L’utilitarisme a également à voir avec les théories du progrès social qui fleurissent au xixe
siècle. Ainsi la philosophie de Bentham est-elle accueillie avec
enthousiasme par de nombreux socialistes français comme Pierre Leroux ou
Benoit Malon. Marx, de son côté, détestait Bentham – « l’oracle
philistin », dont il fait une critique très dure :
« Jérémie
Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, à aucune époque,
personne, pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n'a tiré
autant de parti du lieu commun. Il ne s'y plaît pas seulement, il s'y
pavane. Le fameux principe d'utilité n'est pas de son invention. Il n'a
fait que reproduire sans esprit l'esprit d'Helvétius et d'autres
écrivains français du XVIII° siècle. Pour savoir, par exemple, ce qui
est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne
saurait déduire cette nature elle-même du principe d'utilité. Si l'on
veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des
rapports humains, il s'agit d'abord d'approfondir la nature humaine en
général et d'en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque
historique. Bentham ne s'embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et
le plus naïvement du monde, il pose comme homme-type le petit-bourgeois
moderne, l'épicier, et spécialement l'épicier anglais. Tout ce qui va à
ce drôle d'homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par
soi. C'est à cette aune qu'il mesure le passé, le présent et l'avenir.
La religion chrétienne par exemple est utile. Pourquoi ? Parce qu'elle
réprouve au point de vue religieux les mêmes méfaits que le Code pénal
réprime au point de vue juridique. La critique littéraire au contraire,
est nuisible, car c'est un vrai trouble-fête pour les honnêtes gens qui
savourent la prose rimée de Martin Tupper. C'est avec de tels matériaux
que Bentham, qui avait pris pour devise : nulla dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C'est la sottise bourgeoise poussée jusqu'au génie. » (Capital, I, xxiv, v)
Cependant,
on peut penser que l’interprétation du marxisme la plus couramment
défendue par les marxistes est une interprétation utilitariste : la
formule du plus grand bonheur pour le plus grand nombre conviendrait
assez bien par exemple au système de légitimation employé par les divers
régimes socialistes ayant réellement existé – je ne parle pas ici des
résultats effectivement atteints, ce qui est une autre affaire ! Quant
au mépris de Bentham pour les droits de l’homme, il fut longtemps
partagé par tous les courants socialistes. Le panoptique n’est pas non
plus sans rapport avec le socialisme ayant réellement existé.
De
ces liens entre socialisme et utilitarisme, on pourrait aussi citer le
cas de John Stuart Mill, dont l’utilitarisme sophistiqué servit de base à
la Fabian Society, une des plus influentes tendances du socialisme
britannique au début du xxe siècle.
Ainsi,
il semble qu’il y ait une espèce de lien originel entre les grandes
philosophies de la justice sociale et l’utilitarisme. Il me semble donc
d’autant plus remarquable que la TJ de Rawls commence par une critique
radicale de l’utilitarisme. Si Rawls fournit une rationalisation tout à
faire remarquable du « welfare » et des politiques social-démocrates
effectivement mise en œuvre depuis le New Deal de Roosevelt jusqu’au
« socialisme à la suédoise », bref de cette troisième voie dont on a
rêvé pendant la deuxième partie du xx°
siècle, il est tout à fait surprenant de trouver là une théorie de
« l’état du bien-être » qui, justement, ne fasse pas du bien-être le
critère suprême permettant de trancher entre les divers principes de
base d’une société bien ordonnée.
Ce paradoxe
mérite une explication. Est-il possible et jusqu’à quel point de séparer
le juste et le bien, comme le fait Rawls et d’affirmer la priorité
inconditionnelle du juste sur le bien ? Si comme le dit Rawls,
l’utilitarisme est incompatible avec les principes d’une société bien
ordonnée, la priorité du juste sur le bien telle que la pense Rawls
suffit-elle à déterminer ces principes de base ? C’est pourquoi je vais
montrer dans une première partie ce qui justifie chez Rawls la critique
de l’utilitarisme. Dans un deuxième temps, j’essaierai de pointer
quelques-unes des contradictions internes de la TJ et enfin je montrerai
comment on peut essayer de surmonter les apories de la TJ, en
s’orientant vers une conception plus pluraliste des morales publiques.
Rawls, critique de l’utilitarisme
L’entreprise
de Rawls repose, tout d’abord, sur « notre intuition de la primauté de
la justice ». D’une telle intuition, du reste, il ne serait pas
difficile de trouver la trace dans toute l’histoire de la philosophie.
On sait bien le rôle central du livre V de l’Éthique à Nicomaque,
non seulement dans l’œuvre d’Aristote, mais encore dans toute notre
tradition politique et juridique – et pas seulement, la nôtre, il suffit
de songer à l’Islam classique, jusqu’à Averroès.
Le
problème est que la définition même de la justice n’est pas toujours
des plus claires. Cicéron, qui est souvent un bon interprète de la
philosophie antique, définit la justice comme la « plus éclatante des
vertus » et elle consiste d’abord dans le fait de « ne nuire à
personne » et de ne pas user des biens communs comme des siens propres.
Quant au fondement de la justice, il consiste dans la bonne foi et la
fidélité à la parole donnée. (cf. De Officiis, I,VII) On trouve
fréquemment la justice définie comme l’utilité commune. Il y a donc de
bonnes raisons de penser que l’utilitarisme a un rapport étroit avec la
conception classique de la justice. Que « l’intérêt soit l’unique juge
de la probité et de l’esprit » ainsi que l’affirme Helvétius, ce n’est
pas une affirmation extravagante pour un fidèle lecteur de Spinoza.
Or,
d’un certain point de vue, Rawls, en bon kantien, organise la rupture
avec cette conception classique qui relie le juste et l’utilité commune.
Plus spécifiquement, il se heurte aux conceptions dominantes dans la
philosophie anglo-saxonne, conceptions intuitionnistes et utilitaristes.
C’est d’ailleurs annoncé dans le premier paragraphe liminaire de la
première partie de la TJ : « Mon objectif est d’élaborer une théorie de
la justice qui soit une solution de rechange à ces doctrines qui ont
dominé depuis longtemps notre tradition philosophique. »
Quel
est l’objectif de la théorie de la justice ? Il s’agit de fixer les
principes de justice qui peuvent servir de fondement à une société.
Voici comment Rawls définit une société :
« une
société est une association, plus ou moins autosuffisante, de personnes
qui dans leurs relations réciproques reconnaissent certaines règles de
conduite comme obligatoires, et qui, pour la plupart, agissent en
conformité avec elles. » (TJ, I, §1)
Voilà
une définition qui présuppose tellement de choses qu’on ne peut guère
s’arrêter pour l’instant. Mais on peut remarquer deux choses :
1. Dans
cette définition, il n’y a aucune référence à la finalité de
l’association, et encore moins au besoin. On est très loin donc de la
conception aristotélicienne et antique de la cité.
2. Par
contre, un des traits pertinents pour définir une société, est
l’autosuffisance, et là nous reconnaissons un point commun avec la
conception aristotélicienne de la cité. C’est un point qu’on laissera
provisoirement dans l’ombre mais qui n’est pas sans poser des questions
épineuses. Salvatore Veca [2002] note que les conceptions
traditionnelles de la justice, celle de Rawls incluse, sont faites pour
des sociétés fermées et sont donc incapables de fonctionner pour une
« justice sans frontière ».
Mais passons au nœud de l’affaire. Rawls justifie la primauté du juste à partir de sa conception d’une société bien ordonnée :
« nous
dirons qu’une société est bien ordonnée lorsqu’elle n’est pas seulement
conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu’elle est
aussi déterminée par une conception publique de la justice. » (TJ,I, §1)
La
formulation qu’on a ici n’est pas très précise. Chez Kant, le caractère
public d’un principe est ce qui en fait un principe de droit. Un
exemple parmi des dizaines d’autres dans la Paix perpétuelle : « Une maxime, en effet, que je ne peux divulguer sans faire échouer par là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète pour qu’elle réussisse (…) ne peut devoir cette opposition de tous contre moi (…) qu’au tort dont elle menace chacun. » (125,viii-381)
Ceci peut-être prouvé tant dans le droit civique – ici est traitée la
question du droit de rébellion du peuple – que dans le droit des gens.
De cette analyse découle un principe de réconciliation de la morale et
de la politique : « Toutes les maximes qui exigent pour ne pas manquer leur fin, la publicité s’accordent avec le droit et la politique réunis. » (130, viii-386)
Autrement
dit le caractère public du principe n’est pas quelque chose qui
s’ajouterait au critère du bien commun. Il faudrait dire que c’est
seulement parce qu’elle possède une conception publique de la justice
qu’une société peut favoriser le bien de ses membres. En dépit de
l’imprécision de la première formule par laquelle Rawls définit une
société bien ordonnée, c’est ainsi, dans ce sens strictement kantien
qu’il faut l’entendre.
À partir de ces prémisses, Rawls passe à l’examen du principe d’utilité.
« il
est tout à fait improbable que des personnes se considérant elles-mêmes
comme égales, ayant le droit d’exprimer leurs revendications les unes
vis-à-vis de autres, consentent à un principe qui puisse exiger une
diminution des perspectives de vie de certains, simplement au nom de la
plus grande quantité d’avantages dont jouiraient les autres. » (TJ,I, §3)
Conclusion :
« le
principe d’utilité est incompatible avec une conception de la
coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage
mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité
implicite dans le concept d’une société bien ordonnée. » (ibid.)
On
remarquera que l’argumentation de Rawls contre le principe du bonheur
est assez différente de celle de Kant. Chez Kant, le principe du bonheur
est rejeté comme est rejeté tout principe de caractère téléologique qui
prétendrait déterminer le devoir moral – en prétendant que bien agir
conduit au bonheur, je me prépare à justifier n’importe quoi. Chez
Rawls, c’est assez différent : ce qui est rejeté en premier lieu, c’est
toute logique sacrificielle – même si, évidemment le refus de la logique
sacrificielle découle logiquement des principes du droit kantien.
J’insiste
sur cet écart parce que position de Rawls vis-à-vis de l’utilitarisme
est plus complexe qu’il ne paraît. Rawls met en garde contre une
utilisation trop polémique des termes « utilité » ou « utilitarisme ».
Ensuite, Rawls ne s’attaque pas à l’utilitarisme dans sa version
originelle, celle de Bentham, mais dans sa version la plus sophistiquée,
celle de Sidgwick. Or, la conception de Sidgwick n’est pas strictement
utilitariste.
Une incidente sur Sidgwick. Il
part de l’analyse critique des autres doctrines utilitaristes et fait le
constat des limites de tout point de vue conséquentialiste. Même si
nous déterminons généralement nos comportements comme des moyens en vue
d’une fin que nous estimons bonnes, nous savons intuitivement que, dans
de nombreux cas, nous sommes incapables de relier les situations
particulières auxquelles nous sommes confrontés à ces fins ultimes et
alors nous agissons uniquement en fonction d’un devoir sans connexion
logique avec la fin. Il définit donc l’éthique comme l’étude de ce qui
est juste (right) ou encore de ce qui doit être. Mais
immédiatement il apparaît que les moyens de déterminer ce qui est juste
ou ce que nous devons faire sont extrêmement divers. Si une conduite est
bonne parce que conçue en vue d’une fin elle-même bonne, on peut
distinguer deux types de fins bonnes : le bonheur ou la perfection
morale – on retrouve ici la distinction entre les eudémonismes
classiques pour qui la fin de vie morale est le bonheur et les stoïciens
qui dont résider le bien suprême dans la vertu. Par ailleurs nous
pouvons agir non parce que la fin de l’action est désirable, mais tout
simplement parce que nous pensons qu’une action est juste par elle-même.
La bonne méthode, face à cette diversité des « méthodes de l’éthique »
est de partir de l’analyse de ce qui est implicite dans nos manières
communes de raisonner en morale, autrement dit en fonction de nos
intuitions morales.
Sidgwick essaie de démêler
la question du plaisir et de la peine telle que l’ont posée Bentham et
Mill en rappelant que le fait (psychologique) que les individus
cherchent généralement le plaisir et veulent éviter les peines ne permet
en aucune manière de conclure qu’ils doivent le faire. Bref, on
ne doit pas confondre l’hédonisme comme description psychologique et
l’hédonisme égoïste comme doctrine éthique. Cette première confusion se
double d’une deuxième. Quand on parle de plaisir, on ne sait vraiment ce
qu’on dit ! Alors que pour Mill, désirer une chose et la trouver
« plaisante » sont deux manières de dénommer le même fait psychologique,
Sidgwick fait remarquer que nous disons employons l’expression « agir
selon notre plaisir » (ou faire ce qui nous plaît) nous voulons
simplement désigner par là une action volontaire, exécutée sans
contrainte extérieure, mais cela ne signifie pas que cette action nous
procure le sentiment de plaisir défini psycho physiologiquement.
Sidgwick voit très bien que la doctrine de Mill du plaisir moral conduit
à une tautologie. En effet, si le but de toutes nos actions est le
sentiment de plaisir, nous tombons dans ce type d’hédonisme genre
« pourceau satisfait » que dénonce Mill. Mais si nous prenons en compte
comme plaisir le plus élevé le plaisir qui naît de l’action volontaire,
décidée raisonnablement, alors l’action bonne est celle que nous faisons
parce que nous avons de bonnes raisons de la faire, ce qui ne nous
avance guère dans la recherche d’une doctrine éthique…
Le
but de l’éthique est donc de faire une théorie systématique de ce que
nous tenons ordinairement pour une conduite raisonnable, que cette
conduite soit considérée comme juste en elle-même ou comme un moyen
adéquat en vue d’une fin elle-même raisonnable. Pour construire cette
synthèse, Sidgwick détruit la connexion logique habituelle qui existe
entre ce qu’il nomme hédonisme égoïste et ce qu’il nomme hédonisme
universaliste (ou « benthamien »), à qui il propose de réserver le terme
d’utilitarisme. Traditionnellement, en effet, on essaie de montrer que
l’un ne peut pas être séparé de l’autre et qu’en cherchant de manière
conséquente son propre plaisir, on cherchera du même coup, pour
atteindre cette fin, le plaisir du plus grand nombre. Mais cette manière
de procéder élimine nos intuitions morales communes comme ressort de
l’éthique. Pour Sidgwick, il faut séparer ces deux formes d’hédonisme
afin de rendre possible une synthèse entre l’intuitionnisme moral et
l’hédonisme universaliste : « Il me semble indéniable que l’affinité
pratique entre l’utilitarisme et l’intuitionnisme est réellement
beaucoup plus grande que celle qui existe entre les deux formes
d’hédonisme » (I,6,§3) Cependant, on ne peut pas purement et simplement
rejeter l’hédonisme égoïste comme méthode légitime de l’éthique.
Au
total, Sidgwick ne parvient pas à une synthèse satisfaisante ou, du
moins, reconnaît-il que des contradictions restent sans solution. Tout
d’abord, on peut penser que si chacun fait son devoir et agit dans le
respect des autres, le bonheur universel en sera mieux garanti :
autrement les intuitions du sens moral commun seraient parfaitement
compatibles avec l’hédonisme universaliste. Mais, comme Sidgwick le
remarque, cette affirmation n’a pour elle aucune preuve empirique. En
deuxième lieu, l’hédonisme universaliste procède d’une logique
sacrificielle : si le bonheur de tous est mon but, je dois donc
sacrifier mon propre bonheur au bonheur des autres. Cette affirmation,
note Sidgwick, est contraire au sens commun. La manière dont je suis
concerné par le sort des autres et la manière dont je suis concerné par
mon propre sort sont fondamentalement différentes, contrairement à ce
que porte à croire l’hédonisme universaliste. Au contraire une morale du
devoir exclut toute logique sacrificielle – c’est même l’argument
central de Nozick contre l’État providence : pour assurer le bonheur du
plus grand nombre, il doit violer les droits des individus ou du moins
de certains individus.
C’est pourquoi la
confrontation que mène Rawls à l’égard de l’utilitarisme de Sidgwick
doit aussi conduire à une confrontation avec l’intuitionnisme et avec le
perfectionnisme moral – qui a une grande importance dans la tradition
philosophique des États-Unis, depuis Emerson et Thoreau jusqu’à Stanley
Cavell.
Revenons donc à Rawls. Il reconnaît qu’il y a quelque chose d’assez naturel dans l’utilitarisme.
« chaque
homme, lorsqu’il satisfait ses propres intérêts est certainement libre
de compter ses propres pertes face à ses propres gains. Nous pouvons
nous imposer maintenant à nous-mêmes un sacrifice en escomptant un
avantage plus grand par la suite. Il est tout à fait adéquat qu’une
personne, à condition que les autres ne soient pas affectées, agisse en
vue de réaliser le plus grand bien possible pour elle-même et de
promouvoir, dans la mesure du possible, ses fins rationnelles. Or,
pourquoi une société n’agirait-elle pas précisément selon le même
principe mais appliqué au groupe, et, par conséquent, ne
considérerait-elle pas ce qui est rationnel pour un seul individu comme
étant valable pour plusieurs ? » (TJ, I, §5)
Il
y a quelque chose d’important à noter ici : Rawls montre comment
l’utilitarisme a ceci d’attrayant qu’il est une extension à un groupe de
la théorie du choix rationnel tel qu’un individu peut la comprendre.
Or, nous dit-il ailleurs, la TJ est une partie – peut-être la plus
importante, précise Rawls – de la théorie du choix rationnel. On voit
donc que, d’une certaine manière, Rawls ne peut pas d’un geste inaugural
rompre tout lien avec l’utilitarisme. Ce qui explique pourquoi la TJ
revient de façon récurrente sur cette question : §§ 5, 6, 27, 28, 30… Ce
qui explique pourquoi on va retrouver sous certaines formes le principe
d’utilité dans la justification des principes de justice.
Néanmoins,
en dépit de ces difficultés, Rawls tranche contre l’utilitarisme et le
fait en s’appuyant sur « les convictions du sens commun » concernant la
priorité du juste sur le bien, c'est-à-dire une théorie qui affirme :
1/
que les individus possèdent des tous des droits inviolables et que ces
droits ne peuvent pas être limités pour des raisons de maximisation de
l’utilité du groupe. C’est donc un refus radical de toute logique
sacrificielle.
2/ que les principes de justice
qu’elle soutient seraient ceux qu’adopteraient des individus placés
sous le « voile d’ignorance », c'est-à-dire d’individus qui ignoreraient
leurs propres et leurs avantages au moment même où ils sont convoqués
pour décider des principes publics sur lesquels est fondée la société.
On retrouve ici le deuxième terme la définition donnée plus haut d’une
société bien ordonnée : une société bien ordonnée est une association et
Rawls renouvelle ici le thème traditionnel du contrat social.
Je rappelle simplement les deux principes de base :
1. « Chaque
personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés
et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même
ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et
elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur. » C’est le principe d’égale liberté pour tous.
C’est le principe qui dénoue par avance le paradoxe de la maximisation
de l’utilité d’une assemblée de marquis et de prêtres sadiens qui
maximiseraient leur plaisir dans le fait d’infliger des souffrances à
quelque ingénue Justine. « Un individu qui trouve du plaisir à voir les
autres en situation de moindre liberté comprendre qu’il n’a aucun droit
quel qu’il soit à ce plaisir. Le plaisir qu’il prend aux privations des
autres est mauvais en lui-même : c’est une satisfaction qui exige la
violation d’un principe auquel il donnerait son accord dans la position
originelle. » (TJ, I, §6)
2. « les
inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce
que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce
qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à
des positions et à des fonctions ouvertes à tous. » C’est le principe de différence.
Ces
deux principes peuvent être considérés comme des expressions d’une
conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales
soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que
dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent,
« l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne
bénéficient pas à tous. » Le premier de ces deux principes est très
largement accepté puisqu’il ne fait que renouveler le libéralisme
classique. Encore faut-il préciser que :
1) certaines libertés peuvent entrer en conflit et qu’on doit donc accepter un système de limitation des libertés.
2) Que la propriété ne figure pas au nombre des droits fondamentaux.
3) Que
Rawls insiste sur le fait que ces libertés ne doivent pas rester
formelles mais au contraire être « effectives », c'est-à-dire
accompagnées des moyens permettant à tous de les exercer. Ce qui
implique qu’on prenne des mesures politiques adéquates.
Une
société qui adopterait les principes de base de la TJ – en réalité pour
Rawls les sociétés démocratiques pratiquant une large politique
redistributive, celles qui se situent entre le socialisme démocratique
et le libéralisme social, au sens américain, sont des sociétés à peu
près justes – une telle société donc satisferait le réquisit premier :
elle serait parfaitement pluraliste, c'est-à-dire compatible avec toutes
les conceptions raisonnables du bien.
Les limites de la TJ
Dans mon Morale et justice sociale,
j’ai développé sur deux axes ma critique de Rawls – une critique
toujours bienveillante, je dois le préciser, car Rawls est évidemment un
philosophe majeur de la seconde moitié du xx° siècle :
1/
la TJ n’est pas véritablement indépendante de toute « conception
substantielle du bien ». En réalité, elle est très proche de l’humanisme
civique et du républicanisme classique vis-à-vis desquels pourtant
Rawls essaie de marquer ses distances. On retrouvera ce problème dans
les rectifications successives que Rawls opère dans Justice et démocratie, dans Libéralisme politique et enfin dans La Justice comme équité – une reformulation de la théorie de la justice.
2/
le principe de différence est à la fois indéterminé – c’est un principe
que n’importe qui peut invoquer pour justifier des règles de
distribution parfaitement contradictoire et de fait très largement
utilitariste. Au fond, l’argument majeur de Rawls est que certaines
inégalités peuvent être justifiées dès lors qu’elles sont plus efficaces
qu’une répartition égalitaire et donc qu’elles favoriseraient les plus
défavorisés. Il faut d’ailleurs, du même coup, compléter les principes
de justice par une morale : « un sujet rationnel n’est pas sujet à
l’envie » (TJ, IX, §80). En effet, il n’est pas évident que, placé sous
voile d’ignorance les individus ne préféreraient pas être plus pauvres
et moins inégaux que plus riches et plus inégaux.
Mais
comme j’ai largement eu l’occasion de développer tout cela ailleurs, je
préfère me concentrer ici sur deux autres critiques de la TJ. La
première concerne la logique sacrificielle et l’on verra qu’elle pose la
question des limites de l’anti-utilitarisme rawlsien. La deuxième
s’intéresse au fondement anthropologique de la TJ et elle pose alors la
question de son utilitarisme latent.
La question du sacrifice
Si
tous les individus ont droit au même ensemble pleinement adéquat de
libertés, aucune nécessité ne pourrait justifier que quelques-uns soient
sacrifiés pour maximiser le bien-être global, conçu comme la somme
arithmétique des plaisirs et des peines de chacun des membres de la
société. La TJ, en raison même de sa structure kantienne, est
radicalement opposée à toute logique sacrificielle.
La
question tout de même se pose de savoir s’il est possible d’envisager
l’existence d’une société ordonnée (plus ou moins bien, c’est une autre
affaire) sans qu’elle puisse exiger, à un moment ou à un autre, le
sacrifice de quelques-uns de ses membres pour le bien-être collectif.
Locke, qui figure au nombre des pères putatifs du libéralisme politique
rawlsien, est bien un philosophe du caractère sacré du droit ; ainsi il
montre que le droit de propriété ne saurait jamais être violé par
l’État, mais il admet tout à fait qu’un individu puisse faire être
contraint de faire le sacrifice de sa vie lors d’une guerre.
Je
vais d’abord partir de nos intuitions ordinaires en matière de morale.
On sait qu’en morale, ce sont les cas de conscience qui sont
intéressants. Or, la question du sacrifice se pose toujours à partir de
tels cas de conscience. Jean-Pierre Dupuy [1999] rappelle un exemple
historique, celui de l’épuration à la Libération. Les principes de base
du droit y furent souvent bafoués la justice s’apparentait à une
loterie. S’appuyait sur les travaux de Lottman, Dupuy rappelle que cette
loterie de la vengeance fut souvent organisée par les chefs de la
Résistance qui devaient réorganiser l’État. On rapporte le cas de
Raymond Aubrac qui consent à l’exécution d’un chef de la milice après un
procès sommaire parce que la foule menaçait la vie de cinquante
collaborateurs déjà sous les verrous. Le cas est intéressant : il ne
s’agit de pas de maximiser les plaisirs ou de minimiser la peine, mais
de minimiser les violations des droits dans une situation où l’on
considère les droits comme des biens. On a donc bien affaire, s’il
s’agit d’utilitarisme, à un utilitarisme très sophistiqué. Ce que montre
Dupuy, c’est que le choix de Raymond Aubrac n’est pas un choix
utilitariste mais un choix qui découle d’un principe plus fondamental,
le principe d’unanimité dont il montre qu’il est un principe qui peut
découler de la TJ. La conclusion est que la TJ peut aussi justifier le
sacrifice dans le cas d’une situation « sacrificielle », Dupuy appelant
« sacrificiel » « tout contexte social dans lequel le principe
d’unanimité conclut à lui seul à la rationalité de la logique
sacrificielle. » (p.76) Le principe d’unanimité nous dit que rien ne
peut rationnellement justifier le refus du sacrifice quand le sacrifice
de l’un (ou de quelques-uns) permet de sauver les droits de tous. On
peut refuser une telle logique – par exemple préférer que tous meurent –
mais cette préférence ne peut avoir aucune justification
rationnelle-raisonnable.
Prenons l’exemple
archétypal du « choix de Sophie » dans le roman de Styron : l’officier
nazi met Sophie devant le fait d’avoir à choisir lequel de ses deux
enfants doit mourir, sachant que si elle refuse de choisir l’un des
deux, les deux mourront. Dans cette situation, loin d’être une pure
expérience de pensée, il n’y a aucun argument rationnel qui permette de
soutenir que Sophie doit laisser mourir ses deux enfants. Dupuy essaie
de montrer que le choix de la logique sacrificielle dans une situation
sacrificielle pourrait également être justifié du point de vue de la TJ
et que, par conséquent, la question du sacrifice en tant que telle n’est
pas un discriminant pertinent pour séparer la TJ de l’utilitarisme.
Rappelons
le résumé des principes de justice de la TJ tels qu’ils ont été donnés
plus haut. Ils sont des expressions d’une conception de la justice qui
demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties
et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à
l’avantage de chacun. Par conséquent, « l’injustice alors est simplement
constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Le
principe de différence suppose que s’il y a inégalité, elle n’est
acceptable que si elle maximise le « sociétaire » le plus défavorisé.
Quand on aura entre deux situations S1 et S2, on choisira S2 si la
situation du plus défavorisé est meilleure en S2 qu’en S1. Mais la
situation du plus défavorisé est la même en S1 et S2, l’application des
règles mêmes de la justice procédurale nous amènera à tester la
situation de l’avant-dernier sur la liste des plus défavorisés. Si en S1
aussi bien qu’en S2, le plus défavorisé est exécuté, les principes de
la TJ nous amènent à choisir la situation dans laquelle l’avant-dernier
de la liste des favorisés à la vie sauve.
La
surcharge affective de l’exemple « choix de Sophie » nous interdit
souvent de voir clair. Mais ce qui est dit là, c’est tout simplement que
la société la plus démocratique, bâtie sur les principes de justice les
plus rigoureux se donne le droit de sacrifier un ou plusieurs de ses
membres lorsque c’est la situation qui l’exige, c'est-à-dire lorsque
c’est le seul moyen de protéger la vie et les droits de tous. De fait,
c’est ce qui s’est toujours passé en cas de guerre. Ce sont ces cas
qu’on trouve encore mis en scène dans l’extraordinaire film de
Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres. À chaque fois, les hommes vertueux se transforment en tueurs pour le droit.
Cependant,
on doit préciser, plus que ne le fait Dupuy, qu’il y a une différence
essentielle entre la situation sacrificielle qui pourrait conduire du
point de vue de la TJ à accepter une logique sacrificielle et la logique
sacrificielle telle que pourrait la justifier un utilitariste : elle
réside dans les finalités du sacrifice et dans son caractère
exceptionnel et limité strictement dans le cas de la TJ.
Il
y a une deuxième conclusion, nettement plus pénible : c’est qu’il est
toujours assez facile de trouver de bonnes raisons, des justifications
morales de nos actes les pires quand se pose la question de « commettre
en injustice pour éviter une injustice encore pire ». Rawls admet de
principe comme une intuition très raisonnable, puisque ce même cela qui
justifie le principe de différence – les inégalités ne sont justifiées
que si on n’a pas d’autre choix qu’entre ces inégalités et une inégalité
encore pire. Mais en pratique la théorie procédurale risque bien d’être
trop générale pour être efficace et laisse à la place à une
casuistique. C’est peut-être là une limite radicale de toutes les
philosophies morales.
La TJ : une morale du calcul ?
Un
autre angle d’attaque de la TJ mérite d’être relevé. Philippe Chanial
[2001]finalement classe la TJ de Rawls et l’utilitarisme dans la même
catégorie des morales du calcul. Tout comme le grand critique de Rawls,
Michael Sandel, il se demande s’il n’y a pas un symptôme de la
déliquescence du lien social dans « la substitution de la justice et de
ses calculs à la bienveillance, à la sympathie ou à tout autre sentiment
social, qui tend à transformer toute communauté humaine en une
communauté d’étrangers, jusqu’à dissoudre ou presque ces liens ténus qui
nous lient encore les uns aux autres. » (p.74) Chanial cependant
n’assimile pas purement et simplement toutes les théories du choix
rationnel et lorsqu’il prend spécifiquement pour cible la TJ, c’est pour
montrer qu’elle n’est pas rationnelle (elle ne peut être rationnelle
qu’à condition de présupposer ce qu’elle exclut, c'est-à-dire une forme
de sympathie mutuelle des sociétaires) mais qu’elle n’est pas non plus
sympathique, puisque précisément la justice s’impose quand la sympathie
se dissout.
La TJ et ses contradictions face à l’utilitarisme
Qu’il
y ait une contradiction interne à la TJ j’en suis tout à fait d’accord.
J’ai exposé, mais je ne suis pas le seul, plusieurs formes de cette
contradiction interne. En fait, le problème de Rawls, c’est le problème
du baron de Münchhausen qui voulait sortir du marécage en tirant sur ses
propres bottes : la TJ présuppose ce qu’elle produire. Mais selon moi,
ce n’est pas une difficulté propre à la TJ, c’est une difficulté propre à
toutes les conceptions procédurales qui promettent plus qu’elles ne
peuvent donner. Elles peuvent donner une argumentation plaidant en
faveur de la cohérence interne d’un certain genre de morale et de
philosophie du droit, mais nullement d’alléger l’humanité du poids
d’avoir à choisir des conceptions substantielles du juste et du bien.
Les
incursions de Dupuy ou de Chanial contre la TJ voudraient montrer,
chacune à leur manière que la TJ n’est pas aussi éloignée de
l’utilitarisme qu’elle prétend l’être. Je poserai plutôt la question
différemment. Bernard William [1994] récapitule les principaux attraits
de l’utilitarisme, c'est-à-dire du recours à ce qu’il appelle le
Principe du Plus Grand Bonheur :
1) C’est une conception non transcendantale ;
2) Le bien sur lequel repose le système est aussi peu problématique que possible ;
3) Les questions morales peuvent être résolues en principe par le calcul empirique des conséquences ;
4) L’utilitarisme fournit une monnaie commune dans laquelle évaluer la pensée morale.
Bernard
William montre que ces attraits de l’utilitarisme sont trompeurs. Mais,
il n’est pas impossible de trouver des attraits analogues à la TJ :
1) c’est
une conception non transcendantale ; en passant Kant à la moulinette du
« rational choice » on peut éliminer le recours au transcendantalisme
kantien ;
2) ce
que nous procure les principes de justice est aussi peu problématique
que possible : ce sont les conditions sociales du welfare state de la 2e moitié du xx° siècle ;
3) les
questions morales peuvent en principe être résolues en mettant en œuvre
la procédure et les règles du maximin ; voir sur ce point les exemples
d’application donnés dans Théorie de la Justice ;
4) les règles de base de la TJ peuvent donner un étalon commun à un grand nombre de théories politiques et morales concurrentes.
Autrement
dit, la TJ voudrait offrir une conception politico-morale ayant les
mêmes attraits que l’utilitarisme, tout en étant radicalement
anti-utilitariste. C’est peut-être ce programme-là qui ne pouvait pas
être tenu.
Deux tentatives de dépasser la TJ : Sen et Veca
Comment Sen critique Rawls ?
Tout
en reconnaissant que sa perspective est « profondément influencée par
l’analyse de Rawls » [SEN1992], Amartya Sen souligne ce qui l’en
éloigne. La divergence porte sur l’évaluation des biens sociaux
premiers. Ces biens, Rawls les définit comme « tout ce qu’on suppose
qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs. »
(TJ, 2, §15) Ces biens sont constitués « par les droits, les libertés et
les possibilités offertes, les revenus et les richesses ».
Ce
que Sen reproche à Rawls, c’est son indifférence à la réalité concrète
de la mise en œuvre des principes d’égalité. « Deux individus détenant
le même panier de biens premiers peuvent disposer de libertés très
différentes pour progresser vers leurs conceptions respectives du
bonheur (que ces conceptions coïncident ou non). » (p.27) Alors que
Rawls défend une conception plutôt égalitariste de la justice sociale,
Sen s’intéresse à la question « égalité de quoi ? », ce qui le mène à
défendre le point de vue central de « l’égalité des capabilités ».
Je
ne peux rentrer ici dans le détail de la discussion. Il faut noter
seulement ceci : Sen réfute l’opposition absolue entre morale
conséquentialiste et morale déontologique et alors que Rawls se place
uniquement sur le plan du droit et de la justice, Sen montre qu’il n’y a
pas de sens à parler de liberté si on ne dispose pas des moyens
concrets de la liberté. Bref, il est impossible de réfléchir
sérieusement à la construction d’une morale publique sans réintroduire
la question de la vie bonne dans la théorie politique.
Veca : au-delà de Rawls et de l’utilitarisme
Je terminerai en reprenant quelques-unes des réflexions du philosophe italien Salvatore Veca dont
la pensée prend son origine très largement chez Rawls mais s’en est
nettement émancipée au cours de ses développements récents.
Veca
[2002] part d’un constat : l’opposition entre utilitarisme et
déontologie rawlsienne est sérieusement mise en question aujourd’hui.
L’idée rawlsienne d’une théorie politique neutraliste, c'est-à-dire
indépendante de toute conception particulière du bien est souvent
réfutée non seulement par les communautaristes ou ceux qu’on appelle les
néo-aristotéliciens, comme MacIntyre – mais aussi par des libéraux
plutôt radicaux comme Ronald Dworkin. Pour Dworkin, il y a un modèle
substantiel de vie bonne, celui qui définit la qualité principale d’une
vie digne d’être vécue et ce modèle est implicite dans une morale
publique libérale fondée sur les droits. On en trouvera une
explicitation assez détaillée dans le dernier gros livre de Dworkin, Sovereign Virtue.
La perspective d’Amartya Sen est également de tenir ensemble vie juste
et vie bonne dans une perspective fondée sur les droits et la liberté de
la personne.
Nous avons donc des théories qui
« prennent les droits au sérieux » (pour parler comme Dworkin), alors
que l’utilitarisme classique, surtout celui de Bentham, se moque des
droits de l’homme qu’il qualifie de « sophisme métaphysique ». Mais ces
théories réintègrent des objectifs et des problèmes qui étaient plutôt
réservés aux morales utilitaristes.
Veca,
quant à lui, souligne qu’on doit considérer l’individu sous un double
aspect : comme patient moral et comme agent moral. Une bonne théorie de
la justice doit prendre en compte ces deux dimensions et c’est seulement
sous ces deux dimensions que peut être définie la qualité de la vie.
Ainsi concernant l’utilitarisme, Veca ne s’intéresse pas à une critique
de l’utilitarisme mais plutôt à l’établissement de ses limites.
« L’utilitarisme souligne notre dimension de patients moraux
et il répond seulement à cette dimension, sur la base de l’idée que
celle-ci est la seule dimension qui conte ou qui doit conter en éthique.
» (p.41)
En dépit de cette limitation, Veca
affirme qu’on ne peut pas sous-estimer la valeur de l’utilitarisme :
« il suffit de penser à la version de l’utilitarisme négatif dans
laquelle l’objectif est celui de la minimisation de la souffrance
socialement évitable. » Les réponses à l’utilitarisme qui consistent qui
« faire s’évaporer » la dimension de patient moral sont donc non
pertinentes. Au contraire :
« une
thèse qui critique la prétention à la complétude et le véritable
monisme de l’utilitarisme, rend justice au noyau de la morale
utilitariste et toutefois n’accepte pas que notre dimension de patients
moraux soit l’unique dimension qui compte et dont doivent répondre nos
critères d’évaluation éthique de la politique et des politiques. »
En
bref, Veca soutient plutôt une thèse portant sur l’incomplétude de
l’utilitarisme. Les théories fondées sur les droits fondamentaux de la
personne prennent en compte la dimension des individus comme agents
moraux. Mais de telles théories, il y a deux versions possibles : la
version défendue par les libertariens, c'est-à-dire essentiellement
Nozick et la version défendue par le libéralisme politique.
La
perspective libertarienne est également une perspective « moniste »,
puisque les conceptions du bien n’y ont aucune place dans l’espace
politique. Les droits des personnes sont seulement des droits négatifs
et toute politique qui s’occuperait de promouvoir le bien-être collectif
violerait immanquablement les droits des personnes, parce qu’elle
réduirait nécessairement l’espace des choix individuels.
« dans
la perspective du libertarisme, il est facile de reconnaître les
raisons de la disjonction radicale entre les questions de la vie bonne
et les questions de la vie juste. La disjonction radicale ne tient pas,
comme certains tendent à le penser, à l’emploi déontologique des
théories libertaires ; elle dépend précisément de l’emploi
anti-conséquentialiste d’une perspective centrée sur la seule dimension
considérée comme pertinente de notre être d’agents moraux. » (p.42)
Pour
Veca, la TJ au contraire est une théorie déontologique qui ne renonce
pas aux critères d’évaluation répondant aux conséquences des
institutions et des politiques sur les plans de vie complets des
individus. Il y a dans la TJ un espace pour une conception partielle du
bien des personnes. La manière dont Rawls introduit les biens sociaux
primaires définit une notion publique, impersonnelle, de la qualité de
la vie. Les biens premiers sont en effet des biens définis de manière
instrumentale puisqu’ils sont les moyens permettant de réaliser les fins
différentes des individus.
La position de
Salvatore Veca n’est pas à proprement parler une synthèse des
conceptions antagonistes en matière de morale publique. Elle est plutôt
une position pluraliste, c'est-à-dire une position qui prend du fait
qu’aucun des conceptions existantes ne présente les caractères de
complétude suffisants. On pourrait dire que Veca soutient
une conception faible de la TJ, une conception particulièrement sensible
aux critiques communautaristes ou utilitaristes.
Conclusion
La
critique rawlsienne de l’utilitarisme si elle reste une critique forte
n’est peut-être pas aussi décisive qu’on pourrait le penser. Il n’est
pas possible de poser la priorité du juste sur le bien de manière aussi
catégorique que Rawls le fait dans les premières pages de la TJ. La
priorité des droits sur le bien-être collectif et individuel ne doit pas
conduire à oublier que le bien-être est à la fois un des objectifs du
droit et un des moyens de l’exercice des libertés. C’est en ce sens
qu’une bonne théorie de la justice inclut une dimension utilitariste.
Denis Collin – 22 janvier 2004.
Bibliographie
CHANIAL, Philippe,
2001 : Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie. La Découverte/MAUSS, 2001
DUPUY, Jean-Pierre
1999 : Éthique et philosophie de l’action. Ellipses, 1999.
RAWLS, John
1971 : Theory of justice, traduction française de Catherine Audard : Théorie de la justice, Seuil, collection Points, 1997
SEN, Amartya
1992 : Repenser l’inégalité, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Seuil, 2000
VECA, Salvatore
2002 : La bellezza e gli oppressi : dieci lezioni sull’idea di giustizia, Feltrinelli, 2002
1999 : Éthique et politique, PUF, collection « Philosophie morale »
WILLIAM, Bernard
1994 : La fortune morale. Moralité et autres essais. Traduit de l’anglais par Jean Lelaidier, PUF, 1994, collection « Philosophie morale ».
(Conférence
prononcée lors d’un stage de formation de professeurs de Philosophie,
consacré aux morales de l’intérêt, qui s’est tenu à Orléans le 22 et 23
janvier 2004)
par Denis Collin
dans la rubrique Morale et politique, le Mardi 22 Mars 2005, 23:34 -
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