Recension de Croyance
et soumission. De la critique de la religion à la critique sociale. Réflexions à
partir de Spinoza et Freud par Marie-Pierre Frondziak (éditions L’Harmattan,
Collection « Ouverture philosophique », 216 pages)
mercredi 13 février 2019
jeudi 7 février 2019
Vient de paraître: Croyance et soumission par Marie-Pierre Frondziak
CROYANCE ET SOUMISSION
De la critique de la religion à la critique socialeRéflexions à partir de Spinoza et FreudMarie-Pierre Frondziak
Ouverture Philosophique
PHILOSOPHIE PSYCHANALYSE, PSYCHIATRIE, PSYCHOLOGIE RELIGIONS
Nous nous croyions sortis de la soumission. Pourtant, nous devons constater un retour en force de toutes les formes d'acceptation à des injonctions extérieures. Contre l'idée de servitude volontaire, l'auteur se propose, partant de Spinoza et de Freud, de comprendre ce qu'est l'essence même de la soumission et comment elle produit des croyances, dont les plus puissantes sont religieuses. Le progrès du savoir devait détruire les superstitions et donc l'asservissement. On propose ici l'inverse : c'est parce qu'ils sont d'abord soumis à leurs propres affects que les hommes croient en des superstitions. Seule la connaissance de cette mécanique affective peut laisser espérer une libération.
Marie-Pierre Frondziak est professeur certifié de philosophie. Elle enseigne en lycée et participe à l'université populaire d'Evreux depuis sa création. Elle anime également un atelier philosophie à la médiathèque de Vernon. Elle est l'auteur d'un guide graphique, Comprendre Jean-Jacques Rousseau, chez Max Milo.
Broché - format : 13,5 x 21,5 cm
ISBN : 978-2-343-16365-9 • 4 février 2019 • 212 pages
EAN13 : 9782343163659
EAN PDF : 9782140112379
mardi 5 février 2019
Après la gauche. Recension de Kevin Boucaud-Victoire
De la gauche au communisme républicain ? [2]
« La gauche peut mourir », prévenait un de ses principaux fossoyeurs, Manuel Valls. Le philosophe marxien Denis Collin estime, lui, que son heure a déjà sonné. « Ce qui a disparu, ce ne sont ni les classes sociales, ni la lutte des classes […]. Ce qui a disparu, c’est une certaine configuration des rapports sociaux et des rapports politiques qui a vu la domination de la scène politique par l’opposition des progressistes et des conservateurs, deux autres noms pour la droite et la gauche », explique-t-il.
Contrairement à Jean-Claude Michéa, à dont il dit quand même « qu’il a souvent raison », Denis Collin veut faire renaître ce qu’à porté la gauche, à savoir l’alliance entre le socialisme et le libéralisme politique, entre la classe ouvrière et une partie de la petite bourgeoisie. Car pour lui, le progressisme des Lumières reste émancipateur. Mais la multiplication des échecs de la gauche, du Front populaire à Mitterrand, tous incapables de réformer le capitalisme, quand ils n’en ont pas été les fidèles valets, l’a perdu. Dans cet ouvrage, Denis Collin revient sur l’histoire de la gauche et des forces sociales qui ont permis son existence, afin de trouver une issue favorable.
Le philosophe plaide pour un “parti communiste républicain” ou pour un “socialisme libéral”, dans le sens de Carlo Rosselli, militant antifasciste assassiné en 1937, c’est-à-dire un socialisme démocratique. Selon lui, l’enjeu est d’étendre ce qu’il y a déjà de socialiste dans notre société capitaliste : l’État social, bâti à partir du Conseil national de la résistance (CNR), ou les coopératives. Mais ce n’est pas tout. Démocrate, Denis Collin souhaite que les citoyens regagnent du pouvoir politique. « Redonner vie et moyens à cette auto-administration communale devrait être la priorité de tout gouvernement véritablement républicain », explique-t-il. Enfin, il plaide un retour au sens des limites, seul à même de faire face au défi écologique. Enfin, le philosophe défend la souveraineté de la nation contre une certaine gauche “sans-frontiériste”, signe de démesure, selon lui.
K. B. V. (Article publiée sur "Le Comptoir")
A nouveau, après la gauche
Conférence aux "Mercredis de la Nouvelle Action Royaliste"
à l'occasion de la publication de "Après la gauche"
(éditions Perspectives Libres" ISBN:9791090742475)
dimanche 3 février 2019
L'IA : réalité technique, fantaisie et idéologie
Les discours sur l’Intelligence Artificielle (IA) fleurissent,
notamment dans les médias grand-public, dans les prêches managériaux et même
dans les discours philosophiques. Il convient de distinguer les mythes et les
réalités, ce à quoi s’emploient des penseurs honnêtes mais souvent peu
entendus, il faut bien le dire. L’IA comme mythe d’ailleurs peut, comme tous
les mythes, aider à penser le réel : les machines de Matrix sont des
machines philosophiques redoutables en ce qu’elles reformulent les thèmes
classiques en philosophie de la « caverne » platonicienne et du
« malin génie » cartésien. La représentation des hommes asservis à
des machines toutes-puissantes est typique de l’imaginaire consubstantiel au
mode de production capitaliste et en tant quel pourrait être un élément
important d’une critique sociale sérieuse[1].
Mais ce n’est pas ce problème que nous voulons aborder pour l’instant. Il
s’agit de tenter de donner une définition rationnelle de l’IA, puis de
comprendre quelle importance elle a pour le développement actuel du capital et
enfin quel sens elle prend quand elle fonctionne comme idéologie.
mardi 29 janvier 2019
Une très brève introduction à Freud
Marie-Pierre Frondziak interviewée par Dominique Jouault
Emission de Radio Normandie Jeunes
Lecture de Freud
Emission de Radio Normandie Jeunes
Lecture de Freud
mardi 8 janvier 2019
Y a-t-il des catastrophes naturelles?
Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies
d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il
y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des
saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous
semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois
de la nature.
Objections
Ce n’est qu’en apparence que les
catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En
réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni
même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des
approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a
rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la
quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne
se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile
mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la
transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga
pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son
roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se
déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans
le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les
chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent
dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup
périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du
lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…)
Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre
se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles,
les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant
se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur
laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des
catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom)
vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On
parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs
appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à
construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus
ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward
Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de
prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé
sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut
déclencher un ouragan à San Francisco.
Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant
l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très
petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas
ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous
connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à
l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même
univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles
n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation
initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation
ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous
disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il
n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans
les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes
finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur
les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène
fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le
présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous,
car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas
en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe
naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la
Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère
secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates
d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui
des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil,
si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le
limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du
barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait
se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes
pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence
scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours
régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le
monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé
de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de
Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger
quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent
été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été
beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort.
Des inondations tout à fait « normales » se transforment en
catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné
n’importe où.
jeudi 3 janvier 2019
Souverainisme et souveraineté
Notre appel des 100 (et aujourd’hui près de 400) citoyens
pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis
sociaux a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous
revenons aujourd’hui sur la question de la souveraineté et du souverainisme. (cf. La Sociale]
Rappelons tout d’abord qu’est souverain ce au-dessus de quoi
ne tient rien d’autre. Le bien souverain (summum
bonum) est le bien au-dessus il n’y a pas d’autre bien – typiquement pour
les croyants, c’est Dieu. Un pouvoir souverain est un pouvoir qui n’est
subordonné à aucun autre pouvoir. Typiquement dans les conceptions modernes de
la politique, le pouvoir souverain est le pouvoir issu du « contrat social »,
de ce pacte premier réputé être l’acte fondateur de tout pouvoir politique. Cela
ne veut pas dire que le détenteur de certaines fonctions de la souveraineté a
tous les pouvoirs ni que tout le pouvoir est concentré en une seule institution.
Les républicanistes se réclament de la séparation des pouvoirs et refusent de
donner tous les pouvoirs à la majorité au seul motif qu’elle est la majorité,
car la majorité n’est qu’une partie de la nation. Mais, pour les républicanistes
comme pour tous les penseurs politiques modernes, il n’y a pas liberté pensable
pour le citoyen s’il n’est pas le citoyen d’une république libre, c'est-à-dire d’une
république qui ne dépend pas d’une autre instance étatique. Ceux qui demandent
que le peuple ait le pouvoir demandent par la même occasion que ce pouvoir du
peuple soit un pouvoir souverain. Car si ce n’est pas un pouvoir souverain, il
n’y a tout simplement pas de pouvoir du peuple et par la même pas de pouvoir du
citoyen qui ne dispose plus que de la liberté de dire amen aux commandements du
pouvoir suprême.
La notion de souveraineté politique est le résultat
historique de toute une élaboration liée à la constitution des grandes nations
européennes dans la lutte contre la papauté et l’empire. La notion de
souveraineté est antérieure à la démocratie, mais elle est aussi le terreau sur
lequel elle va pouvoir se développer. C’est bien pour cette raison que la déclaration
de 1789 affirme : « Le principe de toute Souveraineté réside
essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer
d'autorité qui n'en émane expressément. » Une certaine autorité ne peut être
exercée par un corps (le Parlement) ou un individu (le Roi) que parce que ce
corps ou cet individu sont autorisés par la Nation à exercer cette autorité.
Cela signifie très précisément que le pouvoir suprême appartient à la nation et
que personne ne peut l’accaparer en totalité ou en partie. La république, ce n’est
rien d’autre que ça : le souverain législateur, c’est la Nation, le peuple
institué agissant directement ou donnant mandat à des élus pour agir. Refuser
le principe de la souveraineté, c’est tout simplement refuser la république et la
démocratie. La critique de la souveraineté (et des souverainistes) est donc,
même si c’est de manière déguisée, une critique de la démocratie et du pouvoir
du peuple. C’est d’ailleurs pour cette raison que les adversaires de la
souveraineté sont souvent les grands pourfendeurs du « populisme ».
Ces « démophobes » haïssent le peuple et méprisent la nation.
L’UE de ce point de vue a une signification précise :
organiser la suppression de la souveraineté des nations, qui, une fois mises en
tutelle, n’auront d’autre choix qu’appliquer la politique décidée par ces
mandataires du capital que sont les dirigeants et fonctionnaires de l’UE. On l’a
vu de manière brutale en Grèce. On l’a revu dans le conflit entre l’UE et le gouvernement
italien de Conte. Il s’agit à chaque fois de montrer que les nations ne sont
pas souveraines, que la volonté des peuples ne peut faire droit et que seuls
les traités européens, c'est-à-dire les règles établies par les aréopages de la
technobureaucratie européiste peuvent s’imposer.
La lutte contre le capitalisme, la lutte pour ne serait-ce
que mettre un frein à l’avidité insatiable du capital, exige justement que les
nations retrouvent leur souveraineté. Personne ne peut prétendre satisfaire les
revendications des classes laborieuses sans briser la discipline de fer les
traités européens. Tant que les fameux « critères de Maastricht » (fixés
par Mitterrand !) ont force de loi, aucune politique sérieuse de justice
fiscale n’est possible. Comment empêcher la fraude fiscale, l’évasion des capitaux,
la recherche du moins disant social si on n’est pas d’abord maître chez soi ?
Tout cela est si évident qu’on comprend vraiment mal non pas
les discours des euroïnomanes patentés (de Moscovici à Macron) qui disent ce
que demandent leurs commanditaires, mais surtout les discours des de gens de « gauche »,
« vraiment à gauche », « à gauche toutes », etc., contre la
souveraineté et le souverainisme dès lors que ce souverainisme se contente de
réclamer la souveraineté nationale. Ces terribles révolutionnaires veulent-ils
soumettre leur révolution au bon vouloir d’une instance supérieure à celle de
la nation souveraine ? N’est-il possible de faire la révolution ici en France
que si on obtient l’autorisation préalable des classes dominantes des pays
voisins ? Comme toujours, ces terribles révolutionnaires s’opposent à la
souveraineté nationale et à ce simple bon sens qu’elle suppose au nom de
principes biscornus qui n’ont pas d’autre fonction que justifier leur ralliement
honteux à l’ordre existant.
Le 3 janvier 2019
mercredi 2 janvier 2019
La nation, c’est bien flou ?
Notre appel des 100 (et aujourd’hui plus de 350) citoyens
pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis
sociaux [Voir La Sociale] a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous
allons tenter d’y répondre en commençant par la nation.
Au mot « nation » certains sortent leur révolver
oubliant que « vive la Nation » fut le cri de ralliement de la
révolution française. Mais qu’est-ce qu’une nation ? Si on veut des
définitions figées on n’en trouvera guère, à moins de revenir à un mauvais
opuscule du « camarade Staline » qui tentait de fixer les critères
définissant une nation. La seule définition qui me semble acceptable est celle
d’Otto Bauer : la nation est une « communauté de vie et de
destin ». La nation est donc affaire de subjectivité ! Il faut que
les individus se sentent comme membres d’une communauté ayant un destin commun.
Mais toute communauté n’est pas une nation. Il faut que ce soit une communauté
politique, c'est-à-dire qu’une nation aspire, si elle ne l’a pas encore, à un
pouvoir politique et à des lois communes s’exerçant sur un territoire
déterminé. Ajoutons qu’une nation est différente d’une cité car elle suppose
une certaine extension territoriale. Les Grecs anciens se sentaient tous Grecs
(parce qu’ils parlaient la même langue, à la différence des barbares dont on ne
comprenait pas la langue) mais ils ne formaient pas vraiment une nation – sauf
peut-être quand ils s’unirent pour vaincre les Perses, ce qui ne dura pas.
Les nations n’existent pas de toute éternité. Elles naissent
et parfois meurent aussi. Le sentiment national français est ancien et remonte
au Moyen âge. Selon de nombreux historiens, à la bataille de Bouvines (1214),
les soldats rassemblés là se sentaient déjà appartenir à une nation française.
L’Italie forme une nation bien avant sa constitution étatique lors du « risorgimento » et de même pour la
nation allemande. La Suisse et la Belgique sont des nations, depuis longtemps
pour la première alors que la dernière est toute récente. Des peuples
linguistiquement et culturellement différenciés se transforment en nations à
l’occasion de grands événements. 1848 fut le printemps des peuples en Europe,
le moment où s’affirmèrent ces nations encore embryonnaires et enfermées dans
les carcans impériaux (russe, autrichien ou ottoman). Les « nations indiennes »
d’Amérique du Nord, à l’inverse, ont disparu, balayées par la colonisation.
D’autres pseudo nations n’ont jamais vu le jour. La
« nation arabe » voulue par Nasser, le Baas (branche syrienne autant
qu’irakienne) ou la Lybie de Kadafi n’est toujours restée qu’un songe creux –
même si certains trotskystes (tendance Pablo-Mendel) y avaient placé tous leurs
espoirs. Les seuls Arabes habitent l’Arabie, les autres sont des nations
dominées, arabisées mais pas arabes. Du reste les mouvements nationaux ont creusé
des marques profondes entre tous ces prétendus « arabes ». Les
Algériens ne sont pas Marocains et réciproquement et les confondre c’est
souvent comme les injurier ! Du reste ces nations algériennes ou
marocaines sont profondément hétérogènes et encore travaillées par les
revendications des tamazighs. La Tunisie est encore un cas à part. Les
Palestiniens ne sont pas arabes non plus mais voudraient bien devenir une
nation. Il n’y a pas non plus de communauté musulmane : les musulmans
d’Indonésie et d’Iran ont-ils quelque chose à voir les uns avec les autres.
L’islam turque et l’islam sunnite saoudien sont en concurrence parce que la
Turquie et l’Arabie sont des nations en concurrence pour l’hégémonie régionale.
Bref, par tous ces exemples on commencer à cerner ce qu’est
une nation et ce qu’elle n’est pas et ce qui n’est pas une nation. Une nation,
pour exister, suppose une volonté politique de la faire exister comme telle,
volonté partagée par tout un groupe se sent comme un seul peuple. Elle est la
forme sous laquelle un peuple se fait peuple, c'est-à-dire devient conscient de
lui-même. En dessous de la nation, il y a les communautés de sang ou de
croyance, au-dessus de la nation, il y a l’universel abstrait ou mal réalisé
(sous la forme de l’empire, par exemple). La nation est donc un juste milieu
entre la particularité et l’universalité et donc une médiation nécessaire. Ne
pas vouloir de la nation, c’est refuser l’institution politique elle-même,
c'est-à-dire la forme sous laquelle les hommes peuvent devenir citoyens,
c'est-à-dire peuvent vouloir être maître de leur propre destin. Ceux qui
parlent du peuple sans vouloir la nation (suivez mon regard) ne voient pas le
peuple autrement qu’une masse coagulée par le charisme d’un chef, d’un
« caudillo » et non pas le peuple politique, apte à délibérer dans le
silence des passions.
Certes, il y a des passions nationales qui peuvent être
dangereuses. Un certain nationalisme passe de l’amour de sa nation à sa
surestimation et à la négation des autres nations. Il peut se transformer en
impérialisme et doit donc être combattu. Mais ce mal ne nous menace guère nous
autres Européens qui vivons de plus en plus dans la détestation de nous-mêmes.
On peut aussi pointer la « xénophobie » qui à l’amour de la patrie
substitue la haine des étrangers. Soyons clairs ! une certaine xénophobie
est plus ou moins inévitable. Comme le disait Rousseau, « le patriote est
dur à l’étranger », tout en nous invitant à nous méfier de ces philosophes
qui aiment le Tartare par n’avoir pas à aimer leurs voisins. Il n’y a pas de
nation s’il n’y a pas une forme de préférence nationale (je viens de dire une
horreur !) car la nation comme toute organisation politique suppose la
délimitation entre l’intérieur et l’extérieur, entre celui qui fait partie de
la nation et celui qui n’en fait pas partie. On peut être l’hôte d’une nation,
mais on n’est pas pour autant l’égal des citoyens de cette nation. L’hôte est
d’ailleurs un terme redoutablement ambigu : l’hôte est celui qui est reçu
autant que celui qui reçoit, mais en latin il est aussi l’ennemi potentiel, hostis, celui qui pourrait être hostile.
Tout cela contrarie notre sens de l’amour universel de l’humanité, mais c’est
inéluctable dès lors qu’on pense nécessaire l’organisation politique et la
démocratie. Méfions-nous des universalistes de pacotilles, des prêcheurs de
bons sentiments, sucrés et dégoulinants (soyons des frères, aimons-nous) :
ceux-là sont souvent de purs tartuffes. Un sain réalisme est nettement plus
utile aboutir à la paix entre les hommes !
Pour conclure, si on ne veut pas de la nation comme cadre
politique fondamental, que veut-on ? Là, généralement nos critiques
commencent à bafouiller. Ils opposent peuple et nation, nation universalisme,
etc. Mais comme on l’a dit parler de souveraineté de peuple en rejetant la
souveraineté nationale, c’est à l’avance accepter qu’il y ait au-dessus du
peuple un pouvoir suprême : l’empereur, Dieu, le pape, la troïka,
etc. ! La nation politique est en outre le meilleur remède contre le
retour des tribus, des communités ethniques ou des racismes.
vendredi 28 décembre 2018
L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste
Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un
développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici
en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants
que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.
L’ordre de la science selon Marx
Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de
1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de
l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir
délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des
généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce
qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel
et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population
qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son
ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la
population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas
véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la
connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la
perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la
perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et
avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la
perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un
universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes
sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments
sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de
rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du
travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement
reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret
complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de
nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel,
dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des
catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire
sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui
est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute
immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le
procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore
qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ
de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de
connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne
spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les
interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est
dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition
et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la
vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus
loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel
tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et
donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La
synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut
procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas
« platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se
présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en
quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase
ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des
réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est
pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une
représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la
singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée.
On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par
Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines
substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent
commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus
connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins
connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable »,
mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable »
et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder
des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont
plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui
est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous
et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom
et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination.
Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui
fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la
multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus
qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour
singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science
que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le
particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez
Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec
Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble
le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote,
c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement
séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les
plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de
l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des
« substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins
connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ;
mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit
de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la
réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de
rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes
dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de
la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la
connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que
l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième
opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi
dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial
et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais
ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment
que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose
quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance :
le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du
capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous
importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre
d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre
dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est
encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient
fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point
qu’il y revient dans la Postface à
la seconde édition allemande du Capital
afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour
qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition
brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui
recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette
opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait
toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut
entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le
réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions
fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est
rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents,
hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la
différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la
seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9],
une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle
les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous
permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de
concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi,
s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever
de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le
concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel
et le concret sont pratiquement deux
termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le
procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de
connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx
précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par
conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au
mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies,
avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la
philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est
ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde
une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme
le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la
connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la
conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands
résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme
production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique
théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus
qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée
marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse
évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La
connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est
et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les
autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la
philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout
aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique
certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion
spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts,
avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la
philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est
précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa
propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant
est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du
mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en
définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point
séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque
l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi
faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle
génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à
savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.
L’illusion idéaliste de la science
Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement,
de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du
monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la
conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est
partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le
témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature
mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage
mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une
conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à
l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient
spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent
être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant
qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes.
Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des
savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau
matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par
l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et
après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard,
est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se
meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est
bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous
sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science
suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de
faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet
situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence
des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels
qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs
expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a
parfaitement montré Kant dans la Critique
de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité
foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces
abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique
use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est
qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont
pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées
produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les
phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une
part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de
déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques :
par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la
tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est
seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais
je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de
comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité
et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions :
elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle
encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment
des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le
marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes :
leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions
réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que
les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il
donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir
des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire
vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests
expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une
vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant
la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui
l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la
géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été
rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc
bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de
relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions
scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des
discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même.
Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre
de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont
plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui
participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par
exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels »,
ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les
sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se
contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert
de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche
la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que
les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant
interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser
que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance
de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel
voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à
se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne
considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à
parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre
de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement
mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation
revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme
traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel
en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore
la position de Lénine dans Matérialisme
et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des
empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas
d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que
conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième
position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre
que le matérialisme est a minima la
reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le
caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors
que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le
monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée
sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons
du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire
à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que
Marx critiqué sous le nom d’idéologie
allemande, dans La Sainte Famille tout
d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie
Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le
monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à
la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire
que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué
Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif
de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre
monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception
et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet »
puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas
parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement
à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant
que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui
fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde
qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est,
pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret »,
mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on
procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde
donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que
nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement
admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré
Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt)
est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité
seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler
ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des
abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la
science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à
partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion
de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une
construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une
manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à
son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses
conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences
de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour
la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans
que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant
nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles
impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la
conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la
subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018
[1] Introduction générale – édition de la
Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2]
Hegel : Phénoménologie de l'Esprit
- (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6]
Aristote : Métaphysique - Livre
Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7]
Aristote : Physique Livre I - i §2
(180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8]
Aristote : ibid.
[9]
Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de
savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une
question de théorie mais une question pratique.
C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la
réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[13] Introduction générale P1 page 255
Inscription à :
Articles (Atom)
-
Ce dialogue (dont l’authenticité a été parfois contestée) passe pour être une véritable introduction à la philosophie de Platon. Il est sou...
-
Dans les situations difficiles, quand on doit affronter l’adversité et le malheur, on nous recommande d’être stoïques (tel Zénon!), ou ...
-
Si on en croit certaines statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement crû au cours des dernières ann...