On se souvient que lors de l’effondrement des pays
du « socialisme réel », essayiste états-unien du nom de Francis
Fukuyama avait annoncé la fin de l’histoire. Avec la fin du communisme, le
triomphe du capitalisme et de la démocratie (l’un ne va pas sans l’autre) était
assuré. Un nouvel ordre mondial devait se construire. Et pendant la décennie
qui a suivi novembre 1989, on a effectivement répété sur le tous les tons le
bréviaire de Fukuyama. Les États-nations étaient prétendument dépassés, le
point de vue de la « gouvernance globale » devait s’imposer, et ainsi
de suite. Comme c’était prévisible, tout cela n’était qu’une compilation
de calembredaines, bonnes pour les gogos. Le « nouvel ordre mondial »
n’était rien d’autre que la volonté états-unienne d’une hégémonie politique et
militaire totale, fondée sur la dislocation de toutes les nations qui auraient
pu lui faire de l’ombre et la colonisation politique et culturelle des autres.
Mais les États-Unis d’Amérique prétendent à la domination mondiale sans partage
au moment même où la base économique de leur puissance bat de l’aile.
Contradiction qui commande toutes les autres.
Plusieurs foyers de
tension rendent l’évolution de la situation internationale assez imprévisible
et leur analyse devrait suffire pour balayer les chimères alter-mondialistes
aussi bien que celles qui tentent de faire croire qu’il existe une chose nommée
« communauté internationale ».
Premier foyer de
tension : la Chine. Depuis plusieurs années, la Chine était invariablement
classée en tête des bons élèves de l’école capitaliste mondiale. On faisait
état des progrès de la démocratisation qui devaient suivre l’augmentation du
PIB. Avec des syndicats dociles, une main-d’œuvre travailleuse à coûts réduits,
l’Empire du Milieu était devenu une sorte de paradis des hommes d’affaires. Et
puis brutalement, avec JO, on s’est aperçu que la Chine restait
« totalitaire » (un terme confus et d’usages fort variés) et que les
pauvres tibétains étaient brimés par ces « communistes athées ». Que
les ouvriers travaillent pour un salaire de misère selon des horaires dignes du
XIXe siècle anglais, cela ne choquait aucune de nos belles âmes. Que les
syndicats obéissent généralement au gouvernement, nos « démocrates »
devaient trouver cela très bien, eux qui militent, sinon pour la disparition
des syndicats, du moins pour leur intégration au bon fonctionnement de la
machine capitaliste. Mais le daïli-lama, ça ne passait plus ! Qu’on vende
des Airbus ou des centrales nucléaires, c’était très bien, mais les
« démocrates » habituels se mirent à avoir des pudeurs avec Jeux
Olympiques. Et viola que les dirigeants chinois, loin de faire amende honorable,
se « raidissent », comme on dit dans la presse, et exigent qu’on
cesse de s’occuper de leurs affaires intérieures. En quelques mois, le ton
général employé à l’égard de la Chine a changé de manière assez nette. La
raison en est compréhensible. La Chine devait prendre sa place en tant
qu’atelier du capitalisme mondialisé sous la direction états-unienne. En
restant dans ce cadre, la direction « communiste » chinoise avait les
mains libres. Mais la montée en
puissance de l’économie chinoise et l’existence d’une classe bourgeoise
autochtone empêchent que la Chine reste dans son rôle subalterne. Les vieilles
nations ont de la mémoire et les Chinois n’ont aucune envie de jouer ad vitam aeternam les coolies des
« occidentaux ». Tout le monde le sait, ils tiennent en partie les
États-Unis à la gorge puisque les états-uniens peuvent continuer à acheter des
produits chinois tant que les Chinois leurs prêtent une partie de leurs énormes
excédents du commerce extérieur – récemment encore, on notait l’insolente bonne
santé des banques chinoises : elles occupent, pour la capitalisation
boursière, trois des cinq premières places. Bien que l’alliance stratégique
Chine-USA soit ancienne (elle remonte à Nixon et Kissinger), personne n’oublie
que « l’union est un combat ». Le Tibet et l’indépendantisme ouïgour
servent maintenant d’instruments de pression des États-Unis sur Pékin pour
indiquer aux dirigeants chinois qu’ils ne doivent pas chercher à devenir un
véritable rival des États-Unis sur la scène mondiale. Dans cette affaire, on
remarquera que l’union européenne, comme force politique, n’existe pas – ce que
tous devraient savoir, à l’exception des décérébrés de gauche qui parlent
encore d’Europe sociale et autres fadaises du même jus. Quant à la
politique française, l’agitation incohérente de M. Sarkozy vérifie une nouvelle
fois le vieux proverbe (chinois dit-on) selon lequel « plus le singe monte
haut dans l’arbre et plus il montre son cul ».
Deuxième foyer de
tension : le Caucase. Nous avons déjà l’occasion de nous exprimer sur ce
sujet (voir notre papier du 11/08). L’attaque géorgienne contre l’Ossétie,
préméditée, conseillée et encadrée par les officiers US, conçue avec la
participation active en juillet de Mme Rice, voulait poursuivre le « roll
back » de la puissance russe, entamé depuis l’affaire afghane à la fin des
années 70. Depuis qu’ils sont tombés dans le piège afghan (piège revendiqué par
Zbigniew Brzezinski), les Russes n’ont fait que reculer. Leur défaite sur le
terrain afghan apparaît même comme la cause immédiate de la chute de l’Union
soviétique. Les anciens PECO ont été progressivement intégrés dans l’OTAN et
les républiques ex-soviétiques plus ou moins transformées en plates-formes pour
l’armée US. Ainsi la Géorgie reçoit de Washington une aide colossale (presque
égale à celle accordée à Israël) et ce petit pays a multiplié par 30 son budget
militaire au cours des deux dernières années. La violence de l’attaque
géorgienne contre les 70.000 Ossètes, violence qu’on passe systématiquement
sous silence dans la presse aux ordres, est incontestable. Dans « Le Monde »,
on peut lire de temps en temps, quand la place n’est pas occupée par un faux
philosophe mais véritable escroc et falsificateur, ce qui s’est vraiment passé.
Dans l’édition du 22 août, l’envoyé spécial de ce journal à Tskhinvali, la
capitale ossète du Sud, Piotr Smolar, écrit : « « Deux quartiers
portent les stigmates des obus : celui de la gare et celui autour du
centre culturel juif réduit en cendres. En écoutant les habitants qui
dépeignent tous les russes en sauveurs et les géorgiens en bourreaux, on entend
deux histoires différentes; celles des hommes vécue à l’air libre et celle des
femmes sous terre; celle des combattants, civils ou militaires qui ont défié
les troupes géorgiennes avant l’arrivée des russes et celle des personnes
réfugiées dans les caves des maisons et des immeubles pendant que toute la
ville tremblait sous l’effet des bombardements. Le quartier juif se trouve à
quelques centaines de mètres des bâtiments de l’administration, cible
prioritaires de l’artillerie géorgienne. Difficile de comprendre comment les
maisons ont été pulvérisées. » Imaginons l’inverse, que l’armée russe ait
sciemment visé le quartier juif, que n’aurait-on entendu ? Mais là, rien.
Silence dans les ruines. Ce que ne digèrent pas les « occidentaux »,
c’est que le gouvernement russe ait décidé de donner un coup d’arrêt aux menées
états-uniennes accompagnées par les États européens. Encore fois, ce n’est pas
le régime de Poutine qui, en tant que tel, déplaît aux
« occidentaux ». Les méthodes de Poutine ont fait école depuis
longtemps. « Patriot act »
et autres « lois anti-terroristes » ont montré le peu de cas que les
« occidentaux » font des grands principes qu’ils reprochent aux
dirigeants russes de ne pas respecter. Le problème, c’est tout simplement que
la Russie est un rival pour les États-Unis et leurs laquais européens et que contre ce rival on
nous propose de « repartir comme en 14 ». En 1914, la rhétorique
« démocratique » avait déjà servi dans tous les camps pour justifier
le déchaînement de la mitraille, des obus, des gaz asphyxiants et autres
joyeusetés de la grande boucherie d’où est sorti directement le nazisme. Des
politiciens cyniques, des journalistes incultes, des « philosophes »
appointés nous resservent le même brouet infâme. Les États-Unis poussent au crime
avec d’autant plus d’impudence qu’ils espèrent un conflit limité au théâtre
européen, à l’abri derrière leur bouclier anti-missiles. Et les élites mondialisées qui gouvernent
l’Europe, font produire dans le Sud-est asiatique, vivent à New-York ou à Londres,
se moquent des misères des peuples d’Europe centrale comme de leur première
chemise.
La mort de dix soldats
français et le bombardement d’un village afghan faisant 90 victimes, femmes et
enfants essentiellement, rappellent que l’Afghanistan reste un foyer de crise
important. L’invasion de l’Afghanistan
par les troupes de l’OTAN décidée au lendemain du 11 septembre 2001 (y compris,
soit dit en passant avec l’appui du gouvernement « socialiste »
français de l’époque, dirigé par Lionel Jospin) n’a rien réglé. On devait
arrêter Ben Laden et le mollah Omar qui, semble-t-il, courent toujours. Mais
les « talibans » reprennent du poil de la bête et les responsables
les plus lucides savent que cette guerre est ingagnable, que les armées de
l’OTAN subiront le même sort que l’armée soviétique dans les années 80. Mais il
faut tenir coûte que coûte, car une défaite de la coalition dirigée par
Washington aurait des conséquences politiques sérieuses : c’est le maillon
de décisif de la stratégie de contrôle de la « route de la soie » qui
sauterait. Le terrorisme n’est pas en cause – car les États-Unis ont été les
premiers à faire la courte-échelle à Al-Qaïda quand cela les arrangeait,
notamment lors de la guerre contre l’URSS et le terrorisme islamiste ouïgour
s’alimente très certainement au robinet à dollars des agences états-uniennes.
Ce qui est en cause, c’est la crédibilité des dirigeants US en tant que
« maîtres du monde ». Et voilà pourquoi des soldats français vont se
faire tuer : pas pour défendre la patrie mais pour défendre Wall Street.
Si on suit les analyses
de Gianfranco La Grassa (Cf. Gli Strateghi del capitale, Manifestolibri,
2005), qui rejoint en partie les analyses d’Hubert Védrine, nous sommes dans
une transition de phase, entre un régime « monocentrique »
états-unien et un régime polycentrique qui voit s’affirmer de nouvelles
puissances face à ce que Védrine nomme « l’hyperpuissance » des USA.
C’est pourquoi les théories de l’effacement de l’État-nation sont vouées … à
s’effacer rapidement, comme toutes les modes intellectuelles encore plus
éphémères que les modes vestimentaires ! En tout cas, dans ce
bouleversement, les grands perdants sont les Européens. Jean-Luc Mélenchon
remarque sur son blog que l’intégration des PECO a dynamité l’alliance
européenne au profit des États-Unis. Mais ce sont maintenant les États
européens qui sont directement menacés. Après la Belgique, au bord de la
rupture, c’est au tour de l’Italie. Sous l’impulsion de son allié Bossi,
Berlusconi a entrepris de mettre en place le « fédéralisme fiscal ».
Pour Bossi, il faut que les « riches » provinces du Nord cessent de
payer pour les miséreux du Sud. Et le gouvernement Berlusconi est en train de
mettre en route ni plus ni moins que la destruction de l’unité italienne péniblement
gagnée lors du « risorgimento » dans la deuxième moitié du XIXe
siècle. La chasse aux Roms (cautionnée dès le début par l’ex-maire de Rome,
Veltroni) n’est que le prélude à la chasse aux Italiens du Sud. La ministre de
l’éducation de Berlusconi vient même de proposer des cours de rattrapage pour
les professeurs du Sud censés faire baisser le niveau ! On se souvient
peut-être des cris d’orfraie de la belle gauche lors de l’accession au pouvoir
de Jorg Haider, en Autriche. Ce qui se passe en Italie est dix fois pire. Mais
la belle gauche s’en moque car Berlusconi réalise le programme de Toni Negri,
en finir avec cette « merde » d’État-nation (lors d’un meeting tenu
en 2005 pour soutenir le traité « constitutionnel européen, c’est en ces
termes choisis que s’était exprimé ce leader intellectuel de l’altermondialisme
et de la prétendue gauche radicale). Bossi et Berlusconi, dans la lignée du
gouvernement Prodi, œuvrent à leur manière à la défense des intérêts de
Washington, tout comme le font, dans un autre style, les dirigeants anglais ou
français.
Il y a dans la gauche
marxiste ou plus généralement dans les groupes qui cherchent à rester
« révolutionnaires » une tendance à renvoyer dos-à-dos tous les
protagonistes. Au motif (exact) que la Chine, la Russie et les États
occidentaux sont également des capitalistes oppresseurs, on propose le
soulèvement de tous les travailleurs contre tous les gouvernements. Si c’était
une perspective réaliste, ça se saurait ! Déjà en 1914, ça n’avait pas
marché, alors pourtant que les congrès internationaux des puissants partis
socialistes de l’époque avaient voté de terribles résolutions qui promettaient
la grève générale contre la guerre impérialiste… Entre la nécessaire analyse
théorique du régime chinois considéré du point de vue de son mode de production
et les prises de position politiques pratiques, il y a un gouffre qu’il n’est
pas facile de combler. Évidemment, il serait préférable que le Chine fût
vraiment socialiste et démocratique et que Poutine cédât à la place à un
gouvernement démocratique respectueux des droits des minorités. Mais la
question est de savoir si les menées bellicistes des autoproclamés
« démocrates » occidentaux font avancer ou non la réalisation de cet
objectif. Poser la question, c’est y répondre. Nous avons l’exemple de l’Iran
où l’opposition entre le régime islamiste et Washington nourrit l’un et l’autre
– cette opposition n’excluant pas d’ailleurs un accord de fond sur l’Irak,
puisque les États-Unis ont débarrassé l’Iran de son principal rival dans la
région et y ont installé un gouvernement chi’ite ami de Téhéran… Les attaques
et la stratégie d’encerclement de la Russie n’affaiblissent par le régime
autoritaire de Poutine mais lui donnent au contraire des arguments
« patriotiques » pour détourner les masses de l’insolente richesse
des milliardaires russes. De la même manière, le régime de Hu Jintao peut
escamoter le mécontentement populaire diffus derrière la mobilisation
patriotique.
Par conséquent, pour nous
qui vivons en France, la question la plus importante, la seule question
pratique qui nous est posée, est celle de la lutte pour empêcher notre pays de
se joindre à la politique d’aventuriers des dirigeants US et d’exiger le
retrait des troupes françaises d’Afghanistan. Comme le père d’un de ces soldats
tués dans l’embuscade meurtrière, il faut exiger que le gouvernement rapatrie
nos garçons à la maison.
Au-delà de cet impératif
immédiat, il faut en finir avec les bavardages altermondialistes et européistes
et poser sérieusement la question de la reconstruction d’une politique
nationale et populaire, laquelle ne peut que s’opposer frontalement à cette
vieille tradition « émigrés de
Coblence » et antipatriotique des classes dominantes de notre pays. De la
même façon que pour les Italiens se pose de façon cruciale la question de la
défense de l’unité nationale de l’Italie contre les menées de Bossi-Berlusconi
qui succèdent à Prodi et à son « centre-gauche » inféodé à l’UE.
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