Par Gustavo Cevolani, (Aedes Spinoziana). Traduit de l'italien
[Ce texte est traduit de l’italien. Il est publié dans le numéro de mai 2001 du bulletin Ethica et disponible sur le site http://www.fogliospinoziano.it/]
Une confrontation entre Spinoza et Albert Einstein, génial scientifique du début du xxe
siècle et père de la physique contemporaine, pourrait sembler
hasardeuse s’il n’y avait pas le très grand nombre de citations
qu’Einstein lui-même dédie au philosophe dans ses ouvrages non
strictement mathématiques. Ce fait pourrait à son tour apparaître comme
rien d’autre qu’une curiosité, mais c’est en réalité l’indice d’une
profonde familiarité du physicien allemand avec la pensée et les idées
de Spinoza, comme je voudrais le montrer dans les brèves notes qui
suivent.
Je crois que les principaux fils qui lient Einstein à
l’expérience intellectuelle de Spinoza sont au nombre de trois. En
premier lieu et au niveau général, le sentiment qu’Einstein appelle
"religiosité cosmique" ; lié à celui-ci, la conviction "métaphysique"
d’une causalité physique complète ; et enfin, à un niveau biographique
même, l’appartenance à cette "communauté des hérétiques" qu’Einstein
entendait partager avec le philosophe d’Amsterdam. Dans les lignes qui
suivent, je chercherai à illustrer ces points au moyen de plusieurs
citations des œuvres d’Einstein et de quelques brefs commentaires.
La religiosité cosmique[1]
est l’expression la plus haute du sentiment religieux de l’homme, en
tant qu’opposée à l’ensemble des normes et doctrines qui constituent,
inversement, la religion traditionnelle. Selon Einstein, toutes les
doctrines religieuses conventionnelles, telles qu’elles sont incarnées
par les diverses églises existantes, sont erronées en tant qu’elles sont
dogmatiques et par là opposées à la pensée rationnelle et à la science.
Une telle réfutation, toutefois n’équivaut pas ni ne porte à
l’athéisme, à moins que par "athée" on ne veuille désigner celui qui ne
croit pas en dieu anthropomorphe et agissant dans le monde en tant que
sujet supérieur et distinct.[2]
Les dogmes traditionnels étant exclus, reste pour
Einstein un sentiment religieux plus général et plus profond, commun à
tous les hommes, impersonnel mais non opposé à la pensée rationnelle et
scientifique et duquel les doctrines traditionnelles elles-mêmes ont
peut-être tiré leur origine.[3]
Un tel sentiment consiste dans la reconnaissance d’une unité dans le
monde ou dans la nature, une sorte "d’harmonie préétablie" leibnizienne
qui se révèle en premier lieu dans notre connaissance du monde lui-même.[4]
Précisément, dans la connaissance scientifique,
c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des liens de causalité
entre les choses, Einstein trouve les fondements tant du refus de la
religion conventionnelle que de l’interprétation correcte du sentiment
religieux, et conséquemment de l’éthique et de la morale. Pour le
scientifique, en effet, les mêmes lois générales causales de la physique
gouvernent tous les évènements naturels : de la chute d’une pierre, au
lancer d’un projectile et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce
sens, la nécessité physique exclut par principe l’existence d’un être
d’un être supérieur, semblable à nous et qui, sur un mode semblable au
nôtre peut agir dans la nature et en dehors de ces lois nécessaires. Les
religions traditionnelles, basées sur une telle image de l’être suprême
sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord entre science et
religion est alors impossible et, dans la confrontation, la dernière
doit succomber.
D’autre part, dans la connaissance rationnelle
elle-même se fonde la religiosité de l’homme : "le savant, lui, [est]
convaincu de la loi causalité de tout évènement […] Sa religiosité
consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la
nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées
humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que
leur néant dérisoire"[5]
Pour lui, au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité
cosmique est dans un "admirable accord" avec la science et la pensée
rationnelle, et de cela il se nourrit :
"Il est certain qu’à la base de tout travail
scientifique un peu délicat se trouve la conviction, analogue au
sentiment religieux, que le monde est fondé sur la raison et peut être
compris. […] Cette conviction liée au sentiment profond de l’existence
d’un esprit supérieur qui se manifeste dans le monde l’expérience
constitue pour moi l’idée de Dieu ; en langage courant on peut l’appeler
"panthéisme" (Spinoza)".[6]
Ceci est peut-être la définition la plus exacte de la
position d’Einstein, que lui-même précise en citant le nom de Spinoza.
Dans cette vision je crois que doit être lu le célèbre mot d’Einstein,
"Dieu ne joue pas aux dès", plusieurs fois réaffirmé, en particulier
dans les lettres à son ami et collègue Max Born relativement à
l’interprétation non déterministe et relativiste de la mécanique
quantique. Le ferme refus de la solution de Born à ces problèmes naît
véritablement de l’identification entre le caractère nécessaire des lois
causales et la compréhensibilité de la nature, qui, selon Einstein, est
niée par l’interprétation théorique de son ami.[7]
Dans la religiosité cosmique se trouve donc l’idée
même de la possibilité de connaître le monde, en tant qu’harmonie des
lois causales. Il est intéressant de souligner que c’est la même foi
dans une causalité physique absolue, c'est-à-dire dans une vision
substantiellement matérialiste et déterministe du monde, qui porte
Einstein à tenir pour impossible l’existence d’une divinité au sens
traditionnel mais en même temps à reconnaître une empreinte supérieure
et divine dans la structure du monde même. Reconnaître et admirer
l’absolue nécessité des choses (dévoilée par moments par les lois de la
physique), c’est le premier pas vers une authentique pensée religieuse :
un pas accompli selon Einstein par les grands penseurs de tous les
temps, et en particulier par Démocrite et Spinoza, les seuls qui soient
aussi radicaux et aussi conséquents "dans la ferme croyance dans la
causalité physique, une causalité qui ne s’arrête pas face à la volonté
de l’homo sapiens".[8]
La nécessité naturelle, donc, non seulement ne
détruit en aucune manière la possibilité du sentiment religieux (en
constituant au contraire le fondement) mais, en particulier, elle
n’interdit pas la possibilité d’une morale authentique. Il pourrait
sembler que, dans une vision parfaitement causale de la nature, la
dimension spirituelle humaine serait reléguée comme un engrenage
insignifiant du mécanisme : au contraire, c’est véritablement dans la
contemplation de la causalité que l’homme peu reconnaître la présence de
quelque chose transcendant l’individu et la voie pour une véritable
réalisation en tant qu’être libre : "Être religieux", dit Einstein,
signifie "être libéré des chaînes des désirs égoïstes propres" et ces
chaînes sont brisées en premier lieu dans la reconnaissance de la
dimension "divine" du monde, indépendamment de son identification avec
une quelconque Être suprême.[9]
En ce sens, non seulement la science et la religion s’accordent[10],
mais la première peut constituer une voie d’accès à la seconde :
"Comment cette religiosité peut-elle se communiquer d’homme à homme,
puisqu’elle ne peut aboutir à aucun concept déterminé de Dieu ni à
aucune théologie ? Pour moi, le rôle le plus important de l’art et de la
science consiste à éveiller et maintenir éveillé ce sentiment dans ceux
qui lui sont réceptifs"[11].
Si le véritable but de la religion est d’indiquer à l’homme la route
pour se libérer des appétits et des peurs égocentriques, en cela elle
coopère avec la science qui montre la possibilité même de ce but dans
son effort continu d’unification rationnelle transcendant l’individu.[12]
D’autre part, en ce moment de tension morale vers une dimension
supérieure réside l’essence même de l’éthique, dont l’exercice devient
indispensable à partir du moment où la science (entendue comme pensée
rationnelle) nous dit "ce qui est mais non ce qui devrait être."[13]
"La véritable valeur d’un homme se détermine en examinant dans quelle
mesure et dans quel sens il est parvenu à se libérer du "je".[14]
Einstein exprimait à maintes reprises sa véritable
religiosité, l’extranéité à l’égard de toute église et sa proximité de
la philosophie éthique de Spinoza :
"Les génies religieux de tous les temps se sont
distingués par cette religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni
dogme, ni Dieu conçu àl’image de l’homme et donc aucune église
n’enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que les hérétiques
de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme
supérieure de la religion. Pourtant leurs contemporains les
suspectaient souvent d’athéisme mais parfois aussi de sainteté.
Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise et
Spinoza se ressemblent profondément."[15]
L’affinité qui l’unit à Spinoza est perçue par
Einstein aussi sous cet aspect : ils comptent tous deux au nombre des
"hérétiques", c'est-à-dire de ceux qui nient l’existence d’un Dieu
anthropomorphe et juge du bien et du mal. Un Dieu qui récompense et
punit est inconcevable pour Einstein puisque les actions d’un homme sont
"déterminées par la nécessité externe et interne, de sorte qu’aux yeux
de Dieu il ne peut pas être plus responsable qu’un objet inanimé est
responsable du mouvement dont il participe.[16]
Ceci ne signifie toutefois pas être immoral, comme nous l’avons dit, du
moment que les bases de l’éthique sont complètement humaines et non
divines. "Pour le sage, le futur est en tout nécessaire et déterminé
comme le passé ; la morale n’a rien de divin, c’est une question
purement humaine."[17]
La confusion entre dogmatisme et moralité est
précisément à l’origine des incompréhensions et des condamnations que
rencontre celui qui comme Einstein ou Russell[18] soutient une religion "humaine" et libre des liens doctrinaux.
Ces incompréhensions, qui, à Einstein (au contraire
de Spinoza) ne coûtèrent probablement rien d’autre que le blâme des
bigots, s’ajoutent toutefois dans son cas aux amertumes que lui ont
causé dans les dernières années soit la situation allemande, soit celle
de la physique mathématique. Jusqu’au moment de son exil volontaire en
Amérique, Einstein se battra contre le militarisme, l’antisémitisme et
le racisme toujours plus répandus et pas seulement en Allemagne ; dans
le même temps, il se trouvera à réfuter l’interprétation de la physique
des quanta désormais acceptée par toute la génération nouvelle des
physiciens, par lesquels il sera plus d’une fois considéré comme "un
fossile survivant d’un époque préhistorique"[19]
Ce fut peut-être de cette situation sombre que naquit le commentaire
ironique d’Einstein : "il n’y a que deux choses infinies, l’univers et
la stupidité humaine ; et je ne suis pas sûr pour le premier".
Certainement, pour sa même reconnaissance, ce qui lui permit de
surmonter cette situation, ce furent ses convictions religieuses dans le
sens défini plus haut. [20]
Dans les brèves notes ci-dessus j’ai cherché à
illustrer avec exactitude les points de contact qui me semblent exister
entre la pensée "philosophique" d’Einstein et la personnalité et les
idées de Spinoza. Sûrement la réflexion d’Einstein en morale ne tente
pourtant pas de parvenir à l’achèvement et à la systématicité de la
théorie spinozienne ; il me semble toutefois indéniable qu’il y a entre
les deux penseurs une profonde familiarité. Je laisse juge le lecteur de
la mesure dans laquelle une telle affinité peut être justifiée à partir
des pages du texte même de Spinoza.
[1] C’est la traduction de l’expression anglaise “cosmic religious feeling”, utilisée par Einstein dans Religion and Science, un article écrit pour le New York Times Magazine en 1930 et réimprimé dans “Comment je vois le monde” (Champs-Flammarion pour la traduction française). Philosophical Library, New York, 1949
[2] En ce sens, cette attitude porte plutôt à l’hérésie. On le voit à la fin de cet essai.
[3]
La naissance des cultes anthropomorphes ou démoniaques (c'est-à-dire
de ce qu’Einstein appelle "religion de la terreur") est au contraire
expliquée par Einstein justement par le manque d’une physique évoluée
parmi les peuples primitifs. Voir Comment je vois le monde, p.16
[4] Invention lors de la célébration des soixante ans de Max Planck (1918) à l’Académie de Berlin. Repris dans Comment je vois le monde.
[5] Comment je vois le monde…p.20
[6] ibid.
[7] Voir le recueil Scienza e vita. Lettere 1916-1955, Einaudi, Torino, 1973; traduction italienne de Briefwechsel 1915-1955, 1965, publié par Born lui-même.
[8] Ce jugement sur les deux philosophes est exprimé par Einstein dans une lettre à son ami Maurice Solovine (in Einstein, Opere scelte, Bollati Boringhieri, Torino, 1988; p. 732), responsable
d’une édition des fragments de l’atomiste grec et fondateur en 1903,
avec Einstein lui-même et Konrad Habicht, d’une cénacle philosophique
dans lequel Spinoza était mis en discussion aux côtés de Hume, Mach,
Riemann et Poincaré.
[9] A. Einstein, Out of my later years, 1950
[10]
“La science sans la religion est boiteuse, la religion sans la
science est aveugle”, écrivait Einstein en 1941 (voir Einstein, Pensées)
[11] Comment je vois le monde, p.18
[12] Pensées
[13] ibid.
[14] Comment je vois le monde.
[15] Op. cit. p.18
[16] ibid.
[17] ibid.
[18]
Bertrand Russell perdit plusieurs charges d’enseignement (par exemple
au collège de New York), à cause de ses idées “immorales”. En au moins
une occasion, Einstein, déjà en Amérique depuis 1933, intervint en sa
défense, en témoignage d’une amitié qui dura jusqu’à la mort du
physicien en 1955. À Russell Einstein laissa aussi un Testament
spirituel, un appel aux politiques de la Terre en faveur du désarmement
nucléaire.
[19] voir les lettres à Born dans Science et vie,
citée en note 7, dans laquelle Einstein discute plusieurs fois avec
son ami soit des problèmes politiques et sociaux soit de ces
"dialogues de sourds" (Born) qui désormais séparent Einstein de la
communauté de ses collègues.
[20] Comment je vois le monde.
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