dimanche 15 septembre 2002

Si Dieu n’existe pas …

La loi semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : " si Dieu n’existe pas, tout est permis. "
L’idée d’un fondement de la dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son " droit de nature " sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la , cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération aux libre-penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux.
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la  ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la . Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teuronique, " Dieu le veut ". " C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ". Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui en saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?
Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la , une autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Denis Collin - sept 2002

jeudi 12 septembre 2002

Quelques remarques sur l’article de Jean-Jacques Kupiec, « La biologie a-t-elle opéré sa révolution copernicienne ? » (La Raison, n° 474, septembre/octobre 2002)

Il faut dire, tout d’abord, que le livre de Kupiec et Sonigo, Ni Dieu, ni gène, (Seuil, 2000) est à lire et à relire, à la fois pour sa clarté, sa capacité à relier les questions philosophiques et les recherches scientifiques et par l’audace enfin des vues qui y sont exposées. Affirmant que la génétique n’est pas une science, mais seulement une théorie scientifique de l’hérédité, les deux auteurs jettent un pavé dans la mare. En proposant de faire de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle la base d’une théorie matérialiste de l’ontogénèse, ils ouvrent une voie qui semble très féconde.
Résumant sa problématique philosophique pour La Raison, Kupiec a certainement raison de faire de la propagation du nominalisme une des conditions de la grande révolution scientifique moderne, celle qui donne les Copernic et les Galilée. Il me semble cependant qu’en opposant nominalisme et aristotélisme, Kupiec fait fausse route. Certes, la grande majorité des aristotéliciens sont partisans du réalisme des universaux. Mais les aristotéliciens nominalistes sont assez nombreux. Aristote, en effet, est aussi bien le père du nominalisme que celui du réalisme et, de fait, les écoles nominalistes de la philosophie médiévale partent de la relecture de la métaphysique aristotélicienne. Des propositions à connotation nominaliste se trouvent affirmées dès les premières pages des «Catégories». « La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni affirmé d'un sujet ni dans un sujet : par exemple l'homme individuel ou le cheval individuel. » Or ces réalités individuelles sont le fondement de toute réalité : « Faute donc par ces substances premières d'exister, aucune autre chose ne pourrait exister. » Dans la « Métaphysique », Aristote développe la même idée en refusant que les universaux puissent être considérés comme substances, car l'universel est ce qui appartient naturellement à une multiplicité et donc « rien de ce qui existe comme universel dans les êtres n'est une substance ; c'est aussi parce qu'aucun des prédicats communs ne marque un être déterminé mais seulement telle qualité de la chose. » Et « Ainsi donc, nous venons de rendre évident qu'aucun des universaux n'est substance et qu'il n'y a aucune substance composée de substances. »
C'est précisément ce refus des universaux comme substances qui structure l'anti-platonisme d'Aristote et en particulier sa polémique contre la théorie des idées. Au couple Idée-apparence qui fait des multiples « étants » des manifestations phénoménales de l’Idée, seule dotée de réalité et d’intelligibilité, Aristote oppose la substance comme substrat singulier et véritable étant, dont les accidents modifient l’apparence. Les diverses substances peuvent avoir des attributs communs à partir desquels sont construits des « universaux », des espèces et des genres qui ne sont jamais véritablement des substances mais peuvent seulement « être dits » des substances en un certain sens particulier. Représentant le plus connu du nominalisme médiéval, Guillaume d’Occam (1290-1349) se situe dans cette filiation aristotélicienne. Et la philosophie d’Occam joue un rôle capital dans l’évolution intellectuelle qui conduit à la science moderne.
Ces remarques n’atteignent pas la problématique de Kupiec que je partage très largement. Mais il fallait rendre à César ou plutôt à Aristote (l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, disait Marx) ce qui lui revient.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans le n°476 du journal "La Raison")

mercredi 11 septembre 2002

Etudes matérialistes sur la morale


Un ouvrage d'Yvon Quiniou
Il y a quelques années, Yvon Quiniou publiait une stimulante lecture matérialiste de Nietzsche, Nietzsche ou l'impossible immoralisme (Kimé, 1993). Ses Études matérialistes sur la morale (Kimé, 2002) synthétisent une recherche poursuivie patiemment, à l'écart de la doxa, pour construire une conception matérialiste de la morale. Il y a un fil directeur dans sa réflexion : l'affirmation de la valeur scientifique du matérialisme, un matérialisme modeste et non métaphysique, celui qui considère toute réalité connaissable humainement comme une seule réalité matérielle, dont le travail scientifique peut expliquer les lois de transformation, de l'apparition des organismes vivants jusqu’à l'homo sapiens. Cette conception strictement moniste exclut tout recours à la transcendance divine. A partir de là, se pose la question cruciale : comment la morale est-elle possible d'un point de vue matérialiste? Se situant sur le plan de la nature, considérée sans adjonction extérieure, le matérialisme semble exclure comme simple mystification tout devoir-être. N'est-ce pas le matérialisme nietzschéen qui se proposait de “ fracasser la morale ” comme illusion de la vie? YQ montre qu'en réalité l'immoralisme nietzschéen se tourne en un moralisme nouveau qui fait l'apologie de ce qu'il appelle les valeurs de la vie.
Distinguant soigneusement morale et éthique, YQ montre qu'une morale universaliste reste possible et nécessaire d'un point de vue matérialiste. Ses études sur Darwin, spécialement sur La descendance de l'homme, montrent que la théorie de l'évolution rend très bien compte de l'apparition de la morale comme un instinct social qui s'est révélé un avantage adaptatif décisif pour la survie de l'espèce. Mais expliquer la genèse de la morale, ce n'est pas encore la fonder rationnellement comme système normatif. Défendant une version non métaphysique de la morale kantienne, YQ dans ses études sur Marx et Habermas expose clairement tout l'intérêt que peuvent tirer d'une telle approche tous ceux qui continuent de lutter pour l'émancipation humaine.
Clair, pédagogique, le livre de Quiniou est à lire, à faire lire et à discuter.
Denis Collin (11 avril 2002)

mercredi 29 mai 2002

Par-delà Bien et Mal. Note de lecture


La pensée de Nietzsche veut clairement se situer, comme le dit le titre de l’un de ses livres majeurs “ par-delà le Bien et le Mal ”. Animé par la volonté d’une rupture radicale avec la tradition platonicienne, avec le christianisme et avec la morale égalitariste des Lumières, Nietzsche tente de déconstruire les oppositions sur lesquelles se fonde la morale. Loin d’être le pur négatif ou le manque d’être qui le caractérise dans les philosophies rationalistes – cartésienne, leibnizienne ou spinoziste – le mal revêt une véritable positivité car il va s’ancrer dans la puissance de la vie.

Les préjugés des philosophes

L’immoralisme ou l’amoralisme nietzschéen se fonde d’abord sur une critique en règle de la métaphysique classique. Refusant tout dogmatisme, revalorisant le scepticisme et le relativisme antiques, Nietzsche s’en prend à la “ lourdeur ” et au “ sérieux ” des philosophes. Mais, en dépit de ses prétentions, la philosophie ne serait-elle pas qu’une “ superstition populaire ” enjolivée ? Ainsi la superstition de l’âme – simple erreur d’interprétation des phénomènes naturels, nous dit Nietzsche devient chez les philosophes “ superstition du moi ”. Le plus souvent, ce sont les suggestions de la grammaire qui deviennent les fondements des extravagances de la métaphysique : comme il faut un sujet grammatical au “ je pense ”, on transforme le “ je ” en substance philosophique.
D’abord démonter les préjugés des philosophes. Le premier de ces préjugés concerne la vérité. Ce qui n’est pas mis en cause dans la tradition philosophique, c’est la volonté du vrai : on peut se disputer sur les critères de la vérité, mais pas sur la volonté du vrai. Or, le vrai est une valeur, parmi d’autres. Le nouvelle question philosophique est celle de l’origine du choix de cette valeur. “ Nous finissons par penser que le problème n’a jamais été pensé jusqu’à présent ” : il faut oser mettre en question les fondements mêmes du questionnement philosophique et les catégories sur lesquelles il s’appuie. C’est une stratégie du soupçon.
La séparation absolues des valeurs (Bien/mal, Vrai/faux) est à la base de la philosophie classique. Elle est le grand préjugé des philosophes. Elle suppose une véritable séparation en deux mondes, sans rapport entre eux. Platon est visé, mais c’est aussi “ le préjugé typique auquel on reconnaît les métaphysiciens. ” Cette “ croyance aux oppositions de valeurs ” résulte de jugements superficiels, des perspectives provisoires. Or, on peut se demander 1° s’il y a des oppositions en général – l’opposition résulterait de notre manière de penser qui suppose de ramener le pluriel à l’identité et le différent à l’opposé ; et 2° si la véracité et le désintéressement ne sont pas des manifestations de la volonté de tromper et de l’égoïsme, des appétits de la vie. Ainsi, les valeurs opposées sont de même nature.

Conscience et instinct

Le première opposition réfutée est celle de l’instinct et de la conscience. Alors que les moralistes opposent le Bien qui a sa source dans la conscience (dans la raison pure, chez Kant) au mal qui exprime nos instincts (toujours bas !), Nietzsche affirme que les deux ont la même origine : la conservation de l’individu. Ainsi, la vérité a certes une valeur, mais la non vérité aussi. Renoncer aux jugements faux reviendrait à renoncer à la vie elle-même. Exemple : la philosophie elle-même ! Ainsi, la logique, le fait de rapporter le monde sensible à un monde imaginaire (celui des Idées), de fausser le réel en le rapportant au nombre (Platon et les pythagoriciens, la physique) sont indispensables à la survie de notre espèce : c’est notre manière de pouvoir agir sur le monde (et non une vérité en soi). Il y aurait là une sorte de pragmatisme vitaliste : est “ vrai ” tout ce qui est bon pour la vie. Ou encore le non vrai étant aussi une condition de la vie a donc autant de valeur que le vrai.
Mais Nietzsche se distingue du pragmatisme par son refus du positivisme, “ bric-à-brac de notions hétéroclites ” pour les “ philosophâtres de la réalité ”. On ne doit pas non plus ramener l’instinct vital à l’instinct de conservation. Toute la philosophie classique reconnaissait l’importance de cet instinct. Mais, pour Nietzsche, l’instinct fondamental est le déploiement de la puissance. Sous le déguisement de la pensée philosophique ou religieuse, c’est la volonté de puissance qu’il faudra déceler.

La tartuferie des philosophes et valeur de la philosophie

L’amour de la sagesse est l’amour de sa propre sagesse. Amoureux de la vérité, sont les philosophes, mais de “ leurs vérités ”. Il faut admettre la relativité des jugements. Ce n’est pas loin ici d’une position sceptique. Mais il ne s’agit pas seulement de tartuferie : les philosophes se cuirassent parce qu’ils savent leur propre vulnérabilité. C’est la morale qui est à la base de toute philosophie, mais la morale ne découle pas de la raison pure, mais c’est au contraire l’utilisation de la raison qui part d’un choix moral personnel. L’amour de la connaissance n’est que le moyen sous lequel un autre instinct se déguise. Or tout instinct aspire à la domination. Ainsi la philosophie apparaît comme figure de la maîtrise. Il en va presque de même avec la science. Mais Nietzsche laisse entendre qu’il pourrait y avoir chez les savants un “ instinct de la connaissance ” qui garde une certaine indépendance à l’égard des autres instincts. Ce n’est pas le cas des philosophes. C’est pourquoi il faut en philosophie faire œuvre de savant. La Généalogie de la morale se présente ainsi et, pour son auteur, elle définit un programme de recherche.
De quelle science s’agit-il ? De la psychologie qu’il faut sortir des préjugés et de la morale pour en faire un “ Psychologie des profondeurs ” qui sera une véritable psychophysiologie. Mais cette nouvelle science devra lutter contre “ les résistances inconscientes ”. Si on va au-delà de la morale, la psychologie retrouvera son statut de science maîtresse.
Mais pour autant, on ne doit pas idolâtrer la science. Le savoir lui-même n’est qu’un raffinement de l’ignorance. Ne pas savoir : c’est ce qui nous permet l’insouciance et l’action, et la jouissance de la vie. Le savoir s’élève sur cette base et ne lui pas antagonique. Le savoir est aussi un moyen de ne pas savoir, de nous masquer ce qui est inutile ou nuisible à la vie. C’est pourquoi le monde de la science est un monde simplifié, un monde qui élimine du réel ce qui ne nous est pas utile.

La part de la bête

Nietzsche propose de remplacer la question kantienne “ Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? ” par “ Pourquoi devons nous croire à de tels jugements ? Quelle est leur nécessité vitale ? ” Si nous devons croire en leur vérité, c’est selon une croyance qui appartient à “ l’optique de la vie et à sa perspective. ”
Il faut assumer la part de la “ bête ” qui est en nous. La condamner et l’assumer. C’est le mérite des philosophes cyniques (Diogène). C’est pourquoi, à cause de ce consentement à la bête, il y a chez Nietzsche un refus obstiné de “ l’homme qui s’indigne, l’homme qui se déchire et s’écorche lui-même à belles dents ”. Car “ nul ne ment autant qu’un homme indigné. ” Quelque chose qui fait penser aux virulentes critiques des “ moralistes ” qu’on trouve chez Spinoza quand il s’en prend à ceux qui passent leur temps à rabaisser l’homme.
La contrepartie de cette prise de position est dans la nécessité de séparer pensée ésotérique et pensée exotérique. Nietzsche invoque le danger d’une pensée élevée pour les âmes basses. C’est pourquoi il défend l’idée d’une double pensée. Ce qui nous incitera à la prudence quant à l’interprétation de l’œuvre nietzschéenne. Mais du même coup la rend bien énigmatique.

La généalogie de la morale

La préhistoire est en deçà du bien et du mal. La norme des actes, c’est leur succès ou leur échec : “ la valeur ou l’absence de valeur d’une action découla de ses conséquences ”. Donc, une action est “ bonne ” si elle est favorable à celui qui la mène. Il n’y a pas encore de jugement concernant ni l’action elle-même ni ses mobiles. Au point de départ de l’évolution humaine, c’est une sorte de pragmatisme strict qui est le fondement de l’appréciation des comportements humains : “ c’était la vertu rétroactive du succès ou de l’échec qui inclinait les hommes à juger d’une action en bien ou en mal. Les parents sont jugés d’après les enfants. ”
C’est l’époque pré-morale. L’impératif “ Connais-toi toi-même ” était inconnu. C’est un homme sans intériorité que présente ici Nietzsche. Mais ce genre de pragmatisme ne doit pas être confondu avec l’utilitarisme. Est bon ce qui permet non le bonheur de la masse – de l’esprit plébéien dit Nietzsche – mais ce qui manifeste les qualités des êtres supérieurs. Voilà le règne des valeurs aristocratiques qui amène à inverser ce rapport pragmatique. C’est la “ naissance ” (ou la cause et non plus la conséquence qui détermine le jugement (dans l’époque pré-morale, c’est la réussite des enfants qui juge les parents, maintenant les enfants sont nobles en raison de leur naissance) d’où l’origine de la morale de l’intention (l’intention est avant l’action comme les parents avant les enfants). Ainsi l’évaluation morale proprement est-elle d’abord née du règne de l’aristocratie mais “ au fond de toutes ces races nobles, on ne peut méconnaître le fauve, la superbe bête blonde en quête de la volupté du butin et de la victoire ”.
Mais la valeur d’une action réside, dit Nietzsche en opposition avec Kant, dans ce qu’elle a de non intentionnel, car l’intention n’est que la surface et loin de nous permettre d’évaluer, de peser la valeur de l’action, elle la dissimule, comme la “ bonne intention ” n’est souvent que le masque sont s’affuble l’instinct. De même les bons sentiments visent à séduire ; mais qu’ils plaisent n’est pas un argument en leur faveur. C’est pourquoi la réaction contre les valeurs aristocratiques est l’insurrection des esclaves chez qui le ressentiment va être créateur de ces nouvelles valeurs morales “ démocratiques ” ou plébéiennes. L’égalité, l’idée que nul n’est méchant volontairement, toutes ces idées qui sont au centre des pensées socratique ou chrétienne, voilà ce qui naît de ce retournement du regard évaluateur. Dans toute la pensée morale et politique moderne, c’est la “ race assujettie ” qui reprend le dessus.
Il serait pourtant erroné de s’en tenir là et de rabattre finalement la pensée nietzschéenne à une version moderne des discours du Calliclès et du Thrasymaque de Platon met en scène dans ses dialogues. Car Nietzsche reconnaît que le fauve doit être domestiqué et que l’instinct doit être sublimé. Bref que sa déconstruction de la morale aura bien du mal à être immorale.

De la déconstruction de la morale à l’ontologie : la volonté de puissance

Il y a, chez Nietzsche, une ontologie moniste. Le monisme, exigence de la pensée, au moins à titre de méthode. Nous n’avons pas d’autre “ donné ” que les appétits et les passions. Il nous faut donc comprendre le monde matériel comme une unité dont nous ne différons pas. C’est une question de méthode que Nietzsche invoque. Inutile de supposer à l’avance de nombreuses causes distinctes. La méthode c’est d’essayer d’en chercher une seule, de ramener la divers à un seul principe, “ jusqu’à l’absurde ”, dit-il.
Ainsi, le corps doit-il être conçu comme un “ champ de forces ”, la combinaison et l’opposition des instincts. Et le monde matériel n’en est pas substantiellement différent. Il n’en apparaît que comme une forme plus primitive. Complication et combinaison de systèmes de forces : telle apparaît la vie et c’est pourquoi le monde “ vu de l’intérieur ” est vu comme volonté de puissance et rien d’autre. Cette définition élimine le concept métaphysique traditionnel de la volonté. “ Il n’y a pas de volonté ” répète Nietzsche. En ramenant la “ volonté de puissance ” au jeu des forces de notre monde, c’est la volonté comme substance métaphysique ou comme faculté du sujet qui disparaît.
Il n’y pas de volonté parce que le “ vouloir ” humain n’est pas une mystérieuse faculté qui précéderait l’action, mais le résultat (la résultante selon le parallélogramme des forces) des combinaisons contradictoires des instincts, des pulsions en lutte entre elles pour la prépondérance. Ce que nous appelons volonté, ce n’est que triomphe provisoire d’une pulsion sur les autres ou la traduction en termes conscients de l’état d’équilibre temporaire qui s’est installé dans le jeu des pulsions. La volonté de puissance, c’est simplement le déploiement, non finalisé, sans but fixé à l’avance, des forces. La vie, et a fortiori la vie humaine, n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance qui se diversifie, s’affine, mais aussi s’affaiblit dit Nietzsche.
Enfin il y a une bipolarité fondamentale de la volonté de puissance (force active et force réactive). La question est de savoir “ si nous considérons la volonté comme réellement agissante ”, c'est-à-dire s’il y a bien une “ causalité de la volonté ”. Si on l’admet (c’est une croyance ou une simple hypothèse), alors elle doit avoir une portée générale ; donc elle doit être au fondement même de tout être, et pas seulement une propriété ou une faculté spéciale de l’esprit de l’homme.

Conclusion : l’esprit libre

Au delà des contradictions de la pensée de Nietzsche, ces contradictions qui ont tant contribué à sa méconnaissance et à la diffusion d’un nietzschéisme de pacotille, maigre couverture du bon vieux “ droit du plus fort ”, il faut d’abord souligner la portée de cette “ psychologie des profondeurs ” comme moyen d’explorer et de tester nos sentiments moraux. Il faut regarder en face l’âme humaine, quoiqu’il en coûte, en refusant les illusions consolatrices qui dressent un idéal de l’âme humaine face à sa réalité.
Nietzsche le dit : la volonté de défendre sa vérité rend “ venimeux, sournois, mauvais ”. Donc, on ne peut pas être “ nietzschéen ”, si être nietzschéen c’est défendre une position philosophique contre des ennemis.

mercredi 27 mars 2002

Républicanisme et socialisme : la question de la propriété


Justification d’une recherche

L’évidente et profonde crise du socialisme à l’échelle internationale pose de sérieuses questions à tous ceux qui croient encore nécessaire une transformation sociale radicale, seule à même de résoudre les questions angoissantes que pose à l’humanité le développement presque sans opposition de la domination du capital financier. Cette crise a une première origine évidente : le “ socialisme réel ” a échoué lamentablement, englouti sous les ruines des régimes tyranniques qui prétendaient l’incarner. Mais il ne suffit pas de refuser ce “ socialisme ” dénaturé, ni d’entreprendre la recherche de nouvelles formules théoriques pour redonner vie à ce qui fut la grande espérance du siècle passé. Construire des “ modèles ” pour le socialisme me semble une activité des plus utiles. Mais nous sommes confrontés à un problème peut-être plus grave. Si la liberté est notre bien le plus précieux, le mouvement ouvrier du xixe pouvait se présenter comme l’héritier du mouvement émancipateur qui commence au cœur du Moyen Âge avec la lutte pour les franchises communales et bientôt le gouvernement républicain des grandes villes libres italiennes. Cependant, l’évolution vers le “ socialisme de caserne ” puis vers les régimes totalitaires contredit cette inscription historique longue et délégitime ainsi le projet socialiste et permet, a contrario de faire du libéralisme économiste et utilitariste le seul représentant légitime de ce mouvement.[i]
Donc c’est le projet socialiste lui-même qui doit être re-légitimé. Je voudrais montrer ici que le projet d’une transformation radicale des rapports sociaux peut être reconstruit en prenant appui sur la tradition humaniste, égalitariste et républicaine[ii].
Je rappellerai (I) quelle conception de la liberté défend le républicanisme, par différence avec les théories concurrentes comme le libéralisme politique d’un côté et les diverses formes de la liberté comme affirmation de soi contenues principalement dans la tradition socialiste. En (II) je montrerai comment le républicanisme fournit un cadre théorique permettant de penser un socialisme qui tire le bilan d’une expérience maintenant plus que séculaire … où les échecs sont cependant bien plus nombreux que les succès. Enfin, (III) j’essaierai de dire pourquoi la question de la propriété est restée énigmatique et j’indiquerai quelques pistes de travail.

La liberté républicaine

Le républicanisme, tel que le définit Philip Pettit, est essentiellement une doctrine politique, et en première approche ne semble guère éclairer notre propos. Cependant, en faisant de la question de la domination la question capitale de la théorie politique, l’approche républicaniste permet de renouveler tant la problématique du pouvoir que celle de la propriété dans le champ de la pensée socialiste.
L’opposition traditionnelle dans laquelle s’ancre la tradition socialiste concerne d’abord la liberté. À la liberté libérale – dont je laisse ici de côté la critique bien connue – qui consiste à restreindre au minimum l’intervention de l’État dans les affaires privées des individus, s’oppose la conception de la liberté comme affirmation de soi (“ le développement de toutes les potentialités ” comme le dit Marx dans le Capital). C’est pourquoi l’exercice direct du pouvoir à tous les niveaux constitue une des revendications de base du socialisme, une revendication qui voit la réalisation de l’homme dans la maîtrise sur sa propre vie. Et c’est pourquoi la “ démocratie directe ” par les conseils ouvriers a été présentée comme la forme adéquate de l’émancipation.[iii]
Il y a cependant de bonnes raisons d’être méfiants à l’égard de cet idéal. Rousseau se demandait déjà si cet autogouvernement n’était pas un régime fait pour les dieux. Quand les hommes montent à l’assaut du ciel, dans les périodes d’exaltation révolutionnaire, elle est sans doute la forme spontanée qui ressurgit à chaque fois. Mais on ne peut pas faire la révolution tous les jours et tous les individus sont loin de participer à ces mouvements révolutionnaires. Et quand il s’agit de stabiliser de nouvelles formes d’organisation sociale et politique, ces formes révolutionnaires se vident de tout contenu et soit disparaissent soit se figent en appareil bureaucratique.
En pratique, dans une nation plus vaste qu’une cité grecque ou un canton suisse, la démocratie directe se transforme en une pyramide de conseils (les soviets dans la Russie révolutionnaire) qui devient incontrôlable par les citoyens de base et peut facilement être la proie de toutes les manipulations (notamment celles des fractions minoritaires les mieux organisées). Enfin, cette démocratie directe sans contrepoids peut souvent assurer l’une des formes les plus terrifiantes de tyrannie, la tyrannie de la majorité.
Réfléchissant sur les leçons des expériences socialistes, Tony Andréani réfute les analyses de ceux qui pensent que c’est seulement l’absence de démocratie qui est la cause de l’échec de la “ construction socialiste ” en URSS et dans les pays du “ socialisme réel ”. Il ajoute ceci : “ Une démocratie pleinement développée n’est même pas souhaitable. Tout n’est pas faux dans la critique hayekienne de la “ démocratie illimitée ”. Pour ce maître à penser du néolibéralisme la démocratie doit être réduite au minimum, c'est-à-dire à la codification des règles qui naissent du libre jeu du marché et qui doivent permettre à son “ ordre spontané ” de fonctionner sans frictions. Elle pourrait même en fait être remplacée par une despotisme éclairé. Mais quand Hayek dénonce le “ constructivisme ”, il n’a pas tout à fait tort. Une démocratie permanente et sans rivages, outre le coût qu’elle impliquerait, comporterait de grands risques de paralysie, puisque tout serait susceptible à tout moment d’être remis en cause. Enfin, il est certain que les individus s’en lasseraient rapidement. ”[iv]
C’est cet exceptionnalisme de la démocratie directe et donc l’idée de la liberté comme auto-affirmation qui redonne toute sa place à la conception républicaine telle que la définit Philip Pettit. S’il est impossible de rêver d’une démocratie à l’athénienne étendue à toute la population et si on ne veut pas se contenter de la liberté négative des libéraux, la conception républicaine pourrait bien être le moyen de dépasser cette antinomie classique.
Alors que pour la conception libérale, c’est l’opposition jus/lex qui est centrale, pour la conception républicaine, c’est l’opposition liber/servus, l’opposition entre le citoyen libre et l’esclave. Contre les libéraux, tenant de la liberté comme non-ingérence de l’État, les républicanistes affirment que la loi libère si elle protège les individus contre la domination, même “ librement ” consentie d’autres individus. Contre les tenants de la liberté comme participation à l’exercice du pouvoir politique dans la cité, les républicanistes, reprenant Machiavel soutiennent que les hommes ne veulent pas tant gouverner que n’être pas gouvernés.
On retrouve cette problématique chez Philip Pettit pour qui il peut y avoir ingérence sans perte de liberté, quand l’ingérence n’est pas arbitraire et ne représente pas une forme de domination, c'est-à-dire “ quand elle est contrôlée par les intérêts et les opinions de celui qui en est affecté ”[v]. Une loi faite dans l’intérêt du peuple interfère avec la volonté des individus mais elle n’est pas une forme de domination. Dans la tradition républicaine, c’est la loi qui crée la liberté que les citoyens peuvent partager. Du même coup le problème de la liberté des individus se reporte sur celui de l’origine de la loi. Donc la question clé est celle de la souveraineté du peuple en tant que législateur et non l’exercice direct et permanent du pouvoir politique exécutif.
Entre la liberté négative (ou non-ingérence) et la liberté comme maîtrise de son propre sort (fondée sur la participation au gouvernement de la cité), la liberté républicaine peut être définie comme non-domination. Mais la liberté comme non-domination ne concerne pas principalement, comme chez les libéraux, le rapport entre le pouvoir politique et les personnes privées, mais toutes les formes de domination, y compris celles qui s’établissent dans la société civile. Ainsi les rapports entre les hommes et les femmes ou entre patrons et salariés peuvent-ils être des rapports de domination contre lesquels la force de la loi doit protéger les individus.
Pettit distingue domination et ingérence. L’ingérence est toute limitation qu’une personne (physique ou morale) peut apporter à la liberté de choix et de mouvement d’un individu. Ainsi dans le cas du policier qui intervient pour faire appliquer la loi et protéger les personnes il s’agit bien d’une ingérence mais sans domination. La question est seulement de savoir quels intérêts sont poursuivis ? Un agent en domine un autre si, et seulement si, il a un certain pouvoir sur le second, en particulier un pouvoir d’ingérence sur une base arbitraire. L’agent peut être une personne ou un acteur collectif. Et pour éviter toutes les objections éventuelles, Pettit donne l’exemple de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est pas plus fondée que quiconque à dominer !

Conséquences politiques du républicanisme

L’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques : 1) elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ; 2) elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination.
Comme le fait remarquer Pettit, il est évident que cette définition de liberté incite au radicalisme social. Protéger les individus contre la domination, leur assurer les possibilités d’une existence stable et sans trop d’anxiété face à l’avenir, voilà ce que doit faire la liberté républicaine. Mais, si le républicanisme est conséquent, cela suppose que le pouvoir étatique ne s’arrête pas à porte des entreprises et ne s’incline pas devant les sacro-saintes lois du marché.
Le républicanisme est donc un “ égalitarisme structurel ” comme le dit Pettit. Chez Rawls, les plus grandes inégalités de distribution des richesses peuvent être justes si elles sont conformes au principe de différence – c'est-à-dire si elles profitent en priorité au plus défavorisés.[vi] Pour Pettit au contraire, la liberté comme non-domination étant fonction des pouvoirs relatifs des individus, cela “ a un impact immédiat sur la possibilité d’augmenter l’intensité d’ensemble de la non-domination par l’introduction d’une plus grande inégalité dans sa distribution. ”[vii] On voit donc immédiatement que la réduction de la domination dans les rapports employeurs/salariés a, chez Pettit, un rapport immédiat avec la liberté d’ensemble de la société, alors que Rawls a toujours cherché à protéger la Théorie de la Justice contre des conséquences aussi subversives. Ainsi Pettit souligne que l’idée de liberté comme non-domination doit être agréable aux socialistes car elle est implicitement “ une réclamation contre l’esclavage salarié ”.[viii] Par exemple, la conception républicaine légitime l’arme de la grève comme moyen de défense des ouvriers contre la domination patronale.
La liberté comme non-domination est conçue essentiellement comme une liberté civique. Un individu peut se retirer de la vie sociale et alors il ne subira plus les ingérences arbitraires des autres, mais il ne sera pas libre pour autant. Reprenant la tradition romaine de la libertas comme civitas, la conception républicaniste fait de la liberté d’abord une question politique et donc affirme que la liberté du citoyen et la liberté de la cité sont une seule et même chose. Elle s’oppose ainsi frontalement aux conceptions libérales, dominantes aujourd’hui, qui dissocient totalement les libertés individuelles de l’existence d’une république. Elle replace donc au premier plan ce qu’on appelait le bien public. Elle réaffirme que les individus ne peuvent être libres que dans une République libre.
Que tirer de tout cela ? Tout simplement que l’émancipation n’a pas besoin d’aller cherche midi à quatorze heures et que les formes du pouvoir politique adéquates résident dans la république parlementaire, fondée sur la séparation des pouvoirs, le respect absolu du pouvoir populaire législatif, la protection constitutionnelle des droits des minorités et un très large autogouvernement local. Bref quelque chose que Marx et Engels commençaient à envisager, ainsi que les études de Jacques Texier nous l’ont montré.

La question de la propriété

Pettit fait remarquer que le républicanisme n’est pas seulement agréable aux défenseurs du socialisme, mais aussi à ceux de la propriété privée, ce qui lui permet d’affirmer qu’elle pourrait être une bonne théorie politique permettant un consensus par recoupement en remplacement de la théorie de Rawls. Allons un peu plus loin.
1)     Le conception républicaine ne dissocie pas les libertés individuelles de la citoyenneté et ceci n’est possible que si on pose au fondement même de la société l’existence d’un bien public. Donc est posée la question de l’appropriation sociale. Il n’y a pas de vie commune sans que soient définis les biens publics qui doivent être soumis directement au pouvoir commun.
2)     Si être libre c’est n’avoir pas de maître, si c’est obéir à la loi pour n’obéir à personne, comme le dit Rousseau, dès lors que les rapports de propriété permettent à un homme d’être le maître d’un autre, ces rapports sont frappés d’illégitimité du point de vue même de ce qui constitue l’essence de ce bien public qui définit l’état civil. C’est pourquoi si Rousseau défend la propriété privée à condition qu’elle reste mesurée, Spinoza envisage dans le Traité politique des limitations drastiques au droit de propriété.
3)     Il est nécessaire de retravailler le statut de la propriété privée dans une perspective socialiste, c'est-à-dire précisément l’articulation entre propriété sociale et propriété privée.
Avant d’aller plus loin, je voudrais souligner ceci : le socialisme ne peut pas être justifié pour des raisons “ scientifiques ” ou de rationalité. Le mode de production capitaliste est rationnel, à sa façon tout comme l’était la planification centralisée à la soviétique. Mais la rationalité devient facilement folle. Ce sont seulement des choix axiologiques raisonnables qui peuvent guider une théorie politique. Nous sommes pour une autre organisation de la société fondamentalement pour des raisons morales ou éthiques : parce que nous croyons comme Kant que nous ne devons jamais considérer la personne humaine simplement comme un moyen mais toujours comme une fin en soi, mais aussi (et ce n’est pas contradictoire) parce que le bien de l’homme réside dans une très large mesure dans le fait de vivre ensemble (alors que les libéraux du genre Nozick soutiennent que les individus mènent des existences séparées).
La première thèse (kantienne) soutient la liberté comme non domination, y compris la domination qui se fonde sur la propriété capitaliste, ce que Kant n’avait pas vu. La seconde définit le bien commun. Ces deux thèses, prises de manière conséquente, conduisent directement à une critique radicale de la société soumise au mode de production capitaliste.
Je laisse de côté la question de l’appropriation sociale et de la critique du rapport capitaliste qui a été largement abordée. Je voudrais insister pour terminer sur le problème de la propriété privée.
Hannah Arendt considère la propriété collective comme une contradiction dans les termes. La société de masse, dit Arendt, détruit non seulement le domaine public mais aussi le domaine privé, c'est-à-dire de la possibilité même d’une protection contre le monde. Arendt montre que le monde antique distingue la propriété et la richesse alors que notre monde abolit cette distinction absorbant la propriété dans la richesse. Elle fait cette remarque qui mérite d’être méditée : “ À la longue, l’appropriation individuelle des richesses n’aura pas plus de respect pour la propriété privée que la socialisation des processus d’accumulation. Ce n’est pas Karl Marx qui l’a inventé, c’est un fait qui tient à la nature même de cette société ”[ix]. C’est l’évidence : les possesseurs de capital fuient les ennuis de la propriété : ils ne détiennent que des titres interchangeables et négociables 24 heures sur 24. Les grandes entreprises se débarrassent de leur parcs immobilier et automobile. La propriété privée n’est plus un lieu à soi ; elle a disparu au profit de l’expression la plus abstraite, la plus “ métaphysique ”  dirait Marx de la richesse sociale, l’argent.
Si on reprend avec Arendt la dissociation antique de la propriété et de la richesse, on pourrait donc distinguer propriété privée et propriété capitaliste. Bien qu’elle commette une erreur concernant la pensée de Marx qu’elle voit comme une revendication de “ l’abolition de toute propriété ”, Hannah Arendt fait justement remarquer “ l’intérêt dominant n’est plus la propriété ”, conçue comme un enclos dans l’espace commun, mais “ l’accroissement de richesse et le processus d’accumulation comme tel ”[x], processus qu’elle analyse comme la destruction de toute possibilité de constitution d’un “ monde commun ”. Un monde, notre monde où toute la richesse sociale “ s’annonce comme une immense accumulation de marchandises ” est-il encore un monde commun ?
Locke, le grand théoricien du capitalisme libéral, articule son Traité du gouvernement civil sur le passage de la propriété privée fondée sur le travail, une propriété qui ne permet pas d’accumulation et la propriété libérée de ses entraves, celle de l’argent, qui est potentiellement accumulation illimitée de richesse. Voilà une autre piste qu’on pourrait suivre. Quoi qu’il en soit, une analyse plus fine de la propriété, distinguant des formes de propriété privée habituellement subsumée sous la même dénomination, permettrait de réintroduire la question de la structure sociale dans la problématique des théories de la justice du type rawlsien ou autre.
Enfin, il y un dernier point qui pourrait être retravaillé. On sait que les révolutionnaires de 1789 tout comme Kant (et même parfois Rousseau) distinguaient deux catégories de citoyens, les citoyens actifs et les citoyens passifs. Les droits politiques sont réservés aux hommes libres, c'est-à-dire à ceux dont les conditions de base de la vie ne dépendent pas d’un autre homme. Généralement on ne sait pas très bien comment traiter cette question ; on y voit une limitation de la pensée démocratique des grands ancêtres – c’est comme dans l’affaire de l’esclavage chez Aristote : le philosophe est gêné aux entournures. Je crois que ces grands ancêtres n’étaient pas victimes des préjugés de leur époque mais au contraire fort perspicaces : ils ne parvenaient pas appeler homme libre un homme dont la vie est entre les mains d’un autre homme ; on peut éventuellement leur reprocher d’en avoir pris leur parti, et d’avoir transformé le fait en droit, mais certainement pas d’avoir perçu cette question sur laquelle nous fermons obstinément les yeux. Je vais donner un exemple qui permettra de saisir de quoi il s’agit. On a coutume de penser de que l’exode rural est le départ des paysans de la campagne pour devenir ouvrier en ville. C’est très largement faux : ce sont d’abord les ouvriers ruraux qui sont devenus des ouvriers citadins. Mais le changement est fondamental. L’ouvrier rural a son jardin, ses poules et dispose encore partiellement de lui-même. L’ouvrier citadin n’a plus rien de tout cela et se trouve à la merci du capitaliste. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec les schémas du marxisme standard mais éclaire singulièrement ces questions de la propriété.
La propriété privée fondée sur le travail pourrait alors apparaître comme une protection contre la propriété capitaliste, mais aussi contre les dégénérescences possibles des diverses formes de propriété sociale. Après tout, si nous sommes favorables à des formes de production basées sur la libre association des producteurs, la possibilité de se retirer de l’association est la garantie de la liberté. Autrement dit, est-ce qu’une bonne théorie de la justice ne devrait pas déterminer aussi des principes de base de répartition de la propriété privée – au lieu de se concentrer uniquement sur les revenus et la richesse.
Je ne veux pas revenir à la petite production marchande, encore que je m’interroge toujours sur la formule de Marx qui veut restaurer “ la propriété individuelle ” du travailleur sur la base des “ acquêts de l’ère capitaliste ”. Mais je crois que cette approche permet de comprendre quelque chose de fondamental qui nous a souvent échappé.
Denis Collin – mars 2002


[i] Je ne veux pas engager ici un débat sémantique, mais le terme libéralisme me gêne car il couvre indistinction Hobbes et Benjamin Constant et il me semble que ce n’est pas du tout le même genre de libéralisme que défendent ces deux-là.
[ii] J’entends par ce dernier qualificatif la tradition qu’on redéfinie certains auteurs comme John Pocock, Quentin Skinner ou Philip Pettit.
[iii] Il serait intéressant d’étudier les liens entre l’humanisme civique – cette tradition qui va d’Aristote à Hannah Arendt et fait de l’action par la parole dans l’espace public le plus haut degré de la vie active ­– et le socialisme révolutionnaire des conseils. Arendt, dont la mère était proche de Rosa Luxemburg, fait elle-même ce lien dans son analyse des conseils ouvriers hongrois de 1956.
[iv] ANDREANI (Tony) : Le socialisme est (a) venir, Syllepse, 2001, page 120
[v] PETTIT (Philip), Republicanism, A Theory of  Freedom and Government,  Oxford University Press, 1997-1999 page 36
[vi] J’ai montré ailleurs (Morale et Justice Sociale,  Seuil, 2001, coll. La couleur des idées) le caractère indéterminé du principe de différence.
[vii] PETTIT, op. cit. page 114
[viii] PETTIT, op. cit. page 142. Pettit montre également que les revendications féministes ou environnementalistes peuvent aisément être reformulées dans le langage du républicanisme (cf. pp. 135-141). Enfin, il affirme que la République est aussi un idéal communautaire et essaie de trouver une synthèse entre l’universalisme classique et les revendications communautaires raisonnables.
[ix] ARENDT, Hannah : Condition de l’homme moderne, Presses Pocket, page 109
[x] ARENDT, op. cit. page 164

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