Un tournant majeur ?
L'État laisse autant que possible les individus jouer
librement, pourvu qu'ils ne prennent pas leur jeu au sérieux et ne le perdent
pas de vue, lui, l'État. Il ne peut s'établir d'homme à homme de relations qui
ne soient inquiétées, sans « surveillance et interventions
supérieures ». Je ne puis pas faire tout ce dont je serais capable, mais
seulement ce que l'État me permet de faire …
(Max Stirner : L’Unique et sa propriété)
Vieille plaisanterie : quelle est la différence entre
la dictature et la démocratie ? La dictature, c’est
« boucle-là ! » et la démocratie, c’est « cause
toujours ! » Description on ne peut plus précise de notre situation
politique. Celle de la France sous Chirac II, mais aussi celle de la plupart
des « grandes démocraties » qui ne sont plus, depuis belle lurette,
« le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », si
jamais elles l’ont été. Car il faut partir de là : en ce début de
troisième millénaire (pour les chrétiens !), la démocratie rend l’âme et
cède pacifiquement la place à des oligarchies qui aspirent au contrôle total.
Nous avions pris l’habitude de croire que la ligne du
progrès était celle de la croissance de la démocratie. La première moitié du
siècle dernier a été celle de la mise en cause brutale des principes
démocratiques et des régimes qui s’en réclamaient. Au xixe siècle, les choses étaient simples :
d’un côté ceux qui se situaient dans le prolongement des révolutions
américaines et françaises et de l’autre la réaction monarchiste et
féodale : le peuple contre ceux du château. Les années 20 et 30 du siècle
dernier ont vu l’apparition de mouvements révolutionnaires
anti-démocratiques : le bolchevisme et les fascismes. Les fascismes
s’appuyaient en partie sur le vieux fonds réactionnaire et reçurent très vite
le soutien des forces traditionnelles de la contre-révolution. Mais ils avaient
réussi à l’aide d’une rhétorique « anti-capitaliste » a entraîner des
individus et même des mouvements qui venaient de la gauche. Le bolchevisme,
quant à lui, marquait une véritable rupture dans la tradition d’un socialisme
qui se battaient pour la République démocratique et considérait que la
« dictature du prolétariat » n’était qu’une formule emphatique pour
parler de la majorité parlementaire d’un parti socialiste ou social-démocrate.
La défaite du nazisme devait faire de la démocratie la
valeur clé de la nouvelle époque historique. Les droits de l’homme devenaient
des droits universels et même les régimes staliniens étaient censés se
réformer ; on crut un temps à la troisième voie, à la convergence des deux
systèmes et même au « socialisme à visage humain. » De Galbraith à
Maurice Duverger en passant par le tchèque Ota Sik, la troisième voie trouva
même de brillants théoriciens, même si ses incarnations politiques furent
nettement moins convaincantes.
Après l’effondrement de l’URSS, Francis Fukuyama annonça
la « fin de l’histoire », c'est-à-dire le triomphe définitif de la
démocratie. Les dictatures militaires soutenues par les USA disparaissaient les
unes après les autres et l’Amérique Latine retrouvait la voie des urnes pendant
qu’à l’Est, on s’essayait, dans la confusion et avec les inévitables
maladresses des novices, aux joies de la démocratie parlementaire, jusqu'et y
compris dans la vieille Russie plus habituée au knout et à la déportation qu’à
la liberté de la presse et au débat politique.
Malheureusement l’histoire de Fukuyama – reprise par
Emmanuel Todd[1]
– est un conte tout juste bon pour la « bibliothèque rose ». Pas
seulement parce que, ici et là, en Russie par exemple, les vieilles manies
dictatoriales ont la vie dure ; pas seulement parce que le
« communisme héréditaire » de la Corée du Nord donne parfois des
sueurs froides ; pas seulement parce que les mouvements islamiques sont
tout sauf démocratiques. Non, la situation est beaucoup plus grave : ce
sont les plus vieilles démocraties, celles qui sont les mieux rôdées, qui ont
eu le temps de se perfectionner et qui reposent une population instruite, qui
sont en train de se transformer en oligarchies liquidant peu à peu tout ce qui
constitue la vie même des sociétés démocratiques, tout ce qui constitue la vie
politique tout court.
Que l'on comprenne bien. La démocratie un est idéal bien
flou et dont la réalisation a toujours été très imparfaite. En dépit des
proclamations, le peuple n’a vraiment pris son destin en main qu’en de rares
failles de l’histoire. De fait, c’est toujours une minorité qui a décidé ;
de fait, les plus riches ont toujours occupé le devant de la scène et la
liberté de la presse fut surtout la liberté des plus fortunés à défendre leurs
opinions et leur version de la vérité… Cependant, aussi imparfaite qu’elle ait
été, la démocratie était l’enjeu d’un débat et le terrain de combats
politiques. Les non propriétaires étaient-ils exclus du suffrage, de la
participation à la vie publique, du contrôle de leur vie sociale et
économique ? On se battait pour le suffrage universel, pour la
représentation politique des ouvriers, pour les droits sociaux des
travailleurs. Contre la « raison d’État » et les manœuvres de la
caste militaire, on mobilisa les dreyfusards. Contre l’esclavage, les
États-Unis durent faire une deuxième révolution, qui se transforma en une
sanglante guerre civile. Il fallut encore des mobilisations de masse et pas mal
de morts pour que soit imposée l’égalité des droits civiques dans les années
60.
C’est ce mouvement qui s’est interrompu et même inversé
depuis les années 90. La tendance générale qu’on peut observer avec maintenant
un certain recul, ce n’est pas une tendance au progrès de la démocratie mais
une régression sur toute la ligne. Dans un pamphlet revigorant, Luciano Canfori
fait cette remarque : l’évènement le plus important du début du xxie siècle n’est pas
l’attentat meurtrier contre le deux tours du World Trade Center à New York en
septembre 2001, mais la fraude électorale en Floride qui permet à M.Bush, frère
du gouverneur de Floride, d’être élu contre la majorité des voix des citoyens
des États-Unis. Canfori pourrait bien avoir raison. Dans le New York Times
(3 juillet 2003), Paul Krugman, l’un des économistes les plus réputés se
demande si les États-Unis ne sont pas en marche vers le gouvernement du parti
unique. En France, les choses ne vont guère mieux : une extravagante
séquence électorale conduit Jacques Chirac de 14% des inscrits au premier tour
des élections de 2002 à un triomphe de carton pâte, digne d’une république bananière
au second tour. Les naïfs ont sans doute pensé que le « danger Le
Pen »[2]
allaient inciter les politiques et notamment ceux qui reprenaient le pouvoir à
considérer la situation avec sérieux. Il n’en est rien : le gouvernement
de M.Chirac, avec un acharnement digne d’une meilleure cause, s’acharne à
démontrer que la politique n’a plus aucun intérêt et qu’il faut désormais
laisser le pouvoir aux managers et aux représentants des grands intérêts
financiers dont le gouvernement est le valet zélé, M. Seillières du MEDEF lui
décernant chaque jour ou presque des brevets de bonne conduite. Corrompue sous
le règne sans partage de la démocratie chrétienne, la démocratie italienne n’a
pas réussi à se laver les mains[3]
et elle est tombée de Charybde en Scylla, en passant sous la coupe de
démagogues grossiers et totalement incompétents, d’hommes d’affaires louches et
d’un magnat de la communication qui a transformé les médias audiovisuels
italiens en une copie assez réussie de la télévision polonaise après le coup
d’État de Jarulewsky.
Partout, les citoyens, constatant leur impuissance,
découragés ou mis sur la touche, se retirent. Les taux de participation
s’effondrent. Les partis politiques sont désertés et le gouvernement Raffarin
en France en a pris la mesure en annonçant que le nouveau référendum régional
pourrait être déclaré valable même avec un taux de participation de 30%… L’aveu
est de taille.
La gauche « de gauche » ou
« radicale » a fait de la lutte contre le libéralisme son mot d’ordre
unificateur. Ce n’est pas faire preuve d’une grande perspicacité historique car
si nous sommes menacés de quelque chose, ce n’est pas du libéralisme ! Les
politiques policières et pénales des États-Unis que la France, de droite et de
gauche, cherche à imiter, ne sont pas spécialement libérales. Les réformes de
l’éducation, dans tous les pays avancés, ont mis en pièce toute éducation
libérale au sens où Léo Strauss emploie ce terme. La mise au pas des syndicats,
la chasse aux mauvaises têtes, le
« management » totalitaire des « ressources humaines », ce
n’est pas non plus du libéralisme. La domination de la « majorité
morale » de ce que les mauvaises langues appellent la « Bible
belt »[4]
aux États-Unis n’est pas, non plus, un trait libéral patent. On définit
généralement le libéralisme par les droit individuels, la liberté de conscience
et le gouvernement représentatif. Sur tous ces plans, on a enclenché une marche
arrière rapide et fort inquiétante. Évidemment la gauche radicale ne vise pas
le libéralisme politique, mais le libéralisme économique.
Encore une fois, « l’anti-libéralisme » fait
largement fausse route : la libre concurrence n’est pas l’objectif des
gouvernements des grandes puissances. Entre les mesures protectionnistes pour
défendre ses industries en déclin, le « keynésianisme militaire » et
les pressions multiples pour défendre leurs marchés agricoles, les dirigeants
des États-Unis ont montré qu’ils ne font aucun cas des grands principes du
libéralisme économique, lesquels ne sont que des bavardages creux pour servir
de bagage intellectuel aux élèves des écoles de commerce. En outre, aucune
grande entreprise n’aime la concurrence ; elle réclame au contraire le
monopole et la protection de l’État, y compris militaire. Le capitalisme
expliquait Braudel, n’est pas né de la concurrence mais du monopole, de la
concession royale et du commerce lointain et le capitalisme contemporain s’en
souvient.
La gauche « de gauche », comme l’autre, ne
commencera à redresser la tête et à pouvoir offrir une issue que lorsqu’elle
comprendra ce qui est réellement en cause. L’offensive contre le socialisme
sous toutes ses formes, commencée à la fin des années 70, n’a pu gagner que
parce que les idéologues de ce qu’on a appelé le « néolibéralisme »
ont fait fond sur une aspiration profonde des travailleurs à plus de liberté, à
mieux contrôler leur propre activité et à ne pas devoir leur vie aux bons soins
de l’assistance publique. Bref, les néo-libéraux ont promis des lendemains qui
chantent à tous ceux qui faisaient valoir les droits de l’individualisme. On
peut juger l’individualisme d’un point de vue sociologique ou moral. Reste
qu’il est le produit de l’industrie moderne ainsi que Hegel et Marx l’avaient
bien vu. Et on ne pourra pas faire marche arrière, ni retrouver des salariés à
peine sortis des systèmes de dépendance traditionnels de la vie rurale – la
communauté et l’église. L’échec des tentatives nostalgiques de reconstituer
l’unité de la République et de la « sociale », comme celle de
Jean-Pierre Chevènement, réside sans doute là et non dans des fautes tactiques
ou stratégiques – même si elles ont joué leur rôle.
Si on doit s’attaquer à l’escroquerie du
« néo-libéralisme », il faut taper au bon endroit : le « néolibéralisme » est incapable
de tenir ses promesses, quand bien même en aurait-il eu l’intention. Le
développement des sociétés capitalistes – et elles le sont toutes à un degré ou
à un autre – loin de promouvoir la liberté et la maîtrise par chacun de son
propre destin renforce les mécanismes de la domination, de la colonisation des
consciences, de la mise au pas des individus. Et cela se fait en utilisant des
moyens très différents de ceux des vieilles dictatures : non plus la
grossière propagande pour le chef bien-aimé mais des justifications subtiles
fournies d’abondance par les « sciences économiques » qui sous
couvert de science défendent consciencieusement « l’économie de
marché », pseudonyme du vieux capitalisme de toujours. Certains les
spécialistes, les vrais, des sciences économiques et sociales refusent encore
souvent de jouer la partition que les « grands » de ce monde ont
écrite pour eux ; des « économistes contre la pensée unique »[5]
aux « éconoclastes »[6],
l’Université et l’enseignement supérieur refusent encore de marcher au pas.
Qu’à cela ne tienne, le MEDEF mène campagne ouverte pour en finir avec le
pluralisme dans l’enseignement des sciences économiques à l’Éducation
Nationale. Les patrons ont reçu le soutien sans nuance du gouvernement Raffarin
lors d’un colloque tenu à l’automne 2003. Un épisode révélateur entre tous des
batailles en cours. Non la terreur physique de masse mais la manipulation,
l’abrutissement médiatique et la mise au pas des intellectuels. Sans oublier le
recours à la très ancienne recette des jeux du cirque qui envahissent toujours
plus l’espace public. À la domination brouillonne et inutilement voyante se
substitue une domination infiniment plus « professionnelle », les
bourreaux et les spadassins ayant cédé la place aux experts pour plus de sûreté
et d’efficacité. Inutile d’enfermer les mauvaises têtes dans des prisons ou
dans des camps. Il suffira de rendre leur voix inaudible. Et cela marche plutôt
bien.
Les temps modernes ont commencé avec le retour en force de
la figure du citoyen qui devait se substituer au sujet. La montée presque
irrésistible des oligarchies[7]
renvoie le citoyen aux poubelles de l’histoire – c’est d’ailleurs la raison
pour laquelle le mot « citoyen » est surtout employé comme adjectif à
connotation moralisante – être citoyen, c’est ramasser ses papiers gras et
faire preuve de charité pour son prochain dans la peine, mais surtout pas, ô
horreur, « être tour à tour gouvernant et gouverné » comme le disait
Aristote. Consommateur, client, ressource humaine, voilà les nouveaux noms du
sujet de Sa Majesté le Capital. Voilà pourquoi la démocratie doit être
démantelée – en douceur, car le cadavre vit encore.
C’est d’abord à un état des lieux de la croissance des
oligarchies que les pages qui suivent sont consacrées. Les exemples des
États-Unis et de la France – les deux plus vieilles démocraties des Temps
Modernes – l’illustreront largement. Dans un
deuxième temps, on examinera quelques unes des grandes idéologies
contestataires. On verra que « l’alter-mondialisation » tout comme
son accompagnent radical « mouvementiste »[8]
sont incapables de répondre aux questions posées tout simplement parce qu’est
éliminée la question politique, c'est-à-dire celle de l’État dont la démocratie
n’est qu’une des figures. Enfin, on esquissera les grandes lignes d’un projet
républicain qui, faisant de la liberté du citoyen dans une République libre la
revendication centrale, permet d’unir démocratie politique et démocratie
sociale. Non pas une République réactionnelle et essentielle conservatrice,
fondée sur la nostalgie d’un âge d’or, mais une République qui soit
véritablement la non-domination, pour reprendre la formule de Philip Pettit.
De la démocratie en Amérique ?
En cet automne 2000, la République des États-Unis connaît
l’une de ses crises les plus graves. Peut-être la plus grave depuis la guerre
de sécession. À la fin de la journée consacrée à l’élection du président de la
République au suffrage universel indirect[9],
personne n’est capable de dire qui est élu. En suffrages, Al Gore, le candidat
démocrate est en tête, mais le mode de scrutin ne lui garantit pas la victoire.
Il lui faut la majorité des mandats et c’est la Floride qui va faire la
décision. En Floride, le gouverneur est, par ailleurs frère du candidat du
« Great Old Party ». Mais en Floride, la comptabilisation des
voix est un art difficile. Un peu comme au tiercé jadis, on vote, dans ce pays
ultra moderne, en perçant des trous dans des bulletins multiples. Si bien qu’on
ne se sait plus vraiment pour qui l’électeur a voté.
Dans un premier temps, les suffrages illisibles avaient
été plutôt attribués à Bush. Puis on a commencé à recompter et les choses
changeaient. L’avance de Bush se rétrécissait. Puis on arrêta de recompter en
attendant une décision de la cour suprême, d’abord celle de Floride, ensuite celle
de l’Union … et on recommença à compter. Jusqu’à ce que la cour suprême décide
qu’il n’était plus nécessaire de compter et que Bush était bien le candidat
élu. Un tribunal – à majorité républicaine, donc pro-Bush, soit dit en passant
– décidait en lieu et place des électeurs. Il n’est pas certain que la
démocratie américaine se remette de ce véritable coup de force.
L’affaire, en effet, est loin d’être anecdotique. En
matière de démocratie, du reste, les États-Unis sont un miroir
grossissant : les qualités y sont mises en lumière mais les tares que,
nous autres Européens savons peut-être mieux cacher sont particulièrement
visibles. Et surtout le nouveau rôle du « modèle américain » dans le
paysage intellectuel fait de toute crise à Washington notre propre crise.
De Jean-François Revel à Pascal Bruckner, du Figaro aux
gauchistes à peine repentis, l’Amérique (en fait les États-Unis, mais
l’assimilation est significative) est devenue le modèle insurpassable ; à
bien des égards, New York occupe dans l’imaginaire des intellectuels français
la place que tenait jadis Moscou. Des méthodes comptables à la politique
pénale, en passant par les OGM et les « block busters » qui occupent
les salles de cinéma, le soleil se lève à l’Ouest ! Tocqueville,
transformé en parangon de la démocratie américaine et du libéralisme[10],
remplace Marx et Rousseau au Panthéon de la philosophie politique. Reprenant
les slogans messianiques des présidents états-uniens, nos intellectuels
consomment à haute dose un nouvel opium : le culte de la « démocratie
américaine » qui montre au monde la voie du salut. Dans le monde des
affaires, il n’y a plus de doute : la vraie vie commence à Wall
Street : c’est de New York que Michel Bon, alors pédégé de France Telecom,
avait annoncé la mise en bourse de la deuxième entreprise publique française.
C’est encore à New York que s’était installé le nouvel empereur des médias,
Jean-Marie Messier – qui devait bientôt apprendre que la roche Tarpéienne est
proche du Capitole.
Alors que les films états-uniens occupent entre 60 et 70%
du marché cinématographique français, que les Mc Donald attirent la clientèle
jeune et moins jeune, que le modèle économique et social importé
d’outre-Atlantique s’impose, quels que soient les gouvernements, de gauche
comme de droite, on a multiplié les colloques sur le « mal » de
l’anti-américanisme qui rongerait la France. Certains vont même jusqu’à voir
dans la méfiance à l’égard de l’Oncle Sam une résurgence de l’anti-sémitisme,
tant est-il que s’est enracinée l’idée que l’Amérique est le nouvel Israël et
les états-uniens le peuple élu. Pascal Bruckner et quelques autres y allèrent
d’une croisade contre le soi-disant anti-américanisme congénital de la France.
On tint colloque et la presse bien-pensante s’en fit l’écho complaisant.
Si l’anti-américanisme est le socialisme des imbéciles,
l’américanophilie n’est pourtant pas la preuve d’une force d’esprit supérieure.
Nos américanophiles font preuve d’un aveuglement volontaire qui rappelle
irrésistiblement celui dont firent preuve jadis les « amis de
l’URSS » à l’égard de la « patrie socialisme ».
La démocratie, selon une définition classique, énoncée par
Lincoln et reprise par Marx, c’est « le gouvernement du peuple, par le
peuple, pour le peuple »[11].
La définition est un peu redondante, car tout gouvernement est le gouvernement
du peuple, car on se demande quelle autre tâche pourrait occuper les
gouvernants. Pour que la proposition ait un sens, il faut donc que le
gouvernement soit considéré par le peuple comme son gouvernement et non le
gouvernement imposé par une puissance étrangère ou par une caste privilégiée.
De ce premier point de vue, la démocratie américaine fut d’abord une démocratie
des propriétaires plus qu’un gouvernement du peuple, ou, plus exactement, la
définition même du peuple excluait de larges parties de la population, non
seulement les esclaves mais encore toutes sortes de catégories d’exclus. On
oublie un peu vite que l’égalité de droit de tous les citoyens états-uniens est
un conquête récente puisqu’elle n’a pas même quarante ans. Mais l’égalité de
droit est loin d’épuiser la question. Depuis ses origines, la démocratie
américaine est de fait entre les mains d’une caste dirigeante, d’une véritable
aristocratie, aux contours variables, qui a exproprié politiquement le peuple.
C’est non seulement un constat historique et sociologique mais aussi le thème
récurrent des campagnes électorales : de Theodor Roosevelt attaquant le
pouvoir des robber barons – les nouveaux maîtres de l’industrie – à
Eisenhower dénonçant le pouvoir du complexe militaro-industriel. Les romans
policiers ne cessent de montrer la collusion de la police, des riches
capitalistes et des voyous. Mais les temps changent : jadis, le héros,
comme le détective de Dashiell Hammett dans La moisson rouge finissait
par éradiquer la corruption et punir les méchants. Dans L.A. Confidential,
les héros éliminent les tueurs mais sont contraints à taire la vérité et sauver
la mise des politiciens pourris. Même dans le polar, on renonce à faire
triompher le bien. Plus d’Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias !
Le système politique américain favorise
institutionnellement cet accaparement de la démocratie par les classes
dirigeantes. Paradoxalement, c’est l’extrême répartition des pouvoirs dans le
système fédéral qui assure la main-mise de la classe dirigeante et la stabilité
d’un ordre social qui leur soit favorable. Ainsi le caractère fédéral de l’État
conduit à un système électoral à deux niveaux pour l’Union. Tocqueville faisait
déjà remarquer que ce système avait les mêmes effets qu’un scrutin censitaire.
Il permettait d’éviter que la plèbe ne s’empare du pouvoir. Le Sénat, à raison
de deux sénateurs par État, quelle que soit sa population,[12]
exprime parfaitement la dimension aristocratique de la démocratie américaine,
alors que la chambre des représentants, élue de la population est plus
perméable à l’influence des « basses classes ».
En bas, la démocratie américaine paraît très démocratique.
Les citoyens sont régulièrement appelés à voter sur les questions qui
concernent la ville ou le comté. Ceux qui ont fait de la « démocratie
participative » leur nouveau point de ralliement devaient aller la voir en
pratique dans les collectivités locales des États-Unis. Mais l’extrême
dispersion du pouvoir politique combinée avec la forte concentration et
structuration du pouvoir économique permet la sélection d’une élite dirigeante
représentant très exactement la mince couche du grand capital états-unien.
C’est très clair si on étudie les cercles dirigeants républicains où le
pétro-business joue un rôle clé. Mais les « démocrates » sont eux
aussi des oligarques. La différence entre démocrates et républicains est
essentiellement une différence de clientèle – un terme qu’il faut prendre ici
au sens qu’il avait chez les Romains – les démocrates s’étant spécialisés dans
les minorités ethniques et les chefs syndicalistes, les républicains s’étant
assurés le quasi monopole des évangélistes et des religieux obscurantistes plus
ou moins fanatiques qui sont paradoxalement si nombreux dans ce pays de la
science et de la technique toutes-puissantes.
Les patriciens protestants qui ont inventé les États-Unis
ne manquaient pas de génie. Ils ont trouvé une formule politique qui immunisera
leur pays non seulement contre les crises politiques à répétition qu’ont
connues les républiques parlementaires européennes mais aussi contre tout changement
et contre toute irruption du peuple sur la scène politique où se joue son
destin.
Marx et Engels, sur leurs vieux jours en étaient arrivés à
l’idée que la conquête du suffrage universel par une classe ouvrière devenue
numériquement majoritaire dans les pays capitalistes avancés donnerait presque
naturellement le pouvoir aux partis socialistes et communistes « à
l’ancienne » – c'est-à-dire dans le sens que ces termes avant la
révolution russe. Dès lors que les ouvriers gagnèrent le droit de vote, il
semblait que le parlementarisme anglais pouvait devenir l’instrument d’un parti
du travail pour imposer des lois conformes à leurs intérêts de classe. De fait,
même si le Labour Party n’a jamais eu l’intention de transformer radicalement
la société britannique, sa venue régulière au pouvoir a imposé des
transformations sociales importantes. Il a fallu la contre-révolution
thatchérienne pour commencer à démanteler l’édifice de l’État social construit
par Attlee en 1945.
Mais ce sont les États-Unis qui, selon les fondateurs du
communisme moderne, devaient fournir le modèle d’un passage pacifique au
socialisme, et ce parce que l’appareil d’État central y était plus faible et la
démocratie plus profondément enracinée dans les pratiques populaires. Pourtant,
ce n’est pas aux États-Unis mais en Europe que les ouvriers réussirent le mieux
à transformer l’État, pour partie, dans
le sens que dessinaient Marx et Engels. En France, en Italie, en Allemagne, en
Scandinavie, les « partis ouvriers », soit directement, soit par la
menace qu’ils faisaient peser sur les « partis bourgeois », ont
réussi pendant plusieurs décennies à représenter la possibilité sinon d’une
alternative sociale radicale du moins d’une autre logique que celle du mode de
production capitaliste. Les classes dirigeantes des États-Unis n’ont jamais eu
à affronter des conjonctures aussi désagréables. Leur constitution les en a
protégés.
Il paraît que les États-Unis sont la plus ancienne
démocratie. C’est évidemment un premier mensonge : Athènes fut démocratique
deux mille ans avant les treize États. Ces deux démocraties ont d’ailleurs une
particularité commune, celle de reposer sur l’esclavage[13].
Si les pères fondateurs qui se réunissent à Philadelphie en 1787 ne sont pas
des esclavagistes, mais des apôtres de la religion du progrès qui éliminera
progressivement les restes d’un passé barbare, la Constitution américaine,
cependant, respecte scrupuleusement l’esclavage.
Ainsi, elle interdit au congrès d’intervenir dans le
commerce des esclaves pour une période de vingt ans et requiert qu’il mate les
rébellions. Les États non esclavagistes s’engagent à renvoyer les fuyards dans
leur État d’origine et les esclaves ne peuvent avoir recours à la Cour Suprême.
Le principe d’égale représentation des États au Sénat est d’abord adopté en vue
de garantir la défense des propriétaires d’esclaves qui contrôlent les États du
Sud. Grâce au droit de veto, le Sénat est de fait soumis à ces propriétaires
d’esclaves également dans le domaine de la politique étrangère et de la justice
fédérale.
Bâtie sur un fondement aussi douteux, la Constitution
américaine a été transformée en objet de foi intouchable, afin de protéger un
« système constitutionnel fondamentalement irrationnel de toute analyse
critique » (Daniel Lazare). C’est pourquoi la Constitution ne peut
pratiquement pas être changée tant la moindre modification nécessite de
procédures complexes soutenues par une quasi unanimité. Le résultat est connu :
un système bloqué qui garantit la domination sans partage d’une mince
oligarchie – qui se reproduit éventuellement par cooptation mais prend de plus
en plus souvent les voies héréditaires : les Bush sont loin d’être une
exception dans la caste dirigeante. Mais
c’est aussi un système qui reste, selon l’expression de Daniel Lazare « un
cauchemar d’inefficacité baroque », avec la multiplication des commissions
et comités élus, et les différences législatives importantes d’un État à
l’autre. En pratique, le pouvoir appartient à ceux qui ont les moyens
d’intervenir dans tous ces échelons d’administratifs et politiques, d’y
recruter des hommes des partisans, d’y placer des hommes de paille. La
démocratie tient beaucoup du « féodalisme bureaucratique » avec sa
pyramide de barons et de seigneurs. L’épisode de l’élection de l’acteur
culturiste Arnold Schwarzenegger comme gouverneur de l’État de Californie est
révélateur. Le gouverneur démocrate qui venait d’être réélu a été destitué à la
suite d’une pétition demandant sa révocation, une pétition lancée par quelques
notables très riches et très influents qui voulaient se débarrasser des
programmes sociaux coûteux que le gouvernement démocrate avait développé
notamment en direction des immigrés chicanos. « Schwarzy », qui
pourtant ne figure pas parmi les républicains les plus droitiers, s’est engagé
dans une campagne démagogique assez répugnante pour passer le balai dans les
programmes sociaux et, ayant lui-même épousé une Kennedy, il a reçu le soutien
du clan Kennedy, réputé démocrate.
Parmi les caractéristiques de l’État prolétarien qui
devait conduire au socialisme, Marx en donnait deux très importantes : 1°
l’État à bon marché et 2° des députés élus et révocables par le peuple. Le
révocation du gouverneur démocrate Gray Davis accomplit la deuxième partie du
programme et la campagne de Schwarzenegger visait la première partie.
Évidemment, le vieux Marx ne voyaient pas les choses comme ça. Mais, comme le
craignaient déjà les auteurs classiques, la distance entre démocratie et
démagogie, entre peuple et populace, est peut-être plus courte qu’on ne le
croit.
La constitution ne pouvait suffire. Classe dominante sûre
d’elle-même, émancipée de toute complexe moral à l’égard de la puissance de
l’argent, sans le moindre sentiment de ce que pouvait vouloir dire la formule
« noblesse oblige »,cupide avec une naïveté presque touchante, et
liée aux gens de sac et de corde qui partaient à l’assaut de la frontière, avec
comme seul précepte que le meilleur ami de l’homme est son revolver, la
bourgeoisie US ne s’est jamais embarrassée de considérations démocratiques dès
lors que les intérêts du capital étaient en jeu. Lénine, moins naïf que Marx et
Engels, faisait remarquer que les États les plus démocratiques sont aussi ceux
qui sont les plus proches de la guerre civile. La bourgeoisie US a mené avec
une constance remarquable une guerre civile permanente contre sa propre classe
ouvrière. Des martyrs de Haymarket à Chicago en 1886 à Sacco et Venzeti, des
méthodes de corruption et de l’utilisation de la mafia à celle des agences de
sécurité privées ou FBI contre le syndicalisme en passant par une justice aux
ordres embastillant dès qu’il le fallait les « éléments dangereux »,
toute l’histoire sociale de ce pays contredit violemment la légende de
l’Amérique démocratique soucieuse des droits individuels. Une légende que les
benêts appointés qui forment le gros de l’intelligentsia européenne reprennent
aujourd’hui avec d’autant plus d’acharnement qu’ils furent souvent les
thuriféraires de Staline, Mao ou Enver Hodja dans la période antérieure … et
doivent avoir beaucoup à se faire pardonner.
Domenico Losurdo[14]
donne un exemple comparatif très parlant. L’Allemagne impériale en pleine
première guerre mondiale condamne le socialisme internationaliste Karl
Liebknecht à deux ans et demi de prison après l’avoir laissé utiliser pendant
un certain temps la tribune du Parlement pour dénoncer la guerre. En 1918,
Eugen Debbs, le dirigeant des socialistes américains, qui avait connu la prison
pour avoir apporté son soutien un grève des transports, se voit infligé dix ans
de prison pour un discours contre la guerre. Entre la
« démocratique » Amérique et l’Allemagne du Kaiser, le grand prix des
libertés civiles ne va pas aux donneurs de leçons patentés.
La répression contre le mouvement ouvrier et syndical au
XIXe et au XXe siècle a été bien plus systématique et
bien plus violente aux États-Unis que dans tous les pays européens s on excepte
la période fasciste et nazie en Allemagne et en Italie. La reconnaissance du
syndicalisme sous le « new deal » apparaît comme un évènement
exceptionnel et si le syndicalisme a pu se développer jusqu’aux années 70,
c’est peut-être parce qu’il s’agissait d’un syndicalisme très largement domestiqué,
lié organiquement aux partis au pouvoir, voire investi par la mafia, en tout
cas un syndicalisme qui jamais ne met en cause le capitalisme en tant que
système social. Il suffit de rappeler la manière dont le FBI et les chef
mafieux se sont unis dans l’immédiat après-guerre pour expulser les trotskistes
américains de l’AFL-CIO et de leur travail.
L’ère Reagan a commencé par une attaque brutale contre le
syndicalisme avec le licenciement de dix mille contrôleurs aériens en grève.
Les suivants se le sont tenu pour dit. Aujourd’hui, de nombreuses firmes font
leur publicité auprès des investisseurs en garantissant qu’elles sont
« union free », « libres de syndicats ». Encore récemment,
l’administration Bush utilisait la bonne vieille loi Taft-Hartley de 1947 pour
briser des grèves dans les compagnies aériennes. Même les syndicats aux ordres
– car les dirigeants de l’AFL-CIO sont des agents de la classe dominante – sont
intolérables au patronat états-unien, car ces syndicats aux ordres ne peuvent
garder leur emprise sur les travailleurs organisés qu’en négociant des accords
d’entreprise qui offrent un minimum de protection sociale et de garanties
salariales aux travailleurs. Le gouvernement, « as usual », apporte
un soutien sans réserve aux patrons. Les tracasseries administratives se
multiplient. Ainsi : « Alors que la Maison Blanche s’était opposée
bec et ongles à toute nouvelle réglementation sur l’air, la qualité de l’eau ou
l’hygiène alimentaire en invoquant son aversion pour la bureaucratie et la
paperasse, en décembre dernier le ministère du travail a adopté plusieurs
décrets obligeant les syndicats à détailler chacune de leurs dépenses
supérieures à 2 000 dollars engagées lors d’une campagne de recrutement,
d’une grève, ou d’une action de type parlementaire ou politique. Une
disposition pareille constitue un cauchemar qui va accabler un peu plus leurs
permanents déjà encombrés de formalités administratives beaucoup plus lourdes
qu’en Europe. »[15]
Le « Patriot Act » et l’offensive de Bush contre
les libertés civiles au motif de lutte contre le terrorisme n’arrangent
évidemment pas la situation. L’acteur Tim Robbins dénonçait le 15 avril 2003 « le
climat de peur qui règne sur la nation. » Le grand philosophe du droit
Ronald Dworkin ne cesse de dénoncer la régression des libertés fondamentales.
Selon lui, l’administration Bush « a violé ou ignoré de nombreux droits et
libertés fondamentaux et nous devons maintenant déplorer que le caractère de
notre société change pour le pire. »[16]
Il ajoute : « L’administration a très largement étendu et la
surveillance des individus privés et la collecte des données les concernant.
Elle détient des centaines et des centaines de prisonniers, parmi lesquels de
nombreux citoyens américains, mis au secret indéfiniment, sans charges et sans
possibilité d’accéder à un avocat. Elle menace d’exécuter certains de ces prisonniers
après des procès devant un tribunal militaire spécial où les procédures de
défense protégeant les innocents contre une condamnation ne sont pas
valables. » Ajoutons qu’après de nombreux recours intentés par les
défenseurs des droits de l’homme, la Cour Suprême, à majorité très
conservatrice, a donné raison à l’administration Bush. Comme la cour suprême
est l’instance qui dit le droit en dernière analyse et réforme la Constitution,
cette décision constitue donc la liquidation officielle, constitutionnelle, de
ce grand principe de l’habeas corpus qui faisait la fierté des
Anglo-saxons.
La description que donne ici Dworkin est typiquement celle
des régimes autoritaires et non celle d’une démocratie. Mais il est vrai que
ces remarques ne peuvent ébranler la caste dirigeante des États-Unis : la
« démocratie » US ne peut pas être jugée au nom d’une norme
extérieure puisqu’elle est elle-même la norme. Les libertés civiles en général
sont les libertés civiles US, les droits de l’homme et du citoyen sont les
droits de l’homme et du citoyen américain et la démocratie, c’est le régime
politique des États-Unis. C’est cela la « manifest destinity »
états-unienne !
Jusqu’à présent nous n’avons considéré la
« démocratie états-unienne » que du point de vue intérieur. Sur
l’arène internationale la « manifest destinity » n’est rien d’autre
que la politique de puissance la plus cynique. Une politique où tous les coups
sont permis y compris ceux qui finissent par se retourner contre leurs auteurs.
Soucieux de protéger la vie de leurs boys, les dirigeants états-unien sont
beaucoup moins regardant quand il s’agit de celle des populations civiles qui
ont le malheur de bénéficier de leur attention vigilante. 47.000 GI’s tués au
Vietnam mais plus de un million de Vietnamiens. Le décompte est d’ailleurs
difficile car les bombes défoliantes continuent de faire des victimes par
milliers. Dans ce qu’ils considèrent depuis toujours comme leur
« arrière-cour », les États-Unis ont soutenu tous les coups d’État
les plus sanglants, les défenseurs attitrés de la « démocratie » se
sont spécialisés dans la formation professionnelle des tortionnaires et il
suffit d’écouter, encore aujourd’hui,
cet assassin brutal et dépourvu de tout sens moral qu’est Kissinger pour
se rendre compte que ces gens-là n’ont rien oublié et rien appris et sont prêts
à recommencer dès que l’occasion s’y prête. Pour les milliers de morts du
Chili, l’assassinat d’Allende, les dizaines de milliers de prisonniers et
disparus, pas une fois le prix de Nobel de la paix n’a manifesté le moindre
remords.
Le plus remarquable cependant est l’alliance historique
nouée par les États-Unis avec l’islam le plus réactionnaire. On sait que tout à
commencé par la rencontre en Méditerranée, le 14 mai 1945, entre Roosevelt et
Ibn Saoud, une rencontre qui scellera les accords dits du « Quincy »
– du nom du vaisseau de guerre sur lequel Roosevelt avait pris place. Curieuse
alliance que celle qui unit le patricien éclairé qu’est Roosevelt et le
représentant d’un régime qui applique la charia sous sa forme la plus brutale –
lapidation des femmes soupçonnées d’adultère, main coupée aux voleurs et encore
tout récemment exécution des homosexuels. La raison de cette alliance est
pétrolière d’abord, géopolitique ensuite : les États-Unis profitent de la
guerre pour évincer les Anglais de leurs principales positions en Asie et au
Moyen Orient.
Mais le cynisme de grande puissance n’explique pas tout.
Rendons aux thuriféraires de
Washington ce qui leur revient : quand ils affirment que les dirigeants de
la Maison Blanche agissent par conviction et non par calcul cupide, ils ont en
partie raison. Il y a entre les fanatiques Wahhabites et les descendants des
puritains anglo-saxons quelques connivences dans l’attitude à l’égard du monde
profane des mécréants. Bush succède à Clinton et la plus grave crise que ce
dernier ait eu à affronter ne concerne ni les affaires sociales, ni la
situation internationale, mais, comme le dit Philip Roth, l’affaire de la
turlute. Dans « La tache », l’un des plus puissants romanciers
américains contemporains résume ainsi la situation :
« Non, si vous n'avez pas connu
1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse.
L'éditorialiste William F. Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes :
« Du temps d'Abélard, on savait empêcher le coupable de recommencer »,
insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président
(ce qu'il appelait ailleurs son « incontinence charnelle ») la
destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux
valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau
des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de
lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée. La nostalgie
nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne
s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre
Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes
volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout
aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.
En Amérique, cet été-là a vu le retour
de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des spéculations, des
théories, une outrance incessantes ; l'obligation morale d'expliquer les
réalités de la vie d'adulte aux enfants fut abrogée au profit d'une politique
de maintien de toutes les illusions sur la vie adulte ; la petitesse des gens
fut accablante au-delà de tout ; un démon venait de rompre ses chaînes, et,
dans les deux camps, les gens se demandaient : « Mais quelle folie
nous saisit ? » ; le matin, au réveil, les femmes comme les hommes
découvraient que pendant la nuit, le sommeil les ayant affranchis de l'envie et
du dégoût, ils avaient rêvé de l'effronterie de Bill Clinton. J'avais rêvé
moi-même d'une banderole géante, tendue d'un bout à l'autre de la
Maison-Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui
proclamait « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN ». Ce fut l'été où, pour la millionième
fois, la pagaille, le chaos, le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie
d'untel et la moralité de tel autre. Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au
sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une
fois de plus l'Amérique. »
On ne saurait mieux exposer un des traits fondamentaux de
l’esprit états-unien et, comme d’habitude, le romancier surpasse infiniment le
spécialiste en sciences politiques ou le journaliste spécialisé. En comparant
la chasse à Bill et aux gâteries que lui prodigua la nommé Monica aux fatwas de
Khomeiny contre Rushdie et en montrant que cet esprit impitoyable et ce
fanatisme sont un des traits propres de la mentalité du « nouveau
monde », Roth nous aide à comprendre pourquoi le paradis de la démocratie
d’accorde si bien avec l’une des plus obscurantistes et des plus impitoyables
tyrannies encore debout. « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN » : on ne
devrait jamais oublier que le fanatisme religieux ignore ce qu’est une être
humain. Mais si on admet, en outre, que ce fanatisme religieux est une des
composantes – pas la seule mais une des composantes – de la démocratie en
Amérique, on comprend alors sur quelles contradictions formidables elle repose
et pourquoi elle est toujours si prêt du « retour de la nausée ».[17]
Qu’on nous comprenne bien : nous savons que les
États-Unis ne se réduisent pas à cela. Le fantôme de la liberté y rode encore
et hante sans doute les nuits des médiocres apprentis tyrans de la Maison Blanche. La culture de ce pays a
produit et produit encore tellement mieux que les navets hollywoodiens ;
les philosophes et les artistes s’inscrivent dans leur grande majorité dans le
grand courant de l’émancipation démocratique. De Rawls à Chomsky et Dworkin,
les esprits libres ne manquent pas, dans les pas de qui nous allons souvent
mettre les nôtres. C’est encore aux États-Unis
peut-être que la discussion sur l’égalité, les rapports de propriété,
les modèles du socialisme reste la plus vive. Et si on réussi à échapper au
tapis de bombes des majors du cinéma et à leurs produits stéréotypés et
surchargés d’effets spéciaux, il est encore très facile d’aller deux heures
dans une salle obscure se laisser prendre par ce cinéma intelligent qui, à
l’instar des meilleurs romanciers d’outre-Atlantique ignore la coupure entre la
culture savante et la culture populaire et ressemble comme un frère (et souvent
un grand frère) au meilleur du cinéma italien, français ou anglais.
Nous savons aussi qu’il y a aux États-Unis un mouvement
ouvrier ancien et expérimenté, que les traditions démocratiques sont vivaces et
que nombreux sont ceux qui continuent à « prendre les droits au
sérieux »[18]
C’est pourquoi la crise de la démocratie états-unienne est
si grave : d’une histoire si contrastée où le pire a toujours côtoyé le
meilleur, il est à craindre que le pire ne soit en train de prendre le dessus
alors que les années 60 et 70 laissaient entrevoir le meilleur – si on était
prédisposé à l’optimisme…
Les plus clairvoyant des intellectuels américains le
savent et le disent : le renforcement des tendances impérialistes à
l’extérieur menace directement la démocratie à l’intérieur. Paul Krugman,
Norman Mailer, ou Ronald Dworkin répètent que cette évolution ruine les
traditions démocratiques libérales auxquelles ils sont attachés. Inversement,
nous savons, nous, que l’involution anti-démocratique renforce la tentation
hégémoniste de « l’hyper-puissance ». Le sort de la démocratie en
Amérique est donc notre affaire. Les libéraux, les radicaux et le mouvement
ouvrier aux États-Unis doivent compter sur la solidarité des républicains
socialistes et des défenseurs de la liberté et du droit des peuples dans le
monde entier, mais au premier chef en Europe. Ce qui nous demande de balayer
devant notre porte et de passer nos propres conceptions et pratiques de la
démocratie au feu de la critique. Ce qui sera l’objet des chapitres suivants.
Fin de trajectoire du bonapartisme
La France des « deux cents familles » est de
retour. À voir, en effet, l’orientation suivie par la caste dirigeante en
France, on a l’impression que le film de l’histoire tourne à l’envers. Issu
d’un invraisemblable carambolage électoral, le gouvernement Chirac-Raffarin se
pose ouvertement comme le gouvernement des riches, par les riches et pour les
riches. Non seulement les liens étroits rattachent souvent les ministres aux
milieux d’affaire, mais encore chaque loi semble être écrite sous la dictée du
MEDEF. Baisse de l’impôt sur le revenu, démantèlement systématique de
« l’État social » construit à la Libération, retour en force des
défenseurs de « la loi et l’ordre »[19] :
c’est une combinaison que la France n’avait pas connue depuis longtemps, pour
tout dire depuis Pétain. Il y a eu des gouvernements peu éclairés en matière de
mœurs – le gaullisme classique ne brillait pas pour son ouverture d’esprit – et
très répressifs – qu’on se souvienne des gouvernements de la guerre d’Algérie
ou du ministère Marcellin – mais ces gouvernements se situaient à l’intérieur
du compromis social issu du Conseil National de la Résistance. Pompidou
lui-même exaltait le modèle social-démocrate suédois et un certain Chirac,
Premier ministre de Giscard se réclamait du « travaillisme à la
française ». Quant à Giscard, il abolissait la censure et procédait à un
toilettage « sociétal » vigoureux de notre système législatif,
prenant en compte nombre de revendications issues de mai 68. Comment a-t-on pu
en arriver où nous en sommes avec le gouvernement Raffarin, à un tel degré de
régression dans tous les domaines essentiels qui concernent la vie en société.
La question nous renvoie à la crise des institutions et au pourrissement de la
5ème République sur pieds.
Alors que les élections présidentielles constituent dans
le cadre de nos institutions l’événement politique majeur, celles du 21 avril
2002 ont révélé toute la faiblesse et la perversité atteints par le système,
ont mis au grand jour la crise politique et institutionnelle dont la démocratie
est une des victimes annoncées, ont donné la pleine dimension d’une crise
d’ensemble qui fabrique des individus déboussolés de plus en plus dépolitisés
et qui détruit tout cadre de participation à la vie publique. Le plébiscite du
second tour démontre à l’envi le caractère pervers des institutions : le
peuple, contraint par la mécanique du scrutin présidentiel à s’en remettre à un
sauveur suprême et à renoncer à son pouvoir politique propre, n’a eu comme seul
choix que "l’escroc" pour battre le "facho".
[1]
Voir Après l’Empire, éditions Gallimard, 2002.
[2]
On revient plus loin sur ce fameux danger Le Pen, servi à toutes les sauces
depuis plus de deux décennies.
[3]
La grande opération de nettoyage de la corruption lancée par un groupe de juges
dans les années 80/90 s’est appelée « mani pulite », littéralement
« mains nettoyées »
[4]
Par analogie avec la « corn belt », la « ceinture du
grain » qui désigne les grandes plaines céréalières des États-Unis.
[5]
Lancé dans la foulée des mouvements de novembre/décembre 1995, « l’appel
des économistes contre la pensée unique » regroupant environ 300
universitaires visait à casser le consensus néolibéral.
[6]
Un groupe de jeunes normaliens qui ont d’abord lancé une pétition contre un
enseignement des sciences économiques essentiellement fondé sur la modélisation
mathématique. Sous le titre « Les éconoclastes », ils ont ensuite
publié un pamphlet percutant contre les idées reçues en économie.
[7]
Dans la typologie de la philosophie antique (Platon, Aristote), l’oligarchie
est le gouvernement du petit nombre
[8]
Sous cette étiquette, on classera, par exemple, tous les groupes qui se
réclament plus ou moins de la pensée de Toni Negri, telle qu’elle a été
popularisée dans Empire.
[9]
Les citoyens élisent, par État, des grands électeurs porteurs d’un mandat pour
l’un ou l’autre des candidats.
[10]
Raymond Aron s’en était pris aux « marxismes imaginaires ». Un
panorama des Tocqueville imaginaires serait une utile contribution à
l’historiographie des idées contemporaines.
[11]
Abraham Lincoln : discours de Gettysburg, 19 nov. 1863.
[12]
Les États peu peuplés comme les petits États de la nouvelle Angleterre ou ceux
des Montagnes Rocheuses ont chacun autant de sénateurs que les 35 millions
d’habitants de la Californie.
[15]
L’État américain engagé contre les syndicats, par Rick Fantasia et Kim
Voss, « Le Monde Diplomatique », juillet 2003.
[17]
Pour comprendre, les États-Unis d’aujourd’hui il faut aussi lire « J’ai
épousé un communiste » et la « Pastorale américaine », les
deux autres romans de la trilogie de Roth, le premier traitant de maccarthysme
et le second de la période du Vietnam et de la révolte des campus.
[18]
Pour reprendre le titre – Taking rights seriously – d’un ouvrage de Ronald
Dworkin.
[19]
y compris l’ordre moral.
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