Ce conflit en exprime un autre : pour
employer le langage hégélien, on pourrait parler du rapport entre
l’universel et la particularité. Penseur de l’histoire universelle
conçue comme le déploiement de l’esprit, Hegel n’omet pourtant jamais
de réaffirmer que l’universel n’est effectif que dans un peuple
particulier, que l’universel n’existe que dans la particularité,
faute de quoi il n’est qu’un universel abstrait, un universel vide
et, pour tout dire, un mauvais universel. La mondialisation est un
universel uniformisant, un universel qui absorbe la particularité.
C’est ainsi que la mondialisation est conçue comme l’extinction
progressive des nations qui doivent être absorbées dans des ensembles
plus vastes. Nous n’aurions de choix possible que celui de la
manière dont les États-nations se dissoudront. On trouve cette idée
non seulement chez les libéraux " pur sucre " mais elle est aussi
défendue par de nombreux philosophes et essayistes qui comptent parmi
les kantiens contemporains. Ainsi Alain Renaut proteste-t-il
" contre la conviction selon laquelle la naissance d’entités
" méta-nationales " menacerait nécessairement d’effritement la
conscience démocratique ". Il s’agit, pour lui de défendre un
" universalisme maintenu ", qu’il conçoit comme la seule alternative à
la montée du communautarisme et du multiculturalisme. Cette
universalisme maintenu " consiste, dans sa forme contemporaine, à
soutenir que ce qui nous constitue comme hommes, c’est moins
l’appartenance à une communauté distincte des autres communautés, fût-ce la communauté
nationale, que notre irréductibilité à toute identité collective
ou non, notre capacité à nous affranchir de tous les liens qui nous
différencient pour nous retrouver dans une communauté qui n’en constitue plus exactement une , puisqu’elle ne s’oppose plus à d’autres communautés – à savoir la communauté de l’humanité comme telle. " (1)
La philosophie néo-kantienne, représentée par Renaut, doit ici
prendre ses distances avec le vieux maître. Kant, en effet, a
construit cette idée de la " communauté
de l’humanité comme telle " non comme un fait empirique ou comme
une proposition anthropologique, mais comme un concept rationnel,
découlant de l’idée même de la liberté humaine. C’est pour la même
raison que l’histoire kantienne doit être conçue " selon un plan de
la nature qui vise à l’unification politique parfaite dans l’espèce
humaine " (2)
. Cependant, si l’histoire doit être conçue au " point de vue
cosmopolitique ", Kant se prononce clairement contre la dissolution
des États-nations dans des ensembles supranationaux. Le " projet de
paix perpétuelle " de Kant rejette simultanément la paix fondée sur
l’équilibre des puissances (3)
(le vieux " concert des nations ") et la dissolution des États
nationaux. Kant s’en prend assez violemment au " préjugé mercantile
que les États peuvent s’épouser les uns les autres ". Un État est un
tronc qui a ses propres racines, dit encore Kant, et ces racines
tiennent en contrat social qui fonde la légitimité de l’État. C’est
pourquoi " l’incorporer à un autre État comme une simple greffe,
c’est le réduire de personne morale
qu’il était à l’état d’une chose ; ce qui contredit l’idée du
contrat social, sans lequel on ne saurait concevoir de droit sur un
peuple. " (4)
C’est pourquoi le cosmopolitisme
kantien présuppose une pluralité d’États libres et non une chimérique
fusion. Il n’est pas question cependant de renoncer à ordonner
raisonnablement les relations internationales : les États ne peuvent
véritablement être libres – d’une liberté raisonnable et non de cette
liberté déréglée des " sauvages " – que s’ils s’allient dans une
fédération qui " ne tendrait à aucune domination sur les États, mais
uniquement au maintien assuré de la liberté de chaque État
particulier, qui participe à cette association, sans qu’ils aient
besoin de s’assujettir à cet effet comme les hommes à l’état de
nature, à la contrainte légale d’un pouvoir public. " (5)
Autrement dit, Kant postule que le schéma contractualiste, censé
légitimer la constitution d’un pouvoir légal auquel les citoyens
doivent obéissance, ne doit pas être transposé strictement dans
l’ordre international. Si, sans ordre juridique international, les
États n’ont qu’une liberté déréglée, semblable à la " liberté "
animale de l’homme à l’état de nature, l’ordre juridique interétatique
tel que le conçoit Kant n’implique pas la création d’un État
supranational. Cette construction théorique, subtile, mais dont Kant
affirme qu’elle peut être réalisée, suppose deux grandes catégories
de conditions. La première, positive, est que les États participants à
cette fédération construite en vue de la paix perpétuelle aient une
constitution républicaine, c'est-à-dire représentative. La deuxième
série de conditions est que le droit cosmopolitique se limite au
droit des gens, c'est-à-dire aux " conditions de l’universelle
hospitalité ".
La vertu
principale des propositions de Kant tient à ce qu’elles permettent
de penser pratiquement cette " dialectique " de l’universel et du
particulier. La " mondialisation ", dans l’idéologie contemporaine,
suppose la disparition des particularités nationales et pose l’État-nation
comme un archaïsme, " une valeur en voie de disparition " au même
titre que le travail. Elle rêve d’une société cosmopolite, celle du
village planétaire ou du " global village ", où, comme sur le " WEB "
toute frontière et toute distinction nationale sont abolies.
Transparence et fusion : voilà les grandes vertus de l’homme
mondialisé. Transparent, parce qu’il est un être de communication ;
fusionnel parce que son rapport à l’autre est toujours pensé sur le
monde de l’abolition de toute séparation, de la négation de toute
distance, comme dans le cyberspace. Cette utopie, à bien des égards
effrayante, est évidemment inconsistante comme toutes les utopies ;
on sait bien – les psychanalystes ont beaucoup de choses à nous dire à
ce sujet – que les relations entre les individus ne peuvent jamais
être construites durablement sur ces exigences absolues de
transparence et de fusion ; la transparence et la fusion signifient
la destruction du " soi " et se heurtent toujours, à un moment ou à
un autre à la réaction violente et alors incontrôlée de défense
vitale de l’individu. L’idée de l’abolition des différences entre
peuples et entre nations procède de la même utopie.
Comment peut-on concilier
théoriquement et pratiquement l’affirmation de l’universalité humaine
en tant que rationnelle/raisonnable et la différenciation des
organisations politiques et sociale ? Rousseau et Kant sont
confrontés à cette même question. La réponse de Rousseau montre que
sont dénuées de fondement les accusations qu’on n’a cessé de porter
contre lui, selon lesquelles sa théorie politique conduirait à
sombrer dans l’universel et dans un rationalisme désincarné et si
propice à toutes les dérives dictatoriales. Fondé sur une volonté
rationnelle, le contrat ne peut perdurer qu’avec la manifestation de
cette volonté. Il n’est pas passé une fois pour toutes, il repose au
contraire sur une réaffirmation permanente de sa validité. Cela
supposerait donc des individus idéaux, gouvernés par leur raison – et
encore, à condition que cette raison ne déraisonne pas. Rousseau est
bien conscient du problème. C’est pourquoi l’amour de la loi, fondé
en raison, doit recevoir le soutien du sentiment. Le contrat social
trouve ainsi ses racines, non dans une réunion abstraite d’individus,
mais dans la particularité d’un peuple. C’est pourquoi l’amour de la
loi s’appuie sur l’amour de la patrie, condition de la solidité du
contrat. En effet, " outre les maximes communes à tous, chaque Peuple
renferme en lui quelque cause qui les ordonne d’une manière
particulière et rend sa législation propre à lui seul. " (6) Ainsi, pour Rousseau, les règles rationnelles générales ne valent qu’au travers de traditions historiques singulières.
Les individus ne tiennent pas à la nation par on sait quel préjugé arriéré dont il faudrait se débarrasser. Dans la nation,
il y a un processus d’identification qui permet de se reconnaître
et, qu’on le veuille ou non, cette reconnaissance dans une identité
présuppose la différence. Pour parler encore en termes hégéliens, il y
a identité de l’identité et de la différence. De la même façon que
l’individu se constitue comme personnalité autonome dans sa capacité à
prendre conscience de la séparation entre ce qui est soi et ce qui
ne l’est pas, dans l’intégration de cette limite si évidente et si
énigmatique qu’est celle de notre enveloppe corporelle, de la même
façon un espace politique où les individus affirment leur liberté ne
peut se construire qu’en se délimitant. Pour les hommes, le monde
n’est pas un espace à leur dimension, c’est le " sans limite ", le
démesuré, et l’indéterminé ; il ne peut donc être qu’un chaos dans
lequel tout être s’abolit. Bien sûr, toutes les formes de la nation ne se valent pas ; la nation
saisie de sa pathologie nationaliste est la destruction de la
liberté dont elle devrait être la condition. Si on suit " le plan de
la nature ", on peut même supposer un ordre et un progrès dans les
divers modes de constitution de la nation. La nation est d’abord le lieu de ceux qui ont quelque chose de commun par la naissance. On aura alors une nation ethnique ou un peuple enraciné dans ses conditions naturelles, comme le pensaient les romantiques allemands. Mais à la nation ethnique, on peut opposer la nation politique, fondée sur le contrat ou encore sur ce que Rousseau appelle " l’amour de la loi " (7) qui est la forme la plus élevée de penser la vie sociale parce qu’elle se fonde sur la raison.
J’ai montré plus haut
que les propositions sur l’affaiblissement inéluctable des États
n’étaient le plus souvent que la couverture idéologique d’un
changement de forme et de fonction des États, le remplacement d’un
système politique qui n’existait qu’en se revendiquant de la
souveraineté populaire par un système politique qui l’exclut. On me
dira que la souveraineté populaire est une fiction, qu’elle n’est
qu’une forme de domination parmi d’autres. Sans doute, d’un point de
vue général, tous les États, y compris les plus démocratiques,
sont-ils des organes de domination et, en tant que tels ils supposent
que la liberté dont jouissent les citoyens reste une liberté
limitée, atrophiée, bien éloignée dans la pratique de l’idéal pensé
par les philosophes de la grande époque du rationalisme politique.
Mais il serait du dernier des gauchismes de considérer comme
indifférent que la démocratie bafouée en fait soit aussi révoquée en
droit. Le crime et toutes les formes plus bénignes de l’agressivité
des hommes les uns envers les autres sont " éternels " ou, du moins,
aussi durables que l’espèce humaine. Si on en croit Freud, cela ne
fait absolument aucun doute. Faut-il pour autant accepter
l’assassinat comme une manière légale et acceptable de vivre les
relations sociales ? Poser la question de cette manière suffit
amplement pour montrer l’absurdité manifeste de ce passage du fait au
droit qu’on prétend nous faire accepter quand il s’agit renoncer à
la souveraineté populaire au nom d’une " incontournable "
mondialisation.
Défendre la démocratie et la liberté des peuples suppose donc une défense de la forme nation,
aussi désagréable que cela puisse sembler à ceux d’entre nous qui
ont été éduqués dans l’esprit de " l’internationalisme prolétarien "
ou d’une fraternité sans frontières. L’alternative, c’est renoncer
à toute forme de vie publique accessible au plus grand nombre, c’est
remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses,
c'est-à-dire réduire les hommes à l’état de choses et la liberté
au choix de sa marque de céréales pour le petit déjeuner. Je sais
qu’on pourrait imaginer des formes intermédiaires, qu’on pourrait
penser à un dépassement de la nation,
à un stade post-national. Les nations ne sont sans doute pas
éternelles : elles naissent, se développent et meurent ; mais le fait
national lui-même me semble éternellement indissociable de la
constitution de la société humaine comme société politique. Quand,
pour la première fois, Aristote fonda les bases de la philosophie
politique, il le fit en désignant la Cité comme l’espace même où la
liberté pouvait se déployer ; or la Cité par définition est limitée.
On peut imaginer la constitution future de quelque chose qui
ressemblera à une nation
européenne : encore que je tienne cette hypothèse pour peu probable.
On peut imaginer que les organisations politiques soient liées non
par l’attachement à un territoire, à une langue ou à une tradition,
mais par ce que Habermas nomme " patriotisme constitutionnel ", mais
il faut toujours pour faire fonctionner une démocratie savoir qui est
" dedans " et qui est " dehors " : pour voter, on commence par tenir
des listes électorales qui sont aussi des principes d’exclusion. Il
n’y a que dans certains partis, certains syndicats, ou certains pays
qu’on ne sait jamais bien faire la séparation entre le dedans et le
dehors et c’est assez rarement un signe de démocratie en bonne
santé ! Même la patrie constitutionnelle a des limites et unit en
séparant. Mais sans avoir sur l’ancienne nation d’avantage décisif, elle a l’inconvénient de couper l’exercice de la rationalité politique du sentiment vécu immédiat.
***
En résumé, la
mondialisation est bien, fondamentalement, une figure de l’idéologie.
Sa généralité vague se remplit d’un contenu dont je crois avoir
cerné les principaux traits dans les pages qui précèdent. Comme toute
idéologie, elle renvoie à une réalité (celle de la globalisation
financière et de la stratégie libre-échangiste des grandes puissances
capitalistes), mais elle ne renvoie à cette réalité que pour la
présenter comme un processus naturel, indépendant de l’action des
hommes, et pour en masquer les contradictions. La question n’est donc
pas de savoir comment on peut concilier, par exemple, les
contraintes extérieures et les objectifs sociaux dans le contexte
" incontournable " de la mondialisation. Il ne peut pas plus s’agir
de " lutter contre la mondialisation " pour retourner à une mythique
autarcie : la destruction de la division mondiale du travail ferait
immédiatement renaître une autre sorte d’horreur économique par la
régression considérable de production qu’elle entraînerait.
Ce dont il s’agit,
c’est de rompre avec l’idéologie de la mondialisation pour montrer
quelles sont les racines sociales de la misère des nations et, par
là, ouvrir la voie à une reconquête du politique, c'est-à-dire de
l’espace dans lequel les hommes peuvent consciemment agir sur leur
propre destinée.
(2) Kant : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 9e proposition.
(3) " une paix générale qui durerait en vertu de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est une pure chimère, comme la maison de Swift
qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec
toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un
moineau vint s’y poser. " (Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut point, trad. Luc Ferry ; Oeuvres tome 3, Gallimard, La Pléiade, page 299.
(4) Kant : Projet de paix perpétuelle, Oeuvres tome 3, Pléiade, Gallimard, op. cit. page 335
(5) ibid. page 348
(6) Rousseau: Le contrat social.
(7) " J’aurais voulu
vivre et mourir libre, c'est-à-dire tellement soumis aux lois que ni
moi ni personne n’en pût secouer l’honorable joug ; ce joug salutaire
et doux, que les têtes les plus fières portent d’autant plus
docilement qu’elles sont faites pour n’en porter aucun autre. "
(Dédicace du discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)
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