jeudi 7 février 2019

Vient de paraître: Croyance et soumission par Marie-Pierre Frondziak



recto • verso • aplat

CROYANCE ET SOUMISSION

De la critique de la religion à la critique sociale
Réflexions à partir de Spinoza et Freud
Marie-Pierre Frondziak
Ouverture Philosophique 
PHILOSOPHIE PSYCHANALYSE, PSYCHIATRIE, PSYCHOLOGIE RELIGIONS 


Nous nous croyions sortis de la soumission. Pourtant, nous devons constater un retour en force de toutes les formes d'acceptation à des injonctions extérieures. Contre l'idée de servitude volontaire, l'auteur se propose, partant de Spinoza et de Freud, de comprendre ce qu'est l'essence même de la soumission et comment elle produit des croyances, dont les plus puissantes sont religieuses. Le progrès du savoir devait détruire les superstitions et donc l'asservissement. On propose ici l'inverse : c'est parce qu'ils sont d'abord soumis à leurs propres affects que les hommes croient en des superstitions. Seule la connaissance de cette mécanique affective peut laisser espérer une libération.


Marie-Pierre Frondziak est professeur certifié de philosophie. Elle enseigne en lycée et participe à l'université populaire d'Evreux depuis sa création. Elle anime également un atelier philosophie à la médiathèque de Vernon. Elle est l'auteur d'un guide graphique, Comprendre Jean-Jacques Rousseau, chez Max Milo.

Broché - format : 13,5 x 21,5 cm
ISBN : 978-2-343-16365-9 • 4 février 2019 • 212 pages 
EAN13 : 9782343163659
EAN PDF : 9782140112379 

mardi 5 février 2019

Après la gauche. Recension de Kevin Boucaud-Victoire

De la gauche au communisme républicain ? [2]

« La gauche peut mourir », prévenait un de ses principaux fossoyeurs, Manuel Valls. Le philosophe marxien Denis Collin estime, lui, que son heure a déjà sonné. « Ce qui a disparu, ce ne sont ni les classes sociales, ni la lutte des classes […]. Ce qui a disparu, c’est une certaine configuration des rapports sociaux et des rapports politiques qui a vu la domination de la scène politique par l’opposition des progressistes et des conservateurs, deux autres noms pour la droite et la gauche », explique-t-il.
Contrairement à Jean-Claude Michéa, à dont il dit quand même « qu’il a souvent raison », Denis Collin veut faire renaître ce qu’à porté la gauche, à savoir l’alliance entre le socialisme et le libéralisme politique, entre la classe ouvrière et une partie de la petite bourgeoisie. Car pour lui, le progressisme des Lumières reste émancipateur. Mais la multiplication des échecs de la gauche, du Front populaire à Mitterrand, tous incapables de réformer le capitalisme, quand ils n’en ont pas été les fidèles valets, l’a perdu. Dans cet ouvrage, Denis Collin revient sur l’histoire de la gauche et des forces sociales qui ont permis son existence, afin de trouver une issue favorable.
Le philosophe plaide pour un “parti communiste républicain” ou pour un “socialisme libéral”, dans le sens de Carlo Rosselli, militant antifasciste assassiné en 1937, c’est-à-dire un socialisme démocratique.  Selon lui, l’enjeu est d’étendre ce qu’il y a déjà de socialiste dans notre société capitaliste : l’État social, bâti à partir du Conseil national de la résistance (CNR), ou les coopératives. Mais ce n’est pas tout. Démocrate, Denis Collin souhaite que les citoyens regagnent du pouvoir politique. « Redonner vie et moyens à cette auto-administration communale devrait être la priorité de tout gouvernement véritablement républicain », explique-t-il. Enfin, il plaide un retour au sens des limites, seul à même de faire face au défi écologique. Enfin, le philosophe défend la souveraineté de la nation contre une certaine gauche “sans-frontiériste”, signe de démesure, selon lui.
K. B. V. (Article publiée sur "Le Comptoir")

A nouveau, après la gauche

Conférence aux "Mercredis de la Nouvelle Action Royaliste"
à l'occasion de la publication de "Après la gauche
(éditions Perspectives Libres" ISBN:9791090742475)

dimanche 3 février 2019

L'IA : réalité technique, fantaisie et idéologie


Les discours sur l’Intelligence Artificielle (IA) fleurissent, notamment dans les médias grand-public, dans les prêches managériaux et même dans les discours philosophiques. Il convient de distinguer les mythes et les réalités, ce à quoi s’emploient des penseurs honnêtes mais souvent peu entendus, il faut bien le dire. L’IA comme mythe d’ailleurs peut, comme tous les mythes, aider à penser le réel : les machines de Matrix sont des machines philosophiques redoutables en ce qu’elles reformulent les thèmes classiques en philosophie de la « caverne » platonicienne et du « malin génie » cartésien. La représentation des hommes asservis à des machines toutes-puissantes est typique de l’imaginaire consubstantiel au mode de production capitaliste et en tant quel pourrait être un élément important d’une critique sociale sérieuse[1]. Mais ce n’est pas ce problème que nous voulons aborder pour l’instant. Il s’agit de tenter de donner une définition rationnelle de l’IA, puis de comprendre quelle importance elle a pour le développement actuel du capital et enfin quel sens elle prend quand elle fonctionne comme idéologie.


mardi 8 janvier 2019

Y a-t-il des catastrophes naturelles?



Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois de la nature.

Objections

Ce n’est qu’en apparence que les catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…) Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles, les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom) vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut déclencher un ouragan à San Francisco.  Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous, car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil, si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort. Des inondations tout à fait « normales » se transforment en catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné n’importe où.

jeudi 3 janvier 2019

Souverainisme et souveraineté

Notre appel des 100 (et aujourd’hui près de 400) citoyens pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis sociaux a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous revenons aujourd’hui sur la question de la souveraineté et du souverainisme. (cf. La Sociale]
Rappelons tout d’abord qu’est souverain ce au-dessus de quoi ne tient rien d’autre. Le bien souverain (summum bonum) est le bien au-dessus il n’y a pas d’autre bien – typiquement pour les croyants, c’est Dieu. Un pouvoir souverain est un pouvoir qui n’est subordonné à aucun autre pouvoir. Typiquement dans les conceptions modernes de la politique, le pouvoir souverain est le pouvoir issu du « contrat social », de ce pacte premier réputé être l’acte fondateur de tout pouvoir politique. Cela ne veut pas dire que le détenteur de certaines fonctions de la souveraineté a tous les pouvoirs ni que tout le pouvoir est concentré en une seule institution. Les républicanistes se réclament de la séparation des pouvoirs et refusent de donner tous les pouvoirs à la majorité au seul motif qu’elle est la majorité, car la majorité n’est qu’une partie de la nation. Mais, pour les républicanistes comme pour tous les penseurs politiques modernes, il n’y a pas liberté pensable pour le citoyen s’il n’est pas le citoyen d’une république libre, c'est-à-dire d’une république qui ne dépend pas d’une autre instance étatique. Ceux qui demandent que le peuple ait le pouvoir demandent par la même occasion que ce pouvoir du peuple soit un pouvoir souverain. Car si ce n’est pas un pouvoir souverain, il n’y a tout simplement pas de pouvoir du peuple et par la même pas de pouvoir du citoyen qui ne dispose plus que de la liberté de dire amen aux commandements du pouvoir suprême.
La notion de souveraineté politique est le résultat historique de toute une élaboration liée à la constitution des grandes nations européennes dans la lutte contre la papauté et l’empire. La notion de souveraineté est antérieure à la démocratie, mais elle est aussi le terreau sur lequel elle va pouvoir se développer. C’est bien pour cette raison que la déclaration de 1789 affirme : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » Une certaine autorité ne peut être exercée par un corps (le Parlement) ou un individu (le Roi) que parce que ce corps ou cet individu sont autorisés par la Nation à exercer cette autorité. Cela signifie très précisément que le pouvoir suprême appartient à la nation et que personne ne peut l’accaparer en totalité ou en partie. La république, ce n’est rien d’autre que ça : le souverain législateur, c’est la Nation, le peuple institué agissant directement ou donnant mandat à des élus pour agir. Refuser le principe de la souveraineté, c’est tout simplement refuser la république et la démocratie. La critique de la souveraineté (et des souverainistes) est donc, même si c’est de manière déguisée, une critique de la démocratie et du pouvoir du peuple. C’est d’ailleurs pour cette raison que les adversaires de la souveraineté sont souvent les grands pourfendeurs du « populisme ». Ces « démophobes » haïssent le peuple et méprisent la nation.
L’UE de ce point de vue a une signification précise : organiser la suppression de la souveraineté des nations, qui, une fois mises en tutelle, n’auront d’autre choix qu’appliquer la politique décidée par ces mandataires du capital que sont les dirigeants et fonctionnaires de l’UE. On l’a vu de manière brutale en Grèce. On l’a revu dans le conflit entre l’UE et le gouvernement italien de Conte. Il s’agit à chaque fois de montrer que les nations ne sont pas souveraines, que la volonté des peuples ne peut faire droit et que seuls les traités européens, c'est-à-dire les règles établies par les aréopages de la technobureaucratie européiste peuvent s’imposer.
La lutte contre le capitalisme, la lutte pour ne serait-ce que mettre un frein à l’avidité insatiable du capital, exige justement que les nations retrouvent leur souveraineté. Personne ne peut prétendre satisfaire les revendications des classes laborieuses sans briser la discipline de fer les traités européens. Tant que les fameux « critères de Maastricht » (fixés par Mitterrand !) ont force de loi, aucune politique sérieuse de justice fiscale n’est possible. Comment empêcher la fraude fiscale, l’évasion des capitaux, la recherche du moins disant social si on n’est pas d’abord maître chez soi ?
Tout cela est si évident qu’on comprend vraiment mal non pas les discours des euroïnomanes patentés (de Moscovici à Macron) qui disent ce que demandent leurs commanditaires, mais surtout les discours des de gens de « gauche », « vraiment à gauche », « à gauche toutes », etc., contre la souveraineté et le souverainisme dès lors que ce souverainisme se contente de réclamer la souveraineté nationale. Ces terribles révolutionnaires veulent-ils soumettre leur révolution au bon vouloir d’une instance supérieure à celle de la nation souveraine ? N’est-il possible de faire la révolution ici en France que si on obtient l’autorisation préalable des classes dominantes des pays voisins ? Comme toujours, ces terribles révolutionnaires s’opposent à la souveraineté nationale et à ce simple bon sens qu’elle suppose au nom de principes biscornus qui n’ont pas d’autre fonction que justifier leur ralliement honteux à l’ordre existant.
Le 3 janvier 2019

mercredi 2 janvier 2019

La nation, c’est bien flou ?

Notre appel des 100 (et aujourd’hui plus de 350) citoyens pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis sociaux [Voir La Sociale] a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous allons tenter d’y répondre en commençant par la nation.
Au mot « nation » certains sortent leur révolver oubliant que « vive la Nation » fut le cri de ralliement de la révolution française. Mais qu’est-ce qu’une nation ? Si on veut des définitions figées on n’en trouvera guère, à moins de revenir à un mauvais opuscule du « camarade Staline » qui tentait de fixer les critères définissant une nation. La seule définition qui me semble acceptable est celle d’Otto Bauer : la nation est une « communauté de vie et de destin ». La nation est donc affaire de subjectivité ! Il faut que les individus se sentent comme membres d’une communauté ayant un destin commun. Mais toute communauté n’est pas une nation. Il faut que ce soit une communauté politique, c'est-à-dire qu’une nation aspire, si elle ne l’a pas encore, à un pouvoir politique et à des lois communes s’exerçant sur un territoire déterminé. Ajoutons qu’une nation est différente d’une cité car elle suppose une certaine extension territoriale. Les Grecs anciens se sentaient tous Grecs (parce qu’ils parlaient la même langue, à la différence des barbares dont on ne comprenait pas la langue) mais ils ne formaient pas vraiment une nation – sauf peut-être quand ils s’unirent pour vaincre les Perses, ce qui ne dura pas.
Les nations n’existent pas de toute éternité. Elles naissent et parfois meurent aussi. Le sentiment national français est ancien et remonte au Moyen âge. Selon de nombreux historiens, à la bataille de Bouvines (1214), les soldats rassemblés là se sentaient déjà appartenir à une nation française. L’Italie forme une nation bien avant sa constitution étatique lors du « risorgimento » et de même pour la nation allemande. La Suisse et la Belgique sont des nations, depuis longtemps pour la première alors que la dernière est toute récente. Des peuples linguistiquement et culturellement différenciés se transforment en nations à l’occasion de grands événements. 1848 fut le printemps des peuples en Europe, le moment où s’affirmèrent ces nations encore embryonnaires et enfermées dans les carcans impériaux (russe, autrichien ou ottoman). Les « nations indiennes » d’Amérique du Nord, à l’inverse, ont disparu, balayées par la colonisation.
D’autres pseudo nations n’ont jamais vu le jour. La « nation arabe » voulue par Nasser, le Baas (branche syrienne autant qu’irakienne) ou la Lybie de Kadafi n’est toujours restée qu’un songe creux – même si certains trotskystes (tendance Pablo-Mendel) y avaient placé tous leurs espoirs. Les seuls Arabes habitent l’Arabie, les autres sont des nations dominées, arabisées mais pas arabes. Du reste les mouvements nationaux ont creusé des marques profondes entre tous ces prétendus « arabes ». Les Algériens ne sont pas Marocains et réciproquement et les confondre c’est souvent comme les injurier ! Du reste ces nations algériennes ou marocaines sont profondément hétérogènes et encore travaillées par les revendications des tamazighs. La Tunisie est encore un cas à part. Les Palestiniens ne sont pas arabes non plus mais voudraient bien devenir une nation. Il n’y a pas non plus de communauté musulmane : les musulmans d’Indonésie et d’Iran ont-ils quelque chose à voir les uns avec les autres. L’islam turque et l’islam sunnite saoudien sont en concurrence parce que la Turquie et l’Arabie sont des nations en concurrence pour l’hégémonie régionale.
Bref, par tous ces exemples on commencer à cerner ce qu’est une nation et ce qu’elle n’est pas et ce qui n’est pas une nation. Une nation, pour exister, suppose une volonté politique de la faire exister comme telle, volonté partagée par tout un groupe se sent comme un seul peuple. Elle est la forme sous laquelle un peuple se fait peuple, c'est-à-dire devient conscient de lui-même. En dessous de la nation, il y a les communautés de sang ou de croyance, au-dessus de la nation, il y a l’universel abstrait ou mal réalisé (sous la forme de l’empire, par exemple). La nation est donc un juste milieu entre la particularité et l’universalité et donc une médiation nécessaire. Ne pas vouloir de la nation, c’est refuser l’institution politique elle-même, c'est-à-dire la forme sous laquelle les hommes peuvent devenir citoyens, c'est-à-dire peuvent vouloir être maître de leur propre destin. Ceux qui parlent du peuple sans vouloir la nation (suivez mon regard) ne voient pas le peuple autrement qu’une masse coagulée par le charisme d’un chef, d’un « caudillo » et non pas le peuple politique, apte à délibérer dans le silence des passions.
Certes, il y a des passions nationales qui peuvent être dangereuses. Un certain nationalisme passe de l’amour de sa nation à sa surestimation et à la négation des autres nations. Il peut se transformer en impérialisme et doit donc être combattu. Mais ce mal ne nous menace guère nous autres Européens qui vivons de plus en plus dans la détestation de nous-mêmes. On peut aussi pointer la « xénophobie » qui à l’amour de la patrie substitue la haine des étrangers. Soyons clairs ! une certaine xénophobie est plus ou moins inévitable. Comme le disait Rousseau, « le patriote est dur à l’étranger », tout en nous invitant à nous méfier de ces philosophes qui aiment le Tartare par n’avoir pas à aimer leurs voisins. Il n’y a pas de nation s’il n’y a pas une forme de préférence nationale (je viens de dire une horreur !) car la nation comme toute organisation politique suppose la délimitation entre l’intérieur et l’extérieur, entre celui qui fait partie de la nation et celui qui n’en fait pas partie. On peut être l’hôte d’une nation, mais on n’est pas pour autant l’égal des citoyens de cette nation. L’hôte est d’ailleurs un terme redoutablement ambigu : l’hôte est celui qui est reçu autant que celui qui reçoit, mais en latin il est aussi l’ennemi potentiel, hostis, celui qui pourrait être hostile. Tout cela contrarie notre sens de l’amour universel de l’humanité, mais c’est inéluctable dès lors qu’on pense nécessaire l’organisation politique et la démocratie. Méfions-nous des universalistes de pacotilles, des prêcheurs de bons sentiments, sucrés et dégoulinants (soyons des frères, aimons-nous) : ceux-là sont souvent de purs tartuffes. Un sain réalisme est nettement plus utile aboutir à la paix entre les hommes !
Pour conclure, si on ne veut pas de la nation comme cadre politique fondamental, que veut-on ? Là, généralement nos critiques commencent à bafouiller. Ils opposent peuple et nation, nation universalisme, etc. Mais comme on l’a dit parler de souveraineté de peuple en rejetant la souveraineté nationale, c’est à l’avance accepter qu’il y ait au-dessus du peuple un pouvoir suprême : l’empereur, Dieu, le pape, la troïka, etc. ! La nation politique est en outre le meilleur remède contre le retour des tribus, des communités ethniques ou des racismes.

vendredi 28 décembre 2018

L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste


Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.

L’ordre de la science selon Marx

Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de 1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel, dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas « platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée. On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable », mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable » et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination. Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote, c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des « substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ; mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance : le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point qu’il y revient dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents, hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9], une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel et le concret sont pratiquement deux termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies, avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts, avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.

L’illusion idéaliste de la science

Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement, de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes. Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard, est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a parfaitement montré Kant dans la Critique de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques : par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions : elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes : leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même. Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels », ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore la position de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre que le matérialisme est a minima la reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que Marx critiqué sous le nom d’idéologie allemande, dans La Sainte Famille tout d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet » puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est, pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret », mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt) est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018


[1] Introduction générale – édition de la Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2] Hegel : Phénoménologie de l'Esprit - (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6] Aristote : Métaphysique - Livre Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7] Aristote : Physique Livre I - i §2 (180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8] Aristote : ibid.
[9] Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[12] Capital I,I,4 P1 page 609
[13] Introduction générale P1 page 255

mardi 18 décembre 2018

Le « développement durable » n’est-il qu’un slogan publicitaire ?


Le thème du « développement durable » occupe maintenant une bonne partie de l’espace du marketing. Le label « développement durable » est un argument publicitaire de choix car personne ne voudrait être accusé de saccager la planète, de ne pas s’occuper des générations futures ou de vouloir un développement qui ne serait pas durable. On augmente les taxes sur les produits pétroliers : surtout ne pas dire qu’il s’agit seulement de boucher les trous du budget, soutenir qu’il s’agit d’œuvrer à la transition écologique. Il est assez facile de montrer que cette expression est un simple leurre, un slogan publicitaire qui peut attraper quelques gogos. D’ailleurs l’expression « développement durable » serait en elle-même une contradiction. Quand on se développe, il arrive bien un moment où l’on est totalement développé et où, par conséquent cesse le développement. Il semble en effet qu’un développement infini soit une perspective à peu près dépourvue de sens.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...