Intervention de Denis Collin - Congrès Marx
International 2007.
La question de la nation a
été la grande oubliée de la politique des organisations de gauche
au cours des dernières décennies. J’ai eu l’occasion de montrer
ailleurs quelles conséquences cela avait eu dans l’échec de la
gauche au cours des dernières années. Le monopole de la réflexion
sur la nation laissé aux « souverainistes » a interdit
aux militants des organisations du mouvement ouvrier de comprendre ce
qui s’est pas dans une classe ouvrière déboussolée, profondément
divisée par la dislocation de ses bastions (qu’on songe à
l’opération chirurgicale menée dans la sidérurgie à la fin des
années 70 et au « sale boulot » accompli par le
gouvernement de la gauche dans les années 83-86). Aujourd’hui,
parler « nation » à gauche, c’est encourir le soupçon
d’être un nationaliste, un raciste sournois ou d’être même une
sorte de « rouge-brun », ce fantôme que certaines têtes
pensantes de gauche ont entrepris de chasser sous tous ses
déguisements…
Il me semble au contraire,
que redéfinir la place de la nation dans une stratégie socialiste
réaliste, dans les conditions actuelles est un des chantiers urgents
à ouvrir ou à rouvrir, non pas seulement pour les peuples colonisés
comme on le pensait jadis, mais aussi pour les pays avancés et même
pour les anciennes puissances impérialistes.
En premier lieu je voudrais
donner un rapide coup d’œil rétrospectif sur la question. Puis
j’examinerai les raisons ou plutôt les mauvaises raisons de ceux
qui refoulent cette question nationale et en particulier de quelques
penseurs de « l’altermondialisme ». Enfin j’essaierai
de montrer en quoi la nation est à la fois un des éléments de
résistance à la destruction du mouvement ouvrier, et, en même
temps, qu’elle peut et doit être intégrée dans un programme
d’émancipation sociale, dans un programme de transformation
socialiste.
Rapide retour en arrière
Oubli de la nation par le
mouvement ouvrier ? Cela n’a pas toujours été le cas :
de Marx à Otto Bauer en passant par Lénine, le mouvement ouvrier
n’a pas manqué de réflexions théoriques sur la question
nationale. Le meeting de St Martin Hall, en 1864 qui fonda la
première Internationale avait deux objets sans rapport immédiat
avec la défense des intérêts internationaux de la classe
ouvrière : la défense de l’indépendance nationale de la
Pologne et celle de l’Irlande. On rappellera également
l’importance de la question nationale dans la révolution russe, la
polémique entre Lénine et Rosa sur le droit à l’autodétermination
des nations opprimées par l’empire russe, une polémique dans
laquelle, on doit bien le reconnaître, la raison était du côté de
Lénine.
Même internationaliste, le
socialisme traditionnel reste lui aussi fidèle au cadre des nations.
L’internationalisme suppose l’égalité des nations. « Une
nation qui en opprime une autre ne saurait être libre » disait
Marx à l’adresse des ouvriers anglais qu’il appelait à soutenir
la cause nationale irlandaise. La liberté des nations d’Europe
centrale et orientale, singulièrement de la Pologne, à l’égard
du joug du tsarisme russe fut une autre des grandes causes soutenues
par Marx.1
Et si la lutte des classes est internationale dans son contenu, elle
reste nationale dans sa forme, et la forme n’est pas une question
secondaire, puisque c’est ce qui permet l’existence déterminée
effective, de la matière. Certes, « les prolétaires n’ont
pas de patrie », mais c’est seulement dans le cadre national,
en posant la question de la conquête du pouvoir politique que
l’émancipation de la classe ouvrière peut être engagée.
Mais l’expérience
dramatique du « court XXe
siècle est passée par là. Ralliement de la social-démocratie à
l’impérialisme au nom de la défense de la nation, soutien de la
social-démocratie aux aventures coloniales – le rôle de la SFIO
de l’expédition de Suez à la guerre d’Algérie est encore dans
toutes les mémoires. Défendre la nation ? Poser la question,
c’est presque déjà glisser du côté du « social-chauvinisme ».
On veut bien encore admettre
que la lutte des nations colonisées contre l’impérialisme est une
dimension essentielle de la deuxième moitié du siècle passé. Mais
fondamentalement on considère que ce n’était qu’une étape vers
la disparition des nations. La nation, après l’expérience des
deux guerres mondiales ; est le plus souvent sommairement
renvoyée au nationalisme et après le « national-socialisme »,
il semble bien que le socialisme ne doit plus rien avoir à voir
avec la nation.
Les mauvaises raisons du « mondialisme » de gauche
La crise manifeste de
l’État-nation, dont les fonctions semblent souvent absorbées dans
la « gouvernance » mondiale ou régionale (UE) semble
confirmer ce diagnostic. La hantise d’un retour au chauvinisme et
au « social-impérialisme » a ainsi poussé une bonne
partie de la gauche à refuser toute politique qui pourrait, d’une
manière ou d’une autre, apparaître comme défendant les nations
ou l’État-nation. « Les frontières, on s’en fout »
n’était-il pas un des slogans de mai 68 ?
Je voudrais illustrer cet
aspect des choses en prenant les thèses de ceux qui sont allés le
plus loin dans cette voie, à savoir Negri et Hardt dans leur livre
Empire.
Negri s’est illustré et a illustré la logique de sa position
politique il y a deux ans et demi, en 2005, en participant à un
meeting de soutien au TCE aux côtés de Julien Dray et Daniel
Cohn-Bendit. Dans ce meeting Negri a affirmé qu’il fallait
soutenir la constitution Giscard pour en finir avec « cette
merde d’État-nation » (sic). Plusieurs des partisans en vue
de Toni Negri en France, comme Yann Moulier-Boutang, animateur de la
revue Multitudes,
s’étaient également engagés dans la campagne pour le « oui ».
Au-delà des thèses de
Negri sur lesquelles je reviens à l’instant, il y a là-dedans
quelque chose qui concerne tout le mouvement « alter-mondialiste ».
Il faut remarquer qu’un mouvement qui s’était défini au départ
comme « anti-mondialisation » ou encore, en dehors de
France, sous le slogan « No global », a, finalement,
décidé changer d’appellation précisément pour qu’on comprenne
bien qu’il ne voulait pas de repli sur la nation et qu’il était,
lui aussi, pour dépasser les frontières et les cadres nationaux,
même si c’était d’une manière bien différente du
« libéralisme ».
Si
on veut comprendre ce dont il s’agit, il faut s’arrêter à la
« bible » du mouvement altermondialiste radical, Empire,
de Negri et Hardt.2
L’éditeur français présente même ce livre comme le Manifeste
communiste de notre époque. Ancien
maître à penser de l’extrême-gauche italienne, poursuivi pour
son soutien et sa participation à des groupes ayant mené des
actions terroristes pendant les « années de plomb » en
Italie, Negri est devenu l’inspirateur de tout un courant
intellectuel, qui s’exprime, notamment, dans la revue
« Multitudes ».
Ce courant combine quelques références marxistes, une relecture
souvent hasardeuse de Spinoza, une attention toute particulière au
problème des « sans-papiers » et de l’immigration et
plus généralement de tout ce mouvement social hétéroclite dans
lequel s’est recyclé le gauchisme. Mais, à la différence des
groupes révolutionnaires, trotskystes par exemple, les « negristes »
ne croient pas ou plus à la révolution dans son sens classique,
c’est-à-dire comme conquête du pouvoir politique par les
représentants politiques de la classe ouvrière ou plus généralement
des classes opprimées. Ils militent pour un mouvement global de
contestation d’un ordre lui-même global et qu’ils nomment
« Empire ». Mais qu’on ne s’y trompe pas :
l’Empire, ce n’est pas l’impérialisme ! Et encore moins
l’impérialisme américain.3
L’Empire est décentralisé et déterritorialisé. Pour parodier
Pascal, on pourrait dire que son centre est partout et sa
circonférence nulle part, bref il est infini. Lénine avait défini
l’impérialisme comme « stade suprême du capitalisme »,
stade de capitalisme pourrissant ou devenu parasitaire, un stade où
le mode de production capitaliste a définitivement épuisé toute
puissance de progrès et où il est devenu « la réaction sur
toute la ligne ». Rien de tel pour les auteurs d’Empire.
Negri et Hardt se défendent de toute « dialectique » :
le mal (impérialiste) n’est censé accoucher d’un bien ;
ils prétendent s’en tenir à « l’immanence »4,
c’est-à-dire qu’ils refusent de penser le réel à partir d’un
au-delà imaginé. Cependant, « l’Empire » représente
pour eux un progrès historique : « la construction de
l’Empire est un pas en avant pour se débarrasser de toute
nostalgie envers les anciennes structures de pouvoir qui l’ont
précédé et refuser toute stratégie politique impliquant le retour
à ce vieux dispositif – comme de chercher à ressusciter
l’État-nation pour chercher à se protéger contre le capital
mondial. »5
C’est beau comme du Alain Minc, l’auteur de « la
mondialisation heureuse ». Mais on ne s’arrête pas là. Dans
un élan qui ira droit au cœur de George W. Bush bombardant l’Irak
ou de Clinton bombardant la Serbie, nos deux bons apôtres écrivent :
« on peut voir aujourd’hui que l’Empire liquide les régimes
cruels de pouvoir modernes et augmente ainsi les potentialités de
libération. »6
Et il n’y a pas à s’en faire puisque la construction de l’Empire
est sa propre destruction, ainsi que l’expliquent les deux auteurs
qui, tout refusant toute « dialectique » reprennent sans
broncher les schémas de la dialectique hégélienne. C’est le
« drame ontologique » qui « se lève sur une scène
où le développement de l’Empire devient son propre critique. »7
Negri et Hardt ne sont certes pas des thuriféraires des
gouvernements de Washington, mais leur raisonnement est celui même
qui a conduit quelques ex-marxistes (Romain Goupil, ex LCR
« guévariste », Yves Roucaute, ex-dirigeant de l’UEC,
etc.) à se transformer en « intellectuels embarqués »8
des armées US. Certains d’entre eux le regrettent un peu
aujourd’hui, mais l’honnêteté intellectuelle n’étant pas
leur fort, ils refusent de faire l’analyse de cette « erreur
d’appréciation » - on les retrouve d’ailleurs tous, ou
presque, dans la revue Le meilleur
des mondes, carrefour des
« néocons » à la française…
Si on doit donc se féliciter
de la construction de l’Empire, c’est que celui-ci sonne le glas
d’une modernité occidentale, accusée de tous les maux :
« les hécatombes des deux guerres mondiales, la boucherie de
Verdun », etc. « En bref, si cette modernité-là a pris
fin, et si l’État-nation moderne qui servait de condition
obligatoire pour la domination impérialiste et les guerres
innombrables est en voie de disparition de la scène du monde, alors
bon débarras ! »9
Ainsi, c’est l’Empire qui nous débarrasse de l’impérialisme
et des « guerres innombrables » ! Les 100 000
morts de la seconde guerre du Golfe10
auraient bien aimé le savoir plus tôt. Mais il est vrai que le
« régime cruel » de Saddam Hussein n’avait pas permis
à ses sujets de lire Empire.
Faire de l’impérialisme une conséquence de l’État-nation,
c’est, d’une part, faux et, d’autre part, cela apporte un
soutien inappréciable aux impérialismes.
C’est faux, parce que,
comme l’a montré avec beaucoup de subtilité Hannah Arendt,
l’impérialisme ne peut s’édifier que sur la base de la
subversion de l’État-nation.11
« C’est de l’extérieur que les conditions du pouvoir
moderne, qui font de la souveraineté nationale une dérision, sauf
pour les États géants, la montée de l’impérialisme et les
mouvements annexionnistes ont sapé le système européen de
l’État-nation. Car aucun de ces facteurs n’était directement
issu de la tradition ou des institutions des États-nations
eux-mêmes. »12
Pour Arendt, ce n’est pas
la construction d’un espace politique national qui est à l’origine
du colonialisme et de l’impérialisme. Ce sont des conditions
« extérieures », c’est-à-dire essentiellement liées
à la puissance des intérêts économiques privés qui vont
expliquer ce processus. Hardt et Negri critiquent « la
nostalgique utopie » de Hannah Arendt pour « l’espace
politique »13.
Mais précisément, l’impérialisme, en détruisant les
États-nations, détruit cet espace commun qui fait des hommes autre
chose que des représentants de l’espèce humaine conçue comme
espèce zoologique, qui fait des hommes des « animaux
politiques » et non simplement des animaux grégaires comme les
abeilles et les fourmis. Le danger, pour Arendt, est celui d’une
« civilisation globale, coordonnée à l’échelle
universelle »14.
Une telle civilisation sonnerait le glas des droits de l’homme :
« Le paradoxe impliqué par la perte des Droits de l’Homme,
c’est que celle-ci survient au moment où une personne devient un
être humain en général – sans profession, sans citoyenneté,
sans opinion, sans actes par lesquels elle s’identifie et se
particularise » : avant que le terme ne soit à la mode,
Arendt décrit ici la mondialisation ou la globalisation, pour parler
comme les anglo-saxons, c’est-à-dire la construction d’un monde
d’hommes sans qualités, déracinés de toute appartenance à une
communauté politique qui, seule, fait de l’homme un sujet. C’est
pourquoi la personne « apparaît comme différente en général,
ne représentant rien d’autre que sa propre et absolument unique
individualité qui, en l’absence d’un monde commun où elle
puisse s’exprimer et sur lequel elle puisse intervenir, perd toute
signification. »
Le triomphe de l’individu
intervient donc dans des conditions telles que l’individualité, la
subjectivité, perd tout sens. Dans ce processus de « globalisation »
que Hardt et Negri décrivent comme une rupture avec l’impérialisme
classique et comme porteur d’un potentiel d’émancipation, Arendt
voit, au contraire, l’achèvement des tendances totalitaires. Loin
de réaliser l’universalité humaine, la destruction de
l’État-nation ouvre la voie à une situation où « à force
d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui,
en dépit des apparences sont les conditions de vie des sauvages »,
notre « civilisation globale » va se mettre à « produire
des barbares nés dans son propre sein. »15
Ces nouveaux barbares que Hardt et Negri appellent de leurs vœux
parce qu’ils sauront transgresser toutes les frontières (les
frontières sexuelles, les frontières entre l’homme et la machine,
y compris).16
Negri et Hardt apportent un
soutien inappréciable aux impérialismes réellement existants. En
effet, si l’État-nation est l’horreur qu’ils dépeignent, les
Algériens ou les Vietnamiens luttant contre les impérialismes
français ou américain ont commis une erreur historique. Ils
auraient mieux fait de laisser l’Empire se construire pour détruire
définitivement toute nostalgie envers l’État-nation. L’antienne
de Hardt-Negri est cependant assez ancienne. Déjà Guy Mollet
organisait la guerre en Algérie au nom de l’internationalisme
prolétarien : en se battant pour leur État-nation, les
nationalistes algériens n’opposaient-ils pas les prolétariats
algérien et français métropolitain ? Certes Negri et Hardt,
sans doute pris d’un vague soupçon, introduisent sans crier gare
la distinction entre l’État-nation (dictatorial par essence, selon
eux) et le « nationalisme subalterne » qui serait
progressiste, au moins partiellement. Il reste que, tout bien pesé,
la « libération nationale » reste un « cadeau
empoisonné »17,
et le véritable moteur de tout le processus historique est « le
désir déterritorialisant » (sic).
En réalité, la vision
« negriste » est proprement idéologique au sens strict
que Marx donne à l’idéologie comme représentation inversée de
la réalité. Le processus de « mondialisation » que
Negri nomme « empire » n’est pas une dilution
progressive des États-nations mais leur réorganisation et leur
subordination accrue à l’impérialisme dominant, celui des USA.
Mais sous le nom de « gouvernance mondiale », ce sont ces
rapports politiques réels qui sont masqués pour être soustrait aux
influences désagréables de la lutte politique. L’État n’est
nullement diminué (il suffit de jeter un œil sur l’évolution des
« démocraties » occidentales pour s’en rendre compte)
mais c’est un État qui s’affranchit de la « nation »,
c’est-à-dire des peuples.
Il est vrai par contre que
la restructuration du capitalisme mondial exige la destruction d’un
certain nombre d’États existants.
La fragmentation de nombreux
États nés de l’implosion du système soviétique est hautement
révélatrice. La fin de la Yougoslavie dans la tragédie que l’on
sait en est l’archétype, mais tout le Caucase semble pris dans la
même spirale.
L’ethnique prend le pas
sur le national – avec l’aide active et intéressée des
« grandes puissances », au premier chef les États-Unis.
De ce point de vue tout n’est pas faux dans les thèses des
partisans de la mondialisation. Mais là où ils voient une avancée
positive, on peut au contraire déceler une ligne fondamentalement
régressive, porteuse de nouveaux conflits et de nouveaux massacres.
Nous, habitants de pays riches aux États stables, nous croyons être
à l’abri de ce qui est arrivé au Rwanda, mettant ces tragédies
sur le compte de l’arriération ou de la sauvagerie de populations
non encore entrées dans la sphère de la modernité. C’est une
erreur tragique. Les massacres au Rwanda, la guerre civile algérienne
(qui a fait plus de 100.000 morts), les conflits endémiques au
Soudan ou dans la région des grands lacs ne sont pas des conflits
d’hier, mais des conflits d’aujourd’hui et peut-être même de
demain. Ils découlent certes, pour une part, de la misère
économique, mais aussi dans ce contexte économique de l’exaltation
des différences communautaires contre les États-nations.
En Europe, l’Union
européenne est le fer de lance de cette explosion des nations au
profit des communautarismes régionalistes. Ainsi la Charte
européenne des langues régionales constitue-t-elle un instrument
dirigé directement contre les nations, prévoyant que les assemblées
régionales puissent délibérer dans les langues régionales. Sont
également encouragées toutes les coopérations transversales entre
régions censées parler la même langue – par exemple entre la
Généralité de Catalogne et le pays catalan en France. Le mot
d’ordre préféré des Verts, « penser globalement, agir
localement », est devenu une stratégie des pouvoirs en place.
C’est la « glocalisation », c’est-à-dire l’insertion
des particularismes locaux dans la globalisation marchande et
financière et qui se trouve au cœur des réflexions sur la
« nouvelle gouvernance mondiale ». Toutes ces idées font
parties du bagage des Verts et autres variétés de « libertaires »,
mais elles ont eu surtout une application dans le développement de
l’appareil répressif et du quadrillage policier du territoire.
Loïc Wacquant18
et Jean-Pierre Garnier19
ont montré comme le démantèlement de l’État-providence au
profit de la mondialisation s’accompagne de l’excroissance de
l’État pénal au niveau local.
Perspectives de résistance et reconstruction du mouvement pour le socialisme/communisme
On comprend mieux pourquoi
les luttes autour de la question de la nation sont en fait un des
aspects essentiels des évolutions de fond du « système
national-mondial » (pour reprendre ici l’expression de Michel
Baud). Les deux référendums hostiles à l’UE (France, Pays-bas)
mais aussi la dernière campagne présidentielle en France ont montré
que le cadavre de la nation bouge encore. La nation apparaît, aux
yeux des millions de citoyens, comme un moyen de résistance à
l’empire, à l’inverse des spéculations de ceux qui voient dans
la mise en place d’un empire mondial « a-national » la
voie d’un nouvel avenir.
Si nous pensons que la
perspective de l’émancipation sociale a encore un sens, il faut
lui donner le cadre politique adéquat. Au motif que les forces
productives (un concept au sujet duquel il y aurait beaucoup à dire)
sont mondialisées et si les États s’interpénètrent, il ne s’en
déduit pas que la construction du socialisme ne soit possible que
dans un cadre supranational (européen par exemple) ou mondial, bien
au contraire. À cela, je vois plusieurs raisons, des raisons à
court et moyen terme et des raisons principielles.
I
Le cadre dans lequel les ouvriers et
plus généralement le prolétariat salariat peut résister au
rouleau compresseur de la mondialisation reste la nation, à la fois
parce que les seuls espaces publics existants sont nationaux et parce
que c’est seulement dans le cadre national que les revendications
peuvent être prises en compte. Si on demande, par exemple, que le
salaire minimum soit augmenté ou que soient défendus les régimes
de retraite français, on ne peut pas attendre que monde entier soit
convaincu que c’est une bonne idée pour le faire ! Les
revendications pour une « Europe sociale » ont un côté
parfaitement irréaliste. Bien plus, la satisfaction des
revendications urgentes demande dans nombre de cas qu’on remette en
cause les carcans multinationaux existants. La
question se pose très concrètement : peut-on re-nationaliser
ce qui doit l’être, restaurer les services publics, etc., sans
violer le dogme de la concurrence libre et non faussée, c’est-à-dire
sans regagner des marges de souveraineté nationale ? Même si la
coopération européenne est une bonne chose en elle-même et si on
ne peut pas souhaiter le retour au « concert des nations »
à l’ancienne (version fin XIXe siècle !), il est nécessaire
de regagner des marges de manœuvres pour les nations si on veut
procéder à des réformes de structures un tant soit peu sérieuses.
C’est à partir de là qu’on peut définir un programme de
réformes de structures qui redonne de larges marges de manoeuvres
aux nations sans détruire ce qu’il peut y avoir de positif dans la
construction européenne. Dans mon Revive
la République (Armand
Colin, 2005) j’ai essayé d’esquisser un tel programme. Contre
l’Europe fédérale, c’est-à-dire la création d’un super-État
européen, il faut défendre l’idée d’une Europe confédérale,
c’est-à-dire d’une union de nations libres. Cette union
reposerait sur trois principes :
1) La constitution
républicaine de chacun des États partie prenante de l’association,
constitution républicaine étant entendu ici comme souveraineté
populaire et séparation des pouvoirs et la reconnaissance des
libertés individuelles.
2) La reconnaissance de la
souveraineté de chaque nation qui reste libre de décider elle-même
de son propre sort – y compris, le cas échéant de sortir de
l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles
elle a librement consenti. Il faudrait faire marcher la subsidiarité
à l’envers: ne déléguer à l’union que ce qui est réellement
avantageux de déléguer au niveau supérieur.
3) La reconnaissance de
certains droits de citoyens européens à tous les ressortissants de
l’union, comme, par exemple, la liberté de circulation, la liberté
d’établissement, la liberté d’adopter une autre nationalité
que sa nationalité d’origine en cas d’installation prolongée
dans un autre pays et la possibilité de recours à une juridiction
européenne pour faire respecter ses droits fondamentaux.
II
Au-delà de ces questions qui peuvent
sembler un peu trop marquée par la conjoncture historique dans
laquelle nous sommes, il me semble impossible de fixer le cadre
mondial comme objectif de la construction socialiste.
-
Les nations ne sont pas des artifices dont on peut disposer au gré des décisions politiques. Elles ne sont pas non plus entités naturelles éternelles, je veux bien en convenir. Mais elles ont une durée, un enracinement dans la conscience des individus, elles sont les formes élémentaires d’existence d’une conscience collective, d’un sens du bien commun, en dehors desquels le socialisme est impensable. On rétorquera que le bien commun que poursuit le socialisme est un bien commun universel, ce qui est parfaitement exact. Mais c’est un universel abstrait. Entre l’intérêt particulier, celui de l’individu ou celui de ceux qui lui liés par les « liens du sang » et l’universel abstrait, la nation présente un « universel concret », une médiation qui donne à l’universalité sa réalité effective. Le mouvement ouvrier d’ailleurs avait fort bien compris cela, lui qui n’avait jamais pensé à la construction d’un État mondial, mais s’est toujours défini comme international, c’est-à-dire reposant sur l’amitié et la solidarité entre les nations.
-
Si on croit à la rapide extinction de l’État, ces questions sont évidemment sans intérêt. Mais comme l’extinction (ou le dépérissement) de l’État me semble une dangereuse utopie, la question de la taille de l’État n’est pas secondaire. Un « État mondial » s’il était possible serait tyrannique ou anarchique ainsi que le disait déjà Kant. Vouloir un État mondial c’est en effet avoir une confiance parfaitement irrationnelle, 1° en la sagesse des hommes qui n’useront pas d’un pouvoir démesuré et 2° en la capacité d’organisation de la bureaucratie. Sur ces deux points, l’expérience soviétique aurait pourtant dû nous vacciner (sauf si on pense que l’évolution dramatique de l’URSS était liée aux idées fausses de Lénine ou à la méchanceté de Staline). Mais si nous tirons les leçons de notre propre histoire, on doit admettre qu’une assez large dispersion des pouvoirs étatiques constitue une garantie minimale contre la reconstruction des tyrannies qui ont tant fait pour faire reculer et parfois détruire le mouvement ouvrier organisé.
-
Si nous ne perdons pas de vue le cap d’une révolution sociale, nous devons admettre que celle-ci doit être conçue comme une longue ère de transformations partielles, d’avancées et de reculs et non comme une guerre de mouvement dans laquelle d’un seul coup ou presque tout l’édifice du vieil monde s’écroulera comme dans la théorie de dominos. Gramsci avait opposé la guerre de position à la guerre de mouvement. La guerre de position est clairement conçue chez lui comme la conquête de l’hégémonie sur un plan national – avec tout ce que cela implique.
Denis
Collin – le 6 octobre 2007.
1
Son pamphlet contre Lord Palmerston, un « best seller »
de l’époque, réédité plusieurs fois, s’attaquait justement
aux sympathies du premier ministre britannique pour l’autocratie
russe.
2
Antonio Negri et Michael Hardt : Empire, Harvard
University Press, 2000, traduit de l’américain par Denis-Armand
Canal, réédition 10/18, 2004.
3
Le mot « États-Unis » ne figure même pas dans toute la
première partie pourtant intitulée « La constitution
politique du présent ». Seul « Washington » est
évoqué, au côté de Genève ( ?) et Tokyo, pour dire qu’il
ne s’agit pas de centres de l’Empire.
4
Les auteurs d’Empire font un usage intensif de mots
philosophiques dont on ne saisit pas toujours bien le sens dans le
contexte de leur ouvrage. Immanence, ontologique font partie de ces
mots qui permettent de substituer à la réalité son équivalent
idéal. Comme chez les jeunes hégéliens brocardés par Marx dans
La Sainte Famille et L’idéologie allemande, chez
Hardt et Negri on va du ciel vers la terre.
7
op. cit. p.77
8
La deuxième guerre du Golfe a vu l’invention du « journaliste
embarqué », intégré à une unité de l’armée et assurant
un contrôle de l’information nettement plus subtil que l’écran
noir de la première guerre du Golfe.
9
Op. cit. p.76
10
Évaluation de la revue scientifique britannique The Lancet
11
Voir L’impérialisme, premier volume des Origines du
totalitarisme. De cet ouvrage, on cite surtout le troisième
volume, Le système totalitaire, en oubliant que pour Arendt
le totalitarisme est une conséquence de l’impérialisme et du
colonialisme.
12
Hannah Arendt : L’impérialisme, traduit de l’anglais
par Martin Leiris, édition du Seuil, collection « Points »,
1997, p.244
13
Empire, p.466
14
H. Arendt, L’impérialisme, p.292
15
ibid.
16
cf. Empire, p.267 et sq.
17
p. 173 et sq.
18
Voir Les nouvelles prisons de la misère, Liber, 2000
19
Voir Le nouvel ordre local. Gouverner la violence.
L’Harmattan, 1999
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