Le destin de la pensée de Marx a conduit à la confusion des sens (1) et (2) en dépit de l’avertissement (3). En bonne logique et pour respecter les dénominations en usage dans la langue française, le substantif « marxisme » s’il est construit comme kantisme ou platonisme devrait signifier : caractère de la pensée marxienne. C’est l’adjectif « marxien » construit sur le modèle de kantien, platonicien, etc., et non pas « marxiste » qui convient pour parler de Marx. Pour « marxien », donc, voir Marx.
On doit distinguer divers usages du terme « marxisme » et diverses phases de l’histoire du « marxisme », au croisement de la philosophie, de l’histoire des idées … et de l’histoire tout court.
(I) Le marxisme orthodoxe. Le marxisme devient la doctrine officielle des principaux partis socialistes et sociaux démocrates européens à la fin du xixe siècle. Sous l’influence de quelques textes de Engels, mais surtout de August Bebel (1840-1913) et Karl Kautsky (1854-1938), de Georges Plekhanov (1858-1918) en Russie ou encore de Jules Guesde en France, se construit ce qu’on appellera le « marxisme orthodoxe ». L’Internationale Communiste et les divers partis qui lui sont affiliés reprendra a son compte ce marxisme orthodoxe dont Georges Politzer (1903-1942) puis Roger Garaudy (né en 1913) seront les principaux propagateurs en France. Le marxisme orthodoxe se présente comme une conception du monde cohérente articulant une philosophie moniste matérialiste (le « matérialisme dialectique »), une théorie de l’histoire (le « matérialisme historique »), une analyse socio-économique fondée sur l’analyse des classes sociales en lutte, le concept d’exploitation et la distinction entre infrastructure économique et superstructure politique, juridique, idéologique et religieuse. Engels est fréquemment rendu responsable de la transformation de la pensée de Marx en ce « marxisme orthodoxe ». Il est nécessaire de faire des distinctions et de ne pas jeter tous les « marxistes orthodoxes » dans les « poubelles de l’histoire » auxquelles leurs adversaires étaient fréquemment voués.
On trouvera des travaux spécialisés intéressants et parfois originaux comme La question agraire de Karl Kautsky ou en avance sur l’évolution des mœurs et des préoccupations comme Le socialisme et la femmed’August Bebel. Les trotskystes, bien que se situant philosophiquement dans le « marxisme orthodoxe produisent d’importantes contributions à la compréhension de la réalité sociale du xxe siècle. La Révolution trahie de Trotsky est la première tentative systématique de penser la nature de l’URSS. C’est encore un trotskyste, C.L.R. James qui s’intéresse parmi les premiers à comprendre les problèmes spécifiques de l’émancipation des Noirs. Il faut enfin accorder une place de choix à l’œuvre d’Ernest Mandel, notamment son Spätkapitalismus. On se gardera de confondre ces travaux honorables avec la production « intellectuelle » courante du stalinisme, qu’il s’agisse des écrits de Staline sur la linguistique ou des thèses ( ?) de Lissenko sur la « science prolétarienne ».
(II) Le marxisme occidental. Sous le syntagme « marxisme occidental », Perry Anderson (éditeur de la revue britannique New Left Review) regroupe toutes les tentatives, principalement faites en Europe occidentale, de reprendre la façon de Marx en sortant du dogmatisme du « marxisme orthodoxe ». Il ne s’agit pas d’une école mais d’un ensemble de penseurs et de courants qui se caractérisent par leur prise de distance à l’égard du matérialisme orthodoxe, qualifié de mécaniste, la réintégration des questions de la culture et de la psychologie ou encore la prise en compte plus directe des questions proprement politiques. Les « marxistes occidentaux » se réclament volontiers de Marx mais réfutent la plupart du temps l’apport de Engels, suspecté de réintroduire dans la pensée de Marx une métaphysique matérialiste. On peut également remarquer la tentative de réaliser des synthèses entre la tradition issue de Marx et les courants classiques de la philosophie ou des sciences humaines. Avec Karl Korsch (1886-1961), Georg Lukacs (1885-1971), c’est principalement un retour à la philosophie de Hegel qui est censé sortir le marxisme de son dogmatisme. On retiendra ici l’ouvrage clé de Lukacs, Histoire et Conscience de classe. Avec Antonio Gramsci (1891-1937), le marxisme italien se marie avec la philosophie hégélienne revue et corrigée par Benedetto Croce et Giovanni Gentile. Si certains marxistes autrichiens, Max Adler en tête, avaient déjà tenté une synthèse entre les pensées de Kant et de Marx, en Italie, Galvano della Volpe (1895-1968) et son disciple Lucio Colletti (1924) reprennent cette question à nouveaux frais. L’École de Francfort – nom sous lequel est connu l’Institut für Sozialforschung, fondé en 1923 par Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973) – est très fortement imprégné de psychanalyse, mais aussi de la sociologie de Max Weber. Avec Herbert Marcuse ou Erich Fromm, l’école de Francfort jouera un rôle important dans l’histoire intellectuelle des « trente glorieuses ». C’est encore de cette école que sortent Jürgen Habermas et aujourd’hui Axel Honneth. En France, Jean-Paul Sartre, surtout à partir de la Critique de la raison dialectique, fait le lien entre marxisme et existentialisme. Enfin, le structuralisme issu de la linguistique de Saussure et de l’ethnologie de Lévi-Strauss imprègne le marxisme de Louis Althusser (1918-1990).
(III.) L’influence de Marx dans les sciences sociales. Que ce soit en tant que doctrine des partis socialistes et communistes ou dans les diverses formes du « marxisme occidental », la pensée de Marx est utilisée de manière critique à l’égard de la société capitaliste. Mais on peut aussi se référer à Marx simplement en tant que savant. L’influence de la conception marxienne de l’histoire est particulièrement notable. Toute une école historique anglaise, dont le nom saillant est celui d’Eric Hobsbawn revendique clairement sa filiation marxiste. En France, Fernand Braudel ne manqua jamais de signaler sa dette à l’égard de Marx – dette particulièrement nette dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme – xv – xviiie siècle. Immanuel Wallerstein, disciple de Braudel développera la théorie de « l’économie monde ». L’inspiration marxiste se révélera un outil fécond dans l’exploration des processus historiques par lesquels la société européenne issue de la féodalité donner naissance au capitalisme moderne – voir la longue discussion entre Maurice Dobb, Paul Sweezy, etc. sur la transition du féodalisme au capitalisme. De nombreuses écoles économiques, enfin, se sont d’abord pensées dans le rapport au marxisme, ainsi ce qu’on a appelé « l’école de la régulation », représentée par des chercheurs comme Michel Aglietta, André Dorléans, Anton Brender … Des économistes libéraux, adversaires politiques décidés des marxistes reconnaissent la valeur scientifique des travaux de Marx – ainsi Milton Friedmann considère comme un apport décisif la théorie marxienne de la monnaie. Il faudrait faire sa place enfin au « marxisme analytique anglo-saxon » dont les travaux de John Elster (Making sense of Marx) ou de John Roehmer sont emblématiques.
Le marxisme aujourd’hui. Politiquement, le marxisme semble défait. Les partis qui s’en réclament encore sont des petits groupes sans véritable influence politique – ou s’ils gagnent de l’influence, c’est en abandonnant leur marxisme. Reste seulement une constellation de chercheurs qui continuent de « travailler avec Marx » et parfois contre Marx, dans tous les domaines de la philosophie et des sciences sociales. Les trois « congrès Marx » tenus en France à l’initiative de l’équipe de la revue Actuel Marx, témoignent à la fois de cette fin du marxisme et de la vitalité de la pensée de Marx. On peut même espérer que, débarrassé du marxisme, il soit possible maintenant procéder à réévaluation de la pensée de Marx.
Bibliographie
Labica (Georges) & Bensussan (Gérard) : Dictionnaire critique du marxisme (PUF, réédition « Quadrige »).
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