mardi 1 janvier 2002

Einstein et Spinoza

Par Gustavo Cevolani, (Aedes Spinoziana). Traduit de l'italien

[Ce texte est traduit de l’italien. Il est publié dans le numéro de mai 2001 du bulletin Ethica et disponible sur le site http://www.fogliospinoziano.it/]
Une confrontation entre Spinoza et Albert Einstein, génial scientifique du début du xxe siècle et père de la physique contemporaine, pourrait sembler hasardeuse s’il n’y avait pas le très grand nombre de citations qu’Einstein lui-même dédie au philosophe dans ses ouvrages non strictement mathématiques. Ce fait pourrait à son tour apparaître comme rien d’autre qu’une curiosité, mais c’est en réalité l’indice d’une profonde familiarité du physicien allemand avec la pensée et les idées de Spinoza, comme je voudrais le montrer dans les brèves notes qui suivent.
Je crois que les principaux fils qui lient Einstein à l’expérience intellectuelle de Spinoza sont au nombre de trois. En premier lieu et au niveau général, le sentiment qu’Einstein appelle "religiosité cosmique" ; lié à celui-ci, la conviction "métaphysique" d’une causalité physique complète ; et enfin, à un niveau biographique même, l’appartenance à cette "communauté des hérétiques" qu’Einstein entendait partager avec le philosophe d’Amsterdam. Dans les lignes qui suivent, je chercherai à illustrer ces points au moyen de plusieurs citations des œuvres d’Einstein et de quelques brefs commentaires.
La religiosité cosmique[1] est l’expression la plus haute du sentiment religieux de l’homme, en tant qu’opposée à l’ensemble des normes et doctrines qui constituent, inversement, la religion traditionnelle. Selon Einstein, toutes les doctrines religieuses conventionnelles, telles qu’elles sont incarnées par les diverses églises existantes, sont erronées en tant qu’elles sont dogmatiques et par là opposées à la pensée rationnelle et à la science. Une telle réfutation, toutefois n’équivaut pas ni ne porte à l’athéisme, à moins que par "athée" on ne veuille désigner celui qui ne croit pas en dieu anthropomorphe et agissant dans le monde en tant que sujet supérieur et distinct.[2]
Les dogmes traditionnels étant exclus, reste pour Einstein un sentiment religieux plus général et plus profond, commun à tous les hommes, impersonnel mais non opposé à la pensée rationnelle et scientifique et duquel les doctrines traditionnelles elles-mêmes ont peut-être tiré leur origine.[3] Un tel sentiment consiste dans la reconnaissance d’une unité dans le monde ou dans la nature, une sorte "d’harmonie préétablie" leibnizienne qui se révèle en premier lieu dans notre connaissance du monde lui-même.[4]
Précisément, dans la connaissance scientifique, c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des liens de causalité entre les choses, Einstein trouve les fondements tant du refus de la religion conventionnelle que de l’interprétation correcte du sentiment religieux, et conséquemment de l’éthique et de la morale. Pour le scientifique, en effet, les mêmes lois générales causales de la physique gouvernent tous les évènements naturels : de la chute d’une pierre, au lancer d’un projectile et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce sens, la nécessité physique exclut par principe l’existence d’un être d’un être supérieur, semblable à nous et qui, sur un mode semblable au nôtre peut agir dans la nature et en dehors de ces lois nécessaires. Les religions traditionnelles, basées sur une telle image de l’être suprême sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord entre science et religion est alors impossible et, dans la confrontation, la dernière doit succomber.
D’autre part, dans la connaissance rationnelle elle-même se fonde la religiosité de l’homme : "le savant, lui, [est] convaincu de la loi causalité de tout évènement […] Sa religiosité consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire"[5] Pour lui, au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité cosmique est dans un "admirable accord" avec la science et la pensée rationnelle, et de cela il se nourrit :
"Il est certain qu’à la base de tout travail scientifique un peu délicat se trouve la conviction, analogue au sentiment religieux, que le monde est fondé sur la raison et peut être compris. […] Cette conviction liée au sentiment profond de l’existence d’un esprit supérieur qui se manifeste dans le monde l’expérience constitue pour moi l’idée de Dieu ; en langage courant on peut l’appeler "panthéisme" (Spinoza)".[6]
Ceci est peut-être la définition la plus exacte de la position d’Einstein, que lui-même précise en citant le nom de Spinoza. Dans cette vision je crois que doit être lu le célèbre mot d’Einstein, "Dieu ne joue pas aux dès", plusieurs fois réaffirmé, en particulier dans les lettres à son ami et collègue Max Born relativement à l’interprétation non déterministe et relativiste de la mécanique quantique. Le ferme refus de la solution de Born à ces problèmes naît véritablement de l’identification entre le caractère nécessaire des lois causales et la compréhensibilité de la nature, qui, selon Einstein, est niée par l’interprétation théorique de son ami.[7]
Dans la religiosité cosmique se trouve donc l’idée même de la possibilité de connaître le monde, en tant qu’harmonie des lois causales. Il est intéressant de souligner que c’est la même foi dans une causalité physique absolue, c'est-à-dire dans une vision substantiellement matérialiste et déterministe du monde, qui porte Einstein à tenir pour impossible l’existence d’une divinité au sens traditionnel mais en même temps à reconnaître une empreinte supérieure et divine dans la structure du monde même. Reconnaître et admirer l’absolue nécessité des choses (dévoilée par moments par les lois de la physique), c’est le premier pas vers une authentique pensée religieuse : un pas accompli selon Einstein par les grands penseurs de tous les temps, et en particulier par Démocrite et Spinoza, les seuls qui soient aussi radicaux et aussi conséquents "dans la ferme croyance dans la causalité physique, une causalité qui ne s’arrête pas face à la volonté de l’homo sapiens".[8]
La nécessité naturelle, donc, non seulement ne détruit en aucune manière la possibilité du sentiment religieux (en constituant au contraire le fondement) mais, en particulier, elle n’interdit pas la possibilité d’une morale authentique. Il pourrait sembler que, dans une vision parfaitement causale de la nature, la dimension spirituelle humaine serait reléguée comme un engrenage insignifiant du mécanisme : au contraire, c’est véritablement dans la contemplation de la causalité que l’homme peu reconnaître la présence de quelque chose transcendant l’individu et la voie pour une véritable réalisation en tant qu’être libre : "Être religieux", dit Einstein, signifie "être libéré des chaînes des désirs égoïstes propres" et ces chaînes sont brisées en premier lieu dans la reconnaissance de la dimension "divine" du monde, indépendamment de son identification avec une quelconque Être suprême.[9]
En ce sens, non seulement la science et la religion s’accordent[10], mais la première peut constituer une voie d’accès à la seconde : "Comment cette religiosité peut-elle se communiquer d’homme à homme, puisqu’elle ne peut aboutir à aucun concept déterminé de Dieu ni à aucune théologie ? Pour moi, le rôle le plus important de l’art et de la science consiste à éveiller et maintenir éveillé ce sentiment dans ceux qui lui sont réceptifs"[11]. Si le véritable but de la religion est d’indiquer à l’homme la route pour se libérer des appétits et des peurs égocentriques, en cela elle coopère avec la science qui montre la possibilité même de ce but dans son effort continu d’unification rationnelle transcendant l’individu.[12] D’autre part, en ce moment de tension morale vers une dimension supérieure réside l’essence même de l’éthique, dont l’exercice devient indispensable à partir du moment où la science (entendue comme pensée rationnelle) nous dit "ce qui est mais non ce qui devrait être."[13] "La véritable valeur d’un homme se détermine en examinant dans quelle mesure et dans quel sens il est parvenu à se libérer du "je".[14]
Einstein exprimait à maintes reprises sa véritable religiosité, l’extranéité à l’égard de toute église et sa proximité de la philosophie éthique de Spinoza :
"Les génies religieux de tous les temps se sont distingués par cette religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni dogme, ni Dieu conçu àl’image de l’homme et donc aucune église n’enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme mais parfois aussi de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise et Spinoza se ressemblent profondément."[15]
L’affinité qui l’unit à Spinoza est perçue par Einstein aussi sous cet aspect : ils comptent tous deux au nombre des "hérétiques", c'est-à-dire de ceux qui nient l’existence d’un Dieu anthropomorphe et juge du bien et du mal. Un Dieu qui récompense et punit est inconcevable pour Einstein puisque les actions d’un homme sont "déterminées par la nécessité externe et interne, de sorte qu’aux yeux de Dieu il ne peut pas être plus responsable qu’un objet inanimé est responsable du mouvement dont il participe.[16] Ceci ne signifie toutefois pas être immoral, comme nous l’avons dit, du moment que les bases de l’éthique sont complètement humaines et non divines. "Pour le sage, le futur est en tout nécessaire et déterminé comme le passé ; la morale n’a rien de divin, c’est une question purement humaine."[17]
La confusion entre dogmatisme et moralité est précisément à l’origine des incompréhensions et des condamnations que rencontre celui qui comme Einstein ou Russell[18] soutient une religion "humaine" et libre des liens doctrinaux.
Ces incompréhensions, qui, à Einstein (au contraire de Spinoza) ne coûtèrent probablement rien d’autre que le blâme des bigots, s’ajoutent toutefois dans son cas aux amertumes que lui ont causé dans les dernières années soit la situation allemande, soit celle de la physique mathématique. Jusqu’au moment de son exil volontaire en Amérique, Einstein se battra contre le militarisme, l’antisémitisme et le racisme toujours plus répandus et pas seulement en Allemagne ; dans le même temps, il se trouvera à réfuter l’interprétation de la physique des quanta désormais acceptée par toute la génération nouvelle des physiciens, par lesquels il sera plus d’une fois considéré comme "un fossile survivant d’un époque préhistorique"[19] Ce fut peut-être de cette situation sombre que naquit le commentaire ironique d’Einstein : "il n’y a que deux choses infinies, l’univers et la stupidité humaine ; et je ne suis pas sûr pour le premier". Certainement, pour sa même reconnaissance, ce qui lui permit de surmonter cette situation, ce furent ses convictions religieuses dans le sens défini plus haut. [20]
Dans les brèves notes ci-dessus j’ai cherché à illustrer avec exactitude les points de contact qui me semblent exister entre la pensée "philosophique" d’Einstein et la personnalité et les idées de Spinoza. Sûrement la réflexion d’Einstein en morale ne tente pourtant pas de parvenir à l’achèvement et à la systématicité de la théorie spinozienne ; il me semble toutefois indéniable qu’il y a entre les deux penseurs une profonde familiarité. Je laisse juge le lecteur de la mesure dans laquelle une telle affinité peut être justifiée à partir des pages du texte même de Spinoza.


[1] C’est la traduction de l’expression anglaise “cosmic religious feeling”, utilisée par Einstein dans Religion and Science, un article écrit pour le New York Times Magazine en 1930 et réimprimé dans “Comment je vois le monde” (Champs-Flammarion pour la traduction française). Philosophical Library, New York, 1949
[2] En ce sens, cette attitude porte plutôt à l’hérésie. On le voit à la fin de cet essai.
[3] La naissance des cultes anthropomorphes ou démoniaques (c'est-à-dire de ce qu’Einstein appelle "religion de la terreur") est au contraire expliquée par Einstein justement par le manque d’une physique évoluée parmi les peuples primitifs. Voir Comment je vois le monde, p.16
[4] Invention lors de la célébration des soixante ans de Max Planck (1918) à l’Académie de Berlin. Repris dans Comment je vois le monde.
[5] Comment je vois le monde…p.20
[6] ibid.
[7] Voir le recueil Scienza e vita. Lettere 1916-1955, Einaudi, Torino, 1973; traduction italienne de Briefwechsel 1915-1955, 1965, publié par Born lui-même.
[8] Ce jugement sur les deux philosophes est exprimé par Einstein dans une lettre à son ami Maurice Solovine (in Einstein, Opere scelte, Bollati Boringhieri, Torino, 1988; p. 732), responsable d’une édition des fragments de l’atomiste grec et fondateur en 1903, avec Einstein lui-même et Konrad Habicht, d’une cénacle philosophique dans lequel Spinoza était mis en discussion aux côtés de Hume, Mach, Riemann et Poincaré.
[9] A. Einstein, Out of my later years, 1950
[10] “La science sans la religion est boiteuse, la religion sans la science est aveugle”, écrivait Einstein en 1941 (voir Einstein, Pensées)
[11] Comment je vois le monde, p.18
[12] Pensées
[13] ibid.
[14] Comment je vois le monde.
[15] Op. cit. p.18
[16] ibid.
[17] ibid.
[18] Bertrand Russell perdit plusieurs charges d’enseignement (par exemple au collège de New York), à cause de ses idées “immorales”. En au moins une occasion, Einstein, déjà en Amérique depuis 1933, intervint en sa défense, en témoignage d’une amitié qui dura jusqu’à la mort du physicien en 1955. À Russell Einstein laissa aussi un Testament spirituel, un appel aux politiques de la Terre en faveur du désarmement nucléaire.
[19] voir les lettres à Born dans Science et vie, citée en note 7, dans laquelle Einstein discute plusieurs fois avec son ami soit des problèmes politiques et sociaux soit de ces "dialogues de sourds" (Born) qui désormais séparent Einstein de la communauté de ses collègues.
[20] Comment je vois le monde.

 

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