mercredi 20 août 2008

Quel sens y-a-t-il à faire de la philosophie?

Quel sens y a-t-il à faire de la philosophie ? L’approche de la rentrée, la masse des livres que j’ai lus et des livres à lire, tout cela me reconduit invariablement à cette question. Pourquoi passer tant de temps dans ces questions abstraites, dans des livres si difficiles que souvent je ne les comprends pas véritablement mais m’en fais seulement une idée, une interprétation ? et pourquoi ensuite essayer de communiquer à des jeunes gens cette « mauvaise habitude » ?
Si la réponse à cette question semble difficile, et peut-être même impossible à trouver, il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a certes jamais eu d’âge d’or de la philosophie. On cite Périclès qui exhortait les Athéniens à philosopher sans cesse. Mais Protagoras a dû fuir la cité parce qu’on le soupçonnait d’être à peu près athée, Socrate a bu la ciguë pour corruption de la jeunesse et mépris des dieux d’Athènes et Aristote lui aussi a fui sa patrie d’adoption pour lui éviter de commettre un second crime contre la philosophie. Donc même dans cette cité où un philosophe avait conçu que le gouvernement pût être pris en main par un roi philosophe ou un philosophe roi, le sort de la philosophie a toujours été incertain. Mais au-delà de cette précarité sociale et politique, au-delà des critiques sempiternelles des politiciens et des hommes d’affaires qui ne veulent pas s’encombrer du poids de la pensée théorique et au-delà des attaques des théologiens qui refusent que toute pensée soit pesée à l’aune de la raison, la philosophie, chez elle, dans le vaste domaine du savoir rationnel, était la reine. On sait qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. Les sciences de la nature et leurs imitations dans les « sciences humaines » (ici, l’usage des guillemets s’impose) prétendent avoir le monopole de la pensée rationnelle et de l’accès à la vérité, ne concédant au philosophe que la production du supplément d’âme moral (très vendeur) nécessaire à la mise en œuvre pratique des inventions de certaines sciences (principalement la biologie). Mais les philosophes eux-mêmes ne savent plus vraiment ce qu’est la philosophie. En tout cas, ils donnent cette impression.
Les uns, en effet, pensent que le temps de la philosophie est terminé depuis longtemps et qu’éventuellement il ne lui reste plus qu’une seule occupation sérieuse, clarifier les énoncés scientifiques (c’était la position du cercle de Vienne dont la postérité a été si riche). D’autres réduisent la philosophie à une théorie de l’argumentation, peut-être même une technologie de la conviction. D’autres encore ne lui laissent pas d’autre tâche que d’expliquer sans cesse les textes des philosophes anciens puisque nous serions arrivés à la fin de la philosophie et qu’il ne lui resterait plus qu’à remâcher jusqu’à l’écœurement la même substance. Dans tous les cas de figure, la philosophie devrait renoncer à ses prétentions à la vérité. La « pensée faible » (Vattimo) ou le scepticisme à la Rorty constituent de fait le « fond de sauce » de la philosophie contemporaine réduite dans le meilleur des cas à sa fonction critique. Les philosophes doivent en quelque sorte passer leur temps à se défendre de faire de la philosophie comme on en pouvait faire jusqu’au XIXe siècle et peut-être même jusqu’à Bergson et à la phénoménologie de Husserl.
Il me semble que tous ces modes de survie de la philosophie sont des impasses. Si Platon est le vrai fondateur de la philosophie – toute la philosophie est constituée de notes de bas de page sur les œuvres de Platon, selon la célèbre formule de Whitehead – il faut repartir de Platon et de l’acte fondateur que représente son œuvre. Que dit Platon ? C’est au fond assez simple : toutes les vérités partielles dont nous usons tous les jours n’ont de valeur que si nous sommes capables de remonter à une vérité éternelle qui les éclaire et cela est la tâche de la philosophie, laquelle n’est pas un enseignement achevé, un ensemble de savoirs positifs à ingurgiter, mais un mode de vie (« bios theoretikos ») orienté vers la recherche de la vérité. Et c’est précisément pourquoi Platon refuse la conception des « sophistes », ces spécialistes en communication et en marketing avant la lettre. Le Gorgias pose de ce point une question qui nous est posée à nouveau, notamment à travers divers projets de refonte des enseignements du lycée et spécialement de l’enseignement de la philosophie. Il est devenu, pour nous, un texte fondateur.
La philosophie recherche la vérité, mais de quelle vérité peut-il s’agir ? Il ne peut s’agir évidemment des vérités factuelles, des vérités sur lesquelles seule l’expérience peut nous renseigner. Il s’agit tout simplement, si on ose dire, des conditions les plus fondamentales de toute vérité, c’est la vérité (ou encore comme le dit Hegel, la connaissance de la raison). C’est d’ailleurs pourquoi les grands philosophes, les véritables fondateurs sont ceux qui posent cette question dans toute sa radicalité, Platon et Aristote, Descartes, Spinoza et Leibniz, Kant et Hegel pour ne citer que les très grands, les véritables inventeurs, ceux dont aucun philosophe, aucun homme prétendant philosopher ne peut se dispenser. On dira qu’il s’agit de philosophies systématiques et qu’aujourd’hui plus aucune philosophie systématique n’est possible, que le dernier système total, celui de Hegel, fut selon les mots de Engels un « colossal avortement ». Si cette objection est vraie, alors la philosophie dans son ensemble est achevée. Elle n’est plus qu’un objet sans vie qu’on essaiera de laisser à l’admiration des générations futures, si toutefois les générations futures trouvent encore quelque chose à admirer car la philosophie ne se laisse pas voir comme les statues de Praxitèle ou les toiles du Titien : pour admirer la philosophie, il faut rentrer dedans et donc faire de la philosophie. Il me semble au contraire qu’il est impossible de philosopher si on ne se donne pas la perspective d’une reconstruction systématique, même quand cette reconstruction est seulement un perfectionnement d’un système plus ancien.
Comme l’idée de la philosophie comme théorie de l’argumentation, l’idée de faire de la philosophie l’outil d’analyse et de clarification des énoncés scientifiques est également une idée à rejeter. Une science sérieuse est capable de clarifier elle-même ses propres énoncés. Sur la théorie de la relativité, on ne trouvera rien de meilleur et de plus clair que ce qu’en a écrit Einstein. Le philosophe doit évidemment essayer de comprendre ce qui est en cause dans les théories scientifiques mais il ne le fait pas pour expliquer aux savants ce qu’ils pensent sans savoir qu’ils le pensent ! La science moderne, celle qu’ont inventée Galilée, Descartes, Newton et quelques autres, est autonome par rapport à la philosophie. Mais la physique a toujours une métaphysique implicite et parfois plusieurs qui entrent en conflit en temps de crise – par exemple le débat en Einstein et les partisans de l’interprétation de Copenhague est fondamentalement un débat métaphysique aux lourdes implications physiques. Inversement la philosophie doit intégrer les apports des sciences : on ne peut plus parler du rapport entre l’homme et l’animal dans les termes de Descartes, quand on connaît les travaux de l’éthologie contemporaine ou la théorie de l’évolution. La philosophie n’est pas scientifique au sens des sciences de la nature, mais elle vise le vrai de manière sans doute plus contestable que les lois de mécanique, mais alors c’est parce qu’il s’agit précisément des fondements ultimes, c’est-à-dire de la nature de la réalité et que la philosophie se place toujours à la limite du pensable.
La philosophie ne peut se réduire à la morale. D’ailleurs, la philosophie ne s’occupe pas directement de morale. Le philosophe n’est pas mieux armé que quiconque pour dire s’il faut ou non autoriser l’avortement après douze semaines, interdire l’euthanasie ou que sais-je encore. Sur ce terrain, on reste dans la confrontation des opinions comme dans les comités d’éthique ou les commissions « Théodule » avec un représentant de chaque religion officielle et un philosophe pour les morales laïques. La philosophie n’est pas spécialisée dans la production de la morale laïque. Elle essaie d’établir les fondements rationnels de la morale, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et ces fondements rationnels, elle tente de les poser à partir d’une conception déterminée de la nature humaine.
La pluralité des philosophies ne contredit-elle pas tout ce que l’on vient de dire ? Après tout, quelle peut être la prétention fondatrice de la philosophie si la philosophie est, comme le disait déjà Kant, un champ de bataille ? On pourrait le penser au premier abord et constater qu’aucun progrès ne peut être fait en philosophie. Un scepticisme de bon aloi, reléguant la philosophie à une fonction purement critique pourrait ici trouver sa place. Mais ce n’est pas la bonne manière de poser les questions. Retenons, au moins provisoirement, cette définition de la philosophie que donnent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) : « connaissance par purs concepts ». Les concepts, il faut les produire en suivant un certain ordre et les systèmes philosophiques ne sont pas « vrais » absolument ou par eux-mêmes. Ils sont plutôt des échafaudages utilisés dans cette activité complexe et périlleuse qu’est la production de concepts. Dire que le système de Hegel est faux parce qu’il est idéaliste ou parce qu’il ne comprend rien à la nature des sciences physiques ou parce que sa philosophie de l’histoire est une pure théologie, cela n’a pas de sens. Sans doute sa philosophie de l’histoire est-elle pure théologie, sans doute a-t-il parfois quelques difficultés avec Newton qu’il attaque très injustement, et sans est-il absolument idéaliste, mais cela n’implique pas qu’il soit faux – ni d’ailleurs qu’il soit vrai. Ce qui est important, c’est que les concepts forgés par Hegel, les cheminements qu’il emprunte augmentent notre connaissance et donc nous mettent sur le bon chemin de la recherche de la vérité. Laissons-lui la parole :
Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique, outre que pour elle-même une telle démarche philosophique exprime d’avantage une manière de penser subjective, elle est, suivant son contenu, contingente. Un contenu a seulement comme moment du Tout sa justification, mais, en dehors de ce dernier, a une présupposition non fondée ou une certitude subjective ; de nombreux écrits philosophiques se bornent à exprimer d’une telle façon seulement des manières de voir et des opinions. — Par système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe d’une philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers. (Science de la logique, introduction, §14, édition de Bernard Bourgeois)
La philosophie est menacée de ne devenir qu’un divertissement mondain pour public sélectionné : si l’État n’a plus à financer l’enseignement des lettres classiques comme l’a affirmé un candidat heureux à l’élection présidentielle de 2007, il est à craindre que la philosophie ne soit bien vite à son tour considérée comme un luxe réservé à ceux qui pourront se le payer. Défendre la philosophie, dans ces circonstances, cela ne peut pas se faire sur des positions où l’on accepte par avance la défaite. Cela ne peut se faire qu’en défendant le nécessaire fondement philosophique de la vérité. Je terminerai en donnant la parole à un jeune philosophe italien, Luca Grecchi :
La philosophie est donc recherche du savoir le plus élevé, de la véritable signification de la vie humaine. Elle est amour de la « sophia », c’est-à-dire du savoir définitif qui fournit à l’homme des critères stables pour comprendre l’être et s’y orienter de manière conforme aux véritables conditions d’humanité. (L’anima umana come fondamento della verità, Editrice CRT, 2002)

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