[Ce texte a été écrit au moment où le président Sarkozy avait voulu engager, à des fins purement électoralistes) un vaste débat sur l'identité nationale. Il reste d'actualité.]
Puisque nous avons un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement, il n’est pas mauvais de commencer par interroger cette notion un peu obscure d’identité nationale.
On sait que la campagne électorale a l’objet de quelques
envolées lyriques et de quelques clowneries autour de cette question. C’est l’actuel président qui a lancé
l’affaire en mettant la nation au centre de plusieurs discours et même en
récupérant toutes sortes de grandes figures de l’histoire nationale, y compris
les figures tutélaires de la gauche : Jaurès, Blum ou le jeune communiste
fusillé par les nazis, Guy Môquet. De l’autre côté, pour n’être pas en reste,
on s’est sitôt mis à agiter le drapeau tricolore et à chanter la Marseillaise
dans les réunions électorales. Un vague débat s’est même esquissé où l’on a
fait mine d’opposer deux conceptions de l’identité nationale.
Je crois que c’est l’idée elle-même qu’elle faut
questionner et c’est seulement à ce prix que l’on peut, le cas échéant la
reprendre.
Dans « identité nationale », il y a identité.
Commençons par
quelques remarques concernant la notion d’identité elle-même.
L’identité n’est pas une chose ni une propriété, mais une
relation. Je suis un homme ou une femme, je suis noir ou blanc, mais je ne suis
pas identique. On ne peut être identique qu’à quelque chose. Deux choses sont
identiques si elles sont indiscernables ou du moins indiscernables sous
certains rapports qu’on estime pertinents.
Par exemple quand on décline son identité, on établit une
relation entre l’individu physique présent et une personne reconnue par les
autorités légales.
On peut également définir l’identité comme
Voyons ce que
cela donne quand on applique ces esquisses de définition à l’identité nationale.
Il y a dans cette expression une première ambiguïté. Quand
on parle de l’identité personnelle il n’y a aucun doute, on parle du rapport de
la personne à elle-même : « —Qui êtes-vous ? — je suis X, né le
… » Ou encore « — je suis qui je suis, je suis qui j’étais, je suis
qui je serai. » Mais pour l’identité nationale, on ne sait pas trop à quoi
se rapporte l’adjectif national. Il peut s’agir :
(1)
De l’identité des individus qui composent une nation et
qui le composent précisément parce qu’ils sont identiques en quelque chose.
(2)
De l’identité de la communauté humaine qu’on appelle
nation.
Le mot
« nation » lui-même est porteur de cette ambiguïté.
La nation renvoie à latin nascor, natum, au fait de
naître. La nation regroupe tous ceux qui ont quelque chose de commun par
naissance. Mais cette définition est de
la mythologie pure et simple. On apprenait jadis aux enfants « nos
ancêtres, les Gaulois », mais c’est de l’histoire à peu près aussi
sérieuse que l’histoire du Proche-Orient racontée par
Les nations ne sont pas non plus des unités
linguistiques : ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Suisse, ni la
Grande-Bretagne, ni même la France et l’Allemagne ne sont des unités
linguistiques : l’Allemand souabe et l’Allemand berlinois sont très
différents sans parler de ceux qui parlent encore le « Hochdeutsch »,
c’est-à-dire un dialecte néerlandais, en Frise.
On pourrait poursuivre ainsi très longuement pour dire ce
que n’est pas
Il faut donc, et c’est le plus raisonnable, renoncer à
essayer de définir la nation par ce qu’il pourrait y avoir d’identique chez
tous les membres de cette nation.
De cette première conclusion, on peut déduire quelques propositions :
(1)
L’intégration d’un individu « né ailleurs »
dans une nation ne peut aucunement être la transformation de cet individu au
point qu’il puisse s’identifier au modèle national, c’est-à-dire à
l’individu-type. Pour faire un bon Français, il n’est pas nécessaire de porter
un béret et de se promener avec une baguette de pain sous le bras… Les tests de
bonne francité qu’on veut imposer pour le regroupement familial n’ont aucun
sens … d’autant que bon nombre de Français « de souche » (de
laquelle, c’est une autre affaire) ne manifestent qu’une maîtrise très
approximative de la langue française et ignorent superbement la culture et les
« valeurs » de la France (à condition qu’on soit capable de définir
ce qu’on entend par là).
(2)
L’identité nationale ne découlant pas de la naissance
il est donc clair que la nation est une entité historique et comme telle, à la
fois un produit et un acteur de l’histoire. Les Français du XXIe
siècle différent profondément de ceux du xixe,
et en diffèrent sans doute plus qu’ils ne diffèrent des Italiens ou des Belges
du xxie siècle.
Est-ce à dire
que la notion d’identité nationale est dépourvue de sens ?
Si la définition de l’identité nationale par l’identité des
propriétés partagées par les individus la composant est une définition
intenable, il reste pourtant possible de donner un sens à la notion d’identité
nationale.
L’identité nationale est tout simplement la revendication
d’appartenance à une nation, non pas une nation définie en termes
« naturalistes », mais une nation définie comme une « communauté
de vie et de destin », pour parler comme Otto Bauer, dirigeant socialiste
autrichien jusqu’aux années 30 et auteur d’un ouvrage remarquable, La question des nationalités et la
social-démocratie, publié chez EDI en 1987 et toujours disponible.
Les hommes sont
des animaux « politiques » disait Aristote.
Ils ne sont pas des individus que se sont faits
eux-mêmes ; ils n’existent et ne peuvent exister que dans des communautés
politiques, que les Grecs appelaient « cités », les Romains
« république », et nous « nations ». Ces nations sont constituées
par un ensemble de relations entre les individus et entre les groupes humains
relativement stables dans le temps, bien que susceptibles de nombreuses
transformations, relations qui unissent ces individus et ces groupes et les
séparent des individus et groupes qui ne font pas partie de ces relations.
Je vais essayer d’expliquer rapidement ce que j’entends
par cette définition en prenant – avec les précautions d’usage – une analogie.
Un individu humain, un corps n’est pas un ensemble d’éléments identiques (ils
sont au contraire très différents), ces éléments ne sont pas permanents
(presque toutes nos cellules se renouvellent sur un cycle de deux ans), de
nouveaux éléments apparaissent, la forme générale se modifie avec le temps,
mais il y a un substrat relationnel stable entre tous ces composants et c’est
ce substrat qui définit l’identité de l’individu. Par analogie, on peut dire
qu’une nation, c’est cela : « un ensemble d’individus, eux-mêmes très
composés », comme dirait Spinoza.
Qu’est-ce qui
fait une nation et donc qu’est-ce qui permet de parler d’identité
nationale ?
C’est qu’elle unit à travers le partage de relations (les
conflits étant aussi des relations !) et qu’elle sépare ! Quand ces
relations sont suffisamment développées pour que la question soit posée de la
commune décision de notre avenir, cette nation est aussi un espace public,
c’est-à-dire un espace politique au sens propre. Quand Bauer parle de
« communauté de destin », il vise juste : nous sommes unis parce
que nous pensons que nous avons une destinée commune. Et l’appartenance à la
nation n’est rien que le fait d’assumer une commune destinée, c’est-à-dire que
les affaires politiques nationales et internationales deviennent mes
affaires !
Cette conception de la nation, Ernest Renan lui a donné
une expression célèbre que je vais rappeler. Dans une conférence du 11 mars
1882, faite en Sorbonne, Renan met en garde contre les erreurs classiques sur
la nation :
« De nos jours, on commet une
erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des
groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à
celle des peuples réellement existants. »
S’appuyant sur l’histoire et la littérature française, il
montre que
« L'idée d'une différence de
races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne
se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs
à Hugues Capet. »
Il arrive à cette définition fameuse, à juste titre :
« Une nation est donc une grande
solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux
qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume
pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir
clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est
(pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme
l’existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. »
L’identité nationale n’est pas une norme dans laquelle on
fait rentrer de gré ou de force les individus mais un acte politique. Si, comme
on doit le faire, on abandonne la définition naturaliste de la nation, il faut
dire que la nation est bien le nom moderne de ce que les Grecs appelaient
« polis » et les habitants, les membres de la nation sont des
« citoyens ». Les citoyens ne sont pas seulement des individus privés
(cette réunion d’hommes mis les uns à côté des autres que les Grecs appelaient
un « laos » et que nous
traduisons par peuple) mais aussi et surtout des individus réunis politiquement
par des droits et des devoirs en rapport avec les affaires communes, ce que les
Grecs appelaient un « demos »
et que nous traduisons aussi par peuple…
De ce que je
viens dire, il se déduit qu’il y a un bon et un mauvais usage de l’identité
nationale.
On pourrait dire : « les frontières, on s’en
fout », envoyer au diable les nations et les États-nations et se proclamer
citoyen du monde – cosmopolite, au sens étymologique. Il est du reste assez
surprenant d’entendre ce genre ce discours dans des mouvements qui se sont dits
opposés à la mondialisation (« no
global ») !
Au cosmopolitisme, je crois qu’il est raisonnable
d’opposer l’internationalisme, l’internationalisme qui reconnaît les nations –
pour qu’il y ait solidarité entre les nations, il faut bien qu’il y ait des
nations !
Hannah Arendt disait que les frontières nationales
constituent en quelque sorte les murs qui soutiennent le monde et l’abolition
des frontières nationales prépare tout simplement l’effondrement du monde.
Je vais en donner quelques raisons.
(1)
Un État mondial n’est ni possible ni souhaitable.
L’unification du monde sous un pouvoir politique commun signifierait d’un côté
la croissance du pouvoir de contrôle policier et militaire et l’homogénéisation
des règlements, des lois, des cultures, des systèmes politiques. C’est
d’ailleurs ce à quoi tend le capitalisme dans sa dynamique actuelle et c’est
pourquoi je ne suis pas « altermondialiste » mais bien
« anti-mondialisation ». En outre, si un tel État mondial existait,
le problème des réfugiés politiques ne poserait plus car nous n’aurions plus
nulle part où nous réfugier ! Comme le disait Kant, l’État mondial serait
ou anarchique ou tyrannique et sûrement les deux à la fois.
(2)
La nation est la bonne médiation entre l’universel
abstrait qu’est la « citoyenneté du monde » et l’enfermement dans la
particularité « naturelle ». Le monde, c’est trop grand, mais la
tribu, la famille, l’ethnie (mot politiquement correct pour « race »),
c’est la réduction de la vie humaine à
(3)
Le « droit des nations » a été des étendards
et de l’entrée dans la modernité et de la liberté politique. « Vive la
nation ! », c’était le cri des révolutionnaires à Valmy. La défense
de la nation a été en deux moments importants de notre histoire récente le
point de départ des plus grands mouvements révolutionnaires, je pense à la
Commune de Paris et à
Quelles
conséquences ?
(1)
Une nation a le droit et le devoir d’avoir une
politique de l’immigration, parce qu’elle a le devoir et le devoir de
déterminer ses frontières et de dire qui peut ou ne peut pas faire partie de
l’association politique. La question à discuter est de savoir quelle
politique !
(2)
Une nation a le droit de défendre sa propre culture,
l’idée qu’elle se fait d’elle-même, etc. Le devoir d’hospitalité est toujours
un devoir qui se heurte à d’autres impératifs comme celui de se conserver
soi-même. La question est de savoir quelle idée nous nous faisons de cette
culture à protéger !
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