondamentalement l’islam du christianisme. Le mot « islam » veut dire « soumission ». La liberté de l’homme est pour lui une pure et simple hérésie alors que le libre arbitre (cf. Augustin) est le présupposé de la doctrine chrétienne. On pourra dire que tout cela, ce ne sont que des fadaises théologiques, ces fadaises théologiques modèlent les mentalités. Je n’en donnerai que trois exemples. Le chrétien est baptisé sans son consentement, évidemment. Mais il doit renouveler en personne son acte de foi à travers la communion, c’est-à-dire après qu’il a atteint l’âge de raison. Il n’y a rien de tel dans l’islam. L’enfant est musulman et ça ne se discute et s’il abandonne la religion musulmane, il est un apostat qui mérite la mort. Deuxième exemple : après bien des péripéties et des querelles, l’Église a admis le mariage comme sacrement fondé sur le consentement des deux mariés et si la mariée disait « non » le mariage ne pouvait être célébré la jeune femme trouvant protection (comme nonne) dans le sein de « notre sainte mère l’Église. La règle du monde musulman, c’est au contraire le mariage arrangé et la soumission absolue des filles. Bien sûr, les chrétiens pratiquent le mariage arrangé, mais il n’est pas la loi ! Et ça fait une différence importante du point de vue des mentalités. Ne pas vouloir les penser, c’est s’aveugler. Je donnerai encore un autre exemple : le martyre chrétien consent à mourir pour sa foi et se laisse martyriser. Le martyr meurt en tuant les infidèles. Tout cela contribue à forger des caractères assez différents. Les idées religieuses sont des forces sociales.
Je voudrais encore pointer une différence qui n’est pas secondaire. Comme les Juifs, les sectateurs de l’islam sont des fanatiques de la loi formelle : interdits alimentaires, prescriptions concernant le pur et l’impur, rituels simples mais pesants. Et du même coup, le sectateur de l’islam peut difficilement exister et vivre sa foi dans un pays non musulman : il lui faut des bouchers spéciaux, des salles de prière sur le lieu de travail et ainsi de suite. Il ne se mélange pas par le mariage et notamment il se réserve ses filles pour lui. L’endogamie est la règle !
Les difficultés spécifiques de « l’intégration » (comme on dit) ne tiennent pas ou pas seulement au « racisme » des Français ou aux restes du colonialisme, mais bien au choc frontal entre la laïcité républicaine – imposée par la force à l’Église catholique, rappelons-le – et un communautarisme musulman qui ne vit jamais aussi mal que dans une société comme la nôtre, sauf à s’asseoir tranquillement sur l’islam et à se bricoler un petit islam au rabais, qui ne rechigne ni devant une coupe de champagne ni devant notre pratique de la bise entre hommes et femmes qui se connaissent. Beaucoup de nos concitoyens qui se disent musulmans pratiquent cet islam-là et avec eux il n’y a évidemment aucun problème – il faut seulement éviter de servir du porc à table, de barder son rôti de veau avec la pancetta (ce qui est pourtant délicieux) car le dernier tabou qui reste est celui du porc – on ne se demande bien pourquoi car Dieu a sûrement autre chose à faire que s’occuper de ce qu’il y a dans nos assiettes ! L’islam pour ces musulmans-là est une tradition culturelle, une « spiritualité » plus proche du déisme que d’une vraie religion.Et donc le problème de la tolérance est ici un non-problème.
Au-delà de ce problème de fond, il y aujourd’hui la montée de l’islamisme comme idéologie politico-religieuse. On devrait en faire l’histoire et montrer que rien de tout cela n’était inévitable, montrer aussi le rôle que les puissances occidentales ont joué là-dedans, de Lawrence d’Arabie au dépeçage de l’empire ottoman, des accords Roosevelt-Ibn Saoud sur le Quincy en 1945 jusqu’à la création d’Al Qaida et des talibans… L’islamisme – dans toutes ses variantes, des Frères musulmans au salafisme et au wahhabisme, sans parler de ses variantes chiites importées de la contre-révolution de Khomeini – est une idéologie religieuse meurtrière qui exploite le ressentiment contre la modernité en général et s’appuie massivement sur les frustrations sexuelles. C’est cet islamisme qui domine l’UOIF et que propage sous des dehors doucereux le nouveau héros de Plenel, Tariq Ramadan.
Et bien, là nous sommes devant une menace sérieuse et immédiate et nous n’avons aucune raison de tolérer ces gens-là. À leur manière ils sont aussi dangereux que l’étaient les nazis. Et comme les nazis, ils recrutent dans le lumpenproletariat et sont financés par le grand capital pétrolier. Je ne peux pas développer trop mais je vais donner quelques lignes de conduite :
[Texte d'une conférence prononcée le 31 mars devant l'Association Philopop du Havre.]
- si on admet la liberté pour les ennemis de la liberté, alors on admet que la liberté puisse être supprimée sous les coups de ses ennemis ;
- si on refuse la liberté aux ennemis la liberté, c’est la liberté qu’on met en sommeil et qui finalement pourrait s’éteindre d’elle-même, faute d’avoir été assez vigilante.
La thèse de Rawls
Rawls part du cas général des partis politiques qui « défendent des doctrines qui les obligent à supprimer les libertés constitutionnelles quand ils ont le pouvoir. » Il a en tête les partis communistes et les groupes d’extrême-droite et affirme que « Il peut sembler que, dans ces cas, la tolérance est en contradiction avec les principes de la justice ou, en tout cas, n’est pas exigée par eux. » En se consacrant sur la tolérance religieuse, il estime pouvoir fournir une « argumentation pourra être étendue à ces autres cas. » Sa position se développe en deux moments :- Les secteurs intolérantes sont-elles fondées à réclamer pour elles-mêmes la tolérance ?
- Si les intolérants ne sont pas fondés à se plaindre de l’intolérance à leur égard, un gouvernement démocratique est-il fondé à les interdire ? Dans quelles conditions ?
- Dans quel but pourrait-on légitimement restreindre les libertés des intolérants ?
Ce principe général est conforme au principe d’universalisation qui sous-tend la morale kantienne – et, à vrai dire, toute morale un tant soit peu conséquente. L’objection que pourrait faire un membre d’une secte religieuse est qu’il « agit en toute bonne foi et [...] ne demande pas pour elle-même quelque chose qu’il refuse aux autres. Admettons que, d’après lui, il suive le principe selon lequel tous doivent obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Ce principe est parfaitement général et, en agissant sur cette base, il ne fait pas d’exception pour son propre cas. De son point de vue, il suit le principe correct que les autres rejettent. » Effectivement, un fondamentaliste religieux qu’il soit chrétien ou musulman demande que les autres suivent « la loi de Dieu » et rien d’autre. Et donc, il est bien « universaliste » à sa manière !
La réponse de Rawls qui pourrait nous convaincre et mais ne convaincra que difficilement un fondamentaliste religieux est celle-ci : « du point de vue de la position originelle, aucune interprétation particulière de la vérité religieuse ne peut être reconnue comme obligatoire pour les citoyens d’une manière générale ; on ne peut pas non plus accepter qu’il y ait une seule autorité ayant le droit de trancher les questions de doctrine théologique. Chaque personne doit insister sur son droit égal à celui de tous de décider ce que sont ses obligations religieuses. Elle ne peut pas abandonner ce droit à une autre personne ou à une autorité institutionnelle. »
La « position originelle » est la reformulation par Rawls du contrat social. Pour décider quelles lois sont justes, il faut imaginer des individus rationnels, placés sous voile d’ignorance, qui auraient à déterminer les principes de base d’une société bien ordonnée. L’argumentation est que, dans une telle situation, des individus qui ne penseraient qu’à eux-mêmes adopteraient le principe d’égale liberté pour tous et donc le principe d’égale liberté de conscience pour tous. Ce principe est celui d’une société pluraliste et permet selon Rawls de fournir un consensus par recoupement entre toutes les conceptions raisonnables du bien. Ce faisant Rawls aborde dont la question de la tolérance en présupposant que tous les individus acceptent dans l’ordonnancement de la vie politique la priorité du juste sur le bien. « En fait, un individu exerce sa liberté par sa décision d’accepter quelqu’un d’autre comme autorité, même lorsqu’il considère cette autorité comme infaillible, puisque, ce faisant, il n’abandonne en aucune façon sa liberté de conscience égale à celle de tous et conforme au droit constitutionnel. Car cette liberté, en tant qu’elle est garantie par la justice, est imprescriptible (souligné par moi) : une personne est toujours libre de changer de foi et ce droit ne dépend pas de l’exercice régulier ou intelligent de son pouvoir de choisir. Nous pouvons observer que lidée que les hommes ont une liberté de conscience égale pour tous est compatible avec l’idée que tous les hommes devraient obéir à Dieu et reconnaître la vérité. Le problème de la liberté est de choisir un principe grâce auquel on puisse réglementer les revendications que les hommes s’adressent mutuellement au nom de leur religion. Admettre que la volonté de Dieu devrait être suivie et la vérité reconnue ne suffit pas à définir un principe d’arbitrage. De ce qu’il faille se conformer aux intentions de Dieu ne découle pas que n’importe quelle personne ou institution ait autorité pour s’ingérer dans l’interprétation que fait autrui de ses propres obligations religieuses. Ce principe religieux ne justifie aucune exigence d’une plus grande liberté légale et politique pour soi-même. Les seuls principes qui permettent des revendications à l’égard des institutions sont ceux qui seraient choisis dans la position originelle. »
Remarquons que Rawls soutient ici que la vérité religieuse doit, d’une certaine manière se soumettre aux principes de justice des sociétés « bien ordonnées » et donc qu’une secte religieuse n’est fondée à se plaindre que si elle-même admet que la loi issu de la « position originelle » est supérieure, de fait, à la loi divine. En tout cas : une secte intolérante n’a aucun droit de se plaindre de l’intolérance.
Deuxième moment : que les intolérants ne puissent pas se plaindre de l’intolérance ne permet nullement de les interdire. « La question, alors, est de savoir si le fait que quelqu’un soit intolérant envers autrui est une raison suffisante pour limiter sa liberté. »
Il peut sembler évident qu’on ait « le droit de ne pas tolérer les sectes intolérantes dans, au moins, une circonstance, à savoir quand [on croit] sincèrement et avec de bonnes raisons que l’intolérance est nécessaire à sa propre sécurité. Ce droit est une conséquence assez évidente puisque, quand la position originelle est définie, chacun serait d’accord sur le droit à la conservation de soi-même. La justice n’exige pas que les hommes restent sans rien faire pendant que d’autres détruisent la base de leur existence. » Cette réponse laisse cependant ouverte la question de savoir ce que veut dire « croire sincèrement et avec de bonnes raisons ». On peut être sincère et croire qu’on a de bonnes raisons sans que ces raisons soient vraiment bonnes. Et alors il pourrait bien se faire que le lourd appareillage de la théorie procédurale de la justice de Rawls se révèle parfaitement inutile…
Poursuivons : « Puisqu’il ne peut jamais être à l’avantage des hommes, d’un point de vue général, qu’on renonce au droit à la protection de soi-même, la seule question est alors de savoir si ceux qui sont tolérants ont le droit d’imposer des restrictions à ceux qui ne le sont pas, quand ils ne représentent aucun danger immédiat pour les libertés égales des autres. » La réponse de Rawls est claire : « Supposons que, d’une manière ou d’une autre, apparaisse une secte intolérante, dans une société bien ordonnée reconnaissant les deux principes de la justice. Comment les citoyens de cette société doivent-ils agir à son égard ? Ils ne devraient certainement pas l’interdire simplement parce que les membres de la secte intolérante ne pourraient pas s’en plaindre. Au contraire, puisqu’une juste constitution existe, tous les citoyens ont un devoir naturel de justice de la soutenir. Nous ne sommes pas dégagés de ce devoir chaque fois que les autres sont disposés à agir injustement. » Quand sommes-nous dégagés de ce devoir de tolérance ? Seulement quand la constitution est menacée ! Dans les autres cas, « il n’y a pas de raison de refuser la liberté aux intolérants. »
L’appréciation qui doit être portée repose sur un principe, celui de la « stabilité d’une société bien ordonnée régie par les deux principes. » L’idée de Rawls est que, tant que la menace des intolérants n’est pas directe, on doit faire confiance à l’éducation à la tolérance qui nécessairement se propage dans une société tolérante : « Les libertés dont jouissent les intolérants pourraient les persuader de croire à la valeur de la liberté, d’après le principe psychologique qui veut que ceux dont les libertés sont protégées par une juste constitution et qui en tirent des avantages lui deviendront fidèles, toutes choses égales par ailleurs, au bout d’un certain temps. Ainsi, même si une secte intolérante apparaissait - à condition qu’elle ne soit pas initialement assez puissante pour pouvoir imposer aussitôt sa volonté ou qu’elle ne se développe pas si rapidement que le principe psychologique n’ait pas le temps d’agir -, elle aurait tendance à perdre son intolérance et à reconnaître la liberté de conscience. » Mais ceci n’est pas garanti. Il y a bien un « dilemme » comme le reconnaît Rawls et donc « La nécessité de limiter la liberté des intolérants pour préserver la liberté dans le cadre d’une juste constitution dépend des circonstances. » Cependant la force et la stabilité des institutions d’une société bien ordonnée fait que « les membres d’une société bien ordonnée sont assez confiants pour ne limiter la liberté des intolérants que dans les cas particuliers où cela est nécessaire pour préserver la liberté égale pour tous elle-même. »
Voici donc la conclusion de Rawls : « La conclusion est donc que, tandis qu’une secte intolérante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liberté devrait être limitée seulement quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger. Les tolérants ne devraient imposer de restrictions aux intolérants que dans ce cas. Le principe directeur est d’établir une constitution juste avec les libertés des droits civiques égaux. Le juste devrait être guidé par les principes de la justice et non par le fait que l’injuste ne peut se plaindre. »
Les limites de la tolérance
Il me semble que la position de Rawls est à la fois intéressante et boiteuse. En effet, si on s’en tient strictement à la question de la tolérance religieuse, d’une part la philosophie de Rawls contient d’une certaine manière le principe de laïcité. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc un système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un État laïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. » De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
Mais il y a plusieurs points qui posent problème.
Le premier de ces problèmes est que les croyances religieuses et les religions sont deux choses différentes. Les croyances sont subjectives et ne concernent que l’individu ; les religions sont des faits sociaux et elles instituent un certain ordre social – le partage entre le profane et le sacré pour reprendre la célèbre analyse de Durkheim. La tolérance vis-à-vis des convictions peut-elle s’accompagner de l’acceptation de la manière dont telle ou telle religion organise l’espace social. Poser la question, c’est y répondre. Peut-on, au nom d’une certaine conception religieuse, exiger la séparation des hommes et des femmes dans l’espace public, par exemple dans les piscines ? Ceux qui s’y refusent doivent-ils être qualifiés d’intolérants alors même qu’à l’évidence les horaires de piscine réservés aux femmes ne constituent pas une menace grave et immédiate contre la constitution ? En réalité, la conception rawlsienne de la tolérance est adaptée à une vision « multiculturaliste », c’est-à-dire communautarisée de la « société bien ordonnée » ?
En second lieu et ceci vaut d’abord pour les religions conquérantes – ce que ne sont ni le bouddhisme ni le judaïsme depuis les débuts de l’ère chrétienne. Un croyant sincère de l’une de ces religions conquérantes doit estimer que son devoir suprême est de convertir les mécréants et donc il doit être prêt au sacrifice pour accomplir ce devoir. Il ne peut pas non plus accepter ce principe qui veut que la loi de la république est la loi suprême. Pour lui, la loi suprême est celle de Dieu et si cette dernière entre en conflit avec la première, il doit donc s’opposer à la loi de la République. Le christianisme a toujours été ambigu sur ce point. D’un côté, il prône la soumission à l’ordre légal – les mauvais princes sont mauvais mais on doit les accepter puisque Dieu leur a permis de régner pour nous punir de nos péchés. Mais d’un autre côté, on trouve une théorie de la guerre sainte chez Augustin. Mais, par exemple, les chrétiens fondamentalistes croient de leur devoir d’empêcher par tous les moyens les IVG. Est-il possible de « tolérer » ce genre de fondamentalisme ? Un athée pense assez spontanément que la religion est une affaire privée, mais un croyant cherchera très naturellement à en faire une affaire publique. Comment un député catholique qui croit que la vie humaine commence quand le spermatozoïde a pénétré l’ovule pourrait-il voter une loi autorisant l’IVG ? Il irait contre sa conscience. À peu près autant que quiconque voterait l’autorisation sous condition du meurtre… La laïcité convient bien à cette religion de l’intériorité et de la prédestination qu’est le protestantisme, mais l’islam et le catholicisme se sentent, à juste titre de leur point de vue, brimés par l’État laïque et ils cherchent tout naturellement à desserrer ce qu’ils ressentent comme un étau. Si la grande majorité des catholiques accepte volontiers aujourd’hui les principes laïques, il faut en chercher la cause dans la profonde déchristianisation du pays – la pratique religieuse étant réduite, très souvent, au strict minimum et pas toujours accompagnée de croyance – et à la transformation, méconnue, du catholicisme en une variété de protestantisme. Les catholiques obéissent assez peu à l’Église sur des questions aussi essentielles que la morale sexuelle et conjugale et quand ils croient en Dieu, ils entretiennent avec Lui des rapports plus personnels, sans l’intermédiaire de l’institution médiatrice par excellence.
Plus généralement, l’adoption par tous de principes moraux justes, indépendamment de nos autres choix de vie, comme le préconise Rawls, semble un idéal impossible à atteindre. On le voit à nouveau ces dernières années avec la question épineuse de l’euthanasie. La morale laïque des débuts de la IIIe république, celle que les instituteurs devaient enseigner, inspirée souvent du manuel républicain de Renouvier (1848), était une adaptation de la morale kantienne, conçue en outre pour ne pas choquer la majorité catholique. On pourrait penser la remettre au goût du jour, faire une version modernisée du « Manuel » de Renouvier et l’enseigner aux enfants. Mais c’est évidemment une tentative insensée : la morale laïque kantienne était le complément indispensable d’une République en train de se constituer, de renforcer ses propres bases, et constituait un compromis entre toutes les fractions républicaines, non pas un compromis théorique, un « consensus par recoupement » à la manière de Rawls, mais bien un compromis fondé sur une vision globalement commune du bien pour la France : les principes républicains, la prospérité fondée sur le travail individuel, un capitalisme tempéré par l’intervention de l’État et une certaine place faite aux revendications socialistes du mouvement ouvrier qui venait de naître et qui commençait à s’intégrer à la société bourgeoise.
Bref ce qui est finalement à mettre en cause, c’est la notion même de « tolérance ». Kant se méfiait de la tolérance. Dans Qu’est-ce que le Lumières ?, il écrit : « Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu’à l’attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ». La tolérance est un attribut hautain ! Rien de plus juste. La tolérance est celle que pratiquent des États profondément religieux mais qui acceptent que les autres religions mènent leur propre vie. Ce n’est pas un État fondé sur l’égalité et l’égal respect. La tolérance est soit une vertu relative (comme je l’ai indique dans mon article consacré aux limites de la tolérance) soit un principe pour État religieux libéral. Locke pensait que la tolérance ne pouvait pas d’étendre aux athées, puisqu’on ne pouvait confiance en la parole de gens qui ne craignent pas l’enfer. Les États-Unis sont tolérants mais le président jure sur la Bible et la session du congrès s’ouvre par une prière. Et bien que l’athéisme soit largement majoritaire parmi les universitaires américains, il n’y a aucun sénateur ni aucun gouverneur qui se dise athée…
Il est exact de dire que la laïcité française n’est pas « ouverte » et c’est pourquoi beaucoup de belles âmes veulent une laïcité ouverte vers la tolérance religieuse. Car la laïcité stricte ne tolère pas les religions ; elle se contente de ne pas les reconnaître. La république ne reconnaît ni ne salarie aucun culte. La république ne reconnaît que des personnes et distingue les citoyens des étrangers. Les « musulmans de France », ça n’existe pas pour un républicain ! Ce refoulement de la religion dans l’espace privé n’est acceptable que pour des religions faibles, des religions qui ont mis beaucoup d’eau dans leur vin de messe.
Tout cela a des conséquences et je n’en citerai qu’une. Notre instruction publique est fondée sur la transmission de savoirs objectifs. Donc un professeur est fondé à enseigner que la théorie de l’évolution de Darwin est vraie, aussi vraie que le mouvement de la Terre ou la mécanique quantique. Faut-il par esprit de tolérance et pour ne pas violer la conscience des jeunes élevés dans la religion musulmane dire que « Darwin, ça se discute » ?
Questions actuelles
Nous sommes évidemment confrontés de plein fouet à ces questions. Pas parce qu’il y aurait en général un « retour du religieux ». Je suis volontiers sur ce point l’argument de Christian Godin (Le soupir de la créature accablée). Cette religion à laquelle nous sommes confrontés n’a plus grand-chose à voir avec la religion analysée par Durkheim. Les différences seraient, en elles-mêmes, un important sujet de méditation. Nous sommes confrontés à un islamisme conquérant et particulièrement violent qui oblige à reposer des questions que l’on croyait réglées.Avant d’entrer dans notre sujet, il faut d’abord se garder de mettre toutes les religions dans le même sac. Les fondamentalismes se ressemblent dans leurs obsessions (sexuelles en particulier) qu’il s’agisse du fondamentalisme chrétien, musulman ou juif… Mais dans leur rapport avec le politique quand on est sorti du théologico-politique, les différences sont frappantes. Le protestantisme, religieux sans clergé et religion de l’intériorité n’a guère de difficultés à s’adapter à une société laïque. Il accompagne franchement cette « sécularisation » si chère aux anglo-saxons et adopte rapidement les évolutions « sociétales ». Avec le catholicisme, les choses sont plus difficiles. L’Église est le corps du Christ, elle a ses propres lois (comme on l’a vu encore avec l’affaire Barbarin) et, comme depuis 1000 ans, elle est en conflit avec les pouvoirs politiques. Le judaïsme, religion communautaire repliée sur elle-même – elle se transmet par la mère – supporte toutes les conditions politiques pourvu que les Juifs pieux puissent continuer d’observer la Loi. L’islam, comme le catholicisme se veut universel et conquérant. Mais alors que le catholicisme a renoncé à la conquête, sous les formes de l’islamisme, l’islam semble affirmer sa vigueur et met directement en cause l’ordre politique démocratique laïque ou tolérant des sociétés à racines plus ou moins chrétiennes (la France y compris). Quoi qu’il en soit de « l’islam des origines », il y a quelque chose qui distingue fondamentalement l’islam du christianisme. Le mot « islam » veut dire « soumission ». La liberté de l’homme est pour lui une pure et simple hérésie alors que le libre arbitre (cf. Augustin) est le présupposé de la doctrine chrétienne. On pourra dire que tout cela, ce ne sont que des fadaises théologiques, ces fadaises théologiques modèlent les mentalités. Je n’en donnerai que trois exemples. Le chrétien est baptisé sans son consentement, évidemment. Mais il doit renouveler en personne son acte de foi à travers la communion, c’est-à-dire après qu’il a atteint l’âge de raison. Il n’y a rien de tel dans l’islam. L’enfant est musulman et ça ne se discute et s’il abandonne la religion musulmane, il est un apostat qui mérite la mort. Deuxième exemple : après bien des péripéties et des querelles, l’Église a admis le mariage comme sacrement fondé sur le consentement des deux mariés et si la mariée disait « non » le mariage ne pouvait être célébré la jeune femme trouvant protection (comme nonne) dans le sein de « notre sainte mère l’Église. La règle du monde musulman, c’est au contraire le mariage arrangé et la soumission absolue des filles. Bien sûr, les chrétiens pratiquent le mariage arrangé, mais il n’est pas la loi ! Et ça fait une différence importante du point de vue des mentalités. Ne pas vouloir les penser, c’est s’aveugler. Je donnerai encore un autre exemple : le martyre chrétien consent à mourir pour sa foi et se laisse martyriser. Le martyr meurt en tuant les infidèles. Tout cela contribue à forger des caractères assez différents. Les idées religieuses sont des forces sociales.
Je voudrais encore pointer une différence qui n’est pas secondaire. Comme les Juifs, les sectateurs de l’islam sont des fanatiques de la loi formelle : interdits alimentaires, prescriptions concernant le pur et l’impur, rituels simples mais pesants. Et du même coup, le sectateur de l’islam peut difficilement exister et vivre sa foi dans un pays non musulman : il lui faut des bouchers spéciaux, des salles de prière sur le lieu de travail et ainsi de suite. Il ne se mélange pas par le mariage et notamment il se réserve ses filles pour lui. L’endogamie est la règle !
Les difficultés spécifiques de « l’intégration » (comme on dit) ne tiennent pas ou pas seulement au « racisme » des Français ou aux restes du colonialisme, mais bien au choc frontal entre la laïcité républicaine – imposée par la force à l’Église catholique, rappelons-le – et un communautarisme musulman qui ne vit jamais aussi mal que dans une société comme la nôtre, sauf à s’asseoir tranquillement sur l’islam et à se bricoler un petit islam au rabais, qui ne rechigne ni devant une coupe de champagne ni devant notre pratique de la bise entre hommes et femmes qui se connaissent. Beaucoup de nos concitoyens qui se disent musulmans pratiquent cet islam-là et avec eux il n’y a évidemment aucun problème – il faut seulement éviter de servir du porc à table, de barder son rôti de veau avec la pancetta (ce qui est pourtant délicieux) car le dernier tabou qui reste est celui du porc – on ne se demande bien pourquoi car Dieu a sûrement autre chose à faire que s’occuper de ce qu’il y a dans nos assiettes ! L’islam pour ces musulmans-là est une tradition culturelle, une « spiritualité » plus proche du déisme que d’une vraie religion.Et donc le problème de la tolérance est ici un non-problème.
Au-delà de ce problème de fond, il y aujourd’hui la montée de l’islamisme comme idéologie politico-religieuse. On devrait en faire l’histoire et montrer que rien de tout cela n’était inévitable, montrer aussi le rôle que les puissances occidentales ont joué là-dedans, de Lawrence d’Arabie au dépeçage de l’empire ottoman, des accords Roosevelt-Ibn Saoud sur le Quincy en 1945 jusqu’à la création d’Al Qaida et des talibans… L’islamisme – dans toutes ses variantes, des Frères musulmans au salafisme et au wahhabisme, sans parler de ses variantes chiites importées de la contre-révolution de Khomeini – est une idéologie religieuse meurtrière qui exploite le ressentiment contre la modernité en général et s’appuie massivement sur les frustrations sexuelles. C’est cet islamisme qui domine l’UOIF et que propage sous des dehors doucereux le nouveau héros de Plenel, Tariq Ramadan.
Et bien, là nous sommes devant une menace sérieuse et immédiate et nous n’avons aucune raison de tolérer ces gens-là. À leur manière ils sont aussi dangereux que l’étaient les nazis. Et comme les nazis, ils recrutent dans le lumpenproletariat et sont financés par le grand capital pétrolier. Je ne peux pas développer trop mais je vais donner quelques lignes de conduite :
- cesser de courir après un islam modéré comme M. Cazeneuve qui demande aux Frères musulmans de l’aider dans la lutte contre la « radicalisation » jihadiste. Un peu comme si on faisait faire une descente de caves à un alcoolique pour le soigner.
- Ne pas céder un pouce de terrain sur la question de la femme et notamment sur la question du « voile ». Pas de fantômes dans nos rues !
- Cesser de parler des « musulmans de France » et restaurer un enseignement scientifique rigoureux, un enseignement de la culture française et européenne en priorité.
- Cesser de sous-traiter le maintien de l’ordre aux salafistes comme ces maires qui soutiennent des mosquées salafistes au motif que leur enseignement détourne les jeunes de la drogue. Personnellement je ne serai pas gêné que les prédicateurs salafistes qui n’ont pas la nationalité française soient reconduits à la frontière, en partance pour les pays de leurs rêves, du type de l’Arabie Saoudite.
- Cesser de parler des Arabes, du monde arabe, etc. Il y a des Égyptiens, des Syriens, des Palestiniens, etc. qui sont des peuples des nations soumises par les Arabes (venus d’Arabie) puis par les Ottomans et enfin par les Européens…
- Cesser de cirer les babouches des monarques wahhabites. L’indécente légion d’honneur remise au ministre de l’intérieur saoudien n’est presque qu’une anecdote à côté du soutien militaire aux massacreurs des enfants du Yemen. Il faudrait aussi interdire toutes ces fondations qataris qui commencent à proliférer dans les banlieues … et annexement boycotter la coupe du monde de football au Qatar en 2022.
[Texte d'une conférence prononcée le 31 mars devant l'Association Philopop du Havre.]
lundi 28 mars 2016
L’homme dans la nature
Pour une philosophie de l’habitation du monde
La « crise écologique » qui a déjà commencé ne doit pas être prise à la légère. Or les discours dominants comme les politiques publiques, s’ils font mine d’en tenir compte apparaissent pour l’essentiel comme des bavardages mondains ou des opérations de diversion. En même temps, les spécialistes de l’écologie ont tendance à l’enfermer dans un discours « scientifique », en fait purement technocratique qui s’opposerait au discours technocratique des « productivistes ». Ce que je soutiendrai ici, c’est la nécessité de sortir de ces discours pour aller à la racine, philosophique, des questions auxquelles nous sommes confrontés. Je défendrai la nécessité de revisiter l’ontologie pour changer notre approche de la nature. C’est ce à quoi nous invite Arne Naess qui a essayé de penser une « écologie profonde » qui ne soit pas en rupture avec l’humanisme, qui refuse tout mysticisme et puisse se justifier à partir de raisonnements dont tous les termes aurons été clarifiés logiquement1. Naess se situe dans la lignée ouverte par Spinoza sur le plan philosophique le plus fondamental. Il s’agit donc de tracer les grandes lignes d’une philosophie « écologique » ou plutôt d’une philosophie qui prenne en compte la notion de notion et les apports de la « mésologie » d’Augustin Berque.2
dimanche 6 mars 2016
Nature et institution
Que l’institution s’oppose à la nature, cela semble absolument évident. Ce qui procède de soi-même, de son propre mouvement, n’a nul besoin d’être institué. L’institution s’oppose ici à la spontanéité. Elle s’oppose aussi à la création. La création produit une réalité nouvelle, comme la création de l’homme par Dieu, la création d’un opéra, etc. ; l’institution ne produit de nouveauté qu’en instaurant un ordre. Donc l’institution demande l’intervention d’un agent (humain) qui établit ce qui n’existait auparavant à partir d’éléments préexistants et doit même posséder pour cela une certaine technique – comme le législateur doit posséder la tekhnê de la loi ainsi que le soutient Platon dans le Gorgias. C’est pourquoi l’opposition nature/institution constitue une des oppositions catégoriales essentielles en ontologie. Cependant cette opposition, si utile, n’est peut-être qu’un trompe-l’œil : après tout, c’est par nature que les hommes établissent des lois pour vivre en communauté et donc, plus généralement, on pourrait penser les institutions humaines à l’instar des autres processus naturels. La véritable question n’est donc pas tant d’opposer (ou non) nature et institution mais bien de penser leur articulation dialectique.
[1]
Le monde proprement humain semble se constituer quand l’institution vient régler ce qui ne l’était pas. Si l’on suit la thèse bien connue de Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste (dont le revers est l’obligation de l’exogamie) est la première institution, celle par laquelle on passe de la nature à la culture. Elle est bien une institution : bien que partout présente, elle ne présente dans ses modalités aucun caractère d’universalité et ne repose sur aucune contrainte naturelle. L’idée que nos lointains ancêtres aient refusé la consanguinité pour ses dangers supposés est tout à fait ridicule : 1° ces lointains ancêtres ignoraient tout de la génétique et 2° les règles de prohibition sont si variées que ce qui est considéré comme une union consanguine et donc interdite ici sera tenu pour une union parfaitement licite ailleurs, ou encore que sont interdites des unions entre cousins parallèles pendant que sont prescrites des unions entre cousins croisés alors que le degré de consanguinité est rigoureusement le même dans les deux cas. L’institution de la prohibition de l’inceste est bien l’institution d’un certain ordre entre les humains.
Créée par les hommes, l’institution si elle doit avoir une certaine durée pour mériter ce nom est néanmoins révisable. La modernité commence sur le plan politique au moment où l’on considère que le pouvoir ne vient ni de la nature ni de Dieu, mais qu’il est bien institué par un accord entre les hommes, nommé « contrat social ». Révolution considérable qui conduit à ne plus penser l’obéissance au pouvoir comme une « loi naturelle » mais bien à en faire le résultat d’un libre consentement qui peut être remis en question dès lors que les clauses initiales du contrat ne sont plus garanties par l’une ou l’autre partie.
Parce que l’on en est venu à considérer la vie humaine comme arrachée pour l’essentiel à la naturalité, le monde des hommes est conçu comme le monde des institutions, ces artifices qui se substituent aux lois naturelles et à l’instinct. Ne faut-il pas instituer les enfants – et pour cela leur donner des instituteurs – parce que les petits d’homme sont naturellement inaptes à prendre leur place dans la société et doivent y être conduits par ces artifices nommés « pédagogie » ?
Ainsi l’opposition nature/institution devrait être considérée comme une autre forme de l’opposition nature/culture ou encore nature/artifice. Elle structurerait notre pensée et notre rapport au monde naturel d’un côté, au monde humain de l’autre.
[2]
Aussi éclairante soit-elle, l’opposition nature/institution suppose un dualisme métaphysique aussi largement partagé que contestable. La nature renvoie aux corps – à la res extensa de Descartes – pendant que l’institution nous fait entrer dans le monde l’esprit – la res cogitans cartésienne. Mais on pourrait aisément renverser ce point de vue et montrer que les institutions humaines sont tout aussi naturelles que les ruches des abeilles. La puissance de penser de l’homme lui appartient par nature et elle n’est elle-même que le résultat d’un processus évolutif naturel qui marque l’hominisation. Loin de s’opposer à la nature, la technique n’est que le prolongement et les institutions humaines sont des arrangements qui permettent dans des conditions socio-historiques particulières d’organiser au mieux la survie de l’espèce.
On ne saurait trop insister sur l’idée aristotélicienne selon laquelle la cité est une communauté naturelle. En effet, l’institution de la cité, qui l’œuvre propre du législateur, si elle est bien une action humaine, n’a pas d’autre fonction que d’accomplir ce que la nature a déjà dessiné. Il n’y a pas rupture entre nature et institution puisque l’institution actualise ce qui est en puissance dans les communautés humaines naturelles. Chez Spinoza, nulle trace de la téléologie aristotélicienne et cependant l’institution de la république n’est nullement une rupture avec l’ordre naturel, mais son prolongement. En s’unissant les hommes ne contredisent pas le droit de nature mais le déploient. Si le droit naturel de chaque individu n’est rien d’autre que sa puissance d’exister et d’agir, en s’unissant par un pacte social les hommes ne font rien d’autre que combiner leurs droits naturels et agissant comme un seul homme ils peuvent ainsi, chacun individuellement, profiter de la puissance commune. Spinoza insiste : le droit civil, résultat de l’institution, ne contredit pas le droit naturel et ne peut jamais le contredire. Si le souverain impose la loi aux particuliers, c’est tout simplement parce que le souverain, fort de la puissance commune est plus puissant que chaque particulier et donc c’est le droit naturel du souverain – du corps politique – qui s’impose face au droit naturel du particulier.
On pourrait encore radicaliser ce propos. De la même manière que certains spécialistes d’éthologie parlent aujourd'hui d’une culture animale, on pourrait voir dans la culture humaine une simple expression de la nature humaine – les hommes construisent des maisons comme les hirondelles construisent leurs nids. Les institutions humaines pourraient ainsi être considérées comme des comportements réguliers, sélectionnés par l’évolution, selon les schémas développés tant par la sociobiologie que par la psychologie évolutionniste. Cette dernière orientation naturaliste ne doit cependant être confondue ni avec le naturalisme aristotélicien ni avec celui de Spinoza. Chez ceux-ci les affaires humaines sont gouvernées non par les gènes comme dans la sociobiologie mais par les affects de l’esprit et par la puissance de la raison ce qui interdit de voir dans les institutions sociales une projection pure et simple des déterminismes naturels.
[3]
Le naturalisme pur du type sociobiologie est évidemment intenable – ne serait-ce que parce que la diversité des institutions humaines ne saurait être expliquées par des déterminismes naturels ou la propension des gènes à se propager. Comprendre à la fois l’opposition et l’unité de la nature et de l’institution cela suppose qu’on sache les articuler. Il convient de penser ensemble la nature et l’institution et déterminer comment l’un et l’autre jouent dans un rapport dialectique. La naissance est de prime abord un phénomène purement naturel, l’expression la plus claire de la naturalité de l’homme (naître et nature renvoient à la même racine). Et cependant la faiblesse naturelle propre au petit d’homme et l’impérieuse nécessité de l’amener à entrer dans la société, dans un monde déjà construit par ses aînés impliquent une institutionnalisation de la naissance et de l’éducation. L’événement de la naissance met en jeu toutes sortes de règles. Dans le cinéma des années 60, le père attendait à la porte de la maternité en fumant cigarette sur cigarette, aujourd’hui les pères assistent souvent les mères pendant le travail – alors qu’objectivement leur présence est parfaitement inutile. Dans certaines sociétés archaïques, les futurs pères pratiquaient le rituel de la couvade : dans les semaines précédant la naissance, le père se couchait, ne mangeait plus que le bouillie et souffrait de douleurs du ventre, une mise en scène visant à assurer la paternité et donc la filiation de l’enfant à naître. Nous pourrions aussi évoquer le baptême ici, la circoncision des garçons là, etc. Sans le soubassement naturel qu’est la reproduction de l’espèce, rien de cela évidemment n’aurait lieu d’être ! Mais la naissance est toujours institutionnalisée chez les humains. L’un et l’autre, donc, ou encore, pour parler comme Hegel l’identité de l’identité et de la différence. Pierre Legendre aime à citer cette formule reprise du droit romain, vitam instituere, instituer la vie. Formule étrange, paradoxale : ce qui est vivant procède de son mouvement naturel mais chez ce vivant parlant qu’est l’homme, la vie doit être instituée.
On pourrait développer des exemples semblables à propos de la mort, qui n’est jamais une « mort naturelle » au sens strict. Sur toutes ces questions la psychanalyse n’a a apporté de singulières lumières. Bien sûr, le substrat humain est biologique ; comme tous les vivants l’homme est fait de chair et de sang et du point de vue « objectif » du naturaliste, il n’y a pas de différence essentiel entre l’homme et les autres mammifères. Mais la vie de l’homme est de part en part prise dans le filet des institutions sociales ; sa vie est mise en scène et réinterprétée à partir des fictions du droit, des montages normatifs qui permette qu’il se tienne debout, qu’il soit établi.
Nous visons aujourd’hui un double mouvement. La désinstitutionnalisation en route dans nos sociétés scientifiques et techniques ultra-modernes vise à réduire la vie humaine à ces manipulations techno-scientifiques du vivant que permettent les biotechnologies, aussi bien celles de la procréation médicalement assistée que celles qui promettent d’échapper encore un moment à l’instant fatal. Cette désinstitutionnalisation réduit l’homme à sa chair, à la « conception bouchère de l’humanité », pour reprendre encore une expression de Legendre. D’un autre côté, nous croyons pouvoir nous affranchir complètement des étayages naturels de nos institutions. La substitution du genre (« construction linguistique » selon Judith Butler) au sexe qui se place sur le terrain de la section biologique de l’espèce, participe de ce processus. Les deux attitudes, finalement complémentaires procèdent de la même méconnaissance du rapport organique entre nature et institution.
[1]
Le monde proprement humain semble se constituer quand l’institution vient régler ce qui ne l’était pas. Si l’on suit la thèse bien connue de Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste (dont le revers est l’obligation de l’exogamie) est la première institution, celle par laquelle on passe de la nature à la culture. Elle est bien une institution : bien que partout présente, elle ne présente dans ses modalités aucun caractère d’universalité et ne repose sur aucune contrainte naturelle. L’idée que nos lointains ancêtres aient refusé la consanguinité pour ses dangers supposés est tout à fait ridicule : 1° ces lointains ancêtres ignoraient tout de la génétique et 2° les règles de prohibition sont si variées que ce qui est considéré comme une union consanguine et donc interdite ici sera tenu pour une union parfaitement licite ailleurs, ou encore que sont interdites des unions entre cousins parallèles pendant que sont prescrites des unions entre cousins croisés alors que le degré de consanguinité est rigoureusement le même dans les deux cas. L’institution de la prohibition de l’inceste est bien l’institution d’un certain ordre entre les humains.
Créée par les hommes, l’institution si elle doit avoir une certaine durée pour mériter ce nom est néanmoins révisable. La modernité commence sur le plan politique au moment où l’on considère que le pouvoir ne vient ni de la nature ni de Dieu, mais qu’il est bien institué par un accord entre les hommes, nommé « contrat social ». Révolution considérable qui conduit à ne plus penser l’obéissance au pouvoir comme une « loi naturelle » mais bien à en faire le résultat d’un libre consentement qui peut être remis en question dès lors que les clauses initiales du contrat ne sont plus garanties par l’une ou l’autre partie.
Parce que l’on en est venu à considérer la vie humaine comme arrachée pour l’essentiel à la naturalité, le monde des hommes est conçu comme le monde des institutions, ces artifices qui se substituent aux lois naturelles et à l’instinct. Ne faut-il pas instituer les enfants – et pour cela leur donner des instituteurs – parce que les petits d’homme sont naturellement inaptes à prendre leur place dans la société et doivent y être conduits par ces artifices nommés « pédagogie » ?
Ainsi l’opposition nature/institution devrait être considérée comme une autre forme de l’opposition nature/culture ou encore nature/artifice. Elle structurerait notre pensée et notre rapport au monde naturel d’un côté, au monde humain de l’autre.
[2]
Aussi éclairante soit-elle, l’opposition nature/institution suppose un dualisme métaphysique aussi largement partagé que contestable. La nature renvoie aux corps – à la res extensa de Descartes – pendant que l’institution nous fait entrer dans le monde l’esprit – la res cogitans cartésienne. Mais on pourrait aisément renverser ce point de vue et montrer que les institutions humaines sont tout aussi naturelles que les ruches des abeilles. La puissance de penser de l’homme lui appartient par nature et elle n’est elle-même que le résultat d’un processus évolutif naturel qui marque l’hominisation. Loin de s’opposer à la nature, la technique n’est que le prolongement et les institutions humaines sont des arrangements qui permettent dans des conditions socio-historiques particulières d’organiser au mieux la survie de l’espèce.
On ne saurait trop insister sur l’idée aristotélicienne selon laquelle la cité est une communauté naturelle. En effet, l’institution de la cité, qui l’œuvre propre du législateur, si elle est bien une action humaine, n’a pas d’autre fonction que d’accomplir ce que la nature a déjà dessiné. Il n’y a pas rupture entre nature et institution puisque l’institution actualise ce qui est en puissance dans les communautés humaines naturelles. Chez Spinoza, nulle trace de la téléologie aristotélicienne et cependant l’institution de la république n’est nullement une rupture avec l’ordre naturel, mais son prolongement. En s’unissant les hommes ne contredisent pas le droit de nature mais le déploient. Si le droit naturel de chaque individu n’est rien d’autre que sa puissance d’exister et d’agir, en s’unissant par un pacte social les hommes ne font rien d’autre que combiner leurs droits naturels et agissant comme un seul homme ils peuvent ainsi, chacun individuellement, profiter de la puissance commune. Spinoza insiste : le droit civil, résultat de l’institution, ne contredit pas le droit naturel et ne peut jamais le contredire. Si le souverain impose la loi aux particuliers, c’est tout simplement parce que le souverain, fort de la puissance commune est plus puissant que chaque particulier et donc c’est le droit naturel du souverain – du corps politique – qui s’impose face au droit naturel du particulier.
On pourrait encore radicaliser ce propos. De la même manière que certains spécialistes d’éthologie parlent aujourd'hui d’une culture animale, on pourrait voir dans la culture humaine une simple expression de la nature humaine – les hommes construisent des maisons comme les hirondelles construisent leurs nids. Les institutions humaines pourraient ainsi être considérées comme des comportements réguliers, sélectionnés par l’évolution, selon les schémas développés tant par la sociobiologie que par la psychologie évolutionniste. Cette dernière orientation naturaliste ne doit cependant être confondue ni avec le naturalisme aristotélicien ni avec celui de Spinoza. Chez ceux-ci les affaires humaines sont gouvernées non par les gènes comme dans la sociobiologie mais par les affects de l’esprit et par la puissance de la raison ce qui interdit de voir dans les institutions sociales une projection pure et simple des déterminismes naturels.
[3]
Le naturalisme pur du type sociobiologie est évidemment intenable – ne serait-ce que parce que la diversité des institutions humaines ne saurait être expliquées par des déterminismes naturels ou la propension des gènes à se propager. Comprendre à la fois l’opposition et l’unité de la nature et de l’institution cela suppose qu’on sache les articuler. Il convient de penser ensemble la nature et l’institution et déterminer comment l’un et l’autre jouent dans un rapport dialectique. La naissance est de prime abord un phénomène purement naturel, l’expression la plus claire de la naturalité de l’homme (naître et nature renvoient à la même racine). Et cependant la faiblesse naturelle propre au petit d’homme et l’impérieuse nécessité de l’amener à entrer dans la société, dans un monde déjà construit par ses aînés impliquent une institutionnalisation de la naissance et de l’éducation. L’événement de la naissance met en jeu toutes sortes de règles. Dans le cinéma des années 60, le père attendait à la porte de la maternité en fumant cigarette sur cigarette, aujourd’hui les pères assistent souvent les mères pendant le travail – alors qu’objectivement leur présence est parfaitement inutile. Dans certaines sociétés archaïques, les futurs pères pratiquaient le rituel de la couvade : dans les semaines précédant la naissance, le père se couchait, ne mangeait plus que le bouillie et souffrait de douleurs du ventre, une mise en scène visant à assurer la paternité et donc la filiation de l’enfant à naître. Nous pourrions aussi évoquer le baptême ici, la circoncision des garçons là, etc. Sans le soubassement naturel qu’est la reproduction de l’espèce, rien de cela évidemment n’aurait lieu d’être ! Mais la naissance est toujours institutionnalisée chez les humains. L’un et l’autre, donc, ou encore, pour parler comme Hegel l’identité de l’identité et de la différence. Pierre Legendre aime à citer cette formule reprise du droit romain, vitam instituere, instituer la vie. Formule étrange, paradoxale : ce qui est vivant procède de son mouvement naturel mais chez ce vivant parlant qu’est l’homme, la vie doit être instituée.
On pourrait développer des exemples semblables à propos de la mort, qui n’est jamais une « mort naturelle » au sens strict. Sur toutes ces questions la psychanalyse n’a a apporté de singulières lumières. Bien sûr, le substrat humain est biologique ; comme tous les vivants l’homme est fait de chair et de sang et du point de vue « objectif » du naturaliste, il n’y a pas de différence essentiel entre l’homme et les autres mammifères. Mais la vie de l’homme est de part en part prise dans le filet des institutions sociales ; sa vie est mise en scène et réinterprétée à partir des fictions du droit, des montages normatifs qui permette qu’il se tienne debout, qu’il soit établi.
Nous visons aujourd’hui un double mouvement. La désinstitutionnalisation en route dans nos sociétés scientifiques et techniques ultra-modernes vise à réduire la vie humaine à ces manipulations techno-scientifiques du vivant que permettent les biotechnologies, aussi bien celles de la procréation médicalement assistée que celles qui promettent d’échapper encore un moment à l’instant fatal. Cette désinstitutionnalisation réduit l’homme à sa chair, à la « conception bouchère de l’humanité », pour reprendre encore une expression de Legendre. D’un autre côté, nous croyons pouvoir nous affranchir complètement des étayages naturels de nos institutions. La substitution du genre (« construction linguistique » selon Judith Butler) au sexe qui se place sur le terrain de la section biologique de l’espèce, participe de ce processus. Les deux attitudes, finalement complémentaires procèdent de la même méconnaissance du rapport organique entre nature et institution.
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