jeudi 15 janvier 2004

La fin de la démocratie


Un tournant majeur ?

L'État laisse autant que possible les individus jouer librement, pourvu qu'ils ne prennent pas leur jeu au sérieux et ne le perdent pas de vue, lui, l'État. Il ne peut s'établir d'homme à homme de relations qui ne soient inquiétées, sans « surveillance et interventions supérieures ». Je ne puis pas faire tout ce dont je serais capable, mais seulement ce que l'État me permet de faire …
(Max Stirner : L’Unique et sa propriété)
Vieille plaisanterie : quelle est la différence entre la dictature et la démocratie ? La dictature, c’est « boucle-là ! » et la démocratie, c’est « cause toujours ! » Description on ne peut plus précise de notre situation politique. Celle de la France sous Chirac II, mais aussi celle de la plupart des « grandes démocraties » qui ne sont plus, depuis belle lurette, « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », si jamais elles l’ont été. Car il faut partir de là : en ce début de troisième millénaire (pour les chrétiens !), la démocratie rend l’âme et cède pacifiquement la place à des oligarchies qui aspirent au contrôle total.
Nous avions pris l’habitude de croire que la ligne du progrès était celle de la croissance de la démocratie. La première moitié du siècle dernier a été celle de la mise en cause brutale des principes démocratiques et des régimes qui s’en réclamaient. Au xixe siècle, les choses étaient simples : d’un côté ceux qui se situaient dans le prolongement des révolutions américaines et françaises et de l’autre la réaction monarchiste et féodale : le peuple contre ceux du château. Les années 20 et 30 du siècle dernier ont vu l’apparition de mouvements révolutionnaires anti-démocratiques : le bolchevisme et les fascismes. Les fascismes s’appuyaient en partie sur le vieux fonds réactionnaire et reçurent très vite le soutien des forces traditionnelles de la contre-révolution. Mais ils avaient réussi à l’aide d’une rhétorique « anti-capitaliste » a entraîner des individus et même des mouvements qui venaient de la gauche. Le bolchevisme, quant à lui, marquait une véritable rupture dans la tradition d’un socialisme qui se battaient pour la République démocratique et considérait que la « dictature du prolétariat » n’était qu’une formule emphatique pour parler de la majorité parlementaire d’un parti socialiste ou social-démocrate.
La défaite du nazisme devait faire de la démocratie la valeur clé de la nouvelle époque historique. Les droits de l’homme devenaient des droits universels et même les régimes staliniens étaient censés se réformer ; on crut un temps à la troisième voie, à la convergence des deux systèmes et même au « socialisme à visage humain. » De Galbraith à Maurice Duverger en passant par le tchèque Ota Sik, la troisième voie trouva même de brillants théoriciens, même si ses incarnations politiques furent nettement moins convaincantes.
Après l’effondrement de l’URSS, Francis Fukuyama annonça la « fin de l’histoire », c'est-à-dire le triomphe définitif de la démocratie. Les dictatures militaires soutenues par les USA disparaissaient les unes après les autres et l’Amérique Latine retrouvait la voie des urnes pendant qu’à l’Est, on s’essayait, dans la confusion et avec les inévitables maladresses des novices, aux joies de la démocratie parlementaire, jusqu'et y compris dans la vieille Russie plus habituée au knout et à la déportation qu’à la liberté de la presse et au débat politique.
Malheureusement l’histoire de Fukuyama – reprise par Emmanuel Todd[1] – est un conte tout juste bon pour la « bibliothèque rose ». Pas seulement parce que, ici et là, en Russie par exemple, les vieilles manies dictatoriales ont la vie dure ; pas seulement parce que le « communisme héréditaire » de la Corée du Nord donne parfois des sueurs froides ; pas seulement parce que les mouvements islamiques sont tout sauf démocratiques. Non, la situation est beaucoup plus grave : ce sont les plus vieilles démocraties, celles qui sont les mieux rôdées, qui ont eu le temps de se perfectionner et qui reposent une population instruite, qui sont en train de se transformer en oligarchies liquidant peu à peu tout ce qui constitue la vie même des sociétés démocratiques, tout ce qui constitue la vie politique tout court.
Que l'on comprenne bien. La démocratie un est idéal bien flou et dont la réalisation a toujours été très imparfaite. En dépit des proclamations, le peuple n’a vraiment pris son destin en main qu’en de rares failles de l’histoire. De fait, c’est toujours une minorité qui a décidé ; de fait, les plus riches ont toujours occupé le devant de la scène et la liberté de la presse fut surtout la liberté des plus fortunés à défendre leurs opinions et leur version de la vérité… Cependant, aussi imparfaite qu’elle ait été, la démocratie était l’enjeu d’un débat et le terrain de combats politiques. Les non propriétaires étaient-ils exclus du suffrage, de la participation à la vie publique, du contrôle de leur vie sociale et économique ? On se battait pour le suffrage universel, pour la représentation politique des ouvriers, pour les droits sociaux des travailleurs. Contre la « raison d’État » et les manœuvres de la caste militaire, on mobilisa les dreyfusards. Contre l’esclavage, les États-Unis durent faire une deuxième révolution, qui se transforma en une sanglante guerre civile. Il fallut encore des mobilisations de masse et pas mal de morts pour que soit imposée l’égalité des droits civiques dans les années 60.
C’est ce mouvement qui s’est interrompu et même inversé depuis les années 90. La tendance générale qu’on peut observer avec maintenant un certain recul, ce n’est pas une tendance au progrès de la démocratie mais une régression sur toute la ligne. Dans un pamphlet revigorant, Luciano Canfori fait cette remarque : l’évènement le plus important du début du xxie siècle n’est pas l’attentat meurtrier contre le deux tours du World Trade Center à New York en septembre 2001, mais la fraude électorale en Floride qui permet à M.Bush, frère du gouverneur de Floride, d’être élu contre la majorité des voix des citoyens des États-Unis. Canfori pourrait bien avoir raison. Dans le New York Times (3 juillet 2003), Paul Krugman, l’un des économistes les plus réputés se demande si les États-Unis ne sont pas en marche vers le gouvernement du parti unique. En France, les choses ne vont guère mieux : une extravagante séquence électorale conduit Jacques Chirac de 14% des inscrits au premier tour des élections de 2002 à un triomphe de carton pâte, digne d’une république bananière au second tour. Les naïfs ont sans doute pensé que le « danger Le Pen »[2] allaient inciter les politiques et notamment ceux qui reprenaient le pouvoir à considérer la situation avec sérieux. Il n’en est rien : le gouvernement de M.Chirac, avec un acharnement digne d’une meilleure cause, s’acharne à démontrer que la politique n’a plus aucun intérêt et qu’il faut désormais laisser le pouvoir aux managers et aux représentants des grands intérêts financiers dont le gouvernement est le valet zélé, M. Seillières du MEDEF lui décernant chaque jour ou presque des brevets de bonne conduite. Corrompue sous le règne sans partage de la démocratie chrétienne, la démocratie italienne n’a pas réussi à se laver les mains[3] et elle est tombée de Charybde en Scylla, en passant sous la coupe de démagogues grossiers et totalement incompétents, d’hommes d’affaires louches et d’un magnat de la communication qui a transformé les médias audiovisuels italiens en une copie assez réussie de la télévision polonaise après le coup d’État de Jarulewsky.
Partout, les citoyens, constatant leur impuissance, découragés ou mis sur la touche, se retirent. Les taux de participation s’effondrent. Les partis politiques sont désertés et le gouvernement Raffarin en France en a pris la mesure en annonçant que le nouveau référendum régional pourrait être déclaré valable même avec un taux de participation de 30%… L’aveu est de taille.
La gauche « de gauche » ou « radicale » a fait de la lutte contre le libéralisme son mot d’ordre unificateur. Ce n’est pas faire preuve d’une grande perspicacité historique car si nous sommes menacés de quelque chose, ce n’est pas du libéralisme ! Les politiques policières et pénales des États-Unis que la France, de droite et de gauche, cherche à imiter, ne sont pas spécialement libérales. Les réformes de l’éducation, dans tous les pays avancés, ont mis en pièce toute éducation libérale au sens où Léo Strauss emploie ce terme. La mise au pas des syndicats, la chasse         aux mauvaises têtes, le « management » totalitaire des « ressources humaines », ce n’est pas non plus du libéralisme. La domination de la « majorité morale » de ce que les mauvaises langues appellent la « Bible belt »[4] aux États-Unis n’est pas, non plus, un trait libéral patent. On définit généralement le libéralisme par les droit individuels, la liberté de conscience et le gouvernement représentatif. Sur tous ces plans, on a enclenché une marche arrière rapide et fort inquiétante. Évidemment la gauche radicale ne vise pas le libéralisme politique, mais le libéralisme économique.
Encore une fois, « l’anti-libéralisme » fait largement fausse route : la libre concurrence n’est pas l’objectif des gouvernements des grandes puissances. Entre les mesures protectionnistes pour défendre ses industries en déclin, le « keynésianisme militaire » et les pressions multiples pour défendre leurs marchés agricoles, les dirigeants des États-Unis ont montré qu’ils ne font aucun cas des grands principes du libéralisme économique, lesquels ne sont que des bavardages creux pour servir de bagage intellectuel aux élèves des écoles de commerce. En outre, aucune grande entreprise n’aime la concurrence ; elle réclame au contraire le monopole et la protection de l’État, y compris militaire. Le capitalisme expliquait Braudel, n’est pas né de la concurrence mais du monopole, de la concession royale et du commerce lointain et le capitalisme contemporain s’en souvient.
La gauche « de gauche », comme l’autre, ne commencera à redresser la tête et à pouvoir offrir une issue que lorsqu’elle comprendra ce qui est réellement en cause. L’offensive contre le socialisme sous toutes ses formes, commencée à la fin des années 70, n’a pu gagner que parce que les idéologues de ce qu’on a appelé le « néolibéralisme » ont fait fond sur une aspiration profonde des travailleurs à plus de liberté, à mieux contrôler leur propre activité et à ne pas devoir leur vie aux bons soins de l’assistance publique. Bref, les néo-libéraux ont promis des lendemains qui chantent à tous ceux qui faisaient valoir les droits de l’individualisme. On peut juger l’individualisme d’un point de vue sociologique ou moral. Reste qu’il est le produit de l’industrie moderne ainsi que Hegel et Marx l’avaient bien vu. Et on ne pourra pas faire marche arrière, ni retrouver des salariés à peine sortis des systèmes de dépendance traditionnels de la vie rurale – la communauté et l’église. L’échec des tentatives nostalgiques de reconstituer l’unité de la République et de la « sociale », comme celle de Jean-Pierre Chevènement, réside sans doute là et non dans des fautes tactiques ou stratégiques – même si elles ont joué leur rôle.
Si on doit s’attaquer à l’escroquerie du « néo-libéralisme », il faut taper au bon endroit :  le « néolibéralisme » est incapable de tenir ses promesses, quand bien même en aurait-il eu l’intention. Le développement des sociétés capitalistes – et elles le sont toutes à un degré ou à un autre – loin de promouvoir la liberté et la maîtrise par chacun de son propre destin renforce les mécanismes de la domination, de la colonisation des consciences, de la mise au pas des individus. Et cela se fait en utilisant des moyens très différents de ceux des vieilles dictatures : non plus la grossière propagande pour le chef bien-aimé mais des justifications subtiles fournies d’abondance par les « sciences économiques » qui sous couvert de science défendent consciencieusement « l’économie de marché », pseudonyme du vieux capitalisme de toujours. Certains les spécialistes, les vrais, des sciences économiques et sociales refusent encore souvent de jouer la partition que les « grands » de ce monde ont écrite pour eux ; des « économistes contre la pensée unique »[5] aux « éconoclastes »[6], l’Université et l’enseignement supérieur refusent encore de marcher au pas. Qu’à cela ne tienne, le MEDEF mène campagne ouverte pour en finir avec le pluralisme dans l’enseignement des sciences économiques à l’Éducation Nationale. Les patrons ont reçu le soutien sans nuance du gouvernement Raffarin lors d’un colloque tenu à l’automne 2003. Un épisode révélateur entre tous des batailles en cours. Non la terreur physique de masse mais la manipulation, l’abrutissement médiatique et la mise au pas des intellectuels. Sans oublier le recours à la très ancienne recette des jeux du cirque qui envahissent toujours plus l’espace public. À la domination brouillonne et inutilement voyante se substitue une domination infiniment plus « professionnelle », les bourreaux et les spadassins ayant cédé la place aux experts pour plus de sûreté et d’efficacité. Inutile d’enfermer les mauvaises têtes dans des prisons ou dans des camps. Il suffira de rendre leur voix inaudible. Et cela marche plutôt bien.
Les temps modernes ont commencé avec le retour en force de la figure du citoyen qui devait se substituer au sujet. La montée presque irrésistible des oligarchies[7] renvoie le citoyen aux poubelles de l’histoire – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le mot « citoyen » est surtout employé comme adjectif à connotation moralisante – être citoyen, c’est ramasser ses papiers gras et faire preuve de charité pour son prochain dans la peine, mais surtout pas, ô horreur, « être tour à tour gouvernant et gouverné » comme le disait Aristote. Consommateur, client, ressource humaine, voilà les nouveaux noms du sujet de Sa Majesté le Capital. Voilà pourquoi la démocratie doit être démantelée – en douceur, car le cadavre vit encore.
C’est d’abord à un état des lieux de la croissance des oligarchies que les pages qui suivent sont consacrées. Les exemples des États-Unis et de la France – les deux plus vieilles démocraties des Temps Modernes – l’illustreront largement. Dans un  deuxième temps, on examinera quelques unes des grandes idéologies contestataires. On verra que « l’alter-mondialisation » tout comme son accompagnent radical « mouvementiste »[8] sont incapables de répondre aux questions posées tout simplement parce qu’est éliminée la question politique, c'est-à-dire celle de l’État dont la démocratie n’est qu’une des figures. Enfin, on esquissera les grandes lignes d’un projet républicain qui, faisant de la liberté du citoyen dans une République libre la revendication centrale, permet d’unir démocratie politique et démocratie sociale. Non pas une République réactionnelle et essentielle conservatrice, fondée sur la nostalgie d’un âge d’or, mais une République qui soit véritablement la non-domination, pour reprendre la formule de Philip Pettit.

De la démocratie en Amérique ?

En cet automne 2000, la République des États-Unis connaît l’une de ses crises les plus graves. Peut-être la plus grave depuis la guerre de sécession. À la fin de la journée consacrée à l’élection du président de la République au suffrage universel indirect[9], personne n’est capable de dire qui est élu. En suffrages, Al Gore, le candidat démocrate est en tête, mais le mode de scrutin ne lui garantit pas la victoire. Il lui faut la majorité des mandats et c’est la Floride qui va faire la décision. En Floride, le gouverneur est, par ailleurs frère du candidat du « Great Old Party ». Mais en Floride, la comptabilisation des voix est un art difficile. Un peu comme au tiercé jadis, on vote, dans ce pays ultra moderne, en perçant des trous dans des bulletins multiples. Si bien qu’on ne se sait plus vraiment pour qui l’électeur a voté.
Dans un premier temps, les suffrages illisibles avaient été plutôt attribués à Bush. Puis on a commencé à recompter et les choses changeaient. L’avance de Bush se rétrécissait. Puis on arrêta de recompter en attendant une décision de la cour suprême, d’abord celle de Floride, ensuite celle de l’Union … et on recommença à compter. Jusqu’à ce que la cour suprême décide qu’il n’était plus nécessaire de compter et que Bush était bien le candidat élu. Un tribunal – à majorité républicaine, donc pro-Bush, soit dit en passant – décidait en lieu et place des électeurs. Il n’est pas certain que la démocratie américaine se remette de ce véritable coup de force.
L’affaire, en effet, est loin d’être anecdotique. En matière de démocratie, du reste, les États-Unis sont un miroir grossissant : les qualités y sont mises en lumière mais les tares que, nous autres Européens savons peut-être mieux cacher sont particulièrement visibles. Et surtout le nouveau rôle du « modèle américain » dans le paysage intellectuel fait de toute crise à Washington notre propre crise.
De Jean-François Revel à Pascal Bruckner, du Figaro aux gauchistes à peine repentis, l’Amérique (en fait les États-Unis, mais l’assimilation est significative) est devenue le modèle insurpassable ; à bien des égards, New York occupe dans l’imaginaire des intellectuels français la place que tenait jadis Moscou. Des méthodes comptables à la politique pénale, en passant par les OGM et les « block busters » qui occupent les salles de cinéma, le soleil se lève à l’Ouest ! Tocqueville, transformé en parangon de la démocratie américaine et du libéralisme[10], remplace Marx et Rousseau au Panthéon de la philosophie politique. Reprenant les slogans messianiques des présidents états-uniens, nos intellectuels consomment à haute dose un nouvel opium : le culte de la « démocratie américaine » qui montre au monde la voie du salut. Dans le monde des affaires, il n’y a plus de doute : la vraie vie commence à Wall Street : c’est de New York que Michel Bon, alors pédégé de France Telecom, avait annoncé la mise en bourse de la deuxième entreprise publique française. C’est encore à New York que s’était installé le nouvel empereur des médias, Jean-Marie Messier – qui devait bientôt apprendre que la roche Tarpéienne est proche du Capitole.
Alors que les films états-uniens occupent entre 60 et 70% du marché cinématographique français, que les Mc Donald attirent la clientèle jeune et moins jeune, que le modèle économique et social importé d’outre-Atlantique s’impose, quels que soient les gouvernements, de gauche comme de droite, on a multiplié les colloques sur le « mal » de l’anti-américanisme qui rongerait la France. Certains vont même jusqu’à voir dans la méfiance à l’égard de l’Oncle Sam une résurgence de l’anti-sémitisme, tant est-il que s’est enracinée l’idée que l’Amérique est le nouvel Israël et les états-uniens le peuple élu. Pascal Bruckner et quelques autres y allèrent d’une croisade contre le soi-disant anti-américanisme congénital de la France. On tint colloque et la presse bien-pensante s’en fit l’écho complaisant.
Si l’anti-américanisme est le socialisme des imbéciles, l’américanophilie n’est pourtant pas la preuve d’une force d’esprit supérieure. Nos américanophiles font preuve d’un aveuglement volontaire qui rappelle irrésistiblement celui dont firent preuve jadis les « amis de l’URSS » à l’égard de la « patrie socialisme ».
La démocratie, selon une définition classique, énoncée par Lincoln et reprise par Marx, c’est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple »[11]. La définition est un peu redondante, car tout gouvernement est le gouvernement du peuple, car on se demande quelle autre tâche pourrait occuper les gouvernants. Pour que la proposition ait un sens, il faut donc que le gouvernement soit considéré par le peuple comme son gouvernement et non le gouvernement imposé par une puissance étrangère ou par une caste privilégiée. De ce premier point de vue, la démocratie américaine fut d’abord une démocratie des propriétaires plus qu’un gouvernement du peuple, ou, plus exactement, la définition même du peuple excluait de larges parties de la population, non seulement les esclaves mais encore toutes sortes de catégories d’exclus. On oublie un peu vite que l’égalité de droit de tous les citoyens états-uniens est un conquête récente puisqu’elle n’a pas même quarante ans. Mais l’égalité de droit est loin d’épuiser la question. Depuis ses origines, la démocratie américaine est de fait entre les mains d’une caste dirigeante, d’une véritable aristocratie, aux contours variables, qui a exproprié politiquement le peuple. C’est non seulement un constat historique et sociologique mais aussi le thème récurrent des campagnes électorales : de Theodor Roosevelt attaquant le pouvoir des robber barons – les nouveaux maîtres de l’industrie – à Eisenhower dénonçant le pouvoir du complexe militaro-industriel. Les romans policiers ne cessent de montrer la collusion de la police, des riches capitalistes et des voyous. Mais les temps changent : jadis, le héros, comme le détective de Dashiell Hammett dans La moisson rouge finissait par éradiquer la corruption et punir les méchants. Dans L.A. Confidential, les héros éliminent les tueurs mais sont contraints à taire la vérité et sauver la mise des politiciens pourris. Même dans le polar, on renonce à faire triompher le bien. Plus d’Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias !
Le système politique américain favorise institutionnellement cet accaparement de la démocratie par les classes dirigeantes. Paradoxalement, c’est l’extrême répartition des pouvoirs dans le système fédéral qui assure la main-mise de la classe dirigeante et la stabilité d’un ordre social qui leur soit favorable. Ainsi le caractère fédéral de l’État conduit à un système électoral à deux niveaux pour l’Union. Tocqueville faisait déjà remarquer que ce système avait les mêmes effets qu’un scrutin censitaire. Il permettait d’éviter que la plèbe ne s’empare du pouvoir. Le Sénat, à raison de deux sénateurs par État, quelle que soit sa population,[12] exprime parfaitement la dimension aristocratique de la démocratie américaine, alors que la chambre des représentants, élue de la population est plus perméable à l’influence des « basses classes ».
En bas, la démocratie américaine paraît très démocratique. Les citoyens sont régulièrement appelés à voter sur les questions qui concernent la ville ou le comté. Ceux qui ont fait de la « démocratie participative » leur nouveau point de ralliement devaient aller la voir en pratique dans les collectivités locales des États-Unis. Mais l’extrême dispersion du pouvoir politique combinée avec la forte concentration et structuration du pouvoir économique permet la sélection d’une élite dirigeante représentant très exactement la mince couche du grand capital états-unien. C’est très clair si on étudie les cercles dirigeants républicains où le pétro-business joue un rôle clé. Mais les « démocrates » sont eux aussi des oligarques. La différence entre démocrates et républicains est essentiellement une différence de clientèle – un terme qu’il faut prendre ici au sens qu’il avait chez les Romains – les démocrates s’étant spécialisés dans les minorités ethniques et les chefs syndicalistes, les républicains s’étant assurés le quasi monopole des évangélistes et des religieux obscurantistes plus ou moins fanatiques qui sont paradoxalement si nombreux dans ce pays de la science et de la technique toutes-puissantes.
Les patriciens protestants qui ont inventé les États-Unis ne manquaient pas de génie. Ils ont trouvé une formule politique qui immunisera leur pays non seulement contre les crises politiques à répétition qu’ont connues les républiques parlementaires européennes mais aussi contre tout changement et contre toute irruption du peuple sur la scène politique où se joue son destin.
Marx et Engels, sur leurs vieux jours en étaient arrivés à l’idée que la conquête du suffrage universel par une classe ouvrière devenue numériquement majoritaire dans les pays capitalistes avancés donnerait presque naturellement le pouvoir aux partis socialistes et communistes « à l’ancienne » – c'est-à-dire dans le sens que ces termes avant la révolution russe. Dès lors que les ouvriers gagnèrent le droit de vote, il semblait que le parlementarisme anglais pouvait devenir l’instrument d’un parti du travail pour imposer des lois conformes à leurs intérêts de classe. De fait, même si le Labour Party n’a jamais eu l’intention de transformer radicalement la société britannique, sa venue régulière au pouvoir a imposé des transformations sociales importantes. Il a fallu la contre-révolution thatchérienne pour commencer à démanteler l’édifice de l’État social construit par Attlee en 1945.
Mais ce sont les États-Unis qui, selon les fondateurs du communisme moderne, devaient fournir le modèle d’un passage pacifique au socialisme, et ce parce que l’appareil d’État central y était plus faible et la démocratie plus profondément enracinée dans les pratiques populaires. Pourtant, ce n’est pas aux États-Unis mais en Europe que les ouvriers réussirent le mieux à transformer l’État, pour partie,  dans le sens que dessinaient Marx et Engels. En France, en Italie, en Allemagne, en Scandinavie, les « partis ouvriers », soit directement, soit par la menace qu’ils faisaient peser sur les « partis bourgeois », ont réussi pendant plusieurs décennies à représenter la possibilité sinon d’une alternative sociale radicale du moins d’une autre logique que celle du mode de production capitaliste. Les classes dirigeantes des États-Unis n’ont jamais eu à affronter des conjonctures aussi désagréables. Leur constitution les en a protégés.
Il paraît que les États-Unis sont la plus ancienne démocratie. C’est évidemment un premier mensonge : Athènes fut démocratique deux mille ans avant les treize États. Ces deux démocraties ont d’ailleurs une particularité commune, celle de reposer sur l’esclavage[13]. Si les pères fondateurs qui se réunissent à Philadelphie en 1787 ne sont pas des esclavagistes, mais des apôtres de la religion du progrès qui éliminera progressivement les restes d’un passé barbare, la Constitution américaine, cependant, respecte scrupuleusement l’esclavage.
Ainsi, elle interdit au congrès d’intervenir dans le commerce des esclaves pour une période de vingt ans et requiert qu’il mate les rébellions. Les États non esclavagistes s’engagent à renvoyer les fuyards dans leur État d’origine et les esclaves ne peuvent avoir recours à la Cour Suprême. Le principe d’égale représentation des États au Sénat est d’abord adopté en vue de garantir la défense des propriétaires d’esclaves qui contrôlent les États du Sud. Grâce au droit de veto, le Sénat est de fait soumis à ces propriétaires d’esclaves également dans le domaine de la politique étrangère et de la justice fédérale.
Bâtie sur un fondement aussi douteux, la Constitution américaine a été transformée en objet de foi intouchable, afin de protéger un « système constitutionnel fondamentalement irrationnel de toute analyse critique » (Daniel Lazare). C’est pourquoi la Constitution ne peut pratiquement pas être changée tant la moindre modification nécessite de procédures complexes soutenues par une quasi unanimité. Le résultat est connu : un système bloqué qui garantit la domination sans partage d’une mince oligarchie – qui se reproduit éventuellement par cooptation mais prend de plus en plus souvent les voies héréditaires : les Bush sont loin d’être une exception dans la caste dirigeante.  Mais c’est aussi un système qui reste, selon l’expression de Daniel Lazare « un cauchemar d’inefficacité baroque », avec la multiplication des commissions et comités élus, et les différences législatives importantes d’un État à l’autre. En pratique, le pouvoir appartient à ceux qui ont les moyens d’intervenir dans tous ces échelons d’administratifs et politiques, d’y recruter des hommes des partisans, d’y placer des hommes de paille. La démocratie tient beaucoup du « féodalisme bureaucratique » avec sa pyramide de barons et de seigneurs. L’épisode de l’élection de l’acteur culturiste Arnold Schwarzenegger comme gouverneur de l’État de Californie est révélateur. Le gouverneur démocrate qui venait d’être réélu a été destitué à la suite d’une pétition demandant sa révocation, une pétition lancée par quelques notables très riches et très influents qui voulaient se débarrasser des programmes sociaux coûteux que le gouvernement démocrate avait développé notamment en direction des immigrés chicanos. « Schwarzy », qui pourtant ne figure pas parmi les républicains les plus droitiers, s’est engagé dans une campagne démagogique assez répugnante pour passer le balai dans les programmes sociaux et, ayant lui-même épousé une Kennedy, il a reçu le soutien du clan Kennedy, réputé démocrate.
Parmi les caractéristiques de l’État prolétarien qui devait conduire au socialisme, Marx en donnait deux très importantes : 1° l’État à bon marché et 2° des députés élus et révocables par le peuple. Le révocation du gouverneur démocrate Gray Davis accomplit la deuxième partie du programme et la campagne de Schwarzenegger visait la première partie. Évidemment, le vieux Marx ne voyaient pas les choses comme ça. Mais, comme le craignaient déjà les auteurs classiques, la distance entre démocratie et démagogie, entre peuple et populace, est peut-être plus courte qu’on ne le croit.
La constitution ne pouvait suffire. Classe dominante sûre d’elle-même, émancipée de toute complexe moral à l’égard de la puissance de l’argent, sans le moindre sentiment de ce que pouvait vouloir dire la formule « noblesse oblige »,cupide avec une naïveté presque touchante, et liée aux gens de sac et de corde qui partaient à l’assaut de la frontière, avec comme seul précepte que le meilleur ami de l’homme est son revolver, la bourgeoisie US ne s’est jamais embarrassée de considérations démocratiques dès lors que les intérêts du capital étaient en jeu. Lénine, moins naïf que Marx et Engels, faisait remarquer que les États les plus démocratiques sont aussi ceux qui sont les plus proches de la guerre civile. La bourgeoisie US a mené avec une constance remarquable une guerre civile permanente contre sa propre classe ouvrière. Des martyrs de Haymarket à Chicago en 1886 à Sacco et Venzeti, des méthodes de corruption et de l’utilisation de la mafia à celle des agences de sécurité privées ou FBI contre le syndicalisme en passant par une justice aux ordres embastillant dès qu’il le fallait les « éléments dangereux », toute l’histoire sociale de ce pays contredit violemment la légende de l’Amérique démocratique soucieuse des droits individuels. Une légende que les benêts appointés qui forment le gros de l’intelligentsia européenne reprennent aujourd’hui avec d’autant plus d’acharnement qu’ils furent souvent les thuriféraires de Staline, Mao ou Enver Hodja dans la période antérieure … et doivent avoir beaucoup à se faire pardonner.
Domenico Losurdo[14] donne un exemple comparatif très parlant. L’Allemagne impériale en pleine première guerre mondiale condamne le socialisme internationaliste Karl Liebknecht à deux ans et demi de prison après l’avoir laissé utiliser pendant un certain temps la tribune du Parlement pour dénoncer la guerre. En 1918, Eugen Debbs, le dirigeant des socialistes américains, qui avait connu la prison pour avoir apporté son soutien un grève des transports, se voit infligé dix ans de prison pour un discours contre la guerre. Entre la « démocratique » Amérique et l’Allemagne du Kaiser, le grand prix des libertés civiles ne va pas aux donneurs de leçons patentés.
La répression contre le mouvement ouvrier et syndical au XIXe et au XXe siècle a été bien plus systématique et bien plus violente aux États-Unis que dans tous les pays européens s on excepte la période fasciste et nazie en Allemagne et en Italie. La reconnaissance du syndicalisme sous le « new deal » apparaît comme un évènement exceptionnel et si le syndicalisme a pu se développer jusqu’aux années 70, c’est peut-être parce qu’il s’agissait d’un syndicalisme très largement domestiqué, lié organiquement aux partis au pouvoir, voire investi par la mafia, en tout cas un syndicalisme qui jamais ne met en cause le capitalisme en tant que système social. Il suffit de rappeler la manière dont le FBI et les chef mafieux se sont unis dans l’immédiat après-guerre pour expulser les trotskistes américains de l’AFL-CIO et de leur travail.
L’ère Reagan a commencé par une attaque brutale contre le syndicalisme avec le licenciement de dix mille contrôleurs aériens en grève. Les suivants se le sont tenu pour dit. Aujourd’hui, de nombreuses firmes font leur publicité auprès des investisseurs en garantissant qu’elles sont « union free », « libres de syndicats ». Encore récemment, l’administration Bush utilisait la bonne vieille loi Taft-Hartley de 1947 pour briser des grèves dans les compagnies aériennes. Même les syndicats aux ordres – car les dirigeants de l’AFL-CIO sont des agents de la classe dominante – sont intolérables au patronat états-unien, car ces syndicats aux ordres ne peuvent garder leur emprise sur les travailleurs organisés qu’en négociant des accords d’entreprise qui offrent un minimum de protection sociale et de garanties salariales aux travailleurs. Le gouvernement, « as usual », apporte un soutien sans réserve aux patrons. Les tracasseries administratives se multiplient. Ainsi : « Alors que la Maison Blanche s’était opposée bec et ongles à toute nouvelle réglementation sur l’air, la qualité de l’eau ou l’hygiène alimentaire en invoquant son aversion pour la bureaucratie et la paperasse, en décembre dernier le ministère du travail a adopté plusieurs décrets obligeant les syndicats à détailler chacune de leurs dépenses supérieures à 2 000 dollars engagées lors d’une campagne de recrutement, d’une grève, ou d’une action de type parlementaire ou politique. Une disposition pareille constitue un cauchemar qui va accabler un peu plus leurs permanents déjà encombrés de formalités administratives beaucoup plus lourdes qu’en Europe. »[15]
Le « Patriot Act » et l’offensive de Bush contre les libertés civiles au motif de lutte contre le terrorisme n’arrangent évidemment pas la situation. L’acteur Tim Robbins dénonçait le 15 avril 2003 « le climat de peur qui règne sur la nation. » Le grand philosophe du droit Ronald Dworkin ne cesse de dénoncer la régression des libertés fondamentales. Selon lui, l’administration Bush « a violé ou ignoré de nombreux droits et libertés fondamentaux et nous devons maintenant déplorer que le caractère de notre société change pour le pire. »[16] Il ajoute : « L’administration a très largement étendu et la surveillance des individus privés et la collecte des données les concernant. Elle détient des centaines et des centaines de prisonniers, parmi lesquels de nombreux citoyens américains, mis au secret indéfiniment, sans charges et sans possibilité d’accéder à un avocat. Elle menace d’exécuter certains de ces prisonniers après des procès devant un tribunal militaire spécial où les procédures de défense protégeant les innocents contre une condamnation ne sont pas valables. » Ajoutons qu’après de nombreux recours intentés par les défenseurs des droits de l’homme, la Cour Suprême, à majorité très conservatrice, a donné raison à l’administration Bush. Comme la cour suprême est l’instance qui dit le droit en dernière analyse et réforme la Constitution, cette décision constitue donc la liquidation officielle, constitutionnelle, de ce grand principe de l’habeas corpus qui faisait la fierté des Anglo-saxons.
La description que donne ici Dworkin est typiquement celle des régimes autoritaires et non celle d’une démocratie. Mais il est vrai que ces remarques ne peuvent ébranler la caste dirigeante des États-Unis : la « démocratie » US ne peut pas être jugée au nom d’une norme extérieure puisqu’elle est elle-même la norme. Les libertés civiles en général sont les libertés civiles US, les droits de l’homme et du citoyen sont les droits de l’homme et du citoyen américain et la démocratie, c’est le régime politique des États-Unis. C’est cela la « manifest destinity » états-unienne !
Jusqu’à présent nous n’avons considéré la « démocratie états-unienne » que du point de vue intérieur. Sur l’arène internationale la « manifest destinity » n’est rien d’autre que la politique de puissance la plus cynique. Une politique où tous les coups sont permis y compris ceux qui finissent par se retourner contre leurs auteurs. Soucieux de protéger la vie de leurs boys, les dirigeants états-unien sont beaucoup moins regardant quand il s’agit de celle des populations civiles qui ont le malheur de bénéficier de leur attention vigilante. 47.000 GI’s tués au Vietnam mais plus de un million de Vietnamiens. Le décompte est d’ailleurs difficile car les bombes défoliantes continuent de faire des victimes par milliers. Dans ce qu’ils considèrent depuis toujours comme leur « arrière-cour », les États-Unis ont soutenu tous les coups d’État les plus sanglants, les défenseurs attitrés de la « démocratie » se sont spécialisés dans la formation professionnelle des tortionnaires et il suffit d’écouter, encore aujourd’hui,  cet assassin brutal et dépourvu de tout sens moral qu’est Kissinger pour se rendre compte que ces gens-là n’ont rien oublié et rien appris et sont prêts à recommencer dès que l’occasion s’y prête. Pour les milliers de morts du Chili, l’assassinat d’Allende, les dizaines de milliers de prisonniers et disparus, pas une fois le prix de Nobel de la paix n’a manifesté le moindre remords.
Le plus remarquable cependant est l’alliance historique nouée par les États-Unis avec l’islam le plus réactionnaire. On sait que tout à commencé par la rencontre en Méditerranée, le 14 mai 1945, entre Roosevelt et Ibn Saoud, une rencontre qui scellera les accords dits du « Quincy » – du nom du vaisseau de guerre sur lequel Roosevelt avait pris place. Curieuse alliance que celle qui unit le patricien éclairé qu’est Roosevelt et le représentant d’un régime qui applique la charia sous sa forme la plus brutale – lapidation des femmes soupçonnées d’adultère, main coupée aux voleurs et encore tout récemment exécution des homosexuels. La raison de cette alliance est pétrolière d’abord, géopolitique ensuite : les États-Unis profitent de la guerre pour évincer les Anglais de leurs principales positions en Asie et au Moyen Orient.
Mais le cynisme de grande puissance n’explique pas tout. Rendons           aux thuriféraires de Washington ce qui leur revient : quand ils affirment que les dirigeants de la Maison Blanche agissent par conviction et non par calcul cupide, ils ont en partie raison. Il y a entre les fanatiques Wahhabites et les descendants des puritains anglo-saxons quelques connivences dans l’attitude à l’égard du monde profane des mécréants. Bush succède à Clinton et la plus grave crise que ce dernier ait eu à affronter ne concerne ni les affaires sociales, ni la situation internationale, mais, comme le dit Philip Roth, l’affaire de la turlute. Dans « La tache », l’un des plus puissants romanciers américains contemporains résume ainsi la situation :
« Non, si vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse. L'éditorialiste William F. Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : « Du temps d'Abélard, on savait empêcher le coupable de recommencer », insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu'il appelait ailleurs son « incontinence charnelle ») la destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée. La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.
En Amérique, cet été-là a vu le retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des spéculations, des théories, une outrance incessantes ; l'obligation morale d'expliquer les réalités de la vie d'adulte aux enfants fut abrogée au profit d'une politique de maintien de toutes les illusions sur la vie adulte ; la petitesse des gens fut accablante au-delà de tout ; un démon venait de rompre ses chaînes, et, dans les deux camps, les gens se demandaient : « Mais quelle folie nous saisit ? » ; le matin, au réveil, les femmes comme les hommes découvraient que pendant la nuit, le sommeil les ayant affranchis de l'envie et du dégoût, ils avaient rêvé de l'effronterie de Bill Clinton. J'avais rêvé moi-même d'une banderole géante, tendue d'un bout à l'autre de la Maison-Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui proclamait « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN ». Ce fut l'été où, pour la millionième fois, la pagaille, le chaos, le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre. Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l'Amérique. »
On ne saurait mieux exposer un des traits fondamentaux de l’esprit états-unien et, comme d’habitude, le romancier surpasse infiniment le spécialiste en sciences politiques ou le journaliste spécialisé. En comparant la chasse à Bill et aux gâteries que lui prodigua la nommé Monica aux fatwas de Khomeiny contre Rushdie et en montrant que cet esprit impitoyable et ce fanatisme sont un des traits propres de la mentalité du « nouveau monde », Roth nous aide à comprendre pourquoi le paradis de la démocratie d’accorde si bien avec l’une des plus obscurantistes et des plus impitoyables tyrannies encore debout. « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN » : on ne devrait jamais oublier que le fanatisme religieux ignore ce qu’est une être humain. Mais si on admet, en outre, que ce fanatisme religieux est une des composantes – pas la seule mais une des composantes – de la démocratie en Amérique, on comprend alors sur quelles contradictions formidables elle repose et pourquoi elle est toujours si prêt du « retour de la nausée ».[17]
Qu’on nous comprenne bien : nous savons que les États-Unis ne se réduisent pas à cela. Le fantôme de la liberté y rode encore et hante sans doute les nuits des médiocres apprentis tyrans de la  Maison Blanche. La culture de ce pays a produit et produit encore tellement mieux que les navets hollywoodiens ; les philosophes et les artistes s’inscrivent dans leur grande majorité dans le grand courant de l’émancipation démocratique. De Rawls à Chomsky et Dworkin, les esprits libres ne manquent pas, dans les pas de qui nous allons souvent mettre les nôtres. C’est encore aux États-Unis  peut-être que la discussion sur l’égalité, les rapports de propriété, les modèles du socialisme reste la plus vive. Et si on réussi à échapper au tapis de bombes des majors du cinéma et à leurs produits stéréotypés et surchargés d’effets spéciaux, il est encore très facile d’aller deux heures dans une salle obscure se laisser prendre par ce cinéma intelligent qui, à l’instar des meilleurs romanciers d’outre-Atlantique ignore la coupure entre la culture savante et la culture populaire et ressemble comme un frère (et souvent un grand frère) au meilleur du cinéma italien, français ou anglais.
Nous savons aussi qu’il y a aux États-Unis un mouvement ouvrier ancien et expérimenté, que les traditions démocratiques sont vivaces et que nombreux sont ceux qui continuent à « prendre les droits au sérieux »[18]
C’est pourquoi la crise de la démocratie états-unienne est si grave : d’une histoire si contrastée où le pire a toujours côtoyé le meilleur, il est à craindre que le pire ne soit en train de prendre le dessus alors que les années 60 et 70 laissaient entrevoir le meilleur – si on était prédisposé à l’optimisme…
Les plus clairvoyant des intellectuels américains le savent et le disent : le renforcement des tendances impérialistes à l’extérieur menace directement la démocratie à l’intérieur. Paul Krugman, Norman Mailer, ou Ronald Dworkin répètent que cette évolution ruine les traditions démocratiques libérales auxquelles ils sont attachés. Inversement, nous savons, nous, que l’involution anti-démocratique renforce la tentation hégémoniste de « l’hyper-puissance ». Le sort de la démocratie en Amérique est donc notre affaire. Les libéraux, les radicaux et le mouvement ouvrier aux États-Unis doivent compter sur la solidarité des républicains socialistes et des défenseurs de la liberté et du droit des peuples dans le monde entier, mais au premier chef en Europe. Ce qui nous demande de balayer devant notre porte et de passer nos propres conceptions et pratiques de la démocratie au feu de la critique. Ce qui sera l’objet des chapitres suivants.

Fin de trajectoire du bonapartisme

La France des « deux cents familles » est de retour. À voir, en effet, l’orientation suivie par la caste dirigeante en France, on a l’impression que le film de l’histoire tourne à l’envers. Issu d’un invraisemblable carambolage électoral, le gouvernement Chirac-Raffarin se pose ouvertement comme le gouvernement des riches, par les riches et pour les riches. Non seulement les liens étroits rattachent souvent les ministres aux milieux d’affaire, mais encore chaque loi semble être écrite sous la dictée du MEDEF. Baisse de l’impôt sur le revenu, démantèlement systématique de « l’État social » construit à la Libération, retour en force des défenseurs de « la loi et l’ordre »[19] : c’est une combinaison que la France n’avait pas connue depuis longtemps, pour tout dire depuis Pétain. Il y a eu des gouvernements peu éclairés en matière de mœurs – le gaullisme classique ne brillait pas pour son ouverture d’esprit – et très répressifs – qu’on se souvienne des gouvernements de la guerre d’Algérie ou du ministère Marcellin – mais ces gouvernements se situaient à l’intérieur du compromis social issu du Conseil National de la Résistance. Pompidou lui-même exaltait le modèle social-démocrate suédois et un certain Chirac, Premier ministre de Giscard se réclamait du « travaillisme à la française ». Quant à Giscard, il abolissait la censure et procédait à un toilettage « sociétal » vigoureux de notre système législatif, prenant en compte nombre de revendications issues de mai 68. Comment a-t-on pu en arriver où nous en sommes avec le gouvernement Raffarin, à un tel degré de régression dans tous les domaines essentiels qui concernent la vie en société. La question nous renvoie à la crise des institutions et au pourrissement de la 5ème République sur pieds.
Alors que les élections présidentielles constituent dans le cadre de nos institutions l’événement politique majeur, celles du 21 avril 2002 ont révélé toute la faiblesse et la perversité atteints par le système, ont mis au grand jour la crise politique et institutionnelle dont la démocratie est une des victimes annoncées, ont donné la pleine dimension d’une crise d’ensemble qui fabrique des individus déboussolés de plus en plus dépolitisés et qui détruit tout cadre de participation à la vie publique. Le plébiscite du second tour démontre à l’envi le caractère pervers des institutions : le peuple, contraint par la mécanique du scrutin présidentiel à s’en remettre à un sauveur suprême et à renoncer à son pouvoir politique propre, n’a eu comme seul choix que "l’escroc" pour battre le "facho".


[1] Voir Après l’Empire, éditions Gallimard, 2002.
[2] On revient plus loin sur ce fameux danger Le Pen, servi à toutes les sauces depuis plus de deux décennies.
[3] La grande opération de nettoyage de la corruption lancée par un groupe de juges dans les années 80/90 s’est appelée « mani pulite », littéralement « mains nettoyées »
[4] Par analogie avec la « corn belt », la « ceinture du grain » qui désigne les grandes plaines céréalières des États-Unis.
[5] Lancé dans la foulée des mouvements de novembre/décembre 1995, « l’appel des économistes contre la pensée unique » regroupant environ 300 universitaires visait à casser le consensus néolibéral.
[6] Un groupe de jeunes normaliens qui ont d’abord lancé une pétition contre un enseignement des sciences économiques essentiellement fondé sur la modélisation mathématique. Sous le titre « Les éconoclastes », ils ont ensuite publié un pamphlet percutant contre les idées reçues en économie.
[7] Dans la typologie de la philosophie antique (Platon, Aristote), l’oligarchie est le gouvernement du petit nombre
[8] Sous cette étiquette, on classera, par exemple, tous les groupes qui se réclament plus ou moins de la pensée de Toni Negri, telle qu’elle a été popularisée dans Empire.
[9] Les citoyens élisent, par État, des grands électeurs porteurs d’un mandat pour l’un ou l’autre des candidats.
[10] Raymond Aron s’en était pris aux « marxismes imaginaires ». Un panorama des Tocqueville imaginaires serait une utile contribution à l’historiographie des idées contemporaines.
[11] Abraham Lincoln : discours de Gettysburg, 19 nov. 1863.
[12] Les États peu peuplés comme les petits États de la nouvelle Angleterre ou ceux des Montagnes Rocheuses ont chacun autant de sénateurs que les 35 millions d’habitants de la Californie.
[13] Voir Daniel Lazare: America The undemocratic, New Left Review n°232/1998.
[14] In Democrazia o bonapartismo
[15] L’État américain engagé contre les syndicats, par Rick Fantasia et Kim Voss, « Le Monde Diplomatique », juillet 2003.
[16] New York Review of Books – Nov. 2003, vol.50, n°17
[17] Pour comprendre, les États-Unis d’aujourd’hui il faut aussi lire « J’ai épousé un communiste » et la « Pastorale américaine », les deux autres romans de la trilogie de Roth, le premier traitant de maccarthysme et le second de la période du Vietnam et de la révolte des campus.
[18] Pour reprendre le titre – Taking rights seriously – d’un ouvrage de Ronald Dworkin.
[19] y compris l’ordre moral.

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