Une vie heureuse guidée par des choix raisonnés
La définition aristotélicienne du bonheur est complexe. Pour l’instant, tenons-nous en à ce qui concerne les rapports entre bonheur et politique. S’assembler dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi : voilà l’essentiel. Que la vie en cité soit guidée par un choix réfléchi cela va de soi, ou presque. Vivre en compagnie des autres hommes sous une loi commune, ce n’est pas renoncer à une liberté individuelle un peu illusoire, c’est trouver les moyens effectifs de l’accomplissement de soi. Car l’homme ne peut vivre seul. Dans le couple, dans la maisonnée, dans les relations de voisinage, dans la cité enfin, chacun peut trouver ce qui lui manque et lui permettra d’actualiser toutes ses potentialités.La vie dans une cité est une vie guidée par un choix réfléchi en un deuxième sens. Ce n’est plus la vie soumise à la tyrannie des désirs de celui qui n’a pas d’éducation. Par le langage les hommes se signifient mutuellement l’utile et l’inutile, le juste et l’injuste, le bien et le mal. C’est pourquoi dans la cité les hommes sont soumis à la loi et non à l’instinct. La loi est un acte de la raison, c'est-à-dire de la meilleure partie de nous-mêmes. Certes, les hommes ne sont ni tous ni toujours raisonnables, mais en obéissant à la loi de la cité, ils sont contraints d’agir selon des principes auxquels leur raison ne pourrait que consentir s’ils en suivaient les conseils.
On pourra objecter que cela ne rend pas heureux. Celui qui est obligé de suivre la loi de la cité ne fait donc pas ce qui lui plaît. Il doit renoncer à s’emparer du bien d’autrui qu’il convoite. Il doit accepter de donner une partie de son temps et de ses biens à la cité. Il peut même lui donner sa vie. Au contraire celui qui se moque de la loi et vit dans l’injustice peut jouir sans entrave de tous les plaisirs et même le risque encouru peut devenir excitant.
Il est possible de répondre à cette objection en montrant le caractère absolu du commandement moral, par opposition au caractère relatif du plaisir et d’opposer ainsi le devoir et le bonheur
Cependant, sans abandonner l’idée que la recherche du bonheur est la chose la plus importante dans l’existence humaine, on peut montrer que ce genre bonheur qui consiste à faire ce qui nous plait en méprisant la loi est un bonheur illusoire. Dans le dialogue de Platon intitulé Gorgias, Socrate montre que le tyran Archélaos n’est pas heureux, qui fait ce qui lui plaît, tue ses ennemis quand il le veut et s’empare de tout ce qu’il convoite. L’injustice est à la fois laide et nuisible. Comment donc pourrait-on trouver le bonheur au milieu de la laideur et des choses nuisibles ? L’homme recherche la vie heureuse, mais quand il est obligé de choisir entre commettre l’injustice et subir l’injustice, le mieux pour lui, donc la vie la meilleure, dans ce choix dramatique est encore de subir l’injustice. Pour la même raison d’ailleurs, si d’aventure on a commis une injustice, il sera meilleur de subir le châtiment que d’y échapper.
Socrate développe une deuxième série d’arguments : la recherche du plaisir ressemble au châtiment des danaïdes, condamnées à remplir un récipient percé. Nous revenons plus loin sur cet argument. Mais il y a encore une troisième série de raisons qui doivent faire préférer la vie soumise aux lois de la cité à une vie déréglée soumise à la loi du plaisir. Une vie heureuse ne se conçoit pas sans amitié, c'est-à-dire sans attachements aux autres. Or l’homme injuste ne peut avoir d’amis. Ceux qu’il aura lésés deviendront ses ennemis et même quand il s’attache des amis par sa prodigalité, ce seront des faux amis, des amis humiliés d’être ses amis uniquement parce qu’il leur fait des cadeaux ou leur donne de l’argent, des amis qui nourriront du ressentiment contre le bienfaiteur à la fortune si mal acquise. La tyrannie est le paroxysme de l’injustice et le tyran est l’homme qui n’a que des ennemis.
Le droit à la poursuite du bonheur
Si le bonheur ne peut être trouvé que dans la communauté des hommes, encore faut-il que celle-ci soit constituée de telle sorte que les individus puissent s’y consacrer. L’entrée dans la modernité, entre la Renaissance et le XVIIe siècle, repose cette question avec force. En schématisant, on peut dire que les philosophies hellénistiques – stoïcisme, épicurisme – font du bonheur une affaire individuelle. L’éthique chrétienne pose la question du salut de l’âme éternelle, mais n’attache aucune valeur à la recherche du bonheur dans ce monde, car la vie terrestre n’est, en vérité, qu’une vallée de larmes où l’homme doit expier ses péchés. Au contraire, les Modernes font du bonheur, ici et maintenant, l’objet d’une recherche sensée. D’abord parce que les hommes peuvent échapper à la soumission aux puissances naturelles grâce au progrès des sciences (Descartes, cf. supra). Ensuite parce que la raison ne peut arrêter son investigation aux choses naturelles. Elle doit aussi s’occuper des affaires humaines et, les comprenant par leurs causes, les réorganiser en vue d’une vie plus heureuse. Si on refuse les explications magiques et superstitieuses des phénomènes naturels, il n’y aucune raison de continuer à adorer les fétiches politiques, à croire aux pouvoirs extraordinaires des princes et des rois. La vie politique et sociale doit maintenant être regardée à hauteur d’homme.Dès lors, l’institution politique a pour fonction de garantir la possibilité pour chacun de rechercher le bonheur. Quel est le changement majeur par rapport à l’éthique aristotélicienne ? Chez Aristote, l’individu ne peut être heureux que dans la cité car la cité est la réalisation de l’essence humaine. Un homme isolé serait soit un dieu, soit un monstre, car il serait un homme qui n’a pas besoin des autres. Mais dans la cité l’homme est un membre de la communauté, comme la main est un membre du corps. L’idée d’une séparation entre le bonheur privé et le bonheur commun trouve difficilement place dans cette conception. Au contraire, quand on aborde la philosophie politique moderne, la cité – c'est-à-dire la vie dans un « état civil » – n’est plus la réalisation de l’essence humaine mais un moyen, rationnel autant qu’artificiel, dont les individus usent pour accomplir leurs propres fins.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de faire retour à Hobbes, à certains égards l’auteur moderne le plus pessimiste. L’état de nature, c'est-à-dire l’état dans lequel les hommes se trouvent quand ils ne sont pas soumis à un pouvoir souverain qui les tient en respect, est l’état de la guerre de chacun contre chacun. La liberté naturelle dont jouissent les hommes qui ne sont tenus par aucune loi se résume finalement à la liberté de mener une vie quasi animale, misérable et hantée par la crainte de la mort violente. Si la « loi de nature » nous commande de rechercher la paix et la sécurité et par conséquent de sacrifier notre liberté naturelle, c’est parce que le « dieu mortel » qu’est le pouvoir étatique souverain est seul à même de nous garantir les conditions d’une vie heureuse, laquelle suppose qu’on puisse jouir des bienfaits et du confort que procure le travail et l’activité. La justification de l’État réside donc dans les fins privées de l’individu. Alors que, chez Aristote, la participation à la vie publique est le bien que doit rechercher chaque homme – cela définit ce que plusieurs auteurs contemporains nomment « humanisme civique » – elle n’est nullement requise dans la conception libérale moderne dont Hobbes est l’un des fondateurs. Tant que l’État accomplit sa mission de protection, les individus peuvent mener une vie heureuse, même s’ils sont écartés de la possibilité d’influer sur les décisions politiques. Hobbes préfère pour un pouvoir monarchique fort, car un tel pouvoir tombe moins facilement dans les disputes et les guerres de factions qui menacent de faire retomber la république dans l’état de nature. Au contraire, les penseurs démocratiques estiment que le contrôle des citoyens sur le pouvoir est le meilleur d’empêcher que la protection ne tourne à la tyrannie. Mais cette différence très importante se situe à l’intérieur d’une problématique commune.
Lorsque le jeune conventionnel Saint-Just affirme que « le bonheur est une idée neuve en Europe », comment doit-on le comprendre ? Il ne s’agit pas, comme des commentateurs mal avisés l’ont cru, de définir une espèce de bonheur pour tous dont l’État fixerait la norme. Bien au contraire, Saint-Just écrit : « La liberté du peuple est dans sa vie privée ; ne la troublez point. Ne troublez que les ingrats et que les méchants. Que le gouvernement ne soit pas une puissance pour le citoyen, qu'il soit pour lui un ressort d'harmonie ; qu'il ne soit une force que pour protéger cet état de simplicité contre la force même... Il s'agit moins de rendre un peuple heureux que de l'empêcher d'être malheureux. N'opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple, chez lequel serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps... » Dans les temps anciens, le bonheur des individus dépendait du bonheur du Prince, de l’étendue de ses conquêtes, de sa richesse. Dans les temps modernes, le bonheur de l’État n’est rien en dehors du bonheur des individus.
Quelques textes constitutionnels importants font, de manière significative, sa place au bonheur. Le premier est la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, adoptée par le Congrès fondateur des États-Unis. Cette déclaration proclame parmi les droits inaliénables de l’homme, les droits à la liberté et à « la recherche du bonheur ». Précision du texte : le bonheur n’est pas un droit qu’on puisse exiger de qui que ce soit, et en particulier de l’État. Il est seulement requis que l’organisation politique soit conçue de telle sorte que chacun ait la possibilité de rechercher le bonheur, sans que soit précisé, de quelque manière que soit, en quoi celui-ci réside.
La constitution des États-Unis, adoptée en 1787, affirme dès le préambule poursuivre « le bien-être général ». A cette fin, d’ailleurs, la section 8 de l’article I établit de manière très large le domaine d’intervention du gouvernement. Le bien-être n’est pas le bonheur. Mais le bonheur ne semble pas facile à concevoir dès lors qu’on en est privé. Le bien-être peut donc être interprété comme le moyen ou la condition sine qua non de la recherche du bonheur. Une deuxième interprétation de ce préambule est possible, une interprétation utilitariste : il ne s’agirait pas d’assurer à chacun un lot de biens primaires, mais bien plutôt d’une définition du bien commun, comme la maximisation du bien-être, c'est-à-dire l’élévation moyenne de la richesse sociale, indépendamment des droits et libertés de chacun : le bien-être général peut fort bien se satisfaire du mal-être de quelques-uns dès que ce mal-être d’une minorité est reconnu comme la condition d’une élévation du bien-être moyen. Entre une éthique des droits inaliénables, dont le droit à la poursuite du bonheur fait partie, et une éthique sacrificielle de l’utilité moyenne, il y a toutes les ambiguïtés de la révolution américaine.
Le troisième texte sur lequel il nous faut arrêter est la déclaration des droits qui fonde la constitution de l’an I, adoptée par les conventionnels français. L’article premier donne le ton : « Le but de la société est le bonheur commun. » Alors que la première déclaration, en 1789, se contente de proclame des droits et des immunités et ne se préoccupe ni du bonheur ni vraiment de l’égalité, en 1793, l’égalité fait partie des droits fondamentaux, et la société doit des secours aux particuliers. Le bonheur commun suppose donc que les citoyens se trouvent placés sur un relatif pied d’égalité non seulement formellement – ce qu’indique l’égalité juridique – mais aussi effectivement, dans la vie matérielle. Il suppose aussi que les citoyens partagent des valeurs et des biens et qu’ils le partagent selon les lois de l’amitié ou de la fraternité. Si le bonheur est commun, les hommes sont frères. Il y a ainsi dans cette déclaration de 1793 quelque chose qui va bien au-delà du libéralisme politique et du républicanisme classique. D’un côté, on revient à l’humanisme civique d’Aristote : le bonheur commun, c’est la participation commune à la vie de la patrie, c’est la « philia » grecque qui se nomme maintenant fraternité. Mais, comme le dit Marx, les hommes quand ils font l’histoire « évoquent craintivement les esprits du passé » car « a tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants ».
D’un autre côté, cette
république radicale, toute imprégnée des souvenirs romains,
anticipe le communisme, et d’abord celui de Gracchus Babeuf qui se
place précisément sous l’enseigne du bonheur commun. Mais cette
anticipation n’était pas autre chose que la tentative désespérée
de sauter par-dessus sa propre tête, de faire fi de la réalité
sociale et politique de l’époque. Le « bonheur commun »
devait céder la place à une société noyée dans les eaux glacées
du calcul égoïste…
La recherche du bonheur au pluriel
Il y a différentes manières de définir la spécificité des règles d’organisation sociale qui s’inventent en Europe et aux États-Unis au XVIIIe siècle. La liberté politique et religieuse est au rang des innovations décisives. Mais, après tout, la liberté politique est bien plus ancienne que le libéralisme politique. Ce qui est peut-être le plus nouveau, c’est le possibilité pour chaque individu de choisir la perspective de vie qui lui semble bonne. Les sociétés traditionnelles affirment justement que ce qui est le meilleur pour tous, c’est la tradition, même si la tradition rend tel ou tel malheureux. Le théâtre de Molière exprime cette transformation : les jeunes gens finissent par épouser l’élu ou l’élue de leur cœur, contre les mariages arrangés. Le mariage, d’institution sociale, devient un des éléments du bonheur individuel.La diversité des perspectives de vie
A la place d’un bonheur indéfini, nos sociétés ont fait de la réussite un substitut du bonheur. Nous n’aspirons plus à la vie bonne mais à une vie réussie. La réussite en amour, la réussite sociale, la réussite dans ses aspirations individuelles quelles qu’elles soient. La réussite sociale suppose que les carrières, les postes et la richesse soient ouverts à tous. Pour la réussite en amour, on sait moins comment cela pourrait être ouvert à tous, en dépit des nombreux magazines qui prodiguent leurs conseils ! Il y a cependant, dans ces affirmations du droit au bonheur individuel, sur lesquelles reposent nos sociétés, quelque chose qui ressemble à un déni du réel. Le choix du partenaire conjugal est loin d’être libre de tout déterminisme social. Dans les contes de fées, les bergères épousent des princes charmants et des petits cordonniers deviennent rois, mais dans notre réalité, il en va rarement ainsi ! La réussite sociale n’est, certes, interdite à personne. Mais cela ne dit rien des possibilités effectives de chacun à y accéder. L’égalité des chances est un article de programme politique, au contenu indéterminé. C’est encore la chance, par définition non égale pour tous, qui détermine la réussite.Il y a, dans cette reconnaissance du droit à chacun de poursuivre les fins qu’il juge bonne, un deuxième aspect tout aussi épineux. Tous les biens que nous recherchons, nous les considérons comme autant d’éléments d’une « conception englobante » du bien, dirions-nous pour reprendre une expression de John Rawls. Par exemple, le fidèle qui économise de l’argent pour faire le voyage sur tel ou tel lieu de pèlerinage, ne recherche ni l’argent, ni les voyages, ni même les pèlerinages pour eux-mêmes. Il recherche chacun de ces biens particuliers comme des moyens de gagner la félicité éternelle. Dans une société pluraliste, reposant sur la liberté de conscience, il est évident cependant qu’aucune perspective particulière ne peut s’imposer par rapport aux autres. L’homme pieux ne peut vouloir imposer son point de vue à l’hédoniste qui pense que le bonheur suprême réside dans la jouissance ici et maintenant des plaisirs que nous offre la vie. Et réciproquement.
Coexistence des conceptions du bien
Si les individus menaient des existences séparées, la coexistence de ces perspectives différentes ne soulèverait aucune difficulté. Mais les individus ne mènent pas des existences séparées ; ils appartiennent à des communautés qui font qu’ils sont ce qu’ils sont. Il faut donc que les individus composant une société donnée partagent un certain nombre de principes de vie minimaux, quelles soient par ailleurs leurs autres perspectives. La « théorie de la justice » de John Rawls a cette ambition : définir une conception politique qui puisse être la base d’un consensus par recoupement entre les diverses conceptions raisonnables du bien. L’idéal laïque procède de là : une société dans laquelle chacun peut construire sa propre perspective de bonheur sans mettre en cause la possibilité pour tout autre de construire la sienne propre.Le problème réside dans la définition d’une « conception raisonnable du bien ». Tous ceux qui adhèrent à une conception englobante du bien doivent certainement la tenir pour raisonnable. Un croyant doit tenir un athée pour quelqu’un de tout à fait déraisonnable puisqu’il est incapable de se rendre aux raisons de la foi. On peut néanmoins supposer qu’un croyant et un athée se retrouveront en accord pour leurs conceptions respectives du bien ne peuvent se réaliser dans une société où règne l’injustice, la misère et la tyrannie. Mais arrivés à ce point de généralités vagues, il n’est pas sûr que nous puissions aller beaucoup plus loin. Un athée va plutôt considérer qu’on ne peut pas parler de vie heureuse si on ne peut jouir de son propre corps sans crainte des conséquences non voulues. Il sera donc favorable au contrôle des naissances et à l’interruption volontaire de grossesse. Au contraire, un croyant pensera, le plus souvent, que la vie est un don de Dieu et que le contrôle des naissances en général et l’IVG en particulier sont tout à fait condamnables. Et le croyant se contentera difficilement de la réponse libérale : « chacun agit comme bon lui semble ». En effet, du point de vue religieux, il est difficile d’accepter de bon cœur de vivre dans une société où la loi positive ne fait aucune référence à la loi divine et se contente de l’approbation de la majorité des citoyens ou de la majorité des représentants.
La coexistence des perspectives de vie différentes se révèlent donc difficile dès lors qu’on met en cause les conceptions globales que les individus peuvent se faire du bien suprême, c'est-à-dire de ce qu’ils considèrent comme leur véritable bonheur. Comme la faisait remarquer Isaiah Berlin1, il n’existe pas de monde social sans perte, c'est-à-dire de monde social qui n’exclut pas des modes de vie réalisant par des voies spécifiques certaines valeurs fondamentales.
Le bonheur et le bien-être
Le bonheur ne peut pas être une affaire purement intérieure. Faire du moi une forteresse inaccessible aux malheurs du temps, au revers de la fortune ou tout simplement au cours normal de la vie humaine dont la mort constitue inéluctablement le terme, voilà ce que proposent les stoïciens. Mais comme le dit Hegel,« l’homme ne peut se retenir dans l'intérieur comme tel, dans la pensée pure, dans le monde des lois et de leur universalité ; il a besoin aussi de l'existence sensible, du sentiment, du coeur, de l'âme, etc. »2Il ne s’agit pas seulement de la satisfaction des besoins naturels. En tant que telle, celle-ci ne rend pas heureux. Le cycle des besoins n’a pas de fin. Comme le dit encore Hegel,
« dans ce domaine naturel de l'existence humaine, le contenu de la satisfaction est de type fini et limité ; la satisfaction n'est pas absolue et produit donc sans arrêt de nouveaux besoins ; la nourriture, le sommeil, la satiété ne servent à rien, la faim et la fatigue recommencent à nouveau le matin. »Mais l’homme ne peut trouver le bonheur dans la simple satisfaction des besoins naturels. C’est l’esprit encore qui doit être satisfait.
Dans cette sphère de l’immédiateté de la vie, l’homme entre dans le cycle besoin/satisfaction, un cycle qui se répète indéfiniment, sans jamais sortir de son horizon limité. La satisfaction n’est jamais absolue, dit Hegel. Or l’homme en tant qu’être spirituel veut l’absolu, d’où l’absolue insatisfaction qu’éprouve l’homme dans le « système des besoins sensibles ». C’est pourquoi la satiété des besoins naturels ne peut éteindre le désir humain qui déborde toujours les besoins naturels – le désir humain est « infini » alors que le besoin naturel est limité.
C'est ainsi que l'homme, dans l'élément du spirituel, s'efforce de parvenir à la satisfaction et à la liberté dans la connaissance et la volonté, l'apprentissage et les actions.Sortir de ce dilemme, ce n’est donc ni se retirer dans la pensée pure, ni s’abandonner au système des besoins sensibles. C’est tout simplement trouver la satisfaction dans une action commandée par l’élément spirituel.
L'homme ignorant n'est pas libre, car il trouve en face de lui un monde étranger, un delà et un dehors dont il dépend, sans qu'il l'ait réalisé pour lui-même et sans qu'il séjourne en lui comme dans ce qui lui appartient.L’ignorant n’est pas libre : cela veut dire que la liberté effective réside dans le savoir. L’esprit est libre parce qu’il sait et qu’il se sait. L’homme ignorant n’est pas libre parce qu’il ne comprend pas le monde extérieur. L’esprit et la réalité naturelle semblent immédiatement en opposition. Alors que dans la science, la réalité naturelle devient réalité pensée, esprit. Face à une réalité qu’il ne connaît pas l’homme est conduit à constater son état de dépendance à l’égard de la nature et l’étrangeté à l’égard de lui-même. La liberté consiste à séjourner dans le monde comme ce qui appartient à l’homme : il faut que réalité extérieure soit non seulement connue mais aussi façonnée par l’homme. Abolir cette étrangeté du monde, c’est l’action rationnellement pensée qui le peut. L’activité pratique productrice est ainsi inséparable de la connaissance.
L'impulsion du savoir, l'aspiration à la connaissance, en partant des niveaux les plus bas jusqu'au niveau suprême de la compréhension philosophique, ne naît que de l'effort de dépasser cet état de non liberté et de s'approprier le monde par la représentation et la pensée. Inversement, la liberté dans l'action vise à réaliser la rationalité de la volonté.L’impulsion du savoir, c’est la pulsion de la liberté. Mais cette liberté, ce n’est évidemment pas la liberté creuse de pure indifférence, ni la possibilité de faire ce qui plaît. La liberté, c’est l’appropriation du monde et donc la réalisation de soi. Mais comme Hegel veut « penser le réel », cette impulsion du savoir, cette aspiration à la connaissance, elles commencent par le niveau le plus bas, par ce qui se passe dans la vie quotidienne, les savoir-faire empiriques, pour s’élever par degrés et transformations à la science. Le savoir conduit à la liberté, ou plutôt rend effective une liberté qui ne serait que la liberté contenue en soi dans l’esprit humain mais restée enfermée sans la construction de la culture humaine. Mais, en sens inverse, le savoir se réalise dans l’action volontaire. Volonté libre et savoir ne sont ainsi qu’une seule et même chose. Sans savoir, il n’y pas de volonté libre. Et c’est seulement dans l’exercice de cette volonté libre, transformant le monde extérieur en son propre monde que l’homme peut trouver le bonheur.
Ainsi le bien-être, le confort et tout ce qui procède de l’activité industrieuse, ne seraient pas les constituants d’un bonheur de seconde zone, un bonheur réservé au vulgaire, le bonheur illusoire de ce que nous appellerions aujourd’hui « société de consommation ». Ils ne forment pas non plus une simple condition du bonheur. Par le genre d’activité qu’il exige et par les satisfactions qu’il procure, le bien-être appartient pleinement à toute idée raisonnable d’un bonheur qui ne se conçoit que dans la participation aux bienfaits de la culture.
1
Voir « La recherche de l’idéal » in Le bois tordu
de l’humanité.
2
Hegel : Esthétique, première partie, « De l’idée
du beau artistique », trad. Bénard, « Le livre de
poche ».
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