lundi 4 novembre 2002

Note de lecture Marcel Hénaff : Le prix de la vérité – le don, l’argent, la philosophie.


Marcel Hénaff : Le prix de la vérité – le don, l’argent, la philosophie.(Seuil, collection « La couleur des idées », 2002, 560 pages)



Voilà un livre d’une grande richesse et qui pose quelques-unes des questions les plus cruciales auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. Marcel Hénaff commence par une réflexion sur la polémique de Platon contre les sophistes, et particulièrement sur le reproche constant qu’ils font payer leur enseignement. Il ne s’agit pas d’un mépris général de l’argent, ni même comme chez Aristote d’une opposition entre le bon usage de l’argent, son usage économique comme moyen d’échange, et son mauvais usage, « contre nature », son usage chrématistique. « Entre l’argent et la philosophie, il y a d’emblée une querelle, il y a une profonde incompatibilité. » Si la philosophie est la recherche de la vérité, il s’agit d’abord de savoir en quoi la philosophie « a affronté de manière spécifique la question de l’argent et de la vénalité ». C’est à l’évidence quelque chose qui nous interroge aujourd’hui sous les espèces particulières de la réflexion sur la gratuité et le « hors-de-prix » d’un côté, de la propriété intellectuelle de l’autre. Comment peut-on fonder l’idée d’une propriété intellectuelle ? Il y a un prix de la vérité au sens où la quête de la vérité coûte en effort sur soi et en travail à l’amant de la vérité, mais il n’y a pas de prix car la vérité ne fait pas partie des choses qui s’achètent et se vendent.
Mais ce serait faire fausse route que d’y voir principalement une étude sur la propriété intellectuelle et la valeur du savoir ou encore sur le « hors de prix »– encore que tout cela fasse partie du livre. C’est un travail qui s’inscrit dans une tradition, explicitement revendiquée et approfondie, celle de la sociologie de Marcel Mauss et en particulier de son fameux Essai sur le don dont Marcel Hénaff cherche à prolonger le propos en dégageant de ce texte canonique ce que son auteur lui-même ne parvint pas encore à formuler clairement. Le noyau central du livre porte sur les relations entre l’échange et l’argent. Il est fréquent d’assimiler le don cérémoniel à une forme primitive de l’échange économique ou, au contraire, de le priver de toute valeur en y voyant simplement un rituel accompagnant une vie sociale dont le centre est ailleurs. Or, dans les sociétés traditionnelles dont part Mauss, le don cérémoniel est « un fait central de leur mode d’être ». Mais il est essentiellement distinct du troc, bien que la règle réciprocité qui caractérise le don cérémoniel puisse justement faire penser qu’il s’agit de troc. Les travaux de Mauss, utilisant le matériel ethnographique recueilli par Malinowski aux îles Tobriand montrent la coexistence de deux circuits distincts, le circuit du don cérémoniel (l’échange kula) glorieux et festif  et le circuit de l’échange utile (le gimwali) qui est le lieu d’échanges souvent âpres. Ce qui caractérise l’échange kula, c’est qu’il est d’abord « une affaire de reconnaissance réciproque ». C’est cela qui, à mon avis, constitue le nœud de l’ouvrage de Marcel Hénaff. En partant de l’antagonisme entre argent et philosophie, puis en passant à la sphère du don et à la distinction entre don et échange utile, en poursuivant par l’analyse du sacrifice (le don aux dieux) et de la grâce (le don gracieux), pour terminer par la monnaie, Marcel Hénaff nous livre une véritable généalogie de la reconnaissance, c'est-à-dire de la manière dont les individus se situent les uns par rapport aux autres et s’assignent leurs places sociales réciproques et donc finalement se pensent eux-mêmes.
On sait l’importance qu’à la question de la reconnaissance dans la philosophie de Hegel — elle constitue l’élément central de la Phénoménologie de l’Esprit. On sait qu’Axel Honneth, le dernier héritier de l’École de Francfort, tente de reconstruire une critique sociale à partir de la problématique hégélienne de la reconnaissance. Par une approche très différente, c’est à la même question que s’attaque Marcel Hénaff. Il ne situe pas dans les lieux communs du mépris de l’argent. Il montre au contraire ce qui explique l’extension de l’échange économique intermédié par l’argent, alors même que la défiance à l’égard du pouvoir potentiellement illimité de l’argent est profondément ancrée dans la tradition occidentale. C’est qu’en effet l’apparition de l’outil monétaire pourrait bien aller de pair avec celle de l’idée même de justice. À l’encontre de Platon qui, dans Les lois définit une « sorte d’utopie de société anti-marchande délivrée même du numéraire », la conception aristotélicienne de l’économique fait de la monnaie le grand égalisateur, ce qui permet de rendre commensurable les produits de l’activité humaine qui en eux-mêmes n’ont aucune mesure commune. Ainsi, « il se pourrait bien que, dans les sociétés politiques, la mesure monétaire des biens soit une des conditions essentielles de l’équité et du même coup de la démocratie. » En effet, « l’histoire de l’affirmation de l’outil monétaire est liée à celle de la liberté, celle qui a été conquise à l’encontre des anciennes dépendances statutaires. » Marcel Hénaff souligne, à ce propos l’apport des analyses de Georg Simmel dont la Philosophie de l’argent est revisitée avec profit.
De même que dans le don, ce ne sont pas des choses qui se donnent mais des êtres humains, l’argent, comme le dit Marx, n’est pas une chose mais un rapport social, qui prend l’apparence d’un rapport entre les choses. Le livre de Marcel Hénaff constitue une remarquable contribution à l’élucidation de cette thèse. Alors que notre compréhension de la réalité sociale est de plus en plus obscurcie par le « caractère fétiche de la marchandise », Le prix de la vérité fournit quelques clés essentielles.
Le 4 novembre 2002 – Denis COLLIN

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