Fort opportunément, il rappelle un passage de Braudel dans Grammaire des civilisations. Après avoir fait le bilan des progrès des organisations ouvrières au tournant du XIXe et du XXe siècle, Braudel écrit:

Dans ces conditions, sans s’exagérer la puissance de la Seconde Internationale à partir de 1901, on a le droit d’affirmer que l’Occident, en 1914, autant qu’au bord de la guerre, se trouve au bord du socialisme. Celui-ci est sur le point de se saisir du pouvoir, de fabriquer une Europe aussi moderne, et plus peut-être qu’elle ne l’est actuellement. En quelques jours, en quelques heures, la guerre aura ruiné ces espoirs.
C’est une faute immense pour le socialisme européen de cette époque que de n’avoir pas su bloquer le conflit. C’est ce que sentent bien les historiens les plus favorables au socialisme et qui voudraient savoir qui porte au juste la responsabilité de ce « retournement » de la politique ouvrière. Le 27 juillet 1914, à Bruxelles, se rencontrent Jouhaux et Dumoulin d’une part, secrétaires de la C.G.T. française, et K. Legien, de l’autre, secrétaire de la Centrale syndicale d’Allemagne. Se sont-ils rencontrés par hasard, dans un café, ou sans autre but que d’échanger leur désespoir? Nous ne le savons pas et nous ne savons pas non plus le sens qu’il faut attribuer aux dernières démarches de Jean Jaurès, le jour même où il va être assassiné (31 juillet 1914). (Grammaire des civilisations, Arthaud-Flammarion, 1987, p. 428)

C'est donc bien un tournant de civilisation qui s'opère en 1914. Le destin du socialisme s'est sans joué à ce moment-là. Il reste à en comprendre toute la portée. Mais l'explication qu'en donne ici Braudel par la seule "faute" de l'Internationale est certainement insuffisante. Canfora rapproche ce passage d'un autre passage du livre de Braudel, consacré précisément à expliciter ce qu'il entend par "grammaire des civilisations".
Tous les jours, une civilisation emprunte à ses voisines, quitte à « réinterpréter », à assimiler ce qu’elle vient de leur prendre. A première vue, chaque civilisation ressemble à une gare de marchandises, qui ne cesserait de recevoir, d’expédier des bagages hétéroclites.
Cependant, sollicitée, une civilisation peut rejeter avec entêtement tel ou tel apport extérieur. Marcel Mauss l’aura signalé: pas de civilisation digne de ce nom qui n’ait ses répugnances, ses refus. Chaque fois, le refus arrive en conclusion d’une longue suite d’hésitations et d’expériences. Médité, décidé avec lenteur, il revêt toujours une importance extrême.
Le cas classique, n’est-ce pas la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453? Un historien turc d’aujourd’hui a soutenu que la ville s’était donnée, qu’elle avait été conquise du dedans,
avant l’assaut turc. Excessive, la thèse n’est pas inexacte. En fait, l’Eglise orthodoxe (mais nous pourrions dire la civilisation byzantine) a préféré à l’union avec les Latins, qui seule pouvait la sauver, la soumission aux Turcs. Ne parlons pas d’une décision », prise Vite sur le terrain, face à l’événement. Il s’est agi de l’aboutissement naturel d’un long processus, aussi long que la décadence même de Byzance et qui, de jour en jour, a accentué la répugnance des Grecs à se rapprocher des Latins dont les séparaient des divergences théologiques. (op. cit p. 61/62)
Il y aurait donc eu un refus substantiel du marxisme en Europe occidentale et en Amérique anglo-saxonne. (ibid.), du moins du marxisme sous la forme "russe". Si je poursuis sur cette voie, il faut amettre que les chances du socialisme en Europe ont été perdues en 1914 et que la tentative bolchévik était vouée à l'échec indépendamment même de la dégénérescence stalinienne. Canfora affirme qu'on évalue peut-être pas complètement l'importance de cette période qui va de 1914 à l'échec de la révolution allemande (1923). C'est incontestable. L'échec des courants de "l'opposition de gauche" au Komintern (trotskystes et autres) tient sans doute à leur incapacité à évaluer la portée, la longue portée de ce moment historique.