vendredi 5 mai 2017

Aristote: bonheur et politique

Pour Aristote, c’est bien connu, l’homme est un « animal politique ». Mais il faut comprendre cela complètement. Et Aristote ajoute « bien plus politique que les abeilles et les autres animaux grégaires ». Cette prise de position est souvent mal comprise et, notamment depuis les auteurs chrétiens, on l’a traduite par : « l’homme est un animal social ».Or le concept de « social » ou de « société » est inconnu d’Aristote. On pourrait en revanche la traduire plus correctement en disant que l’homme est un animal communautaire. Aristote emploie le mot grec koinônia que l’on peut traduire justement par communauté (koinon veut dire « commun »). Il n’est pas besoin de faire de longues recherches pour comprendre que le social et le commun ne coïncident et ne peuvent donc être tenus pour des synonymes.
Les hommes, en effet, ne peuvent vivre isolés. Ils appartiendraient bien, de ce point de vue, à la catégorie des « animaux grégaires », des animaux qui vivent en troupeaux. Que l’homme ne puisse vivre isolé, nous le savons et les raisons en sont très nombreuses. L’homme ne peut exister que dans et par la communauté des autres hommes. On en peut énumérer les raisons :
  1. Le petit d’homme est incapable pendant très longtemps de subvenir à ses besoins. Quand il naît, comparé aux autres mammifères, il semble prématuré – ce qu’il est effectivement si on s’intéresse à son organisation neuronale. Il ne sait pas marcher et n’apprendra pas seul. Il ne sait pas comment se nourrir. Il voit à peine et distingue péniblement le monde extérieur de lui-même. S’il a bien des pulsions, on peut dire qu’il est pratiquement dépourvus d’instinct si l’on entend par ce mot un schéma inné de conduite permettant de résoudre un besoin. Il est si faible et si « mal fichu » que l’on pourrait presque dire que l’homme est une erreur de la nature !
  2. Si l’homme est le « vivant parlant » – c’est une autre définition d’Aristote – le langage est typiquement une activité communautaire. Sans la relation de parole – qui consiste d’abord à entendre les autres parler – l’homme n’est presque pas un homme. Il faut s’installer dans la parole mais celle-ci n’est d’abord que le rapport avec les autres.
  3. La « conscience de soi » passe par la médiation d’autrui. C’est l’autre qui me permet de me rapporter à moi-même ainsi que le montrent la plupart des philosophes – citons ici Hegel ou Sartre.
  4. La vie humaine n’est possible que tant que l’homme peut lui-même produire les conditions de sa vie. Or cette production est d’emblée l’affaire d’une communauté d’hommes qui peuvent diviser leur travail, transmettre leurs inventions techniques.
Mais pour Aristote, s’il existe toutes sortes de communautés humaines naturelles, dont la famille nouée en vue de la reproduction, la maisonnée et le village en vue d’assurer la vie de tous les jours, la communauté la plus parfaite est la communauté politique, la polis, dont la finalité est d’assurer le bonheur et l’harmonie sous le commandement des lois. La communauté politique n’est pas une association découlant d’un contrat que chacun pourrait souscrire selon son libre arbitre. Elle est composée des communautés naturelles, mais les dépasse, en ce qu’elle exprime la nature raisonnable de l’homme. Elle est le lieu d’une vie heureuse guidée par un choix réfléchi et c’est d’elle que peut émaner cet ethos communautaire, cette morale commune ordinaire qui permet à chaque homme de réaliser sa propre essence humaine.
On caractérise souvent les néo-aristotéliciens anglo-saxons (comme Alasdair McIntyre, Mickael Walzer ou Mickael Sandel) de « communautariens », non parce qu’ils soutiendraient le « communautarisme » dans la définition qu’on en donne en France mais parce qu’il font de l’ethos communautaire, d’une conception partagée du bien, le seul fondement stable d’une république. On peut donc tirer une ligne qui va d’Aristote aux « communautariens » en passant par Marsile de Padoue et les républicanistes classiques (Machiavel, Harrington).
Quoi qu’il en soit, la Cité est l’accomplissement du développement normal d’un être humain qui ne soit ni un dieu ni un monstre. Et si le bonheur est la réalisation de soi, c’est bien la cité qui est le lieu du bonheur.

I-Une éthique du bonheur

L’éthique aristotélicienne est une éthique du bonheur, un eudémonisme. La question de la vertu, celle de l’excellence en soi, par opposition à l’excellence en quelque chose particulière, question qui domine l’ensemble de la théorie éthique, doit donc y être posée dans cette relation essentielle avec le bonheur.
Aristote part du constat qu’existent trois conceptions du bonheur : une vie consacrée au plaisir sensible, l’action politique et la vie contemplative. Que le bonheur soit le plaisir, c’est une vision servile, dit Aristote. Le plaisir étant lié à la partie sensitive de l’âme, il est, en effet, le propre de celui qui n’obéit qu’à cette partie-là et non à la partie intellective et c’est précisément ce qui caractérise l’esclave, ce qui fait qu’il n’est pas fait pour commander, mais pour obéir. Dans l’action politique, on recherche les honneurs. Mais cela ne rend pas heureux. Le bien supérieur recherché dans cette action n’est donc pas le bonheur mais le mérite. La vertu ne constitue pas non plus l’essence du bonheur. On peut souffrir en pratiquant la vertu. Et donc on ne peut appeler un tel état bonheur, sauf « pour ne pas démordre de sa thèse ». Seule, donc, la dernière conception est parfaite.
Il faut remarquer, en passant, qu’Aristote écarte la richesse comme bien suprême : « La vie de l’homme d’affaires est contre nature et la richesse n’est évidemment pas le bien que nous recherchons » (1096 a).

A*Deux genres de vertu

Quel rapport entretiennent donc la vertu et le bonheur ? Le bonheur, nous dit Aristote, « est au nombre des biens de valeur et parfaits » (1102 a) et non pas simplement des biens dignes d’éloge. Nous faisons l’éloge du courage de l’homme courageux en raison de ses actes de courage, et ainsi pour toutes les autres qualités « intrinsèques ou extrinsèques ». Mais du bonheur, on ne fait point l’éloge. On le célèbre « comme quelque chose de plus divin et de meilleur » (1101 b). C’est pourquoi le bonheur « est une activité de l’âme conforme à la vertu parfaite ». Il y a une pluralité de biens liés à une pluralité de vertus, mais le bonheur étant le bien suprême est donc lié à la vertu parfaite. La vertu recherchée n’est donc pas la vertu du corps mais celle de l’âme. Mais l’âme est divisée entre une partie irrationnelle et une partie rationnelle, la première étant elle-même divisée entre une partie végétative et une partie désidérative. Cette dernière cependant n’est pas totalement indépendante de la raison puisqu’elle peut lui obéir dans une certaine mesure. Il y a donc deux sortes de vertus de l’âme : les unes qui ont rapport avec la partie purement intellective de l’âme, les autres avec cette partie désidératives de l’âme qui peut être sous la dépendance de la partie intellective. Les premières sont les vertus intellectuelles (sagesse, intelligence, prudence) et les secondes sont les vertus morales (libéralité, tempérance). S’il y a deux sortes de vertu, il s’en déduit qu’il y a deux sortes de bonheur : l’un, le plus parfait, est celui qui est conforme à la vertu intellectuelle et l’autre qui est conforme à la vertu morale. La vertu intellectuelle tient largement à l’instruction ; elle repose sur le développement du savoir, elle demande du temps et de l’expérience. Posséder la science, c’est posséder cette vertu intellectuelle. Mais ceci n’est pas possible pour tous les hommes et Aristote pense même que c’est réservé seulement à un petit nombre. Au contraire, la vertu morale peut s’acquérir par habitude et elle est accessible à tout homme doué de bon sens et capable de jugement. La vertu morale est acquise par habitude : cela signifie qu’elle n’est pas naturelle. L’homme n’est pas naturellement tempérant, libéral, courageux, juste… Ce qui est naturel ne peut être acquis : Aristote donne l’exemple de la pierre dont la nature est d’être entraînée vers le bas ; dût-on la lancer « trente six mille fois en l’air », elle « ne pourrait être habituée à l’être vers le haut » (1103 a). Nous avons certainement des vertus naturelles, mais celles-ci ne sont nullement des vertus morales.

B*Définition de la vertu

En quoi consistent donc ces vertus morales ? Les vertus résultent de la pratique : « c’est en pratiquant la justice que nous devenons justes » (1103 b). C’est pourquoi l’étude de la vertu elle-même n’a de sens que pratique. Elle ne vise pas la connaissance pour elle-même mais l’acquisition des vertus et celles-ci renvoient à l’étude des conditions de l’action. On peut s’en tenir à une définition générale : « qu’il faille agir selon la droite raison est une vérité commune qu’on doit poser comme fondamentale ». Mais ce n’est principe très général et « dans le domaine des actions et de l’utilité, rien n’est solidement établi, pas plus que dans les questions de santé. » (1104 a)
Si rien ne peut être solidement établi, on peut cependant déterminer comment se corrompt la vertu. Tout comme l’excès et le défaut de nourriture corrompent la santé, c’est toujours l’excès et le défaut qui corrompent la vertu. Ainsi le courage apparaîtra-t-il comme un juste milieu, une juste mesure, entre la lâcheté et l’audace inconsidérée ou la témérité. Cette « médiété » propre à la vertu ne doit pas être interprétée comme un juste milieu timoré. Il s’agit de trouver l’exacte mesure.
Mais les vertus ne définissent pas les belles actions. Elles en sont seulement la condition. Si elles sont acquises par l’habitude ou par l’exercice, elles modifient le caractère de l’agent. L’éthique aristotélicienne est donc aussi une psychologie. Le plaisir et la douleur loin d’être des critères de la vie morale deviennent des manifestations du caractère : celui qui prend plaisir à faire les bonnes actions est lui-même bon et inversement celui qu’elles font souffrir est vicieux. Ainsi la tempérance consiste dans la capacité à éprouver du plaisir dans l’abstinence des plaisirs du corps. Ainsi « la vertu morale est en rapport avec le plaisir et la douleur » (1104 b). Pourtant, spontanément, nous éprouvons du plaisir aux mauvaises actions et nous éprouvons de la douleur aux bonnes. « Voilà pourquoi il faut être en quelque sorte dressé dès l’enfance, comme dit Platon, à éprouver où on le doit plaisir et douleur : telle est l’éducation correcte. » On pourrait se demander, pourtant, si la vertu ne consiste par précisément à agir contre ses propres penchants. Y a-t-il un mérite a bien agir si on y trouve du plaisir ? Que vaut la générosité de l’homme prodigue ?

C*Le bonheur d’être vertueux

À ce point nous parvenons à un curieux retournement. Si la préoccupation du bonheur parcourt L’Éthique à Nicomaque d’un fil rouge. Pourtant ce bonheur n’a finalement rien à voir avec le bien-être. Au contraire, le bonheur est le sentiment qu’éprouve celui qui, convenablement exercé, fait de belles actions. C’est parce qu’elle vise le bien que l’action est belle et étant belle, elle procure du plaisir à l’agent qui par là même s’éprouve lui-même comme heureux. Autrement dit, le bonheur n’est pas une finalité dont la vertu serait le moyen. Le véritable bonheur réside dans la vertu elle-même. La vertu suprême étant la vertu intellectuelle la vie la plus parfaitement heureuse sera la vie conforme à l’intellect et « au second plan » vient la vie conforme à la vertu morale (Cf. 1178 a).
La conception aristotélicienne exclut donc que le bonheur puisse être considéré comme récompense de la vertu, le bonheur loin d’être une récompense de la vertu lui est au contraire immanent.

II-Éthique et politique

Au début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote avertit que l’éthique est subordonnée à la politique qui, dans cette affaire, la science « architectonique ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
  1. puisque la finalité de l’homme est la vie politique, les vertus doivent être ordonnées à la recherche du bien commun.
  2. Comment l’homme peut-il devenir vertueux ? En s’exerçant et en s’habituant. Mais qu’est-ce qui peut permettre à tous de s’exercer à la vertu sinon l’exemple que donnent les citoyens vertueux et l’habitude d’obéir à de bonnes lois.
  3. l’éducation est donc essentielle et l’éducation à la vie de la Cité, seule la Cité peut vraiment la donner.
S’assembler dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi : voilà l’essentiel. Que la vie en cité soit guidée par un choix réfléchi cela va de soi, ou presque. Vivre en compagnie des autres hommes sous une loi commune, ce n’est pas renoncer à une liberté individuelle un peu illusoire, c’est trouver les moyens effectifs de l’accomplissement de soi. Car l’homme ne peut vivre seul. Dans le couple, dans la maisonnée, dans les relations de voisinage, dans la cité enfin, chacun peut trouver ce qui lui manque et lui permettra d’actualiser toutes ses potentialités.
La vie dans une cité est une vie guidée par un choix réfléchi en un deuxième sens. Ce n’est plus la vie soumise à la tyrannie des désirs de celui qui n’a pas d’éducation. Par le langage les hommes se signifient mutuellement l’utile et l’inutile, le juste et l’injuste, le bien et le mal. C’est pourquoi dans la cité les hommes sont soumis à la loi et non à l’instinct. La loi est un acte de la raison, c'est-à-dire de la meilleure partie de nous-mêmes. Certes, les hommes ne sont ni tous ni toujours raisonnables, mais en obéissant à la loi de la cité, ils sont contraints d’agir selon des principes auxquels leur raison ne pourrait que consentir s’ils en suivaient les conseils.

III-La place de l’amitié dans la vie éthique

Comment s’articulent la dimension individuelle et la dimension politique ? Entre la cité et l’individu, quel est le moyen terme. Je propose de faire de l’amitié ce moyen terme.
La définition grecque de l’amitié (philia), que reprend Aristote est beaucoup plus vaste que l’acception actuelle du terme. Il s’agit de toutes sortes d’attachements. Ainsi les relations entre le père et son fils, la camaraderie, les sociétés créées en vue de certains buts particuliers sont-elles des formes de l’amitié. La bienveillance est définie comme une sorte de point de départ de l’amitié. Enfin Aristote consacre plusieurs développements à la question de l’amitié de soi-même.
En première approche Aristote distingue trois types d’amitié – l’amitié nouée pour le plaisir qui est surtout propre aux jeunes gens, l’amitié motivée par l’intérêt qui concerne surtout les vieillards, et enfin l’amitié désintéressée des gens de bien.
À cette première classification s’en ajoute une deuxième, celle qui distingue l’amitié entre égaux et l’amitié entre individus inégaux. Mais on peut dire que l’amitié recouvre ainsi toutes les formes de liens sociaux non contraints, c'est-à-dire tout ce qui fait que les hommes vivent ensemble non par contrainte, comme les prisonniers dans leur prison, mais volontairement. Il peut même y avoir de l'amitié là où la relation n'est pas choisie – ainsi les enfants ne choisissent pas leurs parents – pourvu qu'interviennent dans cette relation des mouvements volontaires de l'âme.
À partir de l’étude systématique de toutes ces formes d’attachement, il va en dégager une classification qui permet de construire un concept véritable de l’amitié. Pour savoir ce qu’est l’amitié, il est nécessaire d’en connaître les causes, ou les principes. Puisque l’amitié est conforme la nature humaine, elle est donc un phénomène naturel et doit être expliquée comme tous les phénomènes naturels. C’est seulement en comprenant ainsi les fondements de l’amitié aristotélicienne qu’on comprendra ce qui distingue l’amitié par excellence des autres formes d’attachement.

A*Le besoin d’amitié

1) Besoin et utilité

L’amitié est “ absolument nécessaire à la vie ” (1155a). Et c’est pourquoi on peut voir partout que l’homme est pour l’homme un être “ familier et amical ”. Les hommes vivent ensemble dans la cité d’abord par besoin. Le cordonnier a besoin du médecin et le médecin a besoin du cordonnier. “ Le besoin maintient la cohésion en tant qu’unité ” (Livre v, 1133b). S’il n’y avait pas de besoin, il n’y aurait pas de cohésion sociale. C’est aussi le besoin qui constitue le soubassement ultime de tous ces attachements qui forment l’amitié. Ainsi, l’enfant finit-il par aimer ses parents parce que ceux-ci lui prodiguent soin et amour. Ainsi l’ami trouve-t-il dans son ami un réconfort dans le malheur. Ainsi de nombreuses amitiés se nouent-elles en vue de l’utile.
Évidemment, Aristote conçoit bien que les amitiés fondées uniquement sur l’utilité immédiate ne sont pas des amitiés solides, car “ l’utile est inconstant et varie selon les actes ” (1156a). Dans ces amitiés, les griefs surviennent vite. “ Car ceux que l’utilité fait se fréquenter en demandent toujours davantage, croient en avoir moins que leur dû et reprochent aux autres de ne pas leur accorder tout ce qu’ils demandent et dont ils se jugent dignes. ” (1162b)
Et c’est pourquoi, à son point le plus élevé, l’amitié est désintéressée, elle est cet attachement qui procure plus de plaisir à donner qu’à recevoir et qui trouve son plus grand contentement dans le bien fait à l’autre. La poursuite pour chacun de son bien propre non seulement n’est pas immorale, mais trouve même sa réalisation dans la vie morale. Ainsi, la véritable amitié est désintéressée et cependant l’amitié naît toujours du besoin et donc d’un certain genre d’utilité pour chacun de partenaires de cette relation.

2) Le bien propre

Tout le problème consiste à déterminer ce qu’est le bien propre de l’homme. Les biens matériels, l’utilité au sens courant du terme, renvoient aux appétits sensuels et aux passions, c'est-à-dire à la partie inférieure de l’âme humaine, celle que nous avons en commun avec les animaux. L’amitié désintéressée, celle des hommes vertueux, satisfait les besoins de la raison et c’est donc elle qui constitue le bien propre de l’homme.
Mais cette division n’a rien d’absolu, car ce que nous avons en commun avec les autres animaux est aussi le plus naturel. Ainsi l’amitié naturelle du mari et de la femme fonde-t-elle une communauté “ antérieure à la cité ” et d’autant plus nécessaire que “ la procréation est plus commune aux êtres vivants ” (1162a). Le lien entre attachement et besoin est donc nécessaire et par conséquent l’amitié, en tant qu’elle est un certain genre d’attachement ne peut être séparée du besoin. Et c’est aussi pourquoi elle ne peut être séparée de l’utile.

B*Le plaisir d’être amis

1) Plaisir et amitié

Si l’amitié renvoie à la sociabilité naturelle de l’homme, subjectivement elle ne peut être pensée indépendamment du plaisir, même si l’amitié pure n’a pas le plaisir pour mobile. L’homme ne peut trouver son bonheur que dans et par l’amitié, il en découle que l’amitié s’éprouve dans le plaisir que nous ressentons à la compagnie des amis. Inversement le plaisir qu’on éprouve à la compagnie d’un autre peut être qualifié d’amitié. Certes, les amitiés fondées uniquement sur le plaisir sont peu durables, puisque, nous dit Aristote, ce sont seulement des raisons accidentelles – la jeunesse, la beauté du corps – qui en constituent la cause et ces causes disparaissent avec le temps. En outre, ce qui plaît à l’un ennuie l’autre et nous avons une forte propension à nous lasser de nos plaisirs.
Mais là encore, il serait trop rapide d’opposer l’amitié pure qui unit les hommes en raison de leur caractère et une amitié impure qui serait motivée par le plaisir. En effet, la recherche des plaisirs est un des mobiles les plus puissants qui forment les communautés particulières qui constituent la communauté politique. Les relations de camaraderie se nouent souvent par des loisirs communs. Le jeu, les banquets, etc., sont autant d’occasion de nouer des liens, même si ces liens ne sont pas très solides. Comme “ la nature ne fait rien en vain ”, ainsi que le répète inlassablement Aristote, ce genre de relations doit bien avoir son utilité dans la formation du bonheur commun.
Le plaisir, on l’a vu, n’est pas un bien véritable et tous les plaisirs ne sont pas souhaitables. Cependant Aristote ne condamne pas le plaisir en général. Il est une “ propriété de notre espèce ” et ce n’est pas par hasard que, dans l’éducation de la jeunesse, on prend “ pour gouvernail la douleur et le plaisir ” (1171a). La condamnation absolue du plaisir est si manifestement contraire à notre nature que les discours en ce sens resteront impuissants quelles que soient les bonnes intentions moralisatrices qui les inspirent. C’est en outre, dit Aristote, ruiner la vérité, car tous les plaisirs ne sont pas de la même espèce et certains plaisirs sont souhaitables en eux-mêmes. En effet, certains plaisirs sont nécessaires, particulièrement “ les facteurs physiques : je veux dire ceux qui concernent la nourriture, le besoin érotique, et les plaisirs physiques relativement auxquels nous avons défini la tempérance et l’intempérance ” (Livre vii, 1147b) et l’homme heureux “ a aussi besoin des biens du corps et des biens extérieurs et de ceux de la fortune ” (1153b).
Il faut ajouter ceci : premièrement, le plaisir accompagne une certaine activité et donc sa nature dépend de la nature de l’activité, et, deuxièmement, le plaisir dépend des sens et il y a une hiérarchie dans les sens d’où découle la hiérarchie des plaisirs. Les plaisirs de l’âme sont supérieurs aux plaisirs du corps et les plaisirs qui naissent de la vue ou de l’ouïe sont supérieurs à ceux qui naissent du toucher ou du goût. La compagnie des amis apporte des plaisirs et des agréments. Comment des amis pourraient-ils rester amis s’ils étaient désagréables les uns aux autres ? “ Quand on est heureux, la présence des amis comporte un double agrément : leur compagnie et l’idée qu’ils éprouvent du plaisir à notre bien-être. ” (1171b)
L’amitié par excellence se distingue des amitiés juvéniles fondées sur le plaisir non pas en ce qu’elle rejette le plaisir, ce qui serait absurde, mais seulement en ce que le plaisir n’y est pas une fin mais seulement un accompagnement de la relation amicale.

2) Retour sur les trois types d’amitiés

Au lieu d’opposer une amitié authentique à une amitié inauthentique, il faut plutôt concevoir nos attachements comme constituant des gradations successives, allant du plus large et du moins parfait vers l’excellence : la camaraderie est un lien assez lâche qui unit beaucoup d’amis, l’amitié profonde n’en a “ qu’un petit nombre ” et l’amour un seul. (1171a).

C*L’amitié comme vertu

Si l’amitié est posée comme un attachement, découlant de la nature sociable de l’homme, Aristote la définit aussi comme une vertu ou comme quelque chose qui ne va pas sans vertu. Comment peut-on expliquer qu’un sentiment soit aussi une vertu ? La vertu semble demander un effort de la volonté alors que le sentiment s’impose sans que nous le voulions. Aristote définit la vertu comme “ disposition acquise ”. Comment peut-on s’habituer à aimer ? Comment peut-on s’efforcer à éprouver des sentiments ? Aristote semble d’ailleurs nous égarer en qualifiant d’amitié des rapports qui paraissent être purement naturels. Ainsi parle-t-il de l’amitié du père à l’égard de son enfant, car “ le géniteur éprouve naturellement de l’amitié pour sa progéniture. ” (1155a) On peut y voir plus clair en définissant l’amitié comme vertu sur trois plans. L’amitié est une vertu parce qu’elle rend possible une vie vertueuse. Ensuite, l’amitié s’accompagne de vertu, si elle est une amitié durable. Enfin la véritable amitié n’est possible qu’entre les gens de bien, c'est-à-dire les hommes vertueux.

1) Justice et vie sociale

Pour comprendre en quoi l’amitié est une vertu, il faut tout d’abord la relier à la philosophie politique. Tout ce qui concourt à rendre possible une vie heureuse, guidée par un choix réfléchi, c'est-à-dire la vie dans cité, est bon. Or l’amitié, en tant qu’elle soude les diverses communautés dont est faite la cité joue-t-elle un rôle central dans cette réalisation du bien humain. Mais l’amitié intervient encore et surtout à un autre niveau. La vertu propre de la cité est la justice, puisque les hommes ne sont pas seulement des animaux grégaires, comme les fourmis ou les abeilles, mais proprement des animaux politiques en ce qu’ils partagent, par le moyen du langage, des valeurs communes, des conceptions du bien et du mal ou du juste et de l’injuste. Ainsi qu’Aristote l’affirme encore : “ la vertu de justice est politique, car la justice introduit un ordre dans la communauté politique, et la justice démarque le juste de l’injuste. ” (Politiques, i,2, 1253a) Le livre v de L’Éthique à Nicomaque est entièrement consacré à la justice qui est définie comme la vertu centrale, la vertu par excellence. Tout d’abord la justice est un “ raccourci de toutes les vertus ” (1129b). En effet, une vertu se caractérise toujours (ou plus exactement presque toujours) par la disposition de l’agent à déterminer un juste milieu entre l’excès et le défaut – ainsi le courage est le juste milieu entre la couardise et la témérité. Elle est, ensuite, la vertu par excellence parce qu’elle est la vertu politique, au sens le plus élevé du terme : “ la justice, seule entre les vertus, est considérée comme un bien qui appartient à autrui : elle agit dans l’intérêt d’autrui ” (1130a).

2) L’amitié, une sur-vertu ?

La justice, vertu de toutes les vertus est dépassée par l’amitié qui semble rendre la justice superflue : “ Entre amis, nul besoin de justice, mais les hommes justes ont, en plus, besoin d’amitié ” (1155a). À quoi les Politiques font écho quand se pose le problème du partage des richesses : “ Entre amis, tout est commun ”. Sans loi, pas de vie sociale. Mais une vie sociale réglée par un légalisme pointilleux, par le zèle procédurier, par l’exigence absolue que chacun ait le sien, rien de plus et rien de moins, une telle vie serait rigoureusement invivable. C’est seulement l’amitié, sous toutes ses formes, qui rend la vie sociale possible, non parce qu’elle procurerait un surcroît d’humanité, comme un peu d’huile dans des rouages trop bien réglés, mais parce que la justice légale n’est que la forme extérieure, alors que l’amitié est le moyen intérieur, proprement vivant, de l’animal social. Ainsi l’amitié apparaîtrait telle comme une “ sur-vertu ”, la condition de toute vertu authentique.

3) L’amitié requiert la vertu

Dans toutes ses formes, l’amitié requiert quelque vertu. Ainsi, la bienveillance n’est pas l’amitié, mais elle en est au moins une condition nécessaire. Aristote note aussi que l’amitié comporte la générosité, et cela est particulièrement net dans les amitiés des jeunes gens, dont il est pourtant dit ailleurs qu’elles sont surtout fondées sur le plaisir.
L’amitié entretient la concorde – forme politique de l’amitié – et encourage à la bienfaisance. Il n’est ainsi pratiquement aucune vertu que l’amitié ne demande ou ne stimule. L’amitié pousse le couard à devenir courageux pour aider son ami, et l’avare à se montrer généreux. Par-dessus tout, l’amitié tout à la fois exige et entretient la disposition à l’égalité et à la réciprocité. Comme, enfin, elle n’est pas une passion, elle ne peut atteindre sa perfection qu’en perfectionnant l’usage de la raison puisque ce que nous aimons dans les amis c’est la beauté des caractères.

4) L’amitié par excellence est celle des amis de la vertu

Les amitiés qui ne sont pas tournées vers le bien et la vertu sont instables, ainsi qu’on l’a vu. Elles sont toujours menacées par le changement qui affecte nécessairement leur cause : la vieillesse flétrit les corps et l’amitié fondée sur le plaisir s’étiole. “ Les méchants, eux, ne connaissent pas la stabilité, car ils ne restent pas semblables à eux-mêmes. Leur amitié est provisoire, tirant plaisir de leur méchanceté respective. ” (1159b) Seule est stable l’amitié qui se fonde sur la vertu des amis. “ Parfaite est l’amitié des hommes de bien et semblables en vertu : ils veulent en effet pareillement leur bien mutuel en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons en eux-mêmes. ” (1156b) C’est pourquoi “ l’ami vertueux attire naturellement l’ami vertueux. ” (1170a)


IV-Amitié et politique

Le strict parallèle établi par Aristote entre les diverses formes de l’amitié et les diverses formes de constitutions politiques pourrait sembler curieux pour notre sensibilité moderne. L’amitié, en effet, y est définie comme vertu politique. Or, l’amitié, pour nous, n’est pas “ politique ”. Elle regarde d’abord la sphère privée. Mais c’est peut-être tout simplement que nous avons oublié le troisième volet de notre devise : fraternité.

A*L’amitié, vertu politique

1) Les conditions d’existence des communautés humaines

Il semble aller de soi que les communautés humaines ne reposent pas seulement sur les liens de la nécessité, de la raison ou de la force. La communauté familiale repose, certes, sur la nécessité naturelle : les hommes et les femmes forment des couples pour assurer leur descendance et les enfants ont besoin de parents qui leur procurent la nourriture et le gîte quand ils sont encore incapables de se les procurer eux-mêmes. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages de l’union qui fait la force. Enfin, ceux qui veulent se mettre en dehors des communautés humaines instituées y sont maintenus par la force. Mais aucune communauté n’existe durablement ainsi. Pour qu’une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent il faut qu’existe entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de définir l’amitié. En effet, “ l’amitié maintient, semble-t-il, la cohésion des cités et les législateurs lui consacrent plus de soin qu’à la justice. ” (1155a) D’où l’importance de la concorde, cette sorte de très large amitié entre les honnêtes gens “ en accord avec eux-mêmes et entre eux, engagés pour ainsi dire dans les mêmes affaires. ” (1167b)

2) Amitié et justice

Bien qu’il ne faille pas, comme on l’a vu, identifier amitié et justice, Aristote ne cesse pourtant d’insister sur leurs points communs, “ car il semble que l’amitié et le juste concernent les mêmes objets et les mêmes individus ” (1159b). L’amitié en effet forme une communauté et “ entre amis tout est commun ” comme le dit un proverbe grec qu’Aristote cite souvent. Cette communauté des biens est nécessairement un partage égalitaire, ou du moins un partage juste. Reprenant l’opinion commune, Aristote affirme que “ le juste augmente naturellement avec l’amitié ” puisqu’il semble qu’une injustice commise à l’encontre d’un ami est plus grave qu’une injustice commise envers un simple concitoyen ou envers un étranger.
L’amitié est à la fois sentiment et vertu et c’est parce qu’elle est l’un et l’autre qu’elle joue un rôle si important dans la vie de l’âme. Si les sentiments et les vertus étaient radicalement séparés, s’ils n’avaient rien de commun, s’ils renvoyaient comme à deux parties hétérogènes de l’âme, la vertu serait impuissante. De la même manière, l’antériorité logique de la cité politique repose sur le fait que la cité est formée de communautés naturelles dont la cohésion réside dans la vie affective et les rapports directs des individus.
L’amitié est donc bien une vertu politique car elle apparaît comme la condition même de ce rapport spécifique entre les hommes qu’est le rapport politique. Elle articule les deux grandes sphères de la vie humaine : la vie publique et la vie privée. La vie privée est celle des amitiés naturelles qui se développent dans le cadre de la famille. Dans la vie publique sont recherchée la concorde et une espèce de bienveillance générale des citoyens les uns à l’égard des autres. L’amitié apparaît comme l’intermédiaire : de la vie privée, elle possède la familiarité, le nombre restreint des participants, mais, de même que les décisions publiques découlent de l’assentiment des membres de l’assemblée, l’amitié repose sur un consentement de la raison, presque un contrat ainsi que le suggère Aristote, en tout cas un choix réfléchi.

3) Amitié et constitution politique

Le rapport entre amitié et constitution politique est donc présenté selon une stricte analogie. À chaque constitution correspond un type d’amitié. La monarchie repose une certaine amitié du roi pour ses sujets, analogue à celle du père pour ses enfants : “ c’est une supériorité dans l’exercice des bienfaits ” (1161a). De même l’amitié du mari pour la femme doit être comparée au régime aristocratique où la supériorité ne découle que du mérite. L’amitié entre frères comparable à la camaraderie correspond au lien qui unit les citoyens d’une timocratie1. Dans ce genre de régime, les citoyens veulent être égaux et vertueux.
Si à chaque constitution correspond un genre d’amitié, le gouvernement républicain (timocratique ou démocratique) correspondant à une amitié fondée sur l’égalité et la réciprocité doit logiquement être le meilleur. Dans ce gouvernement, non seulement les citoyens sont égaux, mais, de plus, sont “ tour à tour gouvernants et gouvernés ”.

4) Amitié des égaux contre paternalisme

Ainsi, quand Aristote affirme, dans L’Éthique à Nicomaque, que la meilleure forme de gouvernement est la monarchie, cette affirmation semble plus un reste de l’enseignement de Platon qu’une thèse cohérente à la philosophie politique et morale qu’il est en train d’édifier. En effet, le monarque se conduit à l’égard de ses sujets comme un père à l’égard de ses enfants, préoccupé uniquement de leur bien. Concevoir les rapports entre citoyens sur le mode des rapports entre père et enfants, c’est tomber dans le paternalisme qui s’oppose à la fraternité, comme la charité s’oppose à la solidarité. C’est encore opposer une conception organique et hiérarchique de la vie sociale à la conception d’une association d’individu égaux.
Aristote affirme, par ailleurs, que le législateur doit autant sinon plus s’occuper de créer les conditions de l’amitié entre les citoyens que de la justice. Si on admet qu’il a raison, en outre, d’affirmer que, dans les tyrannies, l'amitié et la justice ne jouent qu'un faible rôle, alors que dans les démocraties au contraire leur importance est extrême : car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux,  alors il en découle que le meilleur des régimes politiques est celui dans lequel l’amitié possède une importance extrême et, par conséquent, en suivant la logique même d’Aristote, le meilleur des régimes est non pas la monarchie, comme il le dit, mais la démocratie où “ il y a beaucoup de choses communes ”.

B*Amitié et fraternité

L’amitié crée entre les individus un genre de communauté politique, au sens précis d’Aristote, parce que les individus ont besoins les uns des autres : un homme isolé est “ soit une bête soit un dieu ”. Mais ce lien établit en même temps quelque chose de plus : il exprime la communauté de nature des amis. Dans l’amitié, je reconnais l’autre comme un autre moi-même, comme quelqu’un qui a la même nature que moi et qui, cependant est différent. C’est donc la reconnaissance de la pluralité, comme caractéristique de la condition humaine, qui est rendue possible dans l’amitié.
En outre, comme la véritable amitié est désintéressée, dans la relation amicale nous acquérons les vertus essentielles : le respect d’autrui, la bonté, le sens de la parole donnée et de la valeur des engagements – c’est d’abord par les serments entre amis que nous nous exerçons à tenir notre parole – le désintéressement. C’est enfin l’amitié qui inscrit notre existence dans la durée, qui apparaît comme l’un des moyens essentiels de faire face à la fragilité des choses humaines.
Ainsi la pensée aristotélicienne de l’amitié comme vertu politique ne serait plus l’expression d’une conception adaptée à la cité antique, et irrémédiablement dépassée aujourd’hui. Au contraire, elle pourrait trouver dans la philosophie politique une importance renouvelée.

Conclusion

Avec Aristote, nous pouvons donc affirmer que l’homme est fondamentalement un être « communautaire », mais l’idéal de la communauté est celui de la communauté politique ouverte, la communauté des hommes libres. L’idéal communiste est à la fois un idéal de réalisation de l’individu et un idéal communautaire parce que l’individu est d’autant plus libre et peut d’autant mieux réaliser toutes les potentialités qui sont en lui qu’il noue de très nombreux liens sociaux.

1 La timocratie est le gouvernement fondé sur le cens. Participent au gouvernement tous ceux qui ont les moyens et le loisir. C’est ce gouvernement qui semble pour Aristote le gouvernement républicain par excellence.

Court traité de la servitude religieuse

Recension par André Baril, professeur de philosophie et éditeur. Québec

Pour le philosophe français Denis Collin, notre compréhension de la religion serait bien incomplète et même erronée ou réductrice si nous nous contentions de la considérer comme un épiphénomène, comme une réalité sociale secondaire. Le marxiste conséquent doit aujourd’hui dépasser « le stade du matérialisme vulgaire » qui reposait sur une dichotomie entre la superstructure (les idées) et l’infrastructure (le monde réel). La vie sociale est plus complexe et il faut s’instruire auprès de toutes les sciences humaines si on veut saisir pourquoi et comment la religion est apparue en même temps que les premières civilisations. Collin s’inscrit à l’intérieur d’une théorie critique qui peut s’inspirer autant de Marx que de Freud. Dans cette perspective, je suis en parfait accord avec Collin lorsqu’il écrit que « la religion doit alors être comprise, non pas comme un ensemble de lubies, plus ou moins arbitraires dues à l’ignorance, et que l’on pourrait réfuter par la raison, mais comme la première forme psychique de la vie sociale » (p. 19). Car, en considérant la religion comme la pensée la plus archaïque de l’humanité, Collin nous donne ainsi le fil conducteur pour « comprendre la puissance active et la force d’entraînement des idées religieuses » (p. 21). Il importe en effet de saisir la vie religieuse dans la vie sociale.

Alors allons à l’essentiel : la religion n’est pas un somnifère, mais les deux pièces d’une seule monnaie, les deux extrémités de l’interaction humaine : la loi et le désir. La religion s’imposerait dans la vie sociale précisément parce qu’elle tiendrait un double discours. D’une part, elle se range du côté de la survivance et des interdits en donnant un sens au renoncement, au nécessaire report de la satisfaction des pulsions (p. 22). Ce renoncement est pour un meilleur bien. D’une part, la religion anticipe le désir en prétendant rendre favorables les forces naturelles qui semblent si souvent hostiles aux êtres humains (p. 23). En bref, la religion propose une réconciliation en prenant sur elle aussi bien le renoncement que la fête. Bien évidemment, elle n’y arrive pas vraiment, si bien qu’elle cèdera tantôt à la démesure sacrificielle, tantôt au pouvoir en place. Cependant, la religion a inspiré le premier lien social (religio = lien), c’est déjà beaucoup et sans doute suffisant pour assurer sa présence dans le monde contemporain.


Devant la complexité des sentiments humains et l’immensité de la nature, l’humain peut-il vraiment devenir autonome ? Il faut attendre des siècles et beaucoup de transformations sociales pour que des philosophes et des savants osent contester les prétentions religieuses. Collin rappelle à juste titre les principaux repères d’une pensée émancipatrice : les philosophes atomistes et l’avènement de la démocratie athénienne; le siècle des Lumières.
Au xxe siècle, Max Weber résumera cependant les effets de la marche moderne par une expression encore troublante aujourd’hui, le fameux « désenchantement du monde ». En ce sens, la sortie de la religion s’avère un longue route semée d’inquiétude. Qui peut vivre dans un monde sans référence à une divinité ou à une transcendance ? « Si la religion n’est pas seulement une collection d’idées fausses mais la structure profonde de la vie sociale, alors évidemment il est extrêmement difficile de ne pas penser à l’intérieur de la pensée religieuse. » (p. 48-49) Pour tout dire, dans un monde hostile et mystérieux, la détresse et le besoin de consolation sont omniprésents.

Assistons-nous aujourd’hui à un retour du religieux ? En s’appuyant sur quelques analyses récentes, Denis Collin ne le pense pas. Nul retour à l’ancienne séparation du sacré et du profane. Nous assistons plutôt à « un mouvement inédit » incarné notamment par l’islamisme intégriste. Quelle est la dynamique de ce mouvement ? C’est un mouvement autodestructeur, nihiliste, car l’islamisme nie la vie en s’en prenant aux femmes et en imposant, par la terreur, une religion de la mort. Ce mouvement en est un de désinhibition, de « désublimation répressive », dira Collin en reprenant un concept clé du philosophe Herbert Marcuse. Or, la société capitaliste s’avère elle-même destructrice, mais dans le sens involontaire d’une fuite en avant, d’une course effrénée à la croissance, conduisant à la surexploitation de l’environnement naturel. C’est la superposition de ces forces négatives qui caractériserait notre époque.


Fatalité ? Au contraire, Collin termine cette réflexion sur une note critique et combative en rappelant la vitalité de la tradition émancipatrice et en évoquant une « société des nations » toujours à construire. Un ouvrage éclairant et fortifiant.

André Baril. Mai 2017


samedi 1 avril 2017

La vraie religion

Réactions au "Court traité de la servitude religieuse" de Denis Collin (2017) par Jean-Marie Nicolle

A la relecture de Marx et de Freud, on doit effectivement s’interroger sur l’annonce qu’ils ont faite, tous les deux, de la fin de l’illusion religieuse. Qu’est-ce qui pourrait expliquer la force propre des religions ? Au-delà des analyses historiques et politiques, il faut voir comment les religions « manipulent le désir » (p. 25) autrement que le font les commerçants dont le métier est de capter le désir des clients. Quel est le désir du croyant ?
L’explication par les interdits sexuels n’est pas suffisante. Freud montre dans Malaise dans la culture que la principale tâche n’est pas de contrôler Éros, mais plutôt Thanatos. C’est la pulsion de mort qui pose le plus de problème à la civilisation, qui doit réussir à retourner l’agressivité de l’individu envers lui-même grâce au sentiment de culpabilité. Les fondamentalistes islamistes ont, d’évidence, un rapport singulièrement névrotique au corps des femmes, mais lorsqu’ils les revêtent d’un tissu noir, il s’agit d’autre chose : si la beauté est un voile de protection contre la mort, le voile qui recouvre cette beauté (réelle ou supposée), le voile du voile est un signal de mort. Les OVNI (objets voilés non-identifiables) ressemblent bien à des faucheuses ! « Le djihadiste n’est pas seulement l’homme qui veut tuer, mais aussi celui qui veut être tué. » (p. 74) A force d’habitude, nous ne voyons plus que le christianisme exhibe partout la figure d’un supplicié en agonie sur une croix, spectacle odieux qu’on devrait interdire pour protéger le regard de nos enfants ! Quelle différence avec le sourire serein des bouddhas ! La religion nous ramène toujours au thème de la mort.
La question de la servitude religieuse volontaire n’est pas seulement politique, mais aussi profondément psychique. D’où vient la résistance des religions à l’hédonisme contemporain, à la culture scientifique, à l’esprit critique issu des Lumières ? Soutenir que la réaction religieuse n’est qu’un soubresaut (selon M. Gauchet, p. 44) ou dire que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion » (selon M. Gauchet, p. 60), c’est une dénégation. La puissance conquérante de l’islam actuel est un fait. La prophétie que l’on prête à Malraux – « Le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas » - porte plus sur la permanence du mysticisme que sur celle de la religion et ressemble à ces formules générales sur l’éternité des choses qui n’ont guère d’intérêt. Par contre, dès 1974, Lacan annonce « Le triomphe de la religion » dans le cadre de sa réflexion sur la science et la vérité, annonce peu connue et qui éclaire singulièrement ce qui est en train de se produire.
Lacan est athée et porte des mots très durs contre les croyants. Il parle de la profonde méchanceté du catholique, de son inaptitude à toute cure psychanalytique, etc. Et pourtant, il parle de la « vraie religion » (Cf. Augustin, De vera religione). Il faut prendre cette expression comme l’adhésion à une valeur supérieure à toute autre, pour laquelle des individus sont capables de se sacrifier. La vraie religion est vraie, non par son contenu doctrinal, mais par sa supériorité sur les autres – qui n’apparaissent, à côté, que comme des hérésies. Il faut bien s’entendre sur ce qualificatif de « vraie » ; il ne s’agit point de la vérité objective, celle de la science, mais de la vérité subjective, autrement dit du sentiment de certitude. Pourquoi des hommes considèrent-ils que leur dieu est le seul vrai dieu et qu’il vaut plus que la vie, plus que leur propre vie ? Il faut distinguer la certitude de la vérité.
Déjà Nietzsche s’étonnait du sophisme des martyrs : parce qu’ils meurent pour une cause, leur mort serait la preuve de la vérité de cette cause. « Comment ! Il y aurait quelque chose de changé à la valeur d’une cause parce que quelqu’un aura donné sa vie pour elle ! Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède une séduction de plus ; croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion d’aller au martyre pour vos mensonges ? » (L’Antéchrist, §. 53) Pour Nietzsche, les hommes ne désirent pas vraiment connaître la vérité, car celle-ci est insupportable. Comment vivre en sachant que l’on doit mourir ? La vue de cette vérité est insoutenable ; « nous avons tous peur de la vérité » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis si malin », §. 4) La religion ne vient pas offrir la vérité, mais la certitude. « La croyance forte ne prouve que sa force, non la vérité de ce qu’on croit » (Humain, trop humain). Quand Nietzsche annonce la « mort de Dieu », ce n’est pas au sens de sa disparition, mais au sens où l’homme moderne n’aurait plus besoin de la notion de Dieu pour penser et mener sa vie. L’ennui - et Nietzsche le craignait -, c’est que d’autres valeurs tout aussi aliénantes sont venues prendre la place de Dieu (le travail, le jeu, l’argent, etc.).
Or, que nous offre la science ? En dehors de ses applications techniques que tout le monde apprécie, y compris les pourfendeurs de la modernité, elle n’offre que la vérité ; elle ne donne aucun sens à la vie. Et c’est ce qui est insupportable pour les croyants (ceux qui veulent des certitudes). Les croyants veulent des signes, des voies, un salut ; la vérité ne les intéresse pas et même leur fait peur. « L’idée que l’islamisme est une réaction à l’irruption de la modernité et non un renouveau proprement religieux est une affirmation qui peut sans doute être acceptée. » (p. 77)
Nous revivons actuellement les violences politico-religieuses qu’a connues la Renaissance. La différence principale entre le Moyen Âge et la modernité tient à la façon dont la pensée travaille : la pensée médiévale interprète le monde alors que la pensée moderne représente le monde. Pour interpréter, il faut d’abord chercher des similitudes entre les objets. On suppose qu’il existe des signes de ces similitudes, par exemple que la broderie des étoiles dans le ciel dessine un animal terrestre – les constellations -, puis on cherche à lire les signes pour passer d’un objet à l’autre. L’ordre entre les objets est posé comme prédéfini par le créateur et il s’agit pour le savant de retrouver cet ordre. La pratique de l’exégèse donne le modèle de cette démarche : puisqu’il y a préfiguration entre l’Ancien et le Nouveau Testament, interpréter la Bible revient à l’éclairer par la vie du Christ. La vérité d’un texte se trouve dans l’autre texte auquel on remonte.
La pensée moderne surgit avec le travail scientifique commencé par Galilée, non seulement pour établir les lois de la physique, mais aussi pour séparer le travail des scientifiques du travail des théologiens. « Les écritures, encore qu’inspirées par l’Esprit Saint, admettant en bien des passages […] des interprétations éloignées de leur sens littéral, et nous-mêmes ne pouvant affirmer en toute certitude que leurs interprètes parlent tous sous l’inspiration divine, j’estimerais prudent de ne permettre à personne d’engager les sentences de l’Écriture et de les obliger en quelque sorte à garantir la vérité de telle conclusion naturelle dont il pourrait arriver que nos sens ou des démonstrations indubitables nous prouvent un jour le contraire. » (Galilée, Lettre à Don Benedetto Castelli, 21 Décembre 1613). Autrement dit, c’est à la théologie de s’adapter à la science, non à la science de s’adapter à la théologie. Ce précepte est insupportable pour un croyant. Il ne veut pas des vérités établies par la raison ; il veut des signes, des « forêts de signes » (expression de R. Barthes à propos de la figure de l’abbé Pierre).
« On s’étonne que les fondamentalistes recrutent souvent dans les départements scientifiques des universités. » (p. 45) Comment des individus instruits peuvent-ils croire aux sornettes des religions ? Cet étonnement d’un esprit rationnel, formé par les Lumières, est mal posé : la question n’est pas « comment peuvent-ils croire ? » mais « comment désirent-ils croire ? ». Dans le domaine du désir, la cohérence logique n’est pas de mise. Les annonces optimistes de Marx et de Freud reposent sur la dichotomie de la religion et de la science, comme si la seconde pouvait, à terme, venir remplacer la première, et donc comme si ces deux discours pouvaient satisfaire, à leur manière, un même désir. Or, la question fondamentale pour tout être humain est d’affronter le réel. Au sens de Lacan, c’est plus que la réalité ; c’est l’irruption dans l’existence de l’irreprésentable, de l’insupportable, du hors-sens. La science ne nous protège pas du réel. Malgré le courage intellectuel qu’exige l’esprit scientifique, elle ne nous promet aucun salut, alors que la religion est entièrement consacrée à cette tâche.
Selon Lacan, le croyant laisse à Dieu la charge d’être la cause de toutes choses, renonçant à connaître la vérité (celle du monde et la sienne propre). Dieu est le refoulement en personne. Ce faisant, il se sacrifie, renonce à son propre désir et aspire à la servitude volontaire ; il s’aliène au désir supposé de Dieu qu’il s’agit de séduire par des prières, des rites, des renoncements de toutes sortes. Le croyant ne désire plus que les désirs qu’il prête à Dieu (Que ta volonté soit faite…). La recherche de la vérité se réduit alors à la seule recherche de ce que Dieu veut vraiment (et non pas la recherche d’un savoir vrai sur le monde). Le dernier moment de la vérité sera celui du Jugement dernier.
A la différence de Marx et de Freud, Lacan ne voit pas dans la science une solution à l’aliénation religieuse, parce que la science qui n’a aucune fonction consolatrice, va au contraire renforcer le désarroi des individus. « Le réel, pour peu que la science y mette du sien, va s’étendre, et la religion aura là beaucoup plus de raisons encore d’apaiser les cœurs. La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or, la religion, surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille. C’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps mais ils ont tout d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. Il va falloir qu’à tous ces bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi . » (in Le triomphe de la religion, (1974) Seuil, coll. Paradoxe de Lacan, 2005, p. 79-80. Voir aussi le Discours aux catholiques de 1960).
La science alimente malgré elle le recours à la religion. N’en déplaise aux enfants des Lumières, la religion a encore de beaux jours devant elle.
Jean-Marie Nicolle

vendredi 10 mars 2017

Renouveau républicain et lutte sociale


On accuse souvent les défenseurs de la République d’être obnubilés par les principes politiques et d’être, du même coup, aveugles aux questions sociales. La République ne serait qu’une abstraction camouflant toutes sortes de vilenies concoctées par les classes dominantes, affirment les plus critiques les plus virulentes. La République ne suffit pas, il faut aller plus loin, disent les mieux disposés à son endroit. Il est vrai que le mot « république » est employé à toutes les sauces et que les « valeurs de la république » sont si vagues qu’elles servent souvent d’étiquettes à des marchandises avariées. Mais il en va de même, hélas, d’une bonne partie du vocabulaire politique. Faut-il renoncer au socialisme au motif que bien des entreprises parmi les pires du siècle passé se sont couvertes de cet honorable drapeau ? Et que dire du communisme ? Alors pourquoi renoncer à ce beau mot de république ? Certes les républiques réellement existantes, dans notre pays et ailleurs, sont loin d’avoir tenu toutes leurs promesses, et c’est peu dire ! Que la France soit une république laïque, démocratique et sociale comme le dit l’article I de la Constitution, on aimerait que cela ne restât pas une simple proclamation pour les jours de fête. Certes, comme le pensait Jaurès, la république jusqu’au bout, c’est la république sociale et non la république bourgeoise. Faut-il pour autant abandonner le combat pour la république, tout court, sans adjectif ?
En premier lieu, la république n’est pas un simple mot ; elle est porteuse d’une tradition historique et philosophique : la république, c’est la liberté comme non-domination. La loi doit viser à protéger les individus contre toute domination. Il ne suffit de pas de réclamer la liberté d’expression. Encore faut-il que la loi et, le cas échéant, les forces d’ordre protègent cette liberté. À l’équipe de Charlie, ce qui a manqué en janvier 2015, ce n’est pas un grande proclamation mais une protection policière un peu plus fournie. La république doit encore protéger la liberté de tous les enfants de recevoir une instruction portant sur des savoirs objectifs, sans omettre telle ou telle question au motif que cela froisserait quelque secte obscurantiste. Il s’agit de garantir pour tous des perspectives de vie sûres. Tous ces principes figurent dans la déclaration de 1946 annexée à la constitution et dont la simple réalisation sérieuse serait à elle seule, dans les circonstances présentes, une véritable révolution.
En second lieu, si on pense l’émancipation sociale comme la possibilité pour la grande masse de prendre en main ses propres affaires, cela nécessite évidemment l’existence d’un espace public de débat et de luttes politiques dans lequel justement cette grande masse peut s’auto-éduquer et prendre effectivement son sort en main. Dans les dernières années de sa vie, Marx estimait que la république parlementaire après avoir été la forme de constitution de la domination bourgeoise serait la forme de sa dissolution : il avait toujours en vue ce communisme qui donnerait à chacun selon ses besoins, demanderait de chacun selon ses capacités et ouvrirait la voie à la liberté réelle, celle qui permet l’épanouissement de toutes les potentialités résidant en chaque individu. Mais précisément la république parlementaire, une « république à la Clemenceau », lui semblait, à juste titre, le pont entre aujourd’hui et demain. Ceux qui opposent une république sociale rêvée à la lutte pour la défense élémentaire des principes républicains n’ont pas besoin de pont pour gagner l’autre rive ; avec des paroles radicales, ils se satisfont de rester où ils sont.
La lutte sociale a besoin d’un espace commun où se confrontent les programmes politiques, où peut s’exprimer le libre jeu de la lutte des classes, de l’antagonisme permanent entre les « grands » et le « peuple », comme l’aurait dit Machiavel. C’est pour cette raison que la laïcité, « à la française » est la prunelle de nos yeux, à nous qui luttons pour l’émancipation humaine. La laïcité reconnaît la liberté de conscience, la liberté pour chacun de croire en ce qu’il veut ou de ne pas croire du tout, c’est-à-dire de s’émanciper de toutes les superstitions qui font que trop souvent les hommes luttent pour leur servitude comme s’il agissait de leur salut (Spinoza). Mais si les croyances sont libres, la république laïque « ne reconnaît ni ne salarie aucun culture », c’est-à-dire qu’elle refuse aux religions le droit d’organiser la vie sociale et politique. On nous dit, ici et là : « ne vous occupez pas du voile ou des prescriptions religieuses, occupez vous des luttes sociales ». Soit. Mais comment la lutte sociale peut-elle se développer quand les sectes religieuses divisent les hommes et les femmes, séparent les ouvriers selon qu’ils sont blancs ou « indigènes » ? Les dominants ne s’y sont pas trompés. Ils exploitent méthodiquement les sectes religieuses et les communautarismes comme autant d’armes dirigées contre l’unité du mouvement ouvrier. L’exemple américain devrait nous faire réfléchir : Mme Clinton symbolise cette alliance entre le communautarisme « black » et Wall Street alors que derrière Sanders se cherche l’unité de tous ceux d’en bas, les « 99 % », contre Wall Street.
Toute république a besoin, régulièrement, d’un « retour au principe » (Machiavel), de se renouveler en retrouvant ses origines. Nous avons besoin, aujourd’hui, d’un tel retour au premier temps, au printemps républicain, non par nostalgie d’un passé plus ou moins idéalisé, mais pour rouvrir l’avenir. La liberté qui est la liberté de combattre pour un monde meilleur, pour une société plus juste ; l’égalité qui est l’égalité des droits, l’égalité non pas en paroles mais en fait des hommes et des femmes, l’égalité contre toutes les formes de domination, y compris la domination dans la sphère privée ; la fraternité enfin, celle d’une communauté politique ouverte, unie par les principes de l’émancipation humaine.
Avril 2016

Le bonheur de vivre ensemble

Si la définition du bonheur reste ouverte, peut-être trouvera-t-on au moins son lieu. Pour Aristote, cela ne fait aucun doute : l’homme étant par nature un « animal politique », la vie dans une cité (polis) régie par des lois est le véritable bonheur. Ainsi mon bonheur personnel ne peut pas être séparé de celui de mes compatriotes. Le bonheur de la solitude qu’éprouve Jean-Jacques Rousseau, il n’y a rien de plus éloigné dans la pensée d’Aristote et des Anciens en général.

Une vie heureuse guidée par des choix raisonnés

La définition aristotélicienne du bonheur est complexe. Pour l’instant, tenons-nous en à ce qui concerne les rapports entre bonheur et politique. S’assembler dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi : voilà l’essentiel. Que la vie en cité soit guidée par un choix réfléchi cela va de soi, ou presque. Vivre en compagnie des autres hommes sous une loi commune, ce n’est pas renoncer à une liberté individuelle un peu illusoire, c’est trouver les moyens effectifs de l’accomplissement de soi. Car l’homme ne peut vivre seul. Dans le couple, dans la maisonnée, dans les relations de voisinage, dans la cité enfin, chacun peut trouver ce qui lui manque et lui permettra d’actualiser toutes ses potentialités.
La vie dans une cité est une vie guidée par un choix réfléchi en un deuxième sens. Ce n’est plus la vie soumise à la tyrannie des désirs de celui qui n’a pas d’éducation. Par le langage les hommes se signifient mutuellement l’utile et l’inutile, le juste et l’injuste, le bien et le mal. C’est pourquoi dans la cité les hommes sont soumis à la loi et non à l’instinct. La loi est un acte de la raison, c'est-à-dire de la meilleure partie de nous-mêmes. Certes, les hommes ne sont ni tous ni toujours raisonnables, mais en obéissant à la loi de la cité, ils sont contraints d’agir selon des principes auxquels leur raison ne pourrait que consentir s’ils en suivaient les conseils.
On pourra objecter que cela ne rend pas heureux. Celui qui est obligé de suivre la loi de la cité ne fait donc pas ce qui lui plaît. Il doit renoncer à s’emparer du bien d’autrui qu’il convoite. Il doit accepter de donner une partie de son temps et de ses biens à la cité. Il peut même lui donner sa vie. Au contraire celui qui se moque de la loi et vit dans l’injustice peut jouir sans entrave de tous les plaisirs et même le risque encouru peut devenir excitant.
Il est possible de répondre à cette objection en montrant le caractère absolu du commandement moral, par opposition au caractère relatif du plaisir et d’opposer ainsi le devoir et le bonheur
Cependant, sans abandonner l’idée que la recherche du bonheur est la chose la plus importante dans l’existence humaine, on peut montrer que ce genre bonheur qui consiste à faire ce qui nous plait en méprisant la loi est un bonheur illusoire. Dans le dialogue de Platon intitulé Gorgias, Socrate montre que le tyran Archélaos n’est pas heureux, qui fait ce qui lui plaît, tue ses ennemis quand il le veut et s’empare de tout ce qu’il convoite. L’injustice est à la fois laide et nuisible. Comment donc pourrait-on trouver le bonheur au milieu de la laideur et des choses nuisibles ? L’homme recherche la vie heureuse, mais quand il est obligé de choisir entre commettre l’injustice et subir l’injustice, le mieux pour lui, donc la vie la meilleure, dans ce choix dramatique est encore de subir l’injustice. Pour la même raison d’ailleurs, si d’aventure on a commis une injustice, il sera meilleur de subir le châtiment que d’y échapper.
Socrate développe une deuxième série d’arguments : la recherche du plaisir ressemble au châtiment des danaïdes, condamnées à remplir un récipient percé. Nous revenons plus loin sur cet argument. Mais il y a encore une troisième série de raisons qui doivent faire préférer la vie soumise aux lois de la cité à une vie déréglée soumise à la loi du plaisir. Une vie heureuse ne se conçoit pas sans amitié, c'est-à-dire sans attachements aux autres. Or l’homme injuste ne peut avoir d’amis. Ceux qu’il aura lésés deviendront ses ennemis et même quand il s’attache des amis par sa prodigalité, ce seront des faux amis, des amis humiliés d’être ses amis uniquement parce qu’il leur fait des cadeaux ou leur donne de l’argent, des amis qui nourriront du ressentiment contre le bienfaiteur à la fortune si mal acquise. La tyrannie est le paroxysme de l’injustice et le tyran est l’homme qui n’a que des ennemis.

Le droit à la poursuite du bonheur

Si le bonheur ne peut être trouvé que dans la communauté des hommes, encore faut-il que celle-ci soit constituée de telle sorte que les individus puissent s’y consacrer. L’entrée dans la modernité, entre la Renaissance et le XVIIe siècle, repose cette question avec force. En schématisant, on peut dire que les philosophies hellénistiques – stoïcisme, épicurisme – font du bonheur une affaire individuelle. L’éthique chrétienne pose la question du salut de l’âme éternelle, mais n’attache aucune valeur à la recherche du bonheur dans ce monde, car la vie terrestre n’est, en vérité, qu’une vallée de larmes où l’homme doit expier ses péchés. Au contraire, les Modernes font du bonheur, ici et maintenant, l’objet d’une recherche sensée. D’abord parce que les hommes peuvent échapper à la soumission aux puissances naturelles grâce au progrès des sciences (Descartes, cf. supra). Ensuite parce que la raison ne peut arrêter son investigation aux choses naturelles. Elle doit aussi s’occuper des affaires humaines et, les comprenant par leurs causes, les réorganiser en vue d’une vie plus heureuse. Si on refuse les explications magiques et superstitieuses des phénomènes naturels, il n’y aucune raison de continuer à adorer les fétiches politiques, à croire aux pouvoirs extraordinaires des princes et des rois. La vie politique et sociale doit maintenant être regardée à hauteur d’homme.
Dès lors, l’institution politique a pour fonction de garantir la possibilité pour chacun de rechercher le bonheur. Quel est le changement majeur par rapport à l’éthique aristotélicienne ? Chez Aristote, l’individu ne peut être heureux que dans la cité car la cité est la réalisation de l’essence humaine. Un homme isolé serait soit un dieu, soit un monstre, car il serait un homme qui n’a pas besoin des autres. Mais dans la cité l’homme est un membre de la communauté, comme la main est un membre du corps. L’idée d’une séparation entre le bonheur privé et le bonheur commun trouve difficilement place dans cette conception. Au contraire, quand on aborde la philosophie politique moderne, la cité – c'est-à-dire la vie dans un « état civil » – n’est plus la réalisation de l’essence humaine mais un moyen, rationnel autant qu’artificiel, dont les individus usent pour accomplir leurs propres fins.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de faire retour à Hobbes, à certains égards l’auteur moderne le plus pessimiste. L’état de nature, c'est-à-dire l’état dans lequel les hommes se trouvent quand ils ne sont pas soumis à un pouvoir souverain qui les tient en respect, est l’état de la guerre de chacun contre chacun. La liberté naturelle dont jouissent les hommes qui ne sont tenus par aucune loi se résume finalement à la liberté de mener une vie quasi animale, misérable et hantée par la crainte de la mort violente. Si la « loi de nature » nous commande de rechercher la paix et la sécurité et par conséquent de sacrifier notre liberté naturelle, c’est parce que le « dieu mortel » qu’est le pouvoir étatique souverain est seul à même de nous garantir les conditions d’une vie heureuse, laquelle suppose qu’on puisse jouir des bienfaits et du confort que procure le travail et l’activité. La justification de l’État réside donc dans les fins privées de l’individu. Alors que, chez Aristote, la participation à la vie publique est le bien que doit rechercher chaque homme – cela définit ce que plusieurs auteurs contemporains nomment « humanisme civique » – elle n’est nullement requise dans la conception libérale moderne dont Hobbes est l’un des fondateurs. Tant que l’État accomplit sa mission de protection, les individus peuvent mener une vie heureuse, même s’ils sont écartés de la possibilité d’influer sur les décisions politiques. Hobbes préfère pour un pouvoir monarchique fort, car un tel pouvoir tombe moins facilement dans les disputes et les guerres de factions qui menacent de faire retomber la république dans l’état de nature. Au contraire, les penseurs démocratiques estiment que le contrôle des citoyens sur le pouvoir est le meilleur d’empêcher que la protection ne tourne à la tyrannie. Mais cette différence très importante se situe à l’intérieur d’une problématique commune.
Lorsque le jeune conventionnel Saint-Just affirme que « le bonheur est une idée neuve en Europe », comment doit-on le comprendre ? Il ne s’agit pas, comme des commentateurs mal avisés l’ont cru, de définir une espèce de bonheur pour tous dont l’État fixerait la norme. Bien au contraire, Saint-Just écrit : « La liberté du peuple est dans sa vie privée ; ne la troublez point. Ne troublez que les ingrats et que les méchants. Que le gouvernement ne soit pas une puissance pour le citoyen, qu'il soit pour lui un ressort d'harmonie ; qu'il ne soit une force que pour protéger cet état de simplicité contre la force même... Il s'agit moins de rendre un peuple heureux que de l'empêcher d'être malheu­reux. N'opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple, chez lequel serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps... » Dans les temps anciens, le bonheur des individus dépendait du bonheur du Prince, de l’étendue de ses conquêtes, de sa richesse. Dans les temps modernes, le bonheur de l’État n’est rien en dehors du bonheur des individus.
Quelques textes constitutionnels importants font, de manière significative, sa place au bonheur. Le premier est la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, adoptée par le Congrès fondateur des États-Unis. Cette déclaration proclame parmi les droits inaliénables de l’homme, les droits à la liberté et à « la recherche du bonheur ». Précision du texte : le bonheur n’est pas un droit qu’on puisse exiger de qui que ce soit, et en particulier de l’État. Il est seulement requis que l’organisation politique soit conçue de telle sorte que chacun ait la possibilité de rechercher le bonheur, sans que soit précisé, de quelque manière que soit, en quoi celui-ci réside.
La constitution des États-Unis, adoptée en 1787, affirme dès le préambule poursuivre « le bien-être général ». A cette fin, d’ailleurs, la section 8 de l’article I établit de manière très large le domaine d’intervention du gouvernement. Le bien-être n’est pas le bonheur. Mais le bonheur ne semble pas facile à concevoir dès lors qu’on en est privé. Le bien-être peut donc être interprété comme le moyen ou la condition sine qua non de la recherche du bonheur. Une deuxième interprétation de ce préambule est possible, une interprétation utilitariste : il ne s’agirait pas d’assurer à chacun un lot de biens primaires, mais bien plutôt d’une définition du bien commun, comme la maximisation du bien-être, c'est-à-dire l’élévation moyenne de la richesse sociale, indépendamment des droits et libertés de chacun : le bien-être général peut fort bien se satisfaire du mal-être de quelques-uns dès que ce mal-être d’une minorité est reconnu comme la condition d’une élévation du bien-être moyen. Entre une éthique des droits inaliénables, dont le droit à la poursuite du bonheur fait partie, et une éthique sacrificielle de l’utilité moyenne, il y a toutes les ambiguïtés de la révolution américaine.
Le troisième texte sur lequel il nous faut arrêter est la déclaration des droits qui fonde la constitution de l’an I, adoptée par les conventionnels français. L’article premier donne le ton : « Le but de la société est le bonheur commun. » Alors que la première déclaration, en 1789, se contente de proclame des droits et des immunités et ne se préoccupe ni du bonheur ni vraiment de l’égalité, en 1793, l’égalité fait partie des droits fondamentaux, et la société doit des secours aux particuliers. Le bonheur commun suppose donc que les citoyens se trouvent placés sur un relatif pied d’égalité non seulement formellement – ce qu’indique l’égalité juridique – mais aussi effectivement, dans la vie matérielle. Il suppose aussi que les citoyens partagent des valeurs et des biens et qu’ils le partagent selon les lois de l’amitié ou de la fraternité. Si le bonheur est commun, les hommes sont frères. Il y a ainsi dans cette déclaration de 1793 quelque chose qui va bien au-delà du libéralisme politique et du républicanisme classique. D’un côté, on revient à l’humanisme civique d’Aristote : le bonheur commun, c’est la participation commune à la vie de la patrie, c’est la « philia » grecque qui se nomme maintenant fraternité. Mais, comme le dit Marx, les hommes quand ils font l’histoire « évoquent craintivement les esprits du passé » car « a tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants ».
D’un autre côté, cette république radicale, toute imprégnée des souvenirs romains, anticipe le communisme, et d’abord celui de Gracchus Babeuf qui se place précisément sous l’enseigne du bonheur commun. Mais cette anticipation n’était pas autre chose que la tentative désespérée de sauter par-dessus sa propre tête, de faire fi de la réalité sociale et politique de l’époque. Le « bonheur commun » devait céder la place à une société noyée dans les eaux glacées du calcul égoïste…

La recherche du bonheur au pluriel

Il y a différentes manières de définir la spécificité des règles d’organisation sociale qui s’inventent en Europe et aux États-Unis au XVIIIe siècle. La liberté politique et religieuse est au rang des innovations décisives. Mais, après tout, la liberté politique est bien plus ancienne que le libéralisme politique. Ce qui est peut-être le plus nouveau, c’est le possibilité pour chaque individu de choisir la perspective de vie qui lui semble bonne. Les sociétés traditionnelles affirment justement que ce qui est le meilleur pour tous, c’est la tradition, même si la tradition rend tel ou tel malheureux. Le théâtre de Molière exprime cette transformation : les jeunes gens finissent par épouser l’élu ou l’élue de leur cœur, contre les mariages arrangés. Le mariage, d’institution sociale, devient un des éléments du bonheur individuel.

La diversité des perspectives de vie

A la place d’un bonheur indéfini, nos sociétés ont fait de la réussite un substitut du bonheur. Nous n’aspirons plus à la vie bonne mais à une vie réussie. La réussite en amour, la réussite sociale, la réussite dans ses aspirations individuelles quelles qu’elles soient. La réussite sociale suppose que les carrières, les postes et la richesse soient ouverts à tous. Pour la réussite en amour, on sait moins comment cela pourrait être ouvert à tous, en dépit des nombreux magazines qui prodiguent leurs conseils ! Il y a cependant, dans ces affirmations du droit au bonheur individuel, sur lesquelles reposent nos sociétés, quelque chose qui ressemble à un déni du réel. Le choix du partenaire conjugal est loin d’être libre de tout déterminisme social. Dans les contes de fées, les bergères épousent des princes charmants et des petits cordonniers deviennent rois, mais dans notre réalité, il en va rarement ainsi ! La réussite sociale n’est, certes, interdite à personne. Mais cela ne dit rien des possibilités effectives de chacun à y accéder. L’égalité des chances est un article de programme politique, au contenu indéterminé. C’est encore la chance, par définition non égale pour tous, qui détermine la réussite.
Il y a, dans cette reconnaissance du droit à chacun de poursuivre les fins qu’il juge bonne, un deuxième aspect tout aussi épineux. Tous les biens que nous recherchons, nous les considérons comme autant d’éléments d’une « conception englobante » du bien, dirions-nous pour reprendre une expression de John Rawls. Par exemple, le fidèle qui économise de l’argent pour faire le voyage sur tel ou tel lieu de pèlerinage, ne recherche ni l’argent, ni les voyages, ni même les pèlerinages pour eux-mêmes. Il recherche chacun de ces biens particuliers comme des moyens de gagner la félicité éternelle. Dans une société pluraliste, reposant sur la liberté de conscience, il est évident cependant qu’aucune perspective particulière ne peut s’imposer par rapport aux autres. L’homme pieux ne peut vouloir imposer son point de vue à l’hédoniste qui pense que le bonheur suprême réside dans la jouissance ici et maintenant des plaisirs que nous offre la vie. Et réciproquement.

Coexistence des conceptions du bien

Si les individus menaient des existences séparées, la coexistence de ces perspectives différentes ne soulèverait aucune difficulté. Mais les individus ne mènent pas des existences séparées ; ils appartiennent à des communautés qui font qu’ils sont ce qu’ils sont. Il faut donc que les individus composant une société donnée partagent un certain nombre de principes de vie minimaux, quelles soient par ailleurs leurs autres perspectives. La « théorie de la justice » de John Rawls a cette ambition : définir une conception politique qui puisse être la base d’un consensus par recoupement entre les diverses conceptions raisonnables du bien. L’idéal laïque procède de là : une société dans laquelle chacun peut construire sa propre perspective de bonheur sans mettre en cause la possibilité pour tout autre de construire la sienne propre.
Le problème réside dans la définition d’une « conception raisonnable du bien ». Tous ceux qui adhèrent à une conception englobante du bien doivent certainement la tenir pour raisonnable. Un croyant doit tenir un athée pour quelqu’un de tout à fait déraisonnable puisqu’il est incapable de se rendre aux raisons de la foi. On peut néanmoins supposer qu’un croyant et un athée se retrouveront en accord pour leurs conceptions respectives du bien ne peuvent se réaliser dans une société où règne l’injustice, la misère et la tyrannie. Mais arrivés à ce point de généralités vagues, il n’est pas sûr que nous puissions aller beaucoup plus loin. Un athée va plutôt considérer qu’on ne peut pas parler de vie heureuse si on ne peut jouir de son propre corps sans crainte des conséquences non voulues. Il sera donc favorable au contrôle des naissances et à l’interruption volontaire de grossesse. Au contraire, un croyant pensera, le plus souvent, que la vie est un don de Dieu et que le contrôle des naissances en général et l’IVG en particulier sont tout à fait condamnables. Et le croyant se contentera difficilement de la réponse libérale : « chacun agit comme bon lui semble ». En effet, du point de vue religieux, il est difficile d’accepter de bon cœur de vivre dans une société où la loi positive ne fait aucune référence à la loi divine et se contente de l’approbation de la majorité des citoyens ou de la majorité des représentants.
La coexistence des perspectives de vie différentes se révèlent donc difficile dès lors qu’on met en cause les conceptions globales que les individus peuvent se faire du bien suprême, c'est-à-dire de ce qu’ils considèrent comme leur véritable bonheur. Comme la faisait remarquer Isaiah Berlin1, il n’existe pas de monde social sans perte, c'est-à-dire de monde social qui n’exclut pas des modes de vie réalisant par des voies spécifiques certaines valeurs fondamentales.

Le bonheur et le bien-être

Le bonheur ne peut pas être une affaire purement intérieure. Faire du moi une forteresse inaccessible aux malheurs du temps, au revers de la fortune ou tout simplement au cours normal de la vie humaine dont la mort constitue inéluctablement le terme, voilà ce que proposent les stoïciens. Mais comme le dit Hegel,
« l’homme ne peut se retenir dans l'intérieur comme tel, dans la pensée pure, dans le monde des lois et de leur universalité ; il a besoin aussi de l'existence sensible, du sentiment, du coeur, de l'âme, etc. »2
Il ne s’agit pas seulement de la satisfaction des besoins naturels. En tant que telle, celle-ci ne rend pas heureux. Le cycle des besoins n’a pas de fin. Comme le dit encore Hegel,
« dans ce domaine naturel de l'existence humaine, le contenu de la satisfaction est de type fini et limité ; la satisfaction n'est pas absolue et produit donc sans arrêt de nouveaux besoins ; la nourriture, le sommeil, la satiété ne servent à rien, la faim et la fatigue recommencent à nouveau le matin. »
Mais l’homme ne peut trouver le bonheur dans la simple satisfaction des besoins naturels. C’est l’esprit encore qui doit être satisfait.
Dans cette sphère de l’immédiateté de la vie, l’homme entre dans le cycle besoin/satisfaction, un cycle qui se répète indéfiniment, sans jamais sortir de son horizon limité. La satisfaction n’est jamais absolue, dit Hegel. Or l’homme en tant qu’être spirituel veut l’absolu, d’où l’absolue insatisfaction qu’éprouve l’homme dans le « système des besoins sensibles ». C’est pourquoi la satiété des besoins naturels ne peut éteindre le désir humain qui déborde toujours les besoins naturels – le désir humain est « infini » alors que le besoin naturel est limité.
C'est ainsi que l'homme, dans l'élément du spirituel, s'efforce de parvenir à la satisfaction et à la liberté dans la connaissance et la volonté, l'apprentissage et les actions.
Sortir de ce dilemme, ce n’est donc ni se retirer dans la pensée pure, ni s’abandonner au système des besoins sensibles. C’est tout simplement trouver la satisfaction dans une action commandée par l’élément spirituel.
L'homme ignorant n'est pas libre, car il trouve en face de lui un monde étranger, un delà et un dehors dont il dépend, sans qu'il l'ait réalisé pour lui-même et sans qu'il séjourne en lui comme dans ce qui lui appartient.
L’ignorant n’est pas libre : cela veut dire que la liberté effective réside dans le savoir. L’esprit est libre parce qu’il sait et qu’il se sait. L’homme ignorant n’est pas libre parce qu’il ne comprend pas le monde extérieur. L’esprit et la réalité naturelle semblent immédiatement en opposition. Alors que dans la science, la réalité naturelle devient réalité pensée, esprit. Face à une réalité qu’il ne connaît pas l’homme est conduit à constater son état de dépendance à l’égard de la nature et l’étrangeté à l’égard de lui-même. La liberté consiste à séjourner dans le monde comme ce qui appartient à l’homme : il faut que réalité extérieure soit non seulement connue mais aussi façonnée par l’homme. Abolir cette étrangeté du monde, c’est l’action rationnellement pensée qui le peut. L’activité pratique productrice est ainsi inséparable de la connaissance.
L'impulsion du savoir, l'aspiration à la connaissance, en partant des niveaux les plus bas jusqu'au niveau suprême de la compréhension philosophique, ne naît que de l'effort de dépasser cet état de non liberté et de s'approprier le monde par la représentation et la pensée. Inversement, la liberté dans l'action vise à réaliser la rationalité de la volonté.
L’impulsion du savoir, c’est la pulsion de la liberté. Mais cette liberté, ce n’est évidemment pas la liberté creuse de pure indifférence, ni la possibilité de faire ce qui plaît. La liberté, c’est l’appropriation du monde et donc la réalisation de soi. Mais comme Hegel veut « penser le réel », cette impulsion du savoir, cette aspiration à la connaissance, elles commencent par le niveau le plus bas, par ce qui se passe dans la vie quotidienne, les savoir-faire empiriques, pour s’élever par degrés et transformations à la science. Le savoir conduit à la liberté, ou plutôt rend effective une liberté qui ne serait que la liberté contenue en soi dans l’esprit humain mais restée enfermée sans la construction de la culture humaine. Mais, en sens inverse, le savoir se réalise dans l’action volontaire. Volonté libre et savoir ne sont ainsi qu’une seule et même chose. Sans savoir, il n’y pas de volonté libre. Et c’est seulement dans l’exercice de cette volonté libre, transformant le monde extérieur en son propre monde que l’homme peut trouver le bonheur.
Ainsi le bien-être, le confort et tout ce qui procède de l’activité industrieuse, ne seraient pas les constituants d’un bonheur de seconde zone, un bonheur réservé au vulgaire, le bonheur illusoire de ce que nous appellerions aujourd’hui « société de consommation ». Ils ne forment pas non plus une simple condition du bonheur. Par le genre d’activité qu’il exige et par les satisfactions qu’il procure, le bien-être appartient pleinement à toute idée raisonnable d’un bonheur qui ne se conçoit que dans la participation aux bienfaits de la culture.
1 Voir « La recherche de l’idéal » in Le bois tordu de l’humanité.
2 Hegel : Esthétique, première partie, « De l’idée du beau artistique », trad. Bénard, « Le livre de poche ».

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