Philosophe, historien des sciences, Michel Blay intervient au moment où les chercheurs s’organisent pour « sauver la recherche ». Mais qu’est-ce qui menace vraiment la recherche ? Qu’est-ce
qu’un chercheur peut légitimement revendiquer ? Le livre de Michel
n’est pas un tract ni un pamphlet. À partir d’un exposé des fondements
de la science moderne, il produit une définition de la recherche
scientifique à l’aune de laquelle on peut essayer de juger ce qu’est la
situation de la recherche aujourd’hui et quels dangers elle court.
« Je
me suis efforcé de montrer qu’en raison de ce qu’elle est, la science
impose, pour continuer à exister en tant que science et pour permettre
corrélativement le développement technique, que soit satisfait un
certain nombre d’exigences différentes, en particulier, à la priorité
absolue de la theoria, à la liberté et au temps de la pensée ainsi qu’à l’indépendance des acteurs de la recherche. » (p.134)
Il ne s’agit pas d’une pétition de principe : Michel Blay
commence par un retour sur la naissance de la science moderne.
Descartes, Galilée, Newton : la manière nouvelle dont sont conçus les
rapports entre théorie et expérience et la mathématisation des sciences
de la nature, ce sont là leurs véritables révolutions théoriques, c’est
par là qu’ils fondent la science moderne. Toute cette partie doit
d’ailleurs être recommandée aux professeurs de philosophie qui
chercheraient de l’inspiration pour faire leur cours sur « théorie et
expérience » (un des chapitres importants du programme des classes
terminales).
Michel Blay s’attache à montrer comment va naître, à partir de là, la
technoscience. Loin d’aller de soi, les rapports entre science et
applications techniques sont d’abord tumultueux. Les techniciens – par
exemple, les militaires – n’ont rien à faire de la physique moderne ; en
balistique, ils restent attachés aux méthodes empiriques du passé et si
la science avait été subordonnée aux impératifs techniques, la
révolution galiléenne et newtonienne n’aurait jamais au lieu… La science
désintéressée, la science non subordonnée à l’utilité sensible, comme
le dit Fontanelle, voilà ce qu’est d’abord la science moderne. Et c’est
seulement par là qu’elle pourra produire les effets prodigieux que l’on
sait.
Deuxième axe de réflexion : la science
se développe par la place qu’elle prend dans « la République des
Lettres », par ce réseau de correspondance entre tous les savants
d’Europe. Les 17 volumes de la correspondance du Père Mersenne sont
hautement symboliques de cet échange des savoirs et de ce travail
collectif qui prend son essor à ce moment. Mais il ne suffit pas que les
savants puissent échanger. Il faut encore qu’ils disposent d’une
situation sociale, d’un statut, qui leur garantisse la tranquillité
d’esprit et l’indépendance. C’est ainsi qu’intervient l’État, avec la
création des Académies royales un peu partout en Europe, puis, avec la
révolution française, celle des grandes écoles et des instituts de
recherche.
Sur tous ces points, les
orientations actuelles en matière de politiques de la recherche sont à
l’exact opposé : course aux brevets, soumission aux besoins immédiats –
dictés par le marché – précarisation des chercheurs et dislocation des
grandes institutions régulatrices, c’est l’existence même de la science
qui est en cause. Si on ne veut pas s’abandonner « aux ventres libéraux
et aux princes de la communication et des mots creux », il est
nécessaire de replacer la science, telle que la modernité l’a définie,
au cœur des choix politiques. Ce qui impose d’abord « de véritablement
penser la science comme theoria
c'est-à-dire comme visée de connaissance émergeant du monde de la vie,
du sens, des valeurs et des pratiques, et non pas comme pure technique,
comme pure action, c'est-à-dire en la confondant, volontairement ou non,
avec ses champs successifs d’autonomisation aboutissant à la
technoscience » (p.139).
Michel Blay
tire d’autres conséquences qui intéressent directement l’organisation
et les programmes de l’instruction publique : la science n’a pas besoin
des humanités comme un supplément d’âme. Elle est au contraire « le
fruit des humanités ; sans les humanités, pas de science conçue dans la
plénitude de son sens et même pas de science du tout. » (p.140)
À dédier évidemment à nos ministres et réformateurs de tous poils qui
organisent la réduction drastique des contenus des programmes et la
destruction pure et simple de ce qui reste des humanités.
Annexe : extrait du général de Gaulle (14 février 1959) à l’Université de Toulouse
[...] Au moment où je suis de ma vie, bref, dans mes dernières années, j'ai le sentiment, à l'université de Toulouse, de me trouver sur une plage, au bord d'un océan, celui qui peut vous porter, vous les chercheurs, vous les professeurs, vous les étudiants, vers les rivages de la découverte, afin de gagner, à partir de là, les terres inconnues du progrès. Partout paraît ici la manifestation du mouvement général de notre espèce. L'homme, aux prises avec l'Univers, c'est-à-dire
d'abord avec lui-même, l'homme cherche à sortir de soi, à accéder à ce
monde nouveau où les désirs restent infinis, mais où la nature cesse
d'être limitée. Cet homme moderne regarde avec passion et avec admiration ce qui est découvert dans les cerveaux
de quelques-uns, ce qui est réalisé dans les laboratoires, et ce qui
est ensuite appliqué par les techniques modernes. Mais, en même temps,
il est guidé par son démon, car la rivalité des États, la lutte des
idéologies, l'ambition de dominer ou bien l'esprit d'indépendance,
érigent, au fur et à mesure, en armes de guerre, les moyens nouveaux destinés à améliorer la vie. Éternel combat de l'Archange et de Lucifer.
Voilà pourquoi il est indispensable que, concurremment à la formation scientifique et technique, la pensée pure, la philosophie qui l'exprime, les lettres qui la font valoir, les arts qui l'illustrent et aussi la morale qui procède de la conscience et de la raison, inspirent et orientent cet immense effort d'évolution. Ce n'est pas à la faculté des sciences de Toulouse, entouré
comme je le suis par les maîtres et les étudiants de diverses
facultés, que j'ai à démontrer pourquoi l'éveil et le développement de
l'esprit, par la connaissance de ce qui est beau et par le culte de ce
qui est bon, doivent s'associer à la formation scientifique de nos
jours.
Eh bien ! la France qui a, dans le domaine de la Recherche, tant de traditions et tant de capacités profondes, qui se trouve en plein essor de rajeunissement,
qui doit absolument choisir entre le déclin ou bien l'enthousiasme pour
ce qui est moderne, la France, dis-je, accueille cette transformation
avec espoir et satisfaction.
Mais une pareille construction comporte plusieurs étages. À la base, il faut qu'une large partie de la jeunesse française vienne à l'Enseignement scientifique et que les étudiants travaillent bien. Plus haut ce sont les Maîtres, dont il faut qu'ils soient en nombre
suffisant et qu'ils aient les moyens voulus pour accomplir leur grande
tâche. Plus haut encore, les Chercheurs, à qui il faut l'équipement spécial nécessaire à leurs travaux et l'art de ne point cloisonner les pensées et les résultats.
Au sommet, enfin, l'État ! L'État qui a le devoir d'entretenir dans la nation un climat favorable à la Recherche et à l'Enseignement ; l'État qui, malgré le flot des besoins et le flot des dépenses, a la fonction de doter les laboratoires et de pourvoir l'enseignement. L'État, enfin, qui doit orienter l'ensemble, tout en laissant à chacun des chercheurs sa direction et son autonomie. C'est à l'État qu'il appartient de déterminer, dans le domaine de la Recherche, ce qui est le plus utile à l'intérêt public et d'affecter à ces objectifs-là ce dont il dispose en fait de moyens et en fait d'hommes [...] ».
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