Le sens de la « réforme
de l’État ».
À l’heure où cet article est écrit, les premières salves
de la campagne 2007 pour les élections présidentielles françaises sont déjà
tirées. Les acteurs finissent de se mettre en place et s’apprêtent à jouer leur
partition. Pourtant, il est à craindre que les questions principales soient
esquivées. L’entreprise de dépolitisation organisée par le système
politico-médiatique devrait faire passer au second plan ces questions
essentielles que sont les institutions et l’organisation des pouvoirs publics,
d’autant plus que, sur ce point, les positions des deux principaux candidats,
promus à ce rang par une presse largement aux ordres, risquent fort de dire à
peu près la même chose, tant les politiques des divers gouvernements auxquels
ils ont appartenu manifestent une grande continuité : redéfinition du
« périmètre de l’État », modification radicale des règles de contrôle
des finances publiques, décentralisation et régionalisation, tels sont les
principaux axes de cette « réforme de l’État » que tous veulent
engager. Ainsi pour Ségolène Royal, « la vraie réforme de l'État c'est la
décentralisation », c’est-à-dire « poursuivre la régionalisation
jusqu’au bout ». De son côté Nicolas Sarkozy indique sa volonté non
seulement de réduire drastiquement le nombre de fonctionnaires mais aussi d’en
modifier le statut et les missions.
La régionalisation, de l’histoire ancienne
Dès le discours de Bayeux, de Gaulle avait exposé son
hostilité à la République parlementaire traditionnelle. C’est là qu’il déclara
la guerre aux partis et aux corps « intermédiaires » élus. Battu par
le « régime des partis », il se retira. L’avènement de la ve
République devait permettre la mise en oeuvre de ses projets de réforme
de l’État républicain. Sous des formes diverses, plus ou moins clairement exprimées,
l’idée dominante est de remplacer le « régime d’Assemblée » qui
gouvernait la République, de haut en bas, par des organes mixtes regroupant les
« forces vives de la Nation » à travers des organisations verticales
professionnelles. Aujourd’hui, on parle des
« acteurs de la société civile ». Les mots changent, mais le contenu
reste. Le référendum de 1969 n’était pas, pour de Gaulle, un simple prétexte
pour tirer son chapeau orgueilleusement et
manifester, une fois de plus, son amour de la France et son mépris de ces
Français indécrottables et si prompts à tomber dans la «chienlit ». Le
référendum devait parachever l’oeuvre entreprise en 1958. La « régionalisation »
et la transformation du Sénat en une
chambre des acteurs sociaux — un projet de fusion du Sénat et du Conseil économique et social — s’inscrivaient dans une
perspective de rupture avec la République traditionnelle, une
perspective que quelqu’un d’aussi modéré que le leader de FO à l’époque, André
Bergeron, qualifiait de « corporatiste ».
Tous les gouvernements qui ont suivi se sont pourtant
reposé les mêmes questions. Giscard
d’Estaing — qui avait voté « Non » en 1969 — aurait souhaité
reprendre la régionalisation. Mais il en fut empêché, en particulier par sa
violente rupture avec Jacques Chirac en 1976. La gauche devait se réapproprier
la tâche laissée en plan. Le mouvement s’opéra en deux temps. Tout d’abord, la
réforme Defferre sur la décentralisation administrative. Ensuite, la réforme de
l’État, lancée par Michel Rocard en 1988, reprise par Juppé en 1995, tente de
repenser l’ensemble des règles de fonctionnement de l’État. Les réformes des
collectivités locales instituées par les lois Voynet et Chevènement de 1999
apportent une nouvelle et importante pierre à l’édifice. Mais on notera la
continuité au-delà de l’alternance gauche-droite.
Ces réformes doivent être caractérisées comme une
déconstruction patiente de la République « une et indivisible ». D’un
côté, la décentralisation, la régionalisation, la réforme des collectivités
locales (« pays », « communautés de communes », etc.)
affaiblissent le poids du suffrage direct au profit du suffrage indirect et,
plus généralement, affaiblissent les élus du peuple au profit de la
technocratie, de la soi-disant société civile, présente à travers ses représentants
autoproclamés, et des groupes de pression économiquement dominants. De l’autre
côté, la construction européenne transfère aux institutions européennes des
pans entiers de la souveraineté nationale, non seulement sur les questions d’intérêt
commun (tarifs douaniers, politique
industrielle, défense et sécurité commune), mais jusqu’aux moindres détails.
L’identité républicaine française était traditionnellement rousseauiste et
postulait le principe de l’unité du corps politique comme condition de l’exercice
de la souveraineté populaire. C’est cela qui se défait et l’idée que nous avons
un destin commun s’évanouit.
Expérimentations
Parmi les « réalisations » de Jacques Chirac
figurent en bonne place de nouvelles mesures de régionalisation. Des dispositions
constitutionnelles ont été adoptées, qui doivent engager la « réforme de
l’État » dans une phase nouvelle. Jacques Chirac avait pris l'engagement
de « repenser hardiment l'architecture des pouvoirs dans un projet global
et cohérent ». C’est ce plan qui a été proposé par le Conseil des
Ministres du 16 octobre 2002 et expliqué ensuite par le Premier Ministre, M.
Raffarin. Il s’agissait de favoriser « le développement d’une démocratie
locale » par la décentralisation, en organisant un nouveau transfert de
compétences vers les régions et en renforçant leur autonomie financière. Enfin,
l’ensemble de la mise en œuvre du dispositif a été conçu comme la mise en œuvre
d’un principe d’expérimentation. Il s’agit bien d’aller encore plus loin. Dans un
débat avec Chevènement dans « L’Express », Perben faisait même
référence à la loi sur la création des communautés d’agglomération (dite
« loi Chevènement ») : les compétences des communautés
d’agglomération comportent un seuil minimal et des options qui peuvent être élargies
avec le temps. Par analogie, les compétences des régions devraient s’élargir
progressivement, en testant pas à pas les résistances. Il y a bien un fil
directeur, une continuité, non seulement lointaine (les lois Deferre) mais
aussi plus proche (la LOADT[1], la régionalisation
du réseau ferré, par exemple). Et un consensus des partis politiques
gouvernementaux entre la droite et le Parti Socialiste, même si cette politique
rencontre des résistances importantes, des grèves et manifestations de 2003
contre la régionalisation des ATOS à l’échec du référendum de M. Sarkozy sur la
Corse.
Une démarche bien connue
Ce plan s’inscrit dans une triple démarche :
(1) La
réforme de l’État telle que de Gaulle avait voulu l’engager, visait à
reconstituer des « corps intermédiaires », ce qui permettraient
d’éviter que toutes les revendications se tournent vers le gouvernement,
neutralisant ainsi les conflits sociaux et politiques qui, en France, se
dirigent toujours immanquablement contre l’État.
(2) Il
faut mettre la France en conformité avec les « normes européennes[2] ».
Le jacobinisme français était la hantise des cours européennes. Cela n’a pas
changé ! Dans l’entreprise de destruction de la liberté des peuples que
constitue la soi-disant « construction européenne », l’existence d’un
État-nation unitaire semble une anomalie, puisque l’Europe ne comporte que des
petits États ou des États à forte coloration fédérale. Ceux-ci et ceux-là sont
déjà pré-formatés pour le grand de l’Europe des régions. Seul le caractère
unitaire de la République française constitue un obstacle : comment
retailler la configuration européenne à la sauce impériale, en rattachant
l’Alsace à une zone économique rhénane et la Corse aux îles de la Méditerranée,
si la France n’est pas régionalisée, si elle se refuse obstinément à
reconnaître qu’il n’y a pas un peuple français, mais un peuple corse, un peuple
breton, un peuple basque et que sais-je encore ? Un des axes de la
politique européenne est le développement des coopérations interrégionales : il existe une coordination des îles de la
Méditerranée, les coopérations entre la région Languedoc-Roussillon et la
Catalogne se multiplient. On souhaite aussi que s’établissent des coopérations
fortes entre les deux rives du Rhin, qui d’ailleurs, du côté allemand, sont de
plus en plus considérées comme des régions également allemandes.
Les « expérimentations » prennent ici tout leur
sens. Elles prolongent des expérimentations bruxelloises. À la différence du
projet de 1969 qui restait une affaire exclusivement intérieure, puisque la
politique européenne s’en tenait à « l’Europe des nations », les
transformations proposées aujourd’hui s’intègrent dans le double mouvement de
destruction des nations : par en haut avec l’augmentation des pouvoirs
dévolus aux instances de l’UE, par en bas avec le rôle croissant que les
régions, déconnectées des entités nationales, sont appelées à jouer. Le rejet
français et hollandais du « traité constitutionnel » n’a en rien
bloqué les ardeurs des dirigeants. L’idée d’un nouveau TCE pour 2009 est en
train de prendre corps et reçoit l’appui des « grands candidats ».
(3) C’est
un plan de guerre contre les principes républicains, contre le principe d’égalité
en premier lieu, contre la fonction publique et contre le « service public
à la française » ensuite. C’est aussi à terme la mise en cause de la
notion même de « peuple français ». À propos du statut de la Corse on
avait eu une première idée de ce qui est en cause. Pierre Joxe avait proposé
une réforme basée sur l’idée de « peuple corse » partie prenante du
« peuple français ». Cette réforme avait été rejetée comme
inconstitutionnelle. En effet, si le peuple est le détenteur de la
souveraineté, on ne peut le diviser, ce qui entraînerait une division de la
souveraineté et contredirait le principe selon lequel la République est une et
indivisible.
Il y a des raisons plus fondamentales, philosophiques, qui
fondent les arguments juridiques. La définition de la République est
exclusivement politique puisqu’elle est réputée résulter d’un contrat entre
individus libres. Donc le peuple français n’est pas une notion ethnique (les
« descendants des Gaulois » !) ni linguistique (les locuteurs
français) et encore moins raciale (toute mention de la race est interdite y
compris dans les statistiques de l’INSEE). Cela distingue clairement la France
de l’Allemagne qui se pense non pas comme une société d’individu unis par des
liens politiques, mais comme un « Volk » partageant une langue
et une conception du monde communes. Cela distingue également la France de la
République états-unienne, où les individus sont classés par des appartenances
ethniques et des types raciaux : on y est « caucasien » ou « afro-américain ».
S’il y a donc un peuple corse, être corse, c’est autre chose qu’être français
et comme la Corse ne forme pas une nation indépendante, un peuple corse dans le
cadre du peuple français serait un peuple ethnique, défini par ses ascendants
corses, sa pratique de la langue, etc. Les indépendantistes corses l’entendent
bien ainsi qui refusent de considérer comme Corses les fonctionnaires d’origine
« continentale » et revendiquent au contraire la
« corsitude » des Corses établis, même de très longue date, à Marseille
ou à Paris. La question du « peuple corse » était donc une question
décisive puisque sa reconnaissance aurait impliqué la reconnaissance de la
validité des critères ethniques et l’introduction d’un véritable racisme
institutionnel.
Or la régionalisation, même si
elle laisse de côté la question constitutionnelle de l’unité du peuple
français, conduira naturellement à ce que ces questions soient reposées sur une
échelle élargie, celle des vingt deux régions. Si les régions en effet ne sont
plus de simples découpages administratifs éventuellement révisables au gré des
circonstances, comme cela reste le cas, si elles deviennent des véritables
entités de pouvoir politique disposant de compétences larges, les divers
mouvements régionalistes connaîtront un nouvel essor et ces divisions tendront
à se figer en véritables « identités régionales ». Les batailles
autour du rattachement ou non de la Loire-Atlantique à la région Bretagne, les
revendications concernant l’unité des deux régions normandes ou encore les
projets de division des Pyrénées-Atlantiques en vue de séparer les Basques des
Béarnais indiquent bien ce qui est en cause : reconstruire les régions sur
des traditions historiques antérieures à la constitution de la France
Républicaine, voire sur la « nature » elle-même. Les Basques
« naturellement » se sentiront bientôt plus proches de leurs voisins
au-delà des Pyrénées que des Alsaciens.
La subsidiarité
La « philosophie » de l’entreprise avait été
donnée par M. Raffarin : c’est le « principe de subsidiarité ».
L’intégration complète de la France à l’Europe exige que la France elle-même
soit organisée selon les principes qui ont fait leur preuve, si on peut dire,
au niveau européen.
Ce principe est officiellement la règle de répartition des
compétences dans l’Union Européenne. Le mot et le concept viennent en ligne
directe de la philosophie thomisme – dans une Europe dont la « démocratie
chrétienne » est la colonne vertébrale idéologique, ce n’est pas très
étonnant. Mais le Pape Pie XI en définit le contenu moderne dans l'encyclique Quadragesimo
Anno.
« Que l’autorité publique abandonne donc aux
groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se
disperserait à l’excès son effort; elle pourra dès lors assurer plus librement,
plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à
elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller,
stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la
nécessité. Que les gouvernements en soient donc persuadés : plus parfaitement
sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements, selon ce principe de
la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et
la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires
publiques. »
Jean XXIII le revendique dans Mater et Magistra et
l’explicite :
« Il est requis que les hommes investis d’autorité
publique soient animés par une saine conception du bien commun. Celui-ci
comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans
les hommes le développement intégral de leur personnalité. Nous estimons, en
outre, nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales
diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la
"socialisation", jouissent d’une autonomie efficace devant les
pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de
collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien
commun. »
Enfin, Jean Paul II, évoquant les objectifs des
autorités publiques en matière économique et sociale, précise dans Centesimus
Annus (1er Mai 1991) : « L’état doit contribuer à la
réalisation de ces objectifs, directement et indirectement. Indirectement et
suivant le principe de subsidiarité. Directement et suivant le principe de
solidarité. » C’est cette interprétation qui constitue la clé de l’accord
de Maastricht, dans son article 3B :
« La Communauté agit dans les limites des compétences
qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent
Traité.
Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence
exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de
subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée
ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent
donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux
réalisés au niveau communautaire.
L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est
nécessaire pour atteindre les objectifs du présent Traité. »
C’est un principe qui convenait bien pour une organisation
de type impériale comme l’Europe le devait être selon les vœux de l’Église. Il
n’est pas question de souveraineté, puisque Dieu est le seul souverain et que
la revendication de la souveraineté politique des États a toujours été dénoncée
comme une folie de l’orgueil humain. Il s’agit du pouvoir de commander (imperium),
de ses limites et éventuellement de la délégation de ce pouvoir. Derrière les
discours sur le « bien commun », la subsidiarité exprime le refus
d’un espace politique commun, de ce genre d’espace qui définissait la
République fondée sur la liberté des citoyens, qui, comme le disait Aristote,
ont tous un droit égal à gouverner et à être gouvernés.
En gros la subsidiarité est une sorte de domination
paternelle au sens d’Aristote, mais d’un pater familias moderne qui
laisse à ses enfants le soin de gérer leur argent de poche – mais continue
naturellement d’en décider lui-même le montant. Comment la subsidiarité
s’applique dans l’Union Européenne ? Selon les préceptes de notre sainte
mère l’Église. La commission est investie de l’imperium et du pouvoir de
sanctionner les récalcitrants par de lourdes amendes, mais n’a aucun compte à
rendre devant les peuples d’Europe. Elle prescrit à tours de bras, depuis les
dates d’ouverture et de fermeture de la chasse, jusqu’à la taille des cases à
veaux dans les élevages industriels ; elle s’émeut du sort des grenouilles
et autres batraciens, mais reste, au nom de la subsidiarité, insensible tant
aux évolutions cléricales réactionnaires de certains gouvernements (la Pologne
étant le dernier en date) qu’à la misère qui frappe les peuples.
Irresponsabilité, gabegie bureaucratique, refus de toute
démocratie, telle est la subsidiarité en acte ! Voilà le modèle de la
France « régionalisée ».
Un cas d’école
Il y a un champ d’expérimentation sur lequel les manœuvres
sont déjà bien engagées : l’école. À peine la régionalisation Raffarin
avait-elle été annoncée que les présidents socialistes de Haute-Normandie et
d’Ile de France se précipitaient : le premier demandait pour la région la
responsabilité de l’intégralité de la formation professionnelle et le deuxième
exigeait les Universités. On ne peut guère apporter un soutien plus enthousiaste
à ce gouvernement qu’on prétendait par ailleurs combattre…
Puisque les régions s’occupent déjà des lycées en ce qui
concerne les constructions et l’équipement, le gouvernement a transféré aux
régions les personnels administratifs et d’entretien (les ATOS) et les
personnels de surveillance (cassant au passage le statut des MI/SE) : tous
ces fonctionnaires d’État deviennent des agents des collectivités locales. On a
promis que le recrutement des professeurs resterait national. Mais les promesses
de ce genre n’engagent que ceux qui y croient. Car, il apparaîtra bien vite
qu’il est impossible de gérer un établissement dont une partie du personnel
dépend de la région et l’autre du ministère ; les payeurs (les régions)
voudront que les lycées remplissent les missions qu’eux jugent utiles, par
exemple en fonction des intérêts économiques dominants dans la région, ou en
fonction de leurs orientations idéologiques. Supposons qu’un maire, membre de
l’exécutif régional, ait la responsabilité de superviser l’enseignement dans
les lycées et la bonne mise en œuvre des « projets d’établissement »
et imaginons qu’un des administrés soit mécontents des notes de son fils, de
l’enseignement de tel ou tel professeur, etc. Pour l’heure, il n’a comme
ressource que d’écrire au recteur ou au ministre qui transmettra le problème à
l’inspection, laquelle ne dépendant pas directement des parents d’élèves peut
encore, si elle le veut juger en toute impartialité.
Dans le contexte où les élus locaux contrôlent directement
les contenus et la vie des établissements scolaires, toutes ces barrières
sauteront, et même si nominalement les professeurs restent recrutés
nationalement, ils seront de fait sous la coupe des notables et la pression
directe des lobbies. C’en sera fini de « l’enseignement libéral »,
c'est-à-dire un enseignement qui n’est soumis ni aux pressions de l’économie ni
aux besoins de la « société civile » mais seulement aux nécessités de
la transmission du savoir.
Sur le plan de la
régionalisation, le programme de l’UMP pour 2007 reste timide : on exclut
de nouveaux transferts de compétence tant que ce qui a été déjà engagé ne sera
pas consolidé. Seule est évoquée « l’expérimentation de l’implication des
régions » dans le financement et la gestion des Universités. Quant à Mme
Royal – au programme encore très mystérieux au moment où nous écrivons – elle
affirme une forte volonté d’accélérer le processus de transfert de compétences
aux régions. Elle a ainsi proposé que l’immigration devienne une compétence
régionale, chaque région régulant ses « flux migratoires » selon ses
besoins de main-d’œuvre. Sur l’île de la Réunion, elle a proposé un recrutement
régional des professeurs pour cette région d’outre-mer. Mais si une telle
proposition devenait réalité, les autres DOM suivraient, puis la Corse et
finalement on irait très vite vers la régionalisation complète de l’éducation
nationale.
Gérer l’État comme une entreprise privée
La déconstruction de l’unité républicaine n’est pas
seulement l’affaire de la régionalisation. La privatisation bat son plein non
seulement dans le domaine financier ou industriel, mais aussi dans les services
publics : après France Télécom, ce fut le tour d’EDF-GDF et maintenant de
la Poste. À la SNCF tout est mis en place pour la privatisation par
« appartements ». Mais c’est aussi le cœur même de l’appareil d’État
qui est touché par ce mouvement. D’une part, on assiste au développement de
toutes sortes d’agences et de « hautes autorités » soi-disant
indépendantes qui remplacent progressivement certains services de
l’administration. D’autre part, prolifèrent la sous-traitance et la mise en
concurrence de services de l’État. La Défense nationale n’échappe pas à ce
mouvement : les personnels techniques de la Défense cèdent de plus en plus
la place à des entreprises privées, au mépris des impératifs de sécurité. Des
casernes ferment le week-end et elles sont alors gardées … par des sociétés de
gardiennage. La privatisation partielle des prisons est engagée – l’exemple
américain a montré que cette activité pouvait être hautement profitable avec
des gouvernements qui, par la politique répressive, assurent les débouchés.
La privatisation de l’État est aussi parfois plus
indirecte. Ainsi les établissements scolaires font de plus en plus appel à des
« intervenants extérieurs » et on les encourage à multiplier les
liens avec les « acteurs économiques et sociaux », élégant pseudonyme
du patronat. La réforme de Robien des IUFM accélère le mouvement : les
professeurs devront pendant leur formation faire un stage en entreprise pour
apprendre à prendre en compte les desiderata patronaux… Si le programme de
l’UMP est prudent en ce qui concerne la régionalisation, il est en revanche
fort disert sur l’autonomie des établissements scolaires, notamment financière
et en donnant aux familles un « droit d’implication et une participation
plus forte à la prise de décision en matière d’organisation de la vie
scolaire. »[3]
Le projet de prélèvement de l’impôt à la source est une
sorte de privatisation de la collecte de l’impôt : en effet, ce sont les
services de la paye des entreprises qui devront calculer le montant de l’impôt
et le verser au Trésor Public. Les comptables privés deviendront ainsi des
sous-traitants collectant l’impôt pour le compte de l’État. De là au retour des
fermiers généraux de l’Ancien Régime, il n’y a qu’un pas qui peut être vite
franchi !
Mais l’essentiel réside dans la nouvelle méthode de
gestion de l’État lui-même. L’acte politique majeur d’un État moderne est le
vote du budget. La LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) a été
adoptée en 2001 par une majorité et un gouvernement de gauche. Elle prétend
mettre en place une gestion des finances publiques « plus démocratique et
plus performante au bénéfice de tous ». Au lieu de voter les crédits par
ministère et par chapitres, ils sont maintenant votés par « missions »
qui se déclinent en « programmes ». Il s’agit d’organiser le « passage
d'une culture de moyens à une culture de résultats », en vue d’atteindre
« des objectifs d’efficience de la gestion, tendant, pour les
contribuables, à améliorer le rendement des fonds publics, soit en accroissant,
pour un même niveau de ressources, les “ produits ” des activités publiques,
soit, pour un même niveau d’activité, à recourir à moins de moyens. » Le
vocabulaire, celui du management des entreprises, est ici significatif. Aux
notions d’égalité et d’impartialité, qui sont les vertus cardinales de la
fonction publique dans un État républicain, on substitue les notions de
performance et de rendement, qui conduise à casser les garanties des
fonctionnaires. En 2006, le congrès de la fédération de fonctionnaires Force
Ouvrière juge la LOLF dans les termes suivants :
« FO condamne la LOLF en tant qu'outil essentiel de
la réforme de l'Etat et de la remise en cause du Statut général des
fonctionnaires (corps et grades, rémunération, avancement) et qui fait des
personnels la principale variable d'ajustement du service public.
Le congrès condamne la LOLF introduisant notamment les
notions d'objectifs, d'indicateurs et de résultats et conduisant au passage
d'une culture de moyens à une culture de résultats.
Le Congrès conteste fermement la gestion des ressources
humaines issue de la LOLF qui, par la fongibilité asymétrique des rémunérations
et des crédits de fonctionnement, organise l'externalisation et la
privatisation.
Le Congrès condamne la logique développée par la LOLF qui
généralise l'intéressement aux résultats liés à la performance.
Pour le Congrès les garanties octroyées par le statut des
fonctionnaires de l'Etat sont constitutives de la conception française du
service public porteur des valeurs républicaines qui fondent l'unité nationale.
Les remettre en cause aboutirait à détruire la Fonction publique et par là même
le service public tel que le souhaitent nos concitoyens. »
De fait, les fonctionnaires, dans l’Éducation Nationale en
particulier, commencent à faire l’expérience amère des conséquences de la LOLF.
Les rémunérations des fonctionnaires deviennent des variables d’ajustement pour
permettent d’atteindre les objectifs de rendement et de performance. La presse
syndicale en donne des exemples en abondance.[4]
Mais c’est le principe qui doit être mis en cause.
Évidemment personne ne peut contester que les fonds publics doivent être bien
utilisé, qu’il faut éviter les gaspillages, etc. La fonction publique dispose
pour assurer le contrôle d’instruments qui ont fait leur preuves, même si les
recommandations des inspections ou des cours de comptes ne sont pas toujours
suivies d’effets – ce qui est une autre affaire : il ne s’agit plus d’une
question de bonne administration mais de volonté politique. Mais on ne peut pas
prétendre que la bonne administration peut s’obtenir en appliquant les recettes
du fonctionnement des entreprises privées en concurrence sur le marché. Il
suffit de se demander ce que peuvent le rendement et les performances d’un
tribunal pour comprendre qu’avec la LOLF nous entrons visiblement dans un autre
monde. Un juge performant est-il un juge qui expédie un grand nombre d’affaires
dans la journée ? On savait la justice souvent expéditive – surtout pour
les pauvres – mais là la faute contre l’équité deviendrait une règle. Un juge
performant est-il celui qui donne les plus lourdes peines ou les amendes les
plus « salées » afin de remplir les caisses de l’État ? Comment
mesurera-t-on le rendement d’un professeur ? Aux bonnes notes qu’il
distribue ? Topaze deviendra-t-il le modèle à suivre ?
En dépit de ces évidentes absurdités, c’est pourtant dans
l’assimilation de l’État à une entreprise privée qu’on est engagé. M.
Berlusconi, le magnat italien, s’était vanté de gérer l’Italie comme
Fininvest. Après l’élection européenne
de 2004, M. Barroso avait salué une assemblée de patrons d’un retentissant
« Bienvenue dans Europe S.A. » Les fonctionnaires seraient-ils
devenus des « collaborateurs » de « France S.A. » ? Un
État n’est pas une entreprise, il n’a même rien à voir avec une entreprise qui
défend ses intérêts privés. Les services de l’État ne sont pas des entreprises
qui pourraient être mises en concurrence puisque aucun de ces services n’a d’intérêts
propres distincts des intérêts des autres services. Les citoyens ne sont pas
non plus l’équivalent des actionnaires qui attendent un rendement de leur
dividendes : le chauffard qui écope d’une amende pour excès de vitesse ne
doit pas être satisfait du rendement des services de police ! Avec la
LOLF, nous avons affaire à une transformation du lexique de la fonction
publique qui exprime une transformation fondamentale de la signification même
de la « chose publique ».
Et la démocratie dans tout ça ?
Toutes ces transformations sont présentées par leurs
initiateurs comme des progrès de la démocratie : la régionalisation et la
décentralisation rapprocheraient le citoyen de l’autorité politique, la LOLF,
pour des raisons obscures, serait « démocratique » parce que plus
« transparente », et ainsi de suite. Il n’en est rien : la
décentralisation morcelle le corps politique en autant d’intérêts particuliers
– qu’on songe par exemple à la concurrence absurde à laquelle se livrent des
collectivités locales pour attirer les entreprises sur leur territoire – et
réduit le citoyen au rôle de sujet ou de consommateur. L’empilage des
structures (commune, communauté d’agglomération, communauté de communes, pays,
département, région) a permis la prolifération des bureaucraties et rendu le
fonctionnement de notre république encore plus obscur et plus impénétrable.
Dans les régions se constituent des baronnies avec leurs cortèges d’affidés et
leurs effets pervers sur tout le système démocratique.
Comme cette crise de la démocratie est patente, on a
inventé un palliatif miraculeux : la « démocratie
participative ». Les formules du type expérimenté à Porto Alegre, du temps
de la municipalité PT, ont été invoquées : le vote du budget municipal est
discuté par des assemblées de citoyens par quartiers qui donnent leur avis et
expriment leurs revendications avant de passer au vote en conseil municipal. S’il
s’agit de palliatifs à une dégénérescence de la démocratie, c’est mettre un
cautère sur une jambe de bois. En outre, les comités de quartier entraînant les
plus mobilisés dans des institutions purement consultatives et de surcroît sans
représentation nationale, cela ouvre la voie à toutes les manipulations. Si
l’on veut centraliser les comités de quartiers – au niveau de la ville, de la
région, du pays tout entier – alors on créera une pyramide bureaucratique
encore plus éloignée du citoyen de base que ne l’est la représentation
nationale aujourd’hui.
En fait, la « démocratie participative »
fonctionne à plein régime dans notre pays, au fur et à mesure que la démocratie
recule. On pouvait s’en douter : la démocratie étant la participation du
grand nombre à la décision politique, la « démocratie participative »
pourrait sembler un curieux pléonasme. Mais selon un procédé qui semble tiré de
la « novlangue » imaginée par Orwell[5], la
démocratie participative s’avère la négation de la démocratie. On multiplie les
« consultations » pour impliquer les citoyens dans des décisions
qu’ils ne prendront pas et qui seront souvent prises contre les opinions qu’ils
auront émises pendant la consultation. Ces consultations n’ont pas d’autre but
que de tenter de désamorcer par avance tout contestation et tout manifestation
de refus. Les dernières réformes de l’Éducation Nationale, depuis la réforme
Allègre ont été de ce point de vue particulièrement éclairantes.
Il existe une autre forme de démocratie participative, ces
structures, comme les « pays » où des élus (au second degré)
s’entourent de représentants autoproclamés de la « société civile ».
L’intégration des syndicats, qu’on veut transformer en syndicats
« d’accompagnement » dans toutes sortes d’institutions étatiques
constitue une troisième forme de cette fameuse « démocratie
participative ». Pendant ce temps, ces 36 000 foyers de démocratie
que sont nos communes sont mis en tutelle. Les partis, intermédiaires
« naturels » dans notre tradition, entre les citoyens « d’en
bas » et les dirigeants, sont transformés en machines relayées par le
système médiatique, au mépris des sentiments populaires comme l’a montré le
référendum du 29 mai 2005.
En vérité, ce n’est pas vers plus de démocratie que nous
allons mais vers ce que Pierre Legendre a nommé la « reféodalisation de
l’État », son éclatement en multiples fiefs, avec une pyramide de
relations de dépendances qui progressivement vide de son sens l’article II de
la déclaration de 1789 : « la souveraineté réside essentiellement
dans la nation[6] ».
Denis COLLIN – 6 février 2007
[1] Sur la « Loi
d’orientation et d’aménagement du territoire » (lois Voynet et
Chevènement) : voir notre contribution, « Crise et réforme de
l’État », in Refaire la politique (T. Andréani, M. Vakaloulis
dir.), éditions Syllepse, 2002.
[2] Contre nos 36 000
communes, l’argument massue est : il y a 7000 communes en Allemagne.
[3] Source : site de
l’UMP : Projet législatif pour 2007.
[4] La combinaison LOLF +
régionalisation produit des résultats étonnants quand il s’agit d’intégrer les
ATOS dans les départements.
[5] Lire et relire ce grand
livre qu’est 1984.
[6] Que le signature de la
France au bas du TCE n’ait pas été retirée après le référendum de mai 2005, que
la constitution ait été modifiée avant ce scrutin en vue de la mettre en accord
et que ces modifications restent intégrées à notre loi fondamentale, cela dit
assez en quelle considération on tient la souveraineté de la nation.
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