samedi 7 février 2009

La connaissance de la vérité. A propos de l'ouvrage de Lucca Grecchi


Lucca Grecchi, né en 1972, est le directeur de la revue italienne Koinè et a déjà publié de nombreux ouvrages qui tous conduisent sur le même chemin, celui qui repense un humanisme adapté à notre temps à partir de l’inspiration des philosophes grecs, de Platon et Aristote, essentiellement.  Sa conoscenza della verità (editrice Petite Plaisance, www.petiteplaisance.it ) constitue une importante étape de son parcours intellectuel.
En suivant les habitudes, j’aurais dû être tenté de traduire de l’italien felicità par « bonheur ». J’ai préféré ce mot un peu suranné de « félicité » parce qu’il est beaucoup précis que le bonheur qui est la bonne occasion, la bonne fortune et non ce plein contentement que renferme la félicité. Cela pose un problème : en français nous n’avons pas l’adjectif qualificatif qui va avec « félicité ». Le latin « felix » est sans descendance dans le français moderne et je me suis vu contraint de traduire « felice » par « pleinement heureux ». Il ne s’agit pas d’une question de terminologie ou de divertissement philologique.  Le bonheur est une marchandise qui se vend à plein rayon « psy » des librairies ou dans les magazines (surtout avant les vacances d’été). L’us et l’abus de mot (peu heureux !) le rend suspect. Et Aristote ne propose pas un chemin vers le bonheur, c’est-à-dire la bonne fortune ou le bon coup, mais la découverte du bon démon comme guide de la vie (c’est cela le sens de cet eudémonisme qui définit la doctrine aristotélicienne).
Quoi qu’il en soit, la lecture de Grecchi est bonne et à conseiller. Espérons qu’il se trouvera un éditeur pour traduire les œuvres de cet encore jeune philosophe à contre-courant des modes relativistes et nihilistes de notre temps.
Préface de Mario Vegetti
(Je donne ici la préface du livre qui donne un bon aperçu de ses intentions)
Luca Grecchi est, à sa manière, un penseur « classique ». Je ne me réfère pas seulement à sa prédilection pour les grands philosophes de l’antiquité, Platon et Aristote, pas non plus à son lien avec les penseurs contemporains véritablement très attentifs à la philosophie grecque, comme Emanuele Severino ou Umberto Galimberti. J’ai à l’esprit, au contraire, l’attitude théorique de Grecchi, sa manière d’aller directement au cœur des problèmes, une attitude qui pourrait sembler téméraire ou même naïve, parce qu’il renvoie au second plan la séculaire élaboration historique de ces problèmes, en simplifie la complexité croissante qui risque de les faire apparaître comme insolubles, en somme parce qu’il tente d’araser et d’aplanir des parcours de pensée que la tradition a rendus labyrinthiques et inaccessibles.
Cette attitude émerge avec une particulière clarté dans le traitement que dans ce livre Grecchi consacre à une question aussi illustre et décisive mais, pour diverses raisons, oubliée et refoulée comme l’est celle de la félicité. Pour sa dimension historique, Grecchi renvoie opportunément au beau livre de Fulvia de Luise et Giuseppe Farinetti (Storia della felicità). Son raisonnement, au contraire, va directement, comme on vient de le dire, au centre du problème. Si par « félicité » on entend – en en assumant la définition aristotélicienne qui sera ensuite argumentée en conclusion du livre – la complète réalisation, le flourishing, de l’essence de l’homme, il est avant tout nécessaire de définir cette essence.
Ici Grecchi se confronte à un obstacle formidable, en quoi consiste une des raisons essentielles de l’abandon de la question de la félicité. La pensée moderne, de divers points de vue, a convenu de l’impossibilité d’une semblable définition. Il s’agit du résultat convergent d’un double réductionnisme : réductionnisme historique d’un côté, réductionnisme biologique de l’autre. Si l’homme est le produit de son histoire, il n’est, évidemment, aucune définition possible d’une essence métahistorique. S’il est le résultat d’une complexe organisation génétiquement déterminée, cette définition devra plutôt être cherchée du côté de la formule de l’ADN et des processus phylogénétiques.
Contre l’un et l’autre de ces réductionnismes (dont la réfutation, à dire vrai, n’échappe pas au soupçon d’être une pétition de principes, parce que leur caractère fallacieux est argumenté par le fait qu’elles sont incapables de donner une définition de l’essence, c’est-à-dire précisément ce dont elles nient la possibilité), Grecchi propose une définition de l’essence humaine inspirée précisément des philosophes grecs  et élaborée dans ses précédents travaux d’orientation fortement marquée comme « métaphysique » : l’homme dans son essence (donc dans son âme) est un être rationnel (capable de connaissance et de vérité), moral (capable de reconnaître des valeurs universelles) et symbolique (capable de conférer du sens à l’existence).
La rationalité en particulier est en mesure de porter l’homme à cette compréhension critique du monde qui garantit sa liberté et constitue ainsi une condition incontournable pour la félicité. Il  y aussi ici un trait particulièrement « classique » (dans le sens platonicien/aristotélicien) de la pensée de Grecchi : le privilège de la rationalité finit par coïncider avec celui de la philosophie, et donc c’est le primat de la « vie théorétique » – vive est la présence de pages conclusives de L’Éthique à Nicomaque – qui constitue la garantie de l’authentique et suprême félicité humaine.
Ce ne sont pas seulement les réductionnismes de la pensée qui, selon Grecchi, déterminent l’éclipse de cette manière de concevoir l’essence de l’homme et son plein déploiement dans la figure de la félicité. Il s’agit aussi et peut-être avant tout de l’organisation sociale propre à la modernité, c’est-à-dire le mode de production capitaliste. Celui-ci produit des modalités comportementales, des styles de personnalité qui lui sont particuliers : dans des pages très efficaces, Grecchi identifie la dominante « personnalité concrétiste », pour laquelle seul compte le présent, la « personnalité narcissiste », qui forme une pseudo image de soi grandiose , la personnalité réifiée ou consumériste, la personnalité sociopathe, qui refuse les règles de la vie commune, et enfin la personnalité apathique dépressive, qui renonce à la tension vers la réalisation de soi.  Des formes d’existence manquée, pourrait-on dire, fonctionnelles ou résiduelles au regard de la structure sociale dominante qui  se barrent l’accès  à l’aspiration à la félicité elle-même.
À la fin de sa recherche, Grecchi donne de ce concept une définition forte, « substantielle ». La félicité consiste en un dépassement de l’angoisse face à la finitude de l’existence humaine et aux limites  imposées par le monde dans lequel on vit (de l’une et de l’autre dépend cette infélicité qui, selon l’auteur, constitue la condition originaire de l’homme). Cette félicité comprend l’équilibre harmonieux et le plein déploiement des trois composantes de « l’âme », la rationnelle, la morale et la symbolique, c’est-à-dire un processus d’acquisition de vérité, de valeurs et sens. Dans une polémique respectueuse mais ferme contre les conceptions « faibles » de la félicité, comme celle que soutient, à son avis, Salvatore Natoli, Grecchi nie que par félicité on doive entendre seulement une sensation instantanée et précaire de satisfaction, une expérience gratifiante ou un état de sérénité mentale. Au contraire, on peut parler de félicité – encore une fois à la manière aristotélicienne – seulement à propos d’un parcours positif de réalisation de l’essence humaine qui englobe la vie tout entière et est tourné vers un horizon de valeurs universelles et non pas abandonné au subjectivisme « herméneutique ». Et encore ceci : Platon et Aristote ont raison, selon Grecchi, quand ils nient qu’il soit possible de disjoindre la félicité de l’individu  de celle, collective, de la polis ; la route vers la félicité comporte donc un engagement altruiste et solidaire, parce qu’on ne peut pas être pleinement heureux tout seul dans un contexte de douleur et de souffrance.
La recherche de Grecchi, dont on a cherché ici à rendre compte sommairement, suscitera certainement autant de consensus que de critiques. Un mérité, toutefois, ne peut pas lui être nié : celui d’avoir posé avec force et clarté un problème central pour la réflexion contemporaine et d’avoir revendiqué tout autant de force l’exigence de réponses aptes à devenir universalisables,tant sur le plan de la vérité que sur celui de la valeur. On pourrait regretter que de l’intervention de Grecchi soient restés exclus des auteurs aussi importants que Nagel et Amartya Sen d’un côté, Foucault de l’autre, pour ne donner que quelques exemples. En compensation, le rappel constant aux grands classiques grecs a donné au livre un guide sûr pour la radicalisation de l’interrogation théorique et des réponses relatives. Ceci rend donc la lecture de ce livre stimulante tant pour ceux qui en partagent le positionnement que pour ceux qui en diffèrent.
Mario Vegetti

Conoscenza della felicità (La connaissance de la félicité)

Luca Grecchi, né en 1972, est le directeur de la revue italienne Koinè et a déjà publié de nombreux ouvrages qui tous conduisent sur le même chemin, celui qui repense un humanisme adapté à notre temps à partir de l’inspiration des philosophes grecs, de Platon et Aristote, essentiellement.  Sa Conoscenza della felicità (editrice Petite Plaisance, 2005, www.petiteplaisance.it ) constitue une importante étape de son parcours intellectuel.
En suivant les habitudes, j’aurais dû être tenté de traduire de l’italien felicità par « bonheur ». J’ai préféréce mot un peu suranné de « félicité » parce qu’il est beaucoup précis que le bonheur qui est la bonne occasion, la bonne fortune et non ce plein contentement que renferme la félicité. Cela pose un problème : en français nous n’avons pas l’adjectif qualificatif qui va avec « félicité ». Le latin « felix » est sans descendance dans le français moderne et je me suis vu contraint de traduire « felice » par « pleinement heureux ». Il ne s’agit pas d’une question de terminologie ou de divertissement philologique.  Le bonheur est une marchandise qui se vend à plein rayon « psy » des librairies ou dans les magazines (surtout avant les vacances d’été). L’us et l’abus de mot (peu heureux !) le rend suspect. Et Aristote ne propose pas un chemin vers le bonheur, c’est-à-dire la bonne fortune ou le bon coup, mais la découverte du bon démon comme guide de la vie (c’est cela le sens de cet eudémonisme qui définit la doctrine aristotélicienne).
Quoi qu’il en soit, la lecture de Grecchi est bonne et à conseiller. Espérons qu’il se trouvera un éditeur pour traduire les œuvres de cet encore jeune philosophe à contre-courant des modes relativistes et nihilistes de notre temps.

Préface de Mario Vegetti

(Je donne ici la préface du livre qui donne un bon aperçu de ses intentions)
Luca Grecchi est, à sa manière, un penseur « classique ». Je ne me réfère pas seulement à sa prédilection pour les grands philosophes de l’antiquité, Platon et Aristote, pas non plus à son lien avec les penseurs contemporains véritablement très attentifs à la philosophie grecque, comme Emanuele Severino ou Umberto Galimberti. J’ai à l’esprit, au contraire, l’attitude théorique de Grecchi, sa manière d’aller directement au cœur des problèmes, une attitude qui pourrait sembler téméraire ou même naïve, parce qu’il renvoie au second plan la séculaire élaboration historique de ces problèmes, en simplifie la complexité croissante qui risque de les faire apparaître comme insolubles, en somme parce qu’il tente d’araser et d’aplanir des parcours de pensée que la tradition a rendus labyrinthiques et inaccessibles.
Cette attitude émerge avec une particulière clarté dans le traitement que dans ce livre Grecchi consacre à une question aussi illustre et décisive mais, pour diverses raisons, oubliée et refoulée comme l’est celle de la félicité. Pour sa dimension historique, Grecchi renvoie opportunément au beau livre de Fulvia de Luise et Giuseppe Farinetti (Storia della felicità). Son raisonnement, au contraire, va directement, comme on vient de le dire, au centre du problème. Si par « félicité » on entend – en en assumant la définition aristotélicienne qui sera ensuite argumentée en conclusion du livre – la complète réalisation, le flourishing, de l’essence de l’homme, il est avant tout nécessaire de définir cette essence.
Ici Grecchi se confronte à un obstacle formidable, en quoi consiste une des raisons essentielles de l’abandon de la question de la félicité. La pensée moderne, de divers points de vue, a convenu de l’impossibilité d’une semblable définition. Il s’agit du résultat convergent d’un double réductionnisme : réductionnisme historique d’un côté, réductionnisme biologique de l’autre. Si l’homme est le produit de son histoire, il n’est, évidemment, aucune définition possible d’une essence métahistorique. S’il est le résultat d’une complexe organisation génétiquement déterminée, cette définition devra plutôt être cherchée du côté de la formule de l’ADN et des processus phylogénétiques.
Contre l’un et l’autre de ces réductionnismes (dont la réfutation, à dire vrai, n’échappe pas au soupçon d’être une pétition de principes, parce que leur caractère fallacieux est argumenté par le fait qu’elles sont incapables de donner une définition de l’essence, c’est-à-dire précisément ce dont elles nient la possibilité), Grecchi propose une définition de l’essence humaine inspirée précisément des philosophes grecs  et élaborée dans ses précédents travaux d’orientation fortement marquée comme « métaphysique » : l’homme dans son essence (donc dans son âme) est un être rationnel (capable de connaissance et de vérité), moral (capable de reconnaître des valeurs universelles) et symbolique (capable de conférer du sens à l’existence).
La rationalité en particulier est en mesure de porter l’homme à cette compréhension critique du monde qui garantit sa liberté et constitue ainsi une condition incontournable pour la félicité. Il  y aussi ici un trait particulièrement « classique » (dans le sens platonicien/aristotélicien) de la pensée de Grecchi : le privilège de la rationalité finit par coïncider avec celui de la philosophie, et donc c’est le primat de la « vie théorétique » – vive est la présence de pages conclusives de L’Éthique à Nicomaque – qui constitue la garantie de l’authentique et suprême félicité humaine.
Ce ne sont pas seulement les réductionnismes de la pensée qui, selon Grecchi, déterminent l’éclipse de cette manière de concevoir l’essence de l’homme et son plein déploiement dans la figure de la félicité. Il s’agit aussi et peut-être avant tout de l’organisation sociale propre à la modernité, c’est-à-dire le mode de production capitaliste. Celui-ci produit des modalités comportementales, des styles de personnalité qui lui sont particuliers : dans des pages très efficaces, Grecchi identifie la dominante « personnalité concrétiste », pour laquelle seul compte le présent, la « personnalité narcissiste », qui forme une pseudo image de soi grandiose , la personnalité réifiée ou consumériste, la personnalité sociopathe, qui refuse les règles de la vie commune, et enfin la personnalité apathique dépressive, qui renonce à la tension vers la réalisation de soi.  Des formes d’existence manquée, pourrait-on dire, fonctionnelles ou résiduelles au regard de la structure sociale dominante qui  se barrent l’accès  à l’aspiration à la félicité elle-même.
À la fin de sa recherche, Grecchi donne de ce concept une définition forte, « substantielle ». La félicité consiste en un dépassement de l’angoisse face à la finitude de l’existence humaine et aux limites  imposées par le monde dans lequel on vit (de l’une et de l’autre dépend cette infélicité qui, selon l’auteur, constitue la condition originaire de l’homme). Cette félicité comprend l’équilibre harmonieux et le plein déploiement des trois composantes de « l’âme », la rationnelle, la  et la symbolique, c’est-à-dire un processus d’acquisition de vérité, de valeurs et sens. Dans une polémique respectueuse mais ferme contre les conceptions « faibles » de la félicité, comme celle que soutient, à son avis, Salvatore Natoli, Grecchi nie que par félicité on doive entendre seulement une sensation instantanée et précaire de satisfaction, une expérience gratifiante ou un état de sérénité mentale. Au contraire, on peut parler de félicité – encore une fois à la manière aristotélicienne – seulement à propos d’un parcours positif de réalisation de l’essence humaine qui englobe la vie tout entière et est tourné vers un horizon de valeurs universelles et non pas abandonné au subjectivisme « herméneutique ». Et encore ceci : Platon et Aristote ont raison, selon Grecchi, quand ils nient qu’il soit possible de disjoindre la félicité de l’individu  de celle, collective, de la polis ; la route vers la félicité comporte donc un engagement altruiste et solidaire, parce qu’on ne peut pas être pleinement heureux tout seul dans un contexte de douleur et de souffrance.
La recherche de Grecchi, dont on a cherché ici à rendre compte sommairement, suscitera certainement autant de consensus que de critiques. Un mérité, toutefois, ne peut pas lui être nié : celui d’avoir posé avec force et clarté un problème central pour la réflexion contemporaine et d’avoir revendiqué tout autant de force l’exigence de réponses aptes à devenir universalisables,tant sur le plan de la vérité que sur celui de la valeur. On pourrait regretter que de l’intervention de Grecchi soient restés exclus des auteurs aussi importants que Nagel et Amartya Sen d’un côté, Foucault de l’autre, pour ne donner que quelques exemples. En compensation, le rappel constant aux grands classiques grecs a donné au livre un guide sûr pour la radicalisation de l’interrogation théorique et des réponses relatives. Ceci rend donc la lecture de ce livre stimulante tant pour ceux qui en partagent le positionnement que pour ceux qui en diffèrent.
Mario Vegetti

dimanche 1 février 2009

Le cauchemar de Karl Marx

Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?


Il est grand temps de s’apercevoir qu’il n’est guère de penseur qui ait dessiné avec plus de perspicacité les grandes lignes d’un avenir qui est notre présent. Contrairement à ce que répètent ceux qui aimeraient réfuter Marx sans l’avoir lu, les prédictions économiques déduites des analyses du Capital ont été pour l’essentiel validées. Ce livre le démontre avec une rare clarté, en retraçant l’histoire du capitalisme des cent dernières années, à la lueur des thèses marxiennes. Concentration et centralisation du capital, constitution d’un marché mondial et d’une division mondiale du travail et jusqu’à l’émergence de la puissance chinoise, tout cela est dans Marx. Les sociétés par action, les fonds d’investissement, les « hedge funds », le développement de la spéculation non pas sur les profits réels mais sur les attentes de profits à venir, les« titres pourris » (junk bonds), bref toutes les tentatives par lesquelles le capital cherche à dépasser les barrières propres au rapport capitaliste, tout cela est exposé avec un certain luxe de détails dans le Capital.
Marx a eu raison, pour le pire. Mais sans cesse le capitalisme renaît de ses cendres. La révolution se fait attendre. Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? Les rébellions ne sont-elles plus que les feux de paille d’un horizon sans joie? Sommes-nous condamnés à assister au yo-yo boursier comme des spectateurs impuissants ? L’auteur préfère ne pas s’y résoudre. Il montre comment, en soumettant la planète entière à sa loi, entransformant des milliards d’Indiens, de Chinois, d’Africains demain en prolétaires, en exploitant tous les champs possibles d’accumulation, lecapitalisme prépare le moment où la logique de la plus-value s’effondrera bel et bien. En attendant, ce livre examine quelques pistes pour unealternative radicale.
   Éditions Max Milo - collection l'Inconnu - ISBN : 978-2-35341-055-2 - à paraître le 26 février 2009


L'Humanité - Tribune libre - 
Article paru le 28 février 2009

Pour un communisme libéré du mythe de la « fin de l’histoire »

Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?,
de Denis Collin. Éditions Max Milo, 2008, 318 pages, 24,90 euros.
En pleine crise du capitalisme mondialisé, se demander si ce système est « une histoire sans fin » pourrait sembler anachronique. Mais la réflexion que nous livre Denis Collin est bien guidée par la volonté de dessiner les contours d’une alternative, pour aujourd’hui. Seulement, souligne le philosophe, si « (les) grandes crises ouvrent la possibilité de la disparition du capitalisme et de son remplacement par un autre système (…), possibilité n’est pas nécessité : une possibilité peut rester à l’état de simple possibilité éternellement ». Dès lors, l’urgence même de la situation impose de prendre le temps d’un réexamen sans concession des différentes tentatives historiques de dépassement du capitalisme (socialisme « réel » comme social-démocratie ouvrière), mais aussi, et surtout, d’une relecture patiente de Marx et de ses prédictions, à la fois géniales et ambiguës. Oui, la dynamique interne du capitalisme conduit à la concentration et centralisation du capital. Mais la perspective d’une « expropriation des expropriateurs », appuyée sur le constat d’une socialisation croissante de la production, a pris des traits cauchemardesques. « L’abolition du salariat prend la forme de l’abolition des statuts juridiques protégés des salariés et la possibilité pour les salariés de passer le plus rapidement possible au statut de non-salariés. » Bref, le « mouvement réel qui abolit l’état actuel » auquel Marx, dans l’idéologie allemande, veut identifier le concept de communisme, semble nous entraîner paradoxalement vers un « capitalisme pur », un état d’atomisation sociale où les individus, loin d’être des « producteurs (consciemment) associés », se pensent et se comportent comme entrepreneurs d’eux-mêmes. Corrélativement, le dépérissement de l’État, ou plus exactement sa « transformation en une simple administration de la production », selon l’expression du Manifeste du parti communiste, revêt le caractère monstrueux de la « gouvernance » néolibérale, foulant aux pieds la souveraineté populaire, au nom du « libre-échange ». Comment le « désir » de Marx s’est-il ainsi transformé en un cauchemar ? Denis Collin avance de solides « considérations », assurément marxiennes mais accablantes pour les différentes variantes de la tradition marxiste. Celles-ci ont en effet toujours eu tendance à n’aborder le salariat que comme condition commune de ceux qui vivent de la vente de leur force de travail, alors qu’il est « d’abord et surtout (dans le Capital) la concurrence que se font les vendeurs de force de travail (…) sur le "marché" du travail ». Dans l’optique de Denis Collin, c’est notamment cette question du dépassement de l’expérience quotidienne de concurrence qu’une certaine orthodoxie marxiste a tenté d’extrapoler par des surenchères ouvriéristes. À rebours de ces impasses, l’auteur propose de repenser l’association marxienne des producteurs sur des fondements anthropologiques, « communautaires ». Mettant en exergue les conséquences de la marchandisation capitaliste sur le bien commun, l’environnement mais aussi la transmission des savoirs par laquelle se forgent des individualités capables de liberté, cet ouvrage pose les jalons d’une authentique alternative, libératrice pour les sujets concrets.
Laurent Etre
 Commentaires

par Anonyme (193.248.41.222), le Samedi 21 Février 2009, 01:41
1/ Pourriez-vous me dire si le réseau FNAC distribue ce livre ?
2/ On m'objecte que je n'interprète pas correctement Marx car je n' ai pas lu Hegel, pourriez-vous m'indiquer un ouvrage que je puisse comprendre (je n'ai pas dépassé la bac G).
Merci.   
Re:
par dcollin, le Samedi 21 Février 2009, 09:25
Le livre peut être commandé chez tous les libraires proposant leurs livres en ligne et donc aussi à la FNAC et ailleurs.
Le rapport de Marx à Hegel est une affaire compliquée sur laquelle existe une littérature d'un volume écrasant. Mais on peut comprendre Marx par lui-même sans avoir lu Hegel et peut-être mieux comprendre Hegel quand on a lu Marx.

DC
Cartographier le système et retrouver des prises sur son évolution
par Y (83.197.29.91), le Lundi 23 Février 2009, 11:09
Mais il ne faudrait pas oublier le complexe institutionnel dont le "capitalisme" fait partie : http://yannickrumpala.wordpress.com/2008/10/15/changement-d%e2%80%99epoque/
Et la question est donc aussi de retrouver des prises sur le système actuel et son évolution. Pour une proposition visant à tracer les réseaux qui en font la trame : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/01/04/cartographier-le-contemporain/
merci
par Clem120% (84.99.231.193), le Samedi 18 Juillet 2009, 00:37
 Je suis en train de lire votre livre, je n'ai jamais lu un livre aussi clair, merci.
Vous ne tombez pas dans la "mode" des auteurs qui se mettent spontanément à critiquer le capitalisme à cause de la crise.

jeudi 1 janvier 2009

L’idéologie démocratique (À propos d’un aveu de M. Kouchner …)

Au début de décembre 2008, M. Kouchner a fait sensation en prenant la défense de la « raison d’État » et en estimant qu’un secrétariat d’État aux droits de l’homme ne pouvait que gêner la politique extérieure de la France. Le thuriféraire du « droit d’ingérence », de la « politique morale » et de la « guerre humanitaire » brûlait en quelques phrases ce qu’il avait adoré et confessait avoir professé des âneries dangereuses pendant une quarantaine d’années ! On y pourrait voir l’aboutissement d’une trajectoire politique lamentable – hélas, trop banale – celle qui conduit un ancien communiste à jouer les utilités dans le gouvernement de M. Sarkozy. Mais la chose est plus importante et M. Kouchner pourrait bien avoir aidé, sans doute à l’insu de son plein gré, à la manifestation de la vérité et au nécessaire démontage de « l’idéologie démocratique ».
Car si la démocratie mérite d’être défendue contre le pouvoir croissant des oligarchies ou contre la montée de l’État policier technologiquement assisté, depuis plus de trois décennies, c’est au nom de la démocratie et de la « politique morale » qu’est menée l’offensive des classes dominantes pour liquider tout ce qui avait dû être concédé dans les périodes révolutionnaires antérieures.
L’idéologie démocratique repose sur quelques principes, répétés à satiété par les grands médias, c’est-à-dire la propagande au service de l’ordre établi. Le premier principe est l’affirmation que le mal absolu réside dans l’utopie d’une société égalitaire et fraternelle.  Ce fut, on s’en souvient peut-être, l’apport « théorique » des prétendus « nouveaux philosophes »[1] lancés au milieu des années 70 par une grande opération de marketing, véritable début pour la France de l’offensive anti-ouvrière. Le deuxième principe est celui de la priorité de la morale sur la politique. Dans la lignée des « nouveaux philosophes », on proclama en 1984 avec SOS Racisme (dont BHL est un des parrains) la naissance d’une gauche morale. Plus de lutte des classes, mais la lutte contre les discriminations. Plus de transformation des rapports sociaux mais la revendication que personne ne puisse être empêché de devenir capitaliste en raison de sa couleur de peau. Le troisième principe qui s’affirme pleinement avec l’effondrement des régimes staliniens en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est plus directement que les précédents un principe théologique, puisqu’il affirme l’identité de la démocratie et du marché et leur triomphe définitif dans la fin de l’histoire.
L’idéologie est l’inversion du réel, une représentation qui met tout cul par-dessus tête. Et l’idéologie démocratique procède exactement de cette manière. 
L’étymologie du mot « démocratie » est connue : il s’agit du pouvoir du peuple. Non du pouvoir des individus privés (laos) mais celui du demos, le peuple constitué politiquement et prenant lui-même en main ses propres affaires. La démocratie, selon Aristote, devait être le gouvernement des égaux, le gouvernement dans lequel chacun est tour à tour gouvernant et gouverné. Or, l’idéologie démocratique se constitue et s’affirme précisément contre cette « utopie » qui veut que tous les citoyens puissent participer à la direction des affaires communes. Les « nouveaux philosophes » voient dans cette utopie communiste égalitariste l’origine du totalitarisme. M. Glucksmann, en tant qu’ancien « garde-rouge » était d’ailleurs un des mieux placés pour dénoncer non tous les « maîtres-penseurs » accusés d’avoir enseigné ces idées meurtrières de toutes les révolutions modernes. Autrement dit, l’idéologie démocratique prend le contre-pied de toute l’histoire philosophique et politique de la démocratie.
En second lieu, le demos » ou le peuple ne désigne pas seulement l’assemblée politique des citoyens, mais aussi la partie la plus défavorisée de la société, les classes laborieuses, par opposition aux « grands ». La revendication démocratique est donc toujours la revendication que le gouvernement prenne prioritairement en compte les aspirations des classes populaires, qu’il se place du point de vue des plus défavorisés. L’idéologie démocratique baptise ce contenu social de la démocratie du terme de « populisme », un terme transformé en injure par les petits marquis de la pensée dominante. Comment ne pas noter la coïncidence troublante entre la mise sur pied de l’opération « touche pas à mon pote », celle qui devait faire naître la « gauche morale » si bien incarnée par Julien Dray, et le ralliement des sommets de la social-démocratie à l’économie de marché et l’exhaltation de « la France qui gagne » ?[2]
En troisième lieu, la démocratie, si elle est pouvoir du demos, implique que le peuple n’est pas soumis à un autre peuple. Marx le disait, « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». C’était à propos de l’oppression coloniale anglaise en Irlande, un des colonialismes les plus cruels et les plus cyniques et cependant largement occulté dans l’histoire moderne. Or l’idéologie démocratique constitue une récusation radicale de toutes les formes de souveraineté populaire. Si le peuple ne vote pas selon les desiderata du moment de nos « idéologues démocratiques », il est privé du droit à la parole. Forme la plus bénigne : on fait revoter les nations d’Europe jusqu’à ce qu’elles disent enfin, de guerre lasse, ce que les idéologues européistes ont jugé bon pour elles. Dernier exemple en date : l’Irlande (encore !). Forme plus grave : le bombardement « humanitaire » ou l’invasion menée au nom du « droit d’ingérence ». Alors que la démocratie a été le drapeau du soulèvement des peuples contre les empires, l’idéologie démocratique est au contraire le discours de l’empire, de l’empire américain au premier chef, et des formes impériales bâtardes comme l’Union Européenne.
« L’idéologie démocratique » est donc l’expression non pas de principes moraux éternels mais d’une stratégie, d’une orientation politique, de méthodes et de rapports de forces déterminés. Une stratégie qui n’a rien de démocratique, puisqu’il s’agit du pouvoir de l’oligarchie financière, médiatique et politique. Une orientation politique qui vise à expulser les peuples et les classes populaires de toutes les positions de pouvoir ou de contre-pouvoirs qu’ils occupent encore. Des méthodes où le contrôle policier et le bourrage de crâne médiatique jouent un rôle nettement plus important que la conviction obtenue par une délibération libre entre citoyens égaux et convenablement éclairés. Et enfin des rapports de forces internationaux qui rappellent qu’entre les États le droit s’étend aussi loin que la puissance – conformément à la vieille thèse de Hobbes. Et c’est cela que M. Kouchner a avoué, lui qui fut et reste un porte-parole de cette idéologie.
Si on comprend ce qui est en cause, on voit alors combien les pleurnicheries « démocratiques » de bien des opposants au capitalisme sont hors de propos. Implorer les capitalistes de respecter vraiment la vraie démocratie, c’est une plaisanterie. Ces gens n’ont jamais cédé que devant la crainte de tout perdre.  Il faut donc construire un instrument politique capable d’affronter les temps difficiles qui sont devant nous, et donc il faut penser stratégiquement, comme Lénine et Gramsci, c’est-à-dire déterminer les questions essentielles qui nouent les alliances de classes et les revendications politiques immédiates pour combattre la politique des classes dominantes et par là tenir en respect les « grands » dont le premier désir, comme le disait Machiavel, est toujours de tyranniser le peuple.
1er janvier 2009.
Denis COLLIN – philosophe
Dernier ouvrage paru : Comprendre Machiavel, Armand Colin, 2008.
À paraître le 26 février 2009 : Le cauchemar de Marx, Max Milo


[1] Ainsi nommés parce qu’ils n’ont fait que recycler des vieilleries et n’ont pas écrit un seul ouvrage qui mérite le qualificatif de « philosophique ».
[2] Sur cette transformation du socialisme français, on nous permettra de renvoyer à Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche, JC Lattès, 2001.

samedi 27 décembre 2008

La démocratie comme idéologie

Dans le Traité de paix perpétuelle, un ouvrage directement engagé sur le terrain politique, Kant définit ainsi le despotisme comme « le principe selon lequel l’État met à exécution de son propre chef les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée par le chef d’État comme si c’était sa volonté privée ». Et c’est ainsi que la démocratie, par opposition à la république, est aussi qualifiée de despotique. Un tel pouvoir, affirme Kant, est « nécessairement un despotisme parce qu’il fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul et, si besoin est, également contre lui ». Ce pouvoir, que Tocqueville appellera « tyrannie de la majorité » est « nécessairement » despotique, car la liberté y est en contradiction avec elle-même puisqu’il s’agit d’une forme d’État où « tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté ». En ces temps d’adulation de la démocratie et de dépérissement accéléré de l’esprit républicain, voilà sûrement des paroles qu’on aura du mal à entendre. Mais la France et l’Italie donnent toutes deux des exemples de la transformation de l’onction du scrutin majoritaire en légitimation de la destruction des protections dont doivent jouir les citoyens dans une république bien ordonnée. Profitant de sa majorité qu’il compose avec Lega Nord, Berlusconi s’est engagé dans une entreprise de liquidation du parlementarisme au profit d’un État fort, concentré entre les mains du chef de l’actuelle coalition au pouvoir. Les opposants à Berlusconi, qui n’ont pas comme les Français l’expérience du bonapartisme appellent cela « fascisme ». Ils se trompent. C’est une « dictature démocratique »qui se met en place ! Nous avons quelque chose de semblable en France, la transition étant cependant moins brutale puisque nous sommes accoutumés depuis 1958 au « pouvoir personnel ». Appuyé sur une majorité nette, le président de la république est engagé dans une transformation de fond en comble des relations sociales et à une restriction drastique d’un certain nombre de libertés essentielles.
On alléguera qu’il s’agit d’une perversion de la démocratie, dans laquelle l’influence des médias a joué un rôle décisif. On rappellera que les républicains se méfiaient du plébiscite en quoi ils voyaient le fourrier du « césarisme ». Tout cela est exact. Mais pourquoi y aurait-il perversion de la démocratie quand Sarkozy est élu et applique son programme et, au contraire, expression fidèle de la démocratie quand Mitterrand est élu et applique son programme (qu’on se rassure, ça n’a pas duré !) ? Ou l’inverse – si on se place par hypothèse du point de vue d’un électeur de droite ? C’est que précisément la démocratie n’est pas un concept permettant de déterminer rigoureusement la nature d’un régime politique, mais plutôt une idéologie, comme l’a si justement expliqué Luciano Canfora dans un livre intitulé La démocratie, histoire d’une idéologie (Seuil, 2006). Une idéologie, c’est-à-dire une représentation tronquée et inversée de la réalité.
Tronquée parce que sous couvert de « pouvoir du peuple », c’est toujours, dans les « démocraties » réelles, le pouvoir d’une partie du peuple. Le pouvoir de la partie la plus influente, celle qui peut financer des partis, des locaux, de la propagande, qui détient le pouvoir économique et culturel. Il ne s’agit pas seulement de la propagande directe, grossière, du pouvoir qui occupe les médias : à long terme cette propagande est contreproductive. Il s’agit des mille et uns canaux par lesquels l’idéologie de la classe dominante s’impose. La publicité, la culture de pacotille et les « variétés » jouent ici un rôle bien plus important que les « JT ». Dans les périodes d’agitation sociale, dans les périodes « tumultuaires » comme le dirait Machiavel, la pression du peuple est assez forte pour que les procédures démocratiques lui laissent une petite place. Mais dès que le mouvement populaire retombe, dès que la démocratie est « pacifiée » – comme s’en félicitent tous les jours les chefs de la droite et de la gauche – alors elle se transforme en pur et simple oligarchie. Représentation tronquée donc parce que la réalité des rapports de forces et de la domination est scotomisée.
Représentation inversée de la réalité parce que le pouvoir de la minorité des puissants se présente comme la volonté du peuple et que la volonté du peuple est systématiquement usurpée – comme l’ont montré les référendums français, hollandais et irlandais sur l’Europe. Représentation inversée aussi parce que la démocratie se veut, étymologiquement, le pouvoir du peuple assemblé, constitué politiquement, alors qu’elle ne triomphe sous sa forme bourgeoise que comme le conglomérat des atomes égoïstes, poursuivant leurs propres fins sans égard pour la communauté.
Y a-t-il une « vraie démocratie », une démocratie qui soit autre chose que cette idéologie démocratique de la domination capitaliste ? La démocratie « chaude » de la Commune de Paris, des soviets russes, des conseils ouvriers, toutes les formes d’auto-organisation des masses en lutte pourraient constituer le modèle alternatif de la vraie démocratie. L’expérience historique et le raisonnement montrent que ces formes d’organisation, aussi importantes soient-elles historiquement ne sont que des formes politiques temporaires, aptes un moment à terroriser les puissants, n’ayant jamais duré plus de quelques semaines ou quelques mois et qui sont des régimes d’exception. Mais dès que ces organismes de démocratie directe ou semi-directe se stabilisent, ils perdent vite tout contenu vivant et forment un appareil bureaucratique encore plus lourd et plus imperméable aux revendications populaires que le régime parlementaire ordinaire.
Il est sans doute temps de rompre définitivement avec l’utopie démocratique. Tout pouvoir, même le plus progressiste, le plus révolutionnaire (tant est-il que l’on puisse encore attribuer un sens précis à ces qualificatifs) est aux mains d’individus qui veulent dominer. Le pouvoir démocratique, issu des urnes, comme les autres. Et il y a quelque-chose de profondément sain dans la méfiance anarchiste à l’égard des pouvoirs en général. Comment donner tort à Max Stirner qui affirmait, dans L’Unique et sa propriété, que tout État, qu’il soit monarchique ou républicain n’a pas d’autre but que « lier, borner, subordonner l’individu, l’assujettir à la chose générale » et si certains États sont assez forts pour tolérer quelques activités libres des individus, ce n’est que « la tolérance de l’insignifiant et de l’inoffensif » ? Mais les anarchistes se trompent en croyant qu’on peut programmer la disparition de l’État, comme les marxistes se trompaient qui voulaient son « dépérissement » et qui ont donné naissance à l’une des formes étatiques les plus monstrueuses. De cette contradiction, il découle que tout État est éminemment conflictuel, comme Machiavel l’avait perçu avec acuité : il y a toujours un conflit entre les « grands », ceux qui veulent dominer, et le peuple qui, lui, est d’abord préoccupé de ne pas être dominé. Le peuple ne peut pas dominer mais il peut résister à la domination et prendre sous sa garde vigilante la liberté. Il n’y a donc pas de procédure neutre pour trancher les différends, mais bien le mouvement vivant des forces sociales en lutte. Et rien d’autre.
C’est pourquoi tant que le peuple rechigne, proteste, tempête, manifeste, fait grève (comme la plèbe romaine qui fit sécession sur l’Aventin), alors la liberté est en bonne santé. Mais quand le peuple consent à ce que veulent « les grands », quand la démocratie devient « consensuelle » et « pacifiée », alors le corps politique est gangrené et menacé de mort. On croyait que la liberté n’avait à craindre que les coups de forces d’une poignée de factieux au service du grand capital. Nous apprenons (ou plutôt réapprenons) qu’une certaine démocratie s’accommode bien de l’étouffement de la liberté.

Commentaires

Précisions
par dcollin, le Samedi 3 Janvier 2009, 17:03
Un lecteur m'écrit:
Bonjour  Denis,
 Une   phrase me turlupine dans ton article « la démocratie comme idéologie » :
« Il est sans doute temps de rompre définitivement avec l’utopie démocratique »,écris-tu .
Oui , la démocratie est la représentation , plus ou moins, inversée de la réalité. « Y a-t-il une « vraie démocratie », une démocratie qui soit autre chose que cette idéologie démocratique de la domination capitaliste » ?  Je n’en sais rien , à vrai dire,  il me semble quand même que l’idéal démocratique est quelque peu antérieur  au capitalisme, qu’on a imaginé  ,bâti et vécu  dans   des sociétés démocratiques  dont la réalité était indépendante de celle du capitalisme, inconnu à leur époque. Évidemment , il faut s’entendre sur le contenu de la démocratie. Si on entend par là la participation  directe  de tous et de chacun aux affaires de la cité, on est à peu près certain de ne trouver aucun régime démocratique, ni aujourd’hui ni dans le passé ni sans doute demain.
Faut-il pour autant rompre définitivement avec l’utopie démocratique ? Pour la remplacer par quoi ? Je ne trouve pas particulièrement exaltant  d’offrir comme seul programme politique de rechigner, protester, tempêter, manifester, faire grève. Autrement  dit se résigner à vivre dans  ou se révolter sans espoir contre une société aux déséquilibres immuables.
La démocratie, devrait être présentée, politiquement, à gauche  comme un idéal toujours réalisé imparfaitement dans les institutions, toujours perfectible, toujours en mouvement. Alors, peut-être, l’espèce de torpeur qui s’est abattue sur le pays depuis 1958, pourrait être balayée. Et les ex de toutes obédiences se reconnaître enfin en quelque chose qui les dépasse.
G.A.
Je voulais uniquement attirer l'attention sur les ambiguités -- pour ne pas dire plus -- d'un  certain usage du terme "démocratie", de cet usage qui fait de la démocratie une idéologie au nom de laquelle le consensus est exigé et la lutte de classes doit être mise en sourdine.
Je ne suis pas sûr que la démocratie soit un idéal exaltant. Je crois plutôt comme Rousseau qu'il nous faut une "démocratie sagement tempérée", c'est-à-dire qui puisse nous protéger contre toute domination, y compris la domination de la majorité. C'est pourquoi je crois qu'aujourd'hui nous devons défendre le "droit de contestabilité garantie", comme le dit Philip Pettit dans son livre sur le Républicanisme, alors même que nous menace plus que jamais la démocratie plébiscitaire envers laquelle les républicains nourrissaient la méfiance la plus grande.Si je suis, en revanche, un défenseur du respect du "non" français (et hollandais) au TCE de 2005, c'est parce que ce "non" avait simplement pour fonction de préserver la possibilité même du vote et l'existence d'une communauté nationale menacée par la mise en place d'institutions supra-nationales censées dire à notre place ce qui est bon nous. Ce n'est donc pas la procédure formelle qui compte mais bien son contenu.
Enfin, je suis réservé face à l'idée que puissent être pérennisées ce que j'ai appelé les formes de "démocratie chaude", du type "Commune de Paris" ou soviets russes. Ce sont des formes exceptionnelles qui rendent nécessaires ces moments d'exception où l'ordre ancien se rompt et où les classes opprimées font irruption sur le devant de la scène de l'histoire. Comme formes exceptionnelles, elles correspondent à un régime d'exception, un régime où seuls les citoyens actifs, engagés dans la lutte, décident. C'est une autre version de ce régime d'exception que les Romains appelaient "dictature". Mais "l'homme ne vit pas que politique" et quand la situation stabilise la grande des citoyens en lutte retourne à ses affaires et les formes de la "démocratie chaude" se vident pour faire place aux bureaucrates de la nouvelle classe dominante (cas russe) ou disparaissent soit sous les coups de la répression (cas de la Commune de Paris) soit par désagrégation (cas portugais 1974-1976).
Plutôt qu'une bien vague démocratie, je préfère l'idéal d'une république sociale:
- république, elle fait de la liberté son principe fondateur, j'entends la liberté républicaine au sens de Machiavel, c'est-à-dire la liberté comme non domination. Ce qui suppose la séparation des pouvoirs et leur méfiance réciproque (là encore je suis mon cher secrétaire florentin).
- sociale, elle est d'abord organisée en vue de la défense des intérêts de la masse du peuple, des petites gens, des travailleurs dépendants ou indépendants.
- loin d'être simplement une "démocratie procédurale", elle suppose des idéaux communautaires (tous ceux qui font qu'on peut éprouver le bonheur de vivre ensemble) et un sens du bien commun que les démocraties modernes délaissent puisqu'elles considèrent la démocratie uniquement comme le système permettant d'accorder les égoïsmes (et c'est pourquoi elle apparaît comme le complément idéal de l'économie de marché.)

vendredi 26 décembre 2008

Sur le matérialisme scientifique de Mario Bunge


Mario Bunge est un philosophe de la physique souvent intéressant. Critique virulent des interprétations subjectivistes de la physique quantique, son livre sur la Philosophie de la physique, (traduit de l’anglais par Françoise Balibar, Seuil, 1975, collection « Science ouverte ») constituait un antidote précieux face à l’opérationnalisme qu’il qualifie de « philosophie maison » de la mécanique. Malheureusement le livre qu’il écrit quelques années plus tard, Matérialisme scientifique (1981), traduit et publié en 2008 par les éditions Syllepse s’avère très décevant au regard des promesses des ouvrages antérieurs.
Pour commencer, le titre lui-même est très problématique. En quoi le matérialisme, qui est une métaphysique, pourrait-il être scientifique ? On peut fournir des preuves scientifiques de la théorie de l’évolution ou de la théorie de la relativité, mais il n’existe aucune preuve scientifique du matérialisme ! J’ai soutenu jadis que le matérialisme était certainement l’ontologie la plus favorable au développement des sciences de la nature (voir mon livre La matière et l’esprit, Armand Colin, 2004). Mais on ne peut guère aller au-delà. Bunge doit d’ailleurs se douter que le matérialisme est loin d’être aussi scientifique qu’il le prétend puisqu’il s’empresse de prendre ses distances avec les diverses formes de matérialisme vulgaire et de physicalisme et défend une conception « émergentiste » du matérialisme. Remarquons cependant que de nombreux matérialistes refusent la conception de l’émergence où ils voient l’ultime refuge de l’idéalisme !
Bunge consacre un chapitre à la critique de la dialectique. Il a certainement raison de penser qu’on ne peut pas être à la fois matérialiste et partisan de la dialectique. Ce qui lui permet de terrasser un adversaire déjà à terre, même en 1981, le « matérialisme dialectique ». Malheureusement, sa critique de la dialectique est d’une insigne faiblesse, citant la plupart des auteurs de seconde main et inventant une dialectique que personne ne soutient et qui est si ridicule qu’il est évidemment très facile de la réfuter. Par exemple Bunge soutient que pour les partisans de la dialectique, il existe une thèse ontologique fondamentale selon laquelle « à toute chose (objet concret) correspond un anti-objet » ou encore que « pour tout propriété, il y a une anti-propriété » et ainsi de suite. Tour de force remarquable, tout ce chapitre sur la dialectique évite soigneusement ne serait-ce qu’une citation de la Science de la logique de Hegel ou quelques lignes de Marx...
Bunge propose également une philosophie matérialiste de l’esprit dans l’optique du principe d’émergence. Cette théorie qui devrait faire place à la psychologie évolutive de type darwinien, qui devrait donner corps la thèse qu’il soutient, savoir celle de « l’identité psychoneurale » (les fonctions supérieures de l’esprit n’étant que des propriétés émergentes d’un système neuronal assez complexe. Il y aurait beaucoup à dire sur le caractère assez tautologique de la psychologie évolutionniste darwinienne, de Dawkins à Robert Wright, dont le panglossisme à peine masqué est souvent risible pour qui ne se laisse pas berner par les astuces de rhéteurs de ces auteurs brillants. Mais passons … un jour je trouverai le temps de montrer ce qu’est ce courant par ailleurs parfaitement adapté aux besoins idéologiques du néolibéralisme. Admettons donc, la théorie de « l’identité psychoneurale ». Les choses se gâtent quand Bunge tente de prolonger cette théorie de l’esprit dans une théorie de la culture. À vouloir à tout prix que les choses culturelles soient des choses matérielles, Bunge se lance dans une théorisation plutôt fumeuse, soutenue par une pseudo-axiomatisation qui ne convaincra que ceux qui croient dans la magie des signes de la logique formelle, mais qu’on peut résumer ainsi: toute société est un système concret, « aussi concret qu’une pierre », et composée de trois sous-systèmes, la culture, l’économie et l’organisation politique. Tout ça pour ça ! Cette platitude sans aucun intérêt épistémologique au terme de longues formalisations indigestes. Évidemment, il n’est pas question de mode de production, de formation sociale, des rapports de propriétés, du droit, etc., et, chose horrible à dire, de « lutte de classes ». Non, nous avons un système à trois sous-systèmes. Et débrouillez-vous avec ça.
Après une critique assez facile (mais superficielle) de Popper, Bunge livre enfin sa théorie du concept. c’est là qu’on arrive au sommet de l’embarras. Refusant, à juste titre selon moi, le physicalisme et le matérialisme réductionniste, tout en professant un monisme matérialiste, il propose une théorie du concept assez curieuse. Si on admet que n’existent que les choses matérielles (« réelles »), faut-il dénier toute existence aux concepts ?  Bunge comprend bien que si on dénie toute existence aux concepts, il faut les ramener à des simples épiphénomènes de mouvements neuronaux, ce qui rend très compliquée alors la construction d’une théorie de la vérité et en particulier la construction d’une théorie scientifique (comme le « matérialisme scientifique » de Bunge !). Du coup, Bunge, propose de distinguer l’existence des choses réelles et matérielles et la nécessité dans laquelle nous sommes de tenir les concepts pour des choses ayant une existence fictive. Nous devons savoir que ce sont des fictions créées par des êtres vivants réels, mais nous devons faire semblant qu’ils aient une existence (une existence de concept, évidemment). Bref, après avoir tant critiqué le dualisme, Bunge le réinvente, comme un « dualisme fictif ». Cela prouve que Bunge n’a pas l’esprit obtus des matérialistes vulgaires ou des matérialistes réductionnistes ou éliminativistes et qu’il a bien senti les faiblesses de la position matérialiste forte en philosophie de l’esprit. Mais si, au lieu de tourner le dos à la philosophie de la tradition, il avait, ne serait-ce qu’un petit peu, lu Spinoza, peut-être aurait-il pu s’apercevoir qu’on peut tenir pour identiques le corps et l’esprit tout en posant leur irréductible différence (l’esprit est l’idée du corps ou le corps l’idéat de l’esprit). Mais pour cela, il aurait fallu avoir l’esprit « dialectique »...
Bref, tout n’est pas inintéressant dans ce livre. Mais c’est un globalement un échec en raison de la prétention de son auteur à fournir un « matérialisme scientifique » introuvable et en raison aussi de son ignorance ou de son mépris monumental de toute l’histoire de la philosophie, comme si Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant ou Hegel n’avaient plus à nous dire. Alors que toute la production contemporaine en matière de philosophie de l’esprit n’arrive pas à la cheville de ces géants, en dépit son auto-promotion comme « théorie scientifique rigoureuse ».
Mario Bunge, Le matérialisme scientifique, traduit de l’anglais par Sam Ayache, Pierre Delaporte, Edouard Guinet, Juan Rodriguez-Carvajal, éditions Syllepse, Paris, 2008, collection « Matériologiques », 216 pages.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...