Marcel Hénaff : Le prix de la vérité – le don, l’argent, la philosophie.(Seuil, collection « La couleur des idées », 2002, 560 pages)
Voilà un livre d’une grande
richesse et qui pose quelques-unes des questions les plus cruciales auxquelles
nous sommes confrontés aujourd’hui. Marcel Hénaff commence par une réflexion
sur la polémique de Platon contre les sophistes, et particulièrement sur le
reproche constant qu’ils font payer leur enseignement. Il ne s’agit pas d’un
mépris général de l’argent, ni même comme chez Aristote d’une opposition entre
le bon usage de l’argent, son usage économique comme moyen d’échange, et son
mauvais usage, « contre nature », son usage chrématistique.
« Entre l’argent et la philosophie, il y a d’emblée une querelle, il y a
une profonde incompatibilité. » Si la philosophie est la recherche de la
vérité, il s’agit d’abord de savoir en quoi la philosophie « a affronté de
manière spécifique la question de l’argent et de la vénalité ». C’est à
l’évidence quelque chose qui nous interroge aujourd’hui sous les espèces
particulières de la réflexion sur la gratuité et le « hors-de-prix »
d’un côté, de la propriété intellectuelle de l’autre. Comment peut-on fonder
l’idée d’une propriété intellectuelle ? Il y a un prix de la vérité au
sens où la quête de la vérité coûte en effort sur soi et en travail à l’amant
de la vérité, mais il n’y a pas de prix car la vérité ne fait pas partie des
choses qui s’achètent et se vendent.
Mais ce serait faire fausse
route que d’y voir principalement une étude sur la propriété intellectuelle et
la valeur du savoir ou encore sur le « hors de prix »– encore que
tout cela fasse partie du livre. C’est un travail qui s’inscrit dans une
tradition, explicitement revendiquée et approfondie, celle de la sociologie de
Marcel Mauss et en particulier de son fameux Essai sur le don dont
Marcel Hénaff cherche à prolonger le propos en dégageant de ce texte canonique
ce que son auteur lui-même ne parvint pas encore à formuler clairement. Le
noyau central du livre porte sur les relations entre l’échange et l’argent. Il
est fréquent d’assimiler le don cérémoniel à une forme primitive de l’échange
économique ou, au contraire, de le priver de toute valeur en y voyant
simplement un rituel accompagnant une vie sociale dont le centre est ailleurs.
Or, dans les sociétés traditionnelles dont part Mauss, le don cérémoniel est
« un fait central de leur mode d’être ». Mais il est essentiellement
distinct du troc, bien que la règle réciprocité qui caractérise le don
cérémoniel puisse justement faire penser qu’il s’agit de troc. Les travaux de
Mauss, utilisant le matériel ethnographique recueilli par Malinowski aux îles
Tobriand montrent la coexistence de deux circuits distincts, le circuit du don
cérémoniel (l’échange kula) glorieux et festif et le circuit de l’échange utile (le gimwali)
qui est le lieu d’échanges souvent âpres. Ce qui caractérise l’échange kula,
c’est qu’il est d’abord « une affaire de reconnaissance réciproque ».
C’est cela qui, à mon avis, constitue le nœud de l’ouvrage de Marcel Hénaff. En
partant de l’antagonisme entre argent et philosophie, puis en passant à la
sphère du don et à la distinction entre don et échange utile, en poursuivant
par l’analyse du sacrifice (le don aux dieux) et de la grâce (le don gracieux),
pour terminer par la monnaie, Marcel Hénaff nous livre une véritable généalogie
de la reconnaissance, c'est-à-dire de la manière dont les individus se situent
les uns par rapport aux autres et s’assignent leurs places sociales réciproques
et donc finalement se pensent eux-mêmes.
On sait l’importance qu’à la question de la reconnaissance
dans la philosophie de Hegel — elle constitue l’élément central de la Phénoménologie
de l’Esprit. On sait qu’Axel Honneth, le dernier héritier de l’École de
Francfort, tente de reconstruire une critique sociale à partir de la
problématique hégélienne de la reconnaissance. Par une approche très
différente, c’est à la même question que s’attaque Marcel Hénaff. Il ne situe
pas dans les lieux communs du mépris de l’argent. Il montre au contraire ce qui
explique l’extension de l’échange économique intermédié par l’argent, alors
même que la défiance à l’égard du pouvoir potentiellement illimité de l’argent
est profondément ancrée dans la tradition occidentale. C’est qu’en effet
l’apparition de l’outil monétaire pourrait bien aller de pair avec celle de
l’idée même de justice. À l’encontre de Platon qui, dans Les lois
définit une « sorte d’utopie de société anti-marchande délivrée même du
numéraire », la conception aristotélicienne de l’économique fait de la
monnaie le grand égalisateur, ce qui permet de rendre commensurable les
produits de l’activité humaine qui en eux-mêmes n’ont aucune mesure commune.
Ainsi, « il se pourrait bien que, dans les sociétés politiques, la mesure
monétaire des biens soit une des conditions essentielles de l’équité et du même
coup de la démocratie. » En effet, « l’histoire de l’affirmation de
l’outil monétaire est liée à celle de la liberté, celle qui a été conquise à
l’encontre des anciennes dépendances statutaires. » Marcel Hénaff
souligne, à ce propos l’apport des analyses de Georg Simmel dont la Philosophie
de l’argent est revisitée avec profit.
De même que dans le don, ce ne sont pas des choses qui se
donnent mais des êtres humains, l’argent, comme le dit Marx, n’est pas une
chose mais un rapport social, qui prend l’apparence d’un rapport entre les
choses. Le livre de Marcel Hénaff constitue une remarquable contribution à
l’élucidation de cette thèse. Alors que notre compréhension de la réalité
sociale est de plus en plus obscurcie par le « caractère fétiche de la
marchandise », Le prix de la vérité fournit quelques clés
essentielles.
Le 4 novembre 2002 – Denis COLLIN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire