jeudi 1 janvier 2004

Mondialisation et nation

Le " libre échange " a sans doute contribué a créer quelques unes des conditions nécessaires (mais non suffisantes) d’une véritable libération humaine. Mais lui-même ne libère pas l’individu parce qu’il suppose structurellement des individus soumis aveuglément aux résultats de leurs propres actes – le système ne fonctionne que par l’énergie et les actions des individus auxquels il s’applique, ce qui, d’ailleurs, est une autre définition des dispositifs de contrôle étudiés et posés comme modèles dans la cybernétique de Wiener. Le libre échange et le développement du " libre individu social " qui semblaient aller de pair (et sous un certain angle allaient effectivement de pair à une certaine époque historique) se trouvent désormais à deux pôles opposés. De même, par conséquent, l’universalisme réel et la mondialisation économique, qui se présentaient comme deux phénomènes étroitement corrélés, entrent en conflit sur une échelle de plus en plus large.
Ce conflit en exprime un autre : pour employer le langage hégélien, on pourrait parler du rapport entre l’universel et la particularité. Penseur de l’histoire universelle conçue comme le déploiement de l’esprit, Hegel n’omet pourtant jamais de réaffirmer que l’universel n’est effectif que dans un peuple particulier, que l’universel n’existe que dans la particularité, faute de quoi il n’est qu’un universel abstrait, un universel vide et, pour tout dire, un mauvais universel. La mondialisation est un universel uniformisant, un universel qui absorbe la particularité. C’est ainsi que la mondialisation est conçue comme l’extinction progressive des nations qui doivent être absorbées dans des ensembles plus vastes. Nous n’aurions de choix possible que celui de la manière dont les États-nations se dissoudront. On trouve cette idée non seulement chez les libéraux " pur sucre " mais elle est aussi défendue par de nombreux philosophes et essayistes qui comptent parmi les kantiens contemporains. Ainsi Alain Renaut proteste-t-il " contre la conviction selon laquelle la naissance d’entités " méta-nationales " menacerait nécessairement d’effritement la conscience démocratique ". Il s’agit, pour lui de défendre un " universalisme maintenu ", qu’il conçoit comme la seule alternative à la montée du communautarisme et du multiculturalisme. Cette universalisme maintenu " consiste, dans sa forme contemporaine, à soutenir que ce qui nous constitue comme hommes, c’est moins l’appartenance à une distincte des autres communautés, fût-ce la nationale, que notre irréductibilité à toute identité collective ou non, notre capacité à nous affranchir de tous les liens qui nous différencient pour nous retrouver dans une qui n’en constitue plus exactement une , puisqu’elle ne s’oppose plus à d’autres communautés – à savoir la de l’humanité comme telle. " (1) La philosophie néo-kantienne, représentée par Renaut, doit ici prendre ses distances avec le vieux maître. Kant, en effet, a construit cette idée de la "  de l’humanité comme telle " non comme un fait empirique ou comme une proposition anthropologique, mais comme un concept rationnel, découlant de l’idée même de la liberté humaine. C’est pour la même raison que l’histoire kantienne doit être conçue " selon un plan de la nature qui vise à l’unification politique parfaite dans l’espèce humaine " (2) . Cependant, si l’histoire doit être conçue au " point de vue cosmopolitique ", Kant se prononce clairement contre la dissolution des États-nations dans des ensembles supranationaux. Le " projet de paix perpétuelle " de Kant rejette simultanément la paix fondée sur l’équilibre des puissances (3) (le vieux " concert des nations ") et la dissolution des États nationaux. Kant s’en prend assez violemment au " préjugé mercantile que les États peuvent s’épouser les uns les autres ". Un État est un tronc qui a ses propres racines, dit encore Kant, et ces racines tiennent en contrat social qui fonde la légitimité de l’État. C’est pourquoi " l’incorporer à un autre État comme une simple greffe, c’est le réduire de personne qu’il était à l’état d’une chose ; ce qui contredit l’idée du contrat social, sans lequel on ne saurait concevoir de droit sur un peuple. " (4)
C’est pourquoi le cosmopolitisme kantien présuppose une pluralité d’États libres et non une chimérique fusion. Il n’est pas question cependant de renoncer à ordonner raisonnablement les relations internationales : les États ne peuvent véritablement être libres – d’une liberté raisonnable et non de cette liberté déréglée des " sauvages " – que s’ils s’allient dans une fédération qui " ne tendrait à aucune domination sur les États, mais uniquement au maintien assuré de la liberté de chaque État particulier, qui participe à cette association, sans qu’ils aient besoin de s’assujettir à cet effet comme les hommes à l’état de nature, à la contrainte légale d’un pouvoir public. " (5) Autrement dit, Kant postule que le schéma contractualiste, censé légitimer la constitution d’un pouvoir légal auquel les citoyens doivent obéissance, ne doit pas être transposé strictement dans l’ordre international. Si, sans ordre juridique international, les États n’ont qu’une liberté déréglée, semblable à la " liberté " animale de l’homme à l’état de nature, l’ordre juridique interétatique tel que le conçoit Kant n’implique pas la création d’un État supranational. Cette construction théorique, subtile, mais dont Kant affirme qu’elle peut être réalisée, suppose deux grandes catégories de conditions. La première, positive, est que les États participants à cette fédération construite en vue de la paix perpétuelle aient une constitution républicaine, c'est-à-dire représentative. La deuxième série de conditions est que le droit cosmopolitique se limite au droit des gens, c'est-à-dire aux " conditions de l’universelle hospitalité ".
 
La principale des propositions de Kant tient à ce qu’elles permettent de penser pratiquement cette " dialectique " de l’universel et du particulier. La " mondialisation ", dans l’idéologie contemporaine, suppose la disparition des particularités nationales et pose l’État- comme un archaïsme, " une valeur en voie de disparition " au même titre que le travail. Elle rêve d’une société cosmopolite, celle du village planétaire ou du " global village ", où, comme sur le " WEB " toute frontière et toute distinction nationale sont abolies. Transparence et fusion : voilà les grandes vertus de l’homme mondialisé. Transparent, parce qu’il est un être de communication ; fusionnel parce que son rapport à l’autre est toujours pensé sur le monde de l’abolition de toute séparation, de la négation de toute distance, comme dans le cyberspace. Cette utopie, à bien des égards effrayante, est évidemment inconsistante comme toutes les utopies ; on sait bien – les psychanalystes ont beaucoup de choses à nous dire à ce sujet – que les relations entre les individus ne peuvent jamais être construites durablement sur ces exigences absolues de transparence et de fusion ; la transparence et la fusion signifient la destruction du " soi " et se heurtent toujours, à un moment ou à un autre à la réaction violente et alors incontrôlée de défense vitale de l’individu. L’idée de l’abolition des différences entre peuples et entre nations procède de la même utopie.
Comment peut-on concilier théoriquement et pratiquement l’affirmation de l’universalité humaine en tant que rationnelle/raisonnable et la différenciation des organisations politiques et sociale ? Rousseau et Kant sont confrontés à cette même question. La réponse de Rousseau montre que sont dénuées de fondement les accusations qu’on n’a cessé de porter contre lui, selon lesquelles sa théorie politique conduirait à sombrer dans l’universel et dans un rationalisme désincarné et si propice à toutes les dérives dictatoriales. Fondé sur une volonté rationnelle, le contrat ne peut perdurer qu’avec la manifestation de cette volonté. Il n’est pas passé une fois pour toutes, il repose au contraire sur une réaffirmation permanente de sa validité. Cela supposerait donc des individus idéaux, gouvernés par leur raison – et encore, à condition que cette raison ne déraisonne pas. Rousseau est bien conscient du problème. C’est pourquoi l’amour de la loi, fondé en raison, doit recevoir le soutien du sentiment. Le contrat social trouve ainsi ses racines, non dans une réunion abstraite d’individus, mais dans la particularité d’un peuple. C’est pourquoi l’amour de la loi s’appuie sur l’amour de la patrie, condition de la solidité du contrat. En effet, " outre les maximes communes à tous, chaque Peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d’une manière particulière et rend sa législation propre à lui seul. " (6) Ainsi, pour Rousseau, les règles rationnelles générales ne valent qu’au travers de traditions historiques singulières.
Les individus ne tiennent pas à la par on sait quel préjugé arriéré dont il faudrait se débarrasser. Dans la , il y a un processus d’identification qui permet de se reconnaître et, qu’on le veuille ou non, cette reconnaissance dans une identité présuppose la différence. Pour parler encore en termes hégéliens, il y a identité de l’identité et de la différence. De la même façon que l’individu se constitue comme personnalité autonome dans sa capacité à prendre conscience de la séparation entre ce qui est soi et ce qui ne l’est pas, dans l’intégration de cette limite si évidente et si énigmatique qu’est celle de notre enveloppe corporelle, de la même façon un espace politique où les individus affirment leur liberté ne peut se construire qu’en se délimitant. Pour les hommes, le monde n’est pas un espace à leur dimension, c’est le " sans limite ", le démesuré, et l’indéterminé ; il ne peut donc être qu’un chaos dans lequel tout être s’abolit. Bien sûr, toutes les formes de la ne se valent pas ; la saisie de sa pathologie nationaliste est la destruction de la liberté dont elle devrait être la condition. Si on suit " le plan de la nature ", on peut même supposer un ordre et un progrès dans les divers modes de constitution de la . La est d’abord le lieu de ceux qui ont quelque chose de commun par la naissance. On aura alors une ethnique ou un peuple enraciné dans ses conditions naturelles, comme le pensaient les romantiques allemands. Mais à la ethnique, on peut opposer la politique, fondée sur le contrat ou encore sur ce que Rousseau appelle " l’amour de la loi " (7) qui est la forme la plus élevée de penser la vie sociale parce qu’elle se fonde sur la raison.
 
J’ai montré plus haut que les propositions sur l’affaiblissement inéluctable des États n’étaient le plus souvent que la couverture idéologique d’un changement de forme et de fonction des États, le remplacement d’un système politique qui n’existait qu’en se revendiquant de la souveraineté populaire par un système politique qui l’exclut. On me dira que la souveraineté populaire est une fiction, qu’elle n’est qu’une forme de domination parmi d’autres. Sans doute, d’un point de vue général, tous les États, y compris les plus démocratiques, sont-ils des organes de domination et, en tant que tels ils supposent que la liberté dont jouissent les citoyens reste une liberté limitée, atrophiée, bien éloignée dans la pratique de l’idéal pensé par les philosophes de la grande époque du rationalisme politique. Mais il serait du dernier des gauchismes de considérer comme indifférent que la démocratie bafouée en fait soit aussi révoquée en droit. Le crime et toutes les formes plus bénignes de l’agressivité des hommes les uns envers les autres sont " éternels " ou, du moins, aussi durables que l’espèce humaine. Si on en croit Freud, cela ne fait absolument aucun doute. Faut-il pour autant accepter l’assassinat comme une manière légale et acceptable de vivre les relations sociales ? Poser la question de cette manière suffit amplement pour montrer l’absurdité manifeste de ce passage du fait au droit qu’on prétend nous faire accepter quand il s’agit renoncer à la souveraineté populaire au nom d’une " incontournable " mondialisation.
Défendre la démocratie et la liberté des peuples suppose donc une défense de la forme , aussi désagréable que cela puisse sembler à ceux d’entre nous qui ont été éduqués dans l’esprit de " l’internationalisme prolétarien " ou d’une fraternité sans frontières. L’alternative, c’est renoncer à toute forme de vie publique accessible au plus grand nombre, c’est remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses, c'est-à-dire réduire les hommes à l’état de choses et la liberté au choix de sa marque de céréales pour le petit déjeuner. Je sais qu’on pourrait imaginer des formes intermédiaires, qu’on pourrait penser à un dépassement de la , à un stade post-national. Les nations ne sont sans doute pas éternelles : elles naissent, se développent et meurent ; mais le fait national lui-même me semble éternellement indissociable de la constitution de la société humaine comme société politique. Quand, pour la première fois, Aristote fonda les bases de la philosophie politique, il le fit en désignant la Cité comme l’espace même où la liberté pouvait se déployer ; or la Cité par définition est limitée. On peut imaginer la constitution future de quelque chose qui ressemblera à une européenne : encore que je tienne cette hypothèse pour peu probable. On peut imaginer que les organisations politiques soient liées non par l’attachement à un territoire, à une langue ou à une tradition, mais par ce que Habermas nomme " patriotisme constitutionnel ", mais il faut toujours pour faire fonctionner une démocratie savoir qui est " dedans " et qui est " dehors " : pour voter, on commence par tenir des listes électorales qui sont aussi des principes d’exclusion. Il n’y a que dans certains partis, certains syndicats, ou certains pays qu’on ne sait jamais bien faire la séparation entre le dedans et le dehors et c’est assez rarement un signe de démocratie en bonne santé ! Même la patrie constitutionnelle a des limites et unit en séparant. Mais sans avoir sur l’ancienne d’avantage décisif, elle a l’inconvénient de couper l’exercice de la rationalité politique du sentiment vécu immédiat.
***
En résumé, la mondialisation est bien, fondamentalement, une figure de l’idéologie. Sa généralité vague se remplit d’un contenu dont je crois avoir cerné les principaux traits dans les pages qui précèdent. Comme toute idéologie, elle renvoie à une réalité (celle de la globalisation financière et de la stratégie libre-échangiste des grandes puissances capitalistes), mais elle ne renvoie à cette réalité que pour la présenter comme un processus naturel, indépendant de l’action des hommes, et pour en masquer les contradictions. La question n’est donc pas de savoir comment on peut concilier, par exemple, les contraintes extérieures et les objectifs sociaux dans le contexte " incontournable " de la mondialisation. Il ne peut pas plus s’agir de " lutter contre la mondialisation " pour retourner à une mythique autarcie : la destruction de la division mondiale du travail ferait immédiatement renaître une autre sorte d’horreur économique par la régression considérable de production qu’elle entraînerait.
Ce dont il s’agit, c’est de rompre avec l’idéologie de la mondialisation pour montrer quelles sont les racines sociales de la misère des nations et, par là, ouvrir la voie à une reconquête du politique, c'est-à-dire de l’espace dans lequel les hommes peuvent consciemment agir sur leur propre destinée.


(1) Alain Renaut : La entre identité et différence, Revue " Philosophie politique " n°8, premier semestre 1997. Pages 135 et 130
(2) Kant : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 9e proposition.
(3) " une paix générale qui durerait en de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est une pure chimère, comme la maison de Swift qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. " (Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut point, trad. Luc Ferry ; Oeuvres tome 3, Gallimard, La Pléiade, page 299.
(4) Kant : Projet de paix perpétuelle, Oeuvres tome 3, Pléiade, Gallimard, op. cit. page 335
(5) ibid. page 348
(6) Rousseau: Le contrat social.
(7) " J’aurais voulu vivre et mourir libre, c'est-à-dire tellement soumis aux lois que ni moi ni personne n’en pût secouer l’honorable joug ; ce joug salutaire et doux, que les têtes les plus fières portent d’autant plus docilement qu’elles sont faites pour n’en porter aucun autre. " (Dédicace du discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

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