Introduction
générale
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste. [ 6 ]
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste. [ 6 ]
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
(Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Au lecteur »,
extrait)
Mal métaphysique
« Il y a du mal dans le monde » : cette
proposition est au centre la réflexion de Leibniz dans sa Théodicée qui
porte sur « la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du
mal ». Proposition qui est à l’origine des nœuds les plus indémêlables de
la métaphysique : si Dieu n’existe pas, il ne peut y avoir de mal, puisque
les lois de nature s’appliquent et elles-seules et il n’y a aucun mal
là-dedans : le tremblement de terre qui plonge la ville dans la désolation
n’exprime aucun mal mais seulement les effets de la tectonique des plaques. Et
si Dieu, c’est-à-dire un être absolument bon et tout puissant, existe, alors le
mal est inexplicable. En effet, soit Dieu est la cause du mal et alors comment
peut-il être dit bon ? Et s’il n’est pas la cause du mal, c’est qu’il n’est pas tout puissant. Donc si
Dieu existe et qu’il y a du mal dans le monde, on ne sait plus quel concept se
faire de Dieu, et le plus simple est de concevoir qu’il n’y pas véritablement
de mal dans le monde. On n’en sort pas : si la métaphysique est un champ
de bataille, ainsi que le constate, un peu amèrement, Kant, le mal est à la
fois immédiat et infiniment problématique.
« Je vois le mal sur la terre », dit le vicaire
savoyard. Mais sommes-nous bien sûrs que le mal existe ? D’abord ni
Macbeth ni Thérèse ne peuvent être catégoriquement dits des incarnations du mal.
On le verra plus loin. Mais, de plus, Socrate a peut-être raison d’affirmer que
personne nul méchant volontairement ou, comme le soutient Diderot, le méchant
n’est qu’un myope – le méchant est au fond toujours plus bête que méchant.
Font-ils preuve d’irénisme, ceux qui soutiennent de telles positions ?
Rousseau affirme : « Homme,
ne cherche plus l'auteur du mal ; cet auteur, c'est toi-même. » Mais
n’est-ce pas alors lui conférer une puissance démesurée ?
La souffrance
Pourtant « il y a du mal dans le monde », dit
Anne Fagot-Largeault en commençant sa philosophie médicale : « femmes
qui meurent en couches, enfants frappés de leucémie, autistes qui
s’automutilent, cancéreux en fin de vie qui hurlent de douleur. Philosophies et
religions se sont ingéniés à innocenter de ces bavures le Créateur. »[1] Le mal est
d’abord physique, celui que nous éprouvons dans notre chair : quelque
chose me fait mal et je souffre de ce quelque chose. Être atteint d’un mal,
c’est être malade. Par opposition, celui qui n’est pas malade, est en bonne
santé, mais la bonne santé, curieusement, ne peut guère être définie que
négativement : la bonne santé, c’est le silence du corps,, l’absence de
mal. En revanche se faire du bien, c’est plus que la simple négation du mal
puisqu’il s’agit du plaisir qu’éprouve le corps et qui n’est pas la simple
négation de la douleur. Seuls, les épicuriens peuvent identifier plaisir et
absence de douleur alors que les hédonistes du type cyrénaïque ressentent la
douleur dès qu’il y a privation du plaisir. Comment échapper au mal
physique ? Il fut un temps où, peut-être faute de moyens d’y remédier, on
faisait de la souffrance physique une épreuve à supporter, un moyen de révéler
sa force morale face aux appels déchirants de la chair. Mais, de la morphine au
suicide, le chemin semble court : jusqu’à un certain point, refuser la
souffrance, c’est peut-être aussi renoncer à vivre.
Le mal dans l’histoire
Encore d’une autre façon, il y a du mal dans le monde, un
mal incontestable pour qui porte son regard sur l’histoire des deux derniers
siècles. Des crimes du colonialisme à la destruction des Juifs d’Europe, du
massacre génocidaire des Arméniens par les nationalistes turcs à la tentative
d’éradication des Tutsies au Rwanda, du Goulag aux Khmers rouges : rien ne
nous aura été épargné. Et ce mal paraît d’autant plus scandaleux qu’il n’est
pas le fait de peuples à peine sortis des âges barbares mais de ceux qui ont
atteint les sommets de la culture scientifique et technique et qui se vantent
de leur aptitude à la démocratie et des lumières qui les ont éclairés. Nous
avons aussi appris que le mal ne semble pas l’apanage du méchant, du monstre ou
du malin, mais de l’homme ordinaire. Le « Rapport sur la banalité du
mal » qu’Hannah Arendt rédige à l’occasion du procès Eichmann à Jérusalem
a une portée générale. Shakespeare fait le portrait des personnages
extraordinaires: plus méchant que Macbeth, Richard III fait mourir tous ses
rivaux, mais aussi son frère et son épouse, fait étouffer ses neveux encore
enfants et finira seul à réclamant « mon royaume pour un cheval ».
Mais ce n’était que du mal à l‘échelle artisanale. D’une tout autre envergure
sont les tyrans modernes ! Hitler, Staline, Mao, Pol Pot et quelques
autres se hissent enfin au niveau de la démesure réclamée par notre époque.
Généralisons. L’histoire humaine nous semble parfois,
comme à Macbeth « a tale | told by an idiot, full of sound and fury |
Signifying nothing »[2] mais il
suffit de changer de perspective, de prendre un peu de recul pour lui voir une
tout autre physionomie. Kant commence comme Macbeth: « On ne peut se
défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposés leurs faits et gestes sur
la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse
ici ou là pour quelques cas particuliers, on ne trouve pourtant dans
l’ensemble, en dernière analyse qu’un tissu de folie, de vanité infantile,
souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles : de sorte
qu’à la fin on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si
imbue de sa supériorité. »[3] Mais,
refusant de s’en tenir là, il se propose de découvrir derrière cette
« marche absurde des choses humaines un
dessein de la nature. »[4] En effet
« On peut considérer l’histoire de l’espèce humaine comme
l’accomplissement d’un pan caché de la nature pour produire une constitution
politique parfaite à l’intérieur et, dans ce but également parfaite à
l’extérieur, une telle constitution réalisant l’unique situation dans laquelle la nature peut
développer complètement dans l’humanité toutes ses dispositions. »[5] Le mal qui
nous attriste tant ne serait donc qu’un détail à l’intérieur d’un plan
d’ensemble que nous devons essayer de saisir. Plus : les penchants
spontanés des hommes, « en eux-mêmes peu sympathiques » seraient les
moyens dont la nature se sert pour amener l’homme à déployer toutes ses
potentialités. Et c’est pourquoi « le problème de l’institution de l’État,
aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de
démons (pourvu qu’ils aient un entendement) »[6]. Ainsi le
mal dans l’histoire ne serait qu’un mal relatif, la face noire du progrès de
l’humanité. Pouvons-nous encore admettre ces ruses de la raison ?
Taxinomie du mal et des vices
Mais à côté du mal métaphysique, du mal physique, du mal
historique, il y a place pour toutes les figures ordinaires du méchant. En
suivant Dante et Virgile dans un voyage éprouvant à travers les neuf cercles de
l’enfer, nous les trouverons toutes : « Lasciate ogne speranza, voi
ch’entrate »[7],
la célèbre inscription sur la porte de la « città dolente », la cité
de la souffrance, nous fait entrez dans l’éternité du mal. Et, de fait, ça
commence mal :
Là pleurs, soupirs et hautes plaintes
résonnaient dans l’air sans étoiles,
ce qui me fit pleurer pour commencer.
Diverses langues et horribles jargons,
mots de douleur, accents de rage,
voix fortes, rauques, bruits de mains avec elles,
faisaient un fracas tournoyant,
toujours dans cet air éternellement sombre,
comme le sable où souffle un tourbillon.
Et moi, qui avais la tête entourée d’ombre,
je dis: « Maître, qu’est-ce que j’entends,
qui sont ces gens si défaits de souffrance ? »
Et lui à moi : « Cet état misérable
est celui des méchantes âmes des humains
qui vécurent sans infamie et sans louange.
Ils sont mêlés au mauvais choeur des anges
qui ne furent ni rebelles à Dieu
ni fidèles et qui ne furent que pour eux-mêmes.[8]
Le mal commencerait ainsi quand on ne fait aucun mal
mais aucun bien non plus. Tourments et cris atroces attendent ceux « qui
ne sont que pour eux-mêmes ». Les esprits neutres et lâches sont condamnés
à être harcelés par des insectes. Qu’en sera-t-il pour les autres, les pécheurs
et les méchants endurcis ? Les luxurieux et les voluptueux ? Les
avares et les prodigues ? Les fauteurs de schismes et les traîtres ?
La taxinomie des méchants se révèle infiniment complexe à
construire. Macbeth est meurtrier, traître à son roi, mais aussi peut-être
lâche – quoiqu’il ait montré tout son courage sur le champ de bataille. Faible
surtout, assassin par faiblesse, il suit l’apparition du poignard et surtout
obéit à Lady Macbeth qui lui enjoint de montrer qu’il est un homme. Être
capable du crime, ce serait donc là être un homme ? Il y a aussi ceux dont
on ne sait s’ils sont véritablement méchants. La Thérèse des Âmes fortes de
Giono est-elle, ainsi qu’elle se raconte elle-même, cette jeune femme qui a
entrepris de faire le mal sans autre objectif que de faire le mal qui, seul, la
fait jouir ? ou bien est-elle ce qu’en dit « l’autre », cette
narratrice sans nom qui peint une Thérèse aimante, follement attachée à Mme
Numance et qui tue son mari Firmin, parce qu’il est, lui, le véritable
méchant ? Giono laisse son lecteur dans l’incertitude.
« Un mal pour un bien », dit la sagesse
populaire. Il y aurait aussi une positivité du mal. La douleur, qui est un mal,
nous avertit des dysfonctionnements du corps, des dangers pour notre santé.
Rien de pire que les maladies sournoises, celles qui s’installent en silence
sans faire mal, sauf au moment où il est trop tard ! Si un vice est une
prédisposition à se mal conduire, il est pourtant connu que certains vices
peuvent venir compenser des vertus manquantes ou limiter l’action néfaste
d’autres vices. Ainsi que le voleur soit lâche, cela l’empêchera de se lancer
dans le vol à main armée. Les Anciens vantaient la force d’âme, mais
l’incapacité à supporter même la vue de la souffrance retient le méchant d’être
cruel. Inversement, en temps de guerre, le chef sans pitié est loué et la
manifestation de la compassion lui serait tenue à mal. Alain vantait les
bienfaits de l’avarice : l’avare est économe du travail social alors que
la prodigalité est le propre du riche à qui la fortune n’a rien coûté. Mais
inversement, celui qui jette son argent par les fenêtres peut aussi le jeter
pour la bonne cause. Il y a comme un régime amphibolique des vices et des
vertus. Qu’est donc cette passion de donner qui réunit les époux Numance dans Les
Âmes fortes ? S’agit-il d’une bonté exceptionnelle ou d’une forme
perverse de domination sur les nécessiteux ? Giono laisse son lecteur dans
l’incertitude et dans l’inquiétude, qui est le commencement de la réflexion
morale.
Finalement, la question du mal n’est rien d’autre que
celle de la liberté. Rousseau, ou plutôt son vicaire savoyard, le dit:
« ma volonté est indépendante de mes
sens ; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je
sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand
je ne fais que céder à mes passions. J'ai toujours la puissance de vouloir, non
la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis selon l'impulsion
des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n'écoute que ma
volonté ; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords ;
le sentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave, et que
j'empêche enfin la voix de l'âme de s'élever contre la loi du corps. »
Mais qu’est-ce qui permet d’affirmer cet empire de l’âme
sur elle-même. Faible, sujet aux hallucinations, Macbeth semble plus le jouet
des forces qui le dépassent que l’auteur conscient du mal qu’il commet. Et la
si énigmatique Thérèse, dans son choix sans cause et sans finalité du mal
confirmerait plutôt que l’homme n’est pas « un empire dans un
empire ».
Chapitre I : Le mal, la souffrance et la jouissance
On distingue souvent le mal physique – la dégradation du
corps et la souffrance qui s’ensuit et d’un autre côté le mal moral qui
caractérise les conduites et les pensées. Mais cette distinction est fort
discutable. On peut aussi remarquer que le mal a deux faces : le mal que
l’on fait et le mal que l’on subit. Les deux faces semblent s’exclure
mutuellement, comme les deux pôles d’un aimant. Mais dans le mal tout se tient.
Si la souffrance physique est un mal, il y a donc presque
de ce fait un rapport étroit entre philosophie morale et médecine. Il y a d’une
côté la dimension épistémologique de la médecine en tant que « science
médiale », mais aussi une philosophie sous-jacente à l’acte médicale.
Comme le dit Anne Fagot-Largeault :
Être médecin n’est pas neutre philosophiquement. La
philosophie implicite de l’acte médical peut se résumer en trois affirmations :
(1) il y a du mal (toute une métaphysique), (2) il faut y porter remède (toute
une morale), (3) les efforts pour y porter remède sont dérisoires (ironie
socratique), mais cela n’empêche pas de les continuer, pour l’honneur. [9]
La première proposition va nous occuper dans toutes les
pages qui suivent, en partant du constat empirique de l’existence de la
souffrance et de tout ce que subjectivement nous appréhendons comme douleur,
pour passer ensuite à cette métaphysique qui tente de cerner l’empire du mal.
De ce mal premier,
le mal empiriquement saisissable que nous éprouvons dans la souffrance, Freud
cerne brièvement les causes :
La souffrance menace de trois côtés : de notre propre
corps destiné à la déchéance et à la décomposition et qui même ne saurait se
passer de la douleur et de l’angoisse comme signaux d’alarme ; du monde
extérieur capable de se déchaîner contre nous avec des forces énormes,
implacables, destructrices ; et enfin de la relation avec d’autres êtres
humains. Le souffrance provenant de cette dernière source, nous l’éprouvons
peut-être plus douloureusement que toute autre ; nous avons tendance à y
voir une sorte de surcroît sans nécessité, bien qu’elle ne soit sans doute pas
moins fatalement inévitable que les souffrances d’autres origines.[10]
La souffrance est un mal, la souffrance des
enfants est un mal absolu.
On pourrait commencer par chipoter, considérer que la
souffrance physique n’est pas vraiment un mal, au sens strict et moral du
terme, distinguer la souffrance que l'on subit pour des raisons naturelles de
la souffrance qu’on subit en raison de l’action des hommes. Et pourtant, il
n’en est rien. Le mal commence par la souffrance sans raison de celui qui est
victime de la maladie, la souffrance du petit enfant qui a une malformation
congénitale ou une leucémie qui va le tuer. La souffrance de celui qui va
mourir parce qu’il est très âgé, parce qu’il a le cancer du fumeur, parce qu’il
a été blessé sur le champ de bataille, etc., est une souffrance à laquelle on
peut non seulement trouver des causes mais aussi des raisons. Il a été
intempérant, il a été victime de la méchanceté des hommes, il était assez vieux
pour faire un mort. Mais la souffrance des enfants ? Dostoïevsky dans Les
frères Karamazov pose cette question dans toute sa dimension métaphysique,
par l’intermédiaire de cet « homme révolté » qu’est Ivan qui dresse
contre Dieu dans ce dialogue avec son frère Aliocha, le chrétien illuminé, qui
suit le starets Zosime.
Ce qu’il me faut, c’est une compensation, sinon je me
détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini, mais ici-bas,
une compensation que je voie moi-même. J’ai cru, je veux être témoin, et si je
suis déjà mort, qu’on me ressuscite ; si tout se passait sans moi, ce serait
trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souffrances et ses
fautes serve uniquement à fumer l’harmonie future, à l’intention de je ne sais
qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime
embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions,
et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des
choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette
question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à
l’harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprend pas
pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l’harmonie. Pourquoi
serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer ? Je comprends bien la
solidarité du péché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits
innocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est
une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais
plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher,
mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha,
je ne blasphème pas. Je comprends comment tressaillira l’univers, lorsque le
ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui
vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies
nous sont révélées ! », lorsque le bourreau, la mère, l’enfant
s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison,
Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera
expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre.
Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre.
Crois-moi, Aliocha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je
ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la
mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison,
Seigneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore
temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle
ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se
frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin
infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été
rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne saurait être question d’harmonie. Or,
comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me
diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu
leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ?
Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si
la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à
l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut
pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle
n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce
qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils
pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe
pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce
droit ? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette
harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation
persistante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette
harmonie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon
billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt.
C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très
respectueusement je lui rends mon billet.
— Mais c’est de la révolte, prononça doucement Aliocha, les
yeux baissés.[11]
C’est l’optimisme leibnizien qu’Ivan Karamazov met ici en
pièces, l’optimisme que veut que, somme toute, quand on fait le bilan des maux
et des biens, ces derniers l’emportent et notre monde est le meilleur des
mondes possibles. Mais Ivan se révolte contre cette harmonie universelle qui
tient les individus pour presque rien, de simple moyen de cette harmonie. La
religion ne peut se contenter de ces bilans comptables des déficits et des
bénéfices. Elle repose, dit encore Ivan, sur l’espérance d’une harmonie
effective, celle qui voit « la biche dormir près du lion ». Mais la
osuffrance et la mort des enfants ne peut entrer dans aucun de ces plans
prétendument harmonieux où le moindre mal fait office de bien. La souffrance
des enfants est un prix trop élevé. Et elle est impardonnable. La mère n’a
aucun droit pour pardonner au bourreau de son enfant. Or la théodicée cherche à
rendre pardonnable le mal absolu en le transformant en mal relatif, et c’est
précisément qu’Ivan refuse, c’est bien « de la révolte » comme le dit
Aliocha.
Contre les optimistes qui tentent d’éliminer la réalité
d’un mal absolu, c’est encore Bergson qui s’interroge contre la Théodicée[12] :
Le philosophe peut se
plaire à des spéculations de ce genre dans la solitude de son cabinet : qu'en
pensera-t-il, devant une mère qui vient de voir mourir son enfant ? Non, la
souffrance est une terrible réalité, et c'est un optimisme insoutenable que
celui qui définit a priori le mal, même réduit à ce qu'il est effectivement,
comme un moindre bien.
La souffrance des enfants, comme mal absolu, parce que mal
impardonnable, c’est encore ce thème qui parcourt l’oeuvre de Vladimir
Jankélévitch. Toute mort est irremplaçable et a fortiori celle du petit
enfant.
L’ « in summa » de l’optimisme leibnizien cesse
d’être consolant pour le sage dès lors que l’ipséité est tout : car la
destinée d’un seul petit enfant est aussi précieuse que l’harmonie générale du
système solaire ;[13]
Chez Jankélévitch, l’argument d’Ivan Karamazov a une application d’une acuité
brûlante : faut-il accorder le pardon aux criminels nazis ?
Jankélévitch répond sans ambages qu c’est exclu. Exclu pas seulement à cause de
la monstruosité du crime, mais parce que les centaines de milliers d’enfants
tués, torturés, gazés, brûlés ne peuvent pas pardonner et eux seuls le
pourraient mais ils ne sont plus là pour pardonner et personne ne peut
pardonner à leur place.
Marcel Conche reprend Dostoïevsky et consacre le premier
chapitre de son Orientation philosophique à cette souffrance qu’il
qualifie de « mal absolu ».
Mais considérons l’enfant. Ici, la douleur frappe de plein
fouet. Dépourvu des recours que donnent l’orgueil, la haine, l’intelligence, la
foi, lui seul est totalement exposé à la douleur. Il ne s’y abandonne pas, il
lui est livré, abandonné. Inhabile à « tourner » la douleur, il ne
sait que la fuir ; or plus on la fuit, plus elle se rapproche.[14]
Marcel Conche développe longuement le caractère absolu de
la souffrance des enfants. Ivan Karamazov – qui collectionne les journaux pour
récapituler les monstruosités dont l’homme est capable – argue que les enfants sont innocents. Les
parents ont croqué le fruit défendu, « mais les petits enfants n’ont rien
mangé et sont encore innocents. » On le sait bien, les enfants paient le
prix fort des guerres. Le crime le plus inexpiable de Macbeth, c’est d’avoir
fait assassiner les enfants de Macduff, faute pouvoir mettre la main sur le
père, tout comme Richard III fait étouffer dans leur sommeil les tout jeunes
enfants de son frère. Ivan Karamazov rapporte les massacres que les Turcs
perpètrent :
Pense donc : un bébé encore à la mamelle, dans les bras
de sa mère tremblante, et autour d’eux, les Turcs. Il leur vient une plaisante
idée : caressant le bébé, ils parviennent à le faire rire ; puis l’un
d’eux braque sur lui un revolver à bout portant. L’enfant tend ses menottes
pour saisir le joujou ; soudain, l’artiste presse la détente et lui casse
la tête. Les Turcs aiment, dit-on, les douceurs.
Marcel Conche reprend les témoignages, ceux des déportés
qui partent pour Auschwitz ou Birkenau, ou encore celui-ci :
« Non loin de nous, les flammes montaient d’une fosse,
des flammes gigantesques … Un camion s’approcha du trou et y déversa sa charge:
c’étaient des petits enfants ». Car il y avait des trous profonds où l’on
brûlait sur des bûchers directement, sans les avoir passés par les chambres à
gaz, les enfants vivants jusqu’à l’âge de quatorze ans. »[15]
Il va au-delà des circonstances que nous connaissons bien,
trop bien : la nature aussi peut être aussi cruelle que les hommes. Et si
les hommes sont en cause, il faut encore se demander ce qui dans leur nature
les pousse à cela. Bref, c’est Dieu qui est en cause.
Si Dieu est, il est, absurdement, le grand Complice qui, lui,
nécessairement (à la différence de l’homme), sait toujours ce qu’il fait. On me
dit que ce « faire » se borne, lorsqu’il s’agit des hommes, à les
laisser faire tout en sachant ce qu’ils vont faire. Plaisante excuse. Puisqu’il
pouvait faire qu’il n’y ait pas le mal, c’est par lui qu’il y a le mal.[16]
Pourquoi donner à la souffrance des enfants ce caractère
absolu ? En quoi diffère-t-elle de celle des adultes, qui peuvent être tout
aussi innocents que les enfants. C’est l’adulte peut conférer à la douleur un
sens, il peut adopter face à la douleur une certaine attitude – il peut la
braver comme le Stoïcien qui fait profession de ne point pâtir. Il peut rire de
son bourreau comme Giordano Bruno quand les flammes commencent à le lécher.
Mais l’enfant n’est pas encore apte à devenir un sage !
C’est qu’il n’a pas encore l’usage de la liberté donatrice de
sens. Il lui manque la capacité de prendre du recul par rapport à lui-même et,
en s’opposant à lui-même, de se dépasser. L’adulte supporte le présent à partir
de l’avenir et, ayant réfléchi à ce qui compte pour lui et par quoi il décide
de se définir, agit ou réagit en fonction d’une unité de direction qu’il a
imprimée à sa vie. [17]
L’adulte peut donner du sens à sa douleur, considérer
qu’elle est un mal pour un bien et même se réciter la Théodicée dans les
pires moments. Mais l’enfant reste seul et sans consolation. Le vieillard peut
se dire qu’il a vécu, trop vécu peut-être, et qu’il est temps de tirer sa
révérence, le résistant peut crier « Vive la France » en s’abattant,
le chrétien gravement malade peut remettre son âme à Dieu, mais l’enfant ne
peut rien, quelle que soit la cause de sa douleur.
Il est vrai que toute la polémique de Marcel Conche est
une polémique contre la « cause de Dieu ». Si Dieu existe, la
souffrance des enfants est un scandale insupportable. Comment peut admettre les
propos de saint Augustin:
Est-ce là cette prétendue innocence des enfants ? Il n’y
en a point en eux, Seigneur ; il n’ en a point mon Dieu, et je vous
demande pardon encore aujourd’hui d’avoir été du nombre de ces innocents. Car
c’est cette même et cette première corruption de leur esprit et de leur cœur
qui passe ensuite dans tout le reste de leur vie. [18]
Mais si Dieu n’existe pas ? Elle reste la preuve que
la souffrance est un mal et la souffrance des enfants le pire des maux. Même
celui qui réfuterait l’expression de mal absolu, sachant que le mal est
toujours propre à la société des hommes, à la vie des hommes, considérerait
évident que le pire des maux que les hommes doivent subir est la douleur et la
mort des enfants, puisqu’ils sont porteurs de l’humanité tout entière. Dans ses
Leçons sur l’esthétique, Hegel fait remarquer qu’il n’y a « rien de
plus beau au monde que les enfants » ; dans l’innocence et la
vivacité de l’enfant « tout s’annonce comme possible ». C’est
pourquoi la souffrance de l’enfant est la destruction de ces possibles, de
cette ouverture même qui est l’humain en tant que tel.
La douleur physique
Au-delà de la souffrance des enfants, c’est la douleur
physique en général qui est un mal. « J’ai mal », cela veut d’abord
dire: je souffre dans ma chair. Considérer le mal comme une expérience purement
morale, c’est se moquer du monde. Le mal est d’abord quelque chose qui concerne
le corps – et l’âme derechef en admettant comme Spinoza que l’âme est l’idée du
corps et que les affections de l’âme sont les idées des affections du corps.
On peut ici comparer la douleur et le plaisir. Il semble
qu’il s’agisse de deux affects de sens contraire mais parfaitement symétrique.
Je recherche le plaisir et je fuis la douleur, le plaisir me donne une idée du
bonheur et la douleur une idée du malheur. Pour marquer qu’on aime quelqu’un on
cherche à lui faire plaisir alors que la haine cherche à faire souffrir. Et
parfois même, ils semblent interchangeables : le masochiste recherche la
douleur parce qu’il l’éprouve comme un plaisir et le sadique prend plaisir à la
souffrance qu’il inflige à l’autre. Mais cette symétrie n’est, à certains
égards, qu’apparente. La douleur n’est pas une sorte de plaisir à l’envers
comme pourrait le faire croire l’improbable couple du sadique et du masochiste.
Dans le plaisir, je m’identifie avec l’objet du plaisir, le plaisir a vite fait
d’être extatique, au sens premier du terme : l’extase me transporte, me
« ravit ». Il suffit pour le savoir de regarder cette extraordinaire
sculpture du Bernin, intitulée justement « l’extase de sainte
Thérèse ». La jouissance offre un surcroît de vie, elle ne demande
qu’à continuer, qu’à s’intensifier. Au contraire, la douleur me ramène en moi,
me tiraille impitoyablement, ne se fait pas oublier alors qu’on voudrait
l’oublier. La douleur n’appelle pas un surcroît de vie mais une baisse radicale
de régime. Vivre moins pour souffrir moins. La migraine empêche de penser, les
rages de dent rendent fou : il ne reste plus qu’à chercher à se
débarrasser de soi-même. C’est d’ailleurs ce que demande, ce qu’implore
l’agonisant : qu’on l’aide à mourir parce la douleur est devenue
insupportable.
Que cette expérience fondamentale dans laquelle le sujet
s’éprouve lui-même soit la base de toute vie morale du mal, c’est assez
évident. Les enfants apprennent à discerner ce qui est permis en réfléchissant
sur la déduction du devoir à partir de la raison pure dans son usage pratique.
Ils commencent à identifier le bien et le mal par le rapport avec le plaisir et
la douleur : ce qui est bien procure du plaisir (le plaisir de la
récompense, de la caresse) et ce qui est mal produit de la souffrance (la
punition). Et c’est là que commencent les dilemmes moraux: entre le plaisir de
la récompense de l’enfant sage et l’attrait voluptueux du fruit défendu, il va
falloir choisir. Le plaisir de mal agir – de manger ces fruits même pas mûrs
dont parle saint Augustin dans les Confessions[19]
– s’accompagnera de la souffrance de la mauvaise conscience. Mais nous
entrons là dans le labyrinthe des sentiments.
Mais le lien entre douleur et mal, entre mal physique et
mal moral ne se réduit pas à cela. Faire du mal à autrui, c’est d’abord le
faire souffrir. Et là encore c’est la souffrance physique qui est première. On
dit parfois que le harcèlement moral peut faire autant de mal que la violence
physique : c’est sans doute vrai quand l’injure, la persécution, le mépris
s’exercent dans un contexte de domination dont ils ne sont la forme la plus
exacerbée, dans le cas la femme qui ne peut quitter son mari, de l’employé qui
doit courber l’échine devant un employeur, mais on résiste plus facilement à
une insulte verbale, à une bordée de méchanceté, qu’à des coups. Les enfants
martyrs sont d’abord des enfants maltraités, battus, enfermés dans des
placards, mal nourris, victimes d’incompréhensibles parents.
On n’insiste pas assez sur ce point : la défense des droits
individuels est d’abord le droit de préserver son intégrité physique.
L’humiliation des femmes trouve son point extrême dans le viol. Il a fallu du
temps et sans doute n’y sommes-nous pas encore totalement parvenus, mais le
progrès moral de l’humanité – s’il existe quelque chose de ce genre – se marque
par des étapes dont la signification est dépourvue d’ambiguïté : abolition
de la torture[20],
respect des prisonniers, abolition de la peine de mort, pour ne citer que le
domaine pénitentiaire, suppression des châtiments corporels, interdiction des
« bizutages » à l’école, et ainsi de suite. Autrement dit, nous
considérons que les sévices corporels sont moralement si condamnables que nous
nous interdisons même de les appliquer aux pires des criminels. De même les
mutilations même imposées par des traditions ethniques ou des rituels religieux
sont condamnées sans détour.
L’évolution des mentalités touche également le domaine
médical. Longtemps, suivant le commandement biblique, il était entendu que les
femmes devaient enfanter dans la douleur – la condamnation date de la chute et
de l’expulsion d’Adam et Ève du jardin d’Eden ! Non sans résistances, se
sont généralisées les pratiques d’accouchement sans douleur – y compris par
l’anesthésie péridurale. De même, on ne considère plus comme naturelle la
souffrance des agonisants, ni même celle des malades ordinaires à qui on
administre des analgésiques puissants, connus de très longtemps et pourtant
utilisés avec parcimonie à l’époque où l’on voyait surtout dans le malade un
pécheur qui devait expier ses péchés par la souffrance voulue par Dieu.
Extirper la douleur physique apparaît donc comme le
critère le plus important de l’amélioration des mœurs, mais cela n’est vrai
qu’à partir d’une certaine période – pour fixer les idées, on peut citer ici le
grand juriste italien Cesare Beccaria, le premier abolitionniste. Jusqu’aux
Lumières, on considérait la souffrance physique infligée aux coupables
n’étaient que la juste rétribution de leurs actions vicieuses : le criminel
en étant criminel veut le mal, et la société est fondée à le lui rendre. La
punition des pécheurs qui les attend
dans le séjour en enfer est du reste aussi, et curieusement, une souffrance
physique. Sans doute, parce que nous croyons beaucoup moins à l’enfer que nos
ancêtres, nous avons une confiance sans cesse décroissante dans les vertus de
souffrance physique.
La cruauté et le sadisme
Outre les souffrances dont les causes sont propres à notre
corps, ou dépendant des causes naturelles extérieures, Freud (cf. supra)
distingue encore les souffrances qui naissent des rapports avec nos semblables.
L’homme méchant, l’homme mauvais est celui qui fait du mal à ses semblables,
non par accident, non comme un mal pour un bien – comme le médecin qui fait
souffrir le patient pour le soigner – mais simplement parce qu’il aime faire du
mal. Cette volonté de faire souffrir les autres, Spinoza l’appelle cruauté,
tout en lui donnant un champ assez restreint : la cruauté est ce sentiment
par lequel un homme « s’efforce de faire du mal à celui dont il est
aimé »[21].
Comment un individu peut-il vouloir faire du mal à qui l’aime ?
« Celui qui imagine qu’il est aimé de celui qui l’a en haine, sera en
lutte entre la haine et l’amour en même temps » et la cruauté naît quand
de ces tendances contradictoires, la haine l’emporte. Cette définition
s’applique parfaitement à la cruauté des parents qui martyrisent leur enfant,
du conjoint qui prend en haine son aimée, etc.
Mais on peut généraliser cette définition en distinguant
violence et cruauté. Il n’y a pas de vie sociale sans violence, surtout si on
prend « violence » dans son sens le plus immédiat qui dit à la fois
ce qui va contre la nature – un mouvement violent est un mouvement qui meut une
chose en dehors de son lieu naturel – et contre la loi : l’inculcation des
normes sociales oblige l’individu à aller contre sa nature. Mais la violence
peut reste contenue dans des limites compatibles avec l’utilité commune. La
cruauté est autre chose. Alors que la violence a toujours sa fin en dehors
d’elle-même – la guerre a pour fonction de défendre la paix et la sécurité des
citoyens – la cruauté est la violence qui n’a pas d’autre fin que le mal
qu’elle produit. La violence concerne les combats entre adversaires, plus ou
moins égaux. Le combat peut être furieux, faire des morts de part et d’autre,
mais il reste en-deçà de la cruauté. La cruauté se déchaîne quand le vainqueur
s’en prend aux innocents plus ou moins liés aux vaincus. On extermine les
femmes, les enfants, les vieillards. La
violence ne se propose que de mettre hors d’état de nuire un adversaire, ou
quiconque contrarie les projets du violent. Elle se contente donc de
neutraliser la capacité d’agir de celui contre qui on agit et n’est n’oblige
pas à imposer des souffrances, sauf médiatement, comme les conséquences non
voulues du combat – c’est par exemple ce qui est contenue dans les « lois
de la guerre » qui imposent que les prisonniers soient bien traités, que
les ambassadeurs ne soient pas molestés, que les populations civiles soient
épargnées, etc. En revanche, la cruauté est débarrassée de toute visée
utilitaire et c’est pourquoi elle vise d’abord à faire mal, à tordre et à
déchiqueter les corps.
Le sadisme apparaît comme la coloration spécifiquement
sexuelle de la cruauté. Il existe toute une variété de comportements sadiques,
depuis les grands criminels, dont Gilles de Rais demeure le prototype,
jusqu’aux petits sadiques dont le sadisme peut se traduire par des
comportements compulsionnels complètement désexualisés. L’analyse du sadisme
par Freud a connu des variations entre les élaborations des années 1900 et
celles qui sont suivent l’introduction de la seconde topique. Néanmoins, on
peut dégager quelques grands traits. Il existerait un sadisme primaire,
originaire, tourné vers l’extérieur, lié aux pulsions du moi (agressivité de
l’instinct de conservation). On trouverait ensuite un sadisme régressif – lié à
la fixation de la sexualité à un stade primitif de son développement et enfin
un sadisme retourné contre soi qui est proprement le masochisme. Dans les
élaborations ultérieures, Freud lie le sadisme à la pulsion de mort, dirigée
contre la civilisation et vers l’autodestruction du sujet.
Mais peut-être est-il plus pertinent et plus immédiatement
saisissable d’en revenir à Sade lui-même. « En toutes choses, il faut
suivre la nature » : tel était le précepte des stoïciens, précepte
que reprennent à leur manière toute différente les philosophes des Lumières
lorsqu’ils opposent une morale « naturelle » du plaisir sain et du
bon luxe aux artifices de la société dominée par le système féodal et l’Église.
Le marquis de Sade reprend ces adages mais en tire des conclusions plus
désagréables. Si nous prenons plaisir à violer les interdits sociaux, notamment
en matière sexuelle, c’est que ces interdits ne sont nullement naturels mais
seulement conventionnels. Ces conventions, affirme Dolmancé, le porte-parole de
Sade dans La
philosophie dans le boudoir, sont des produits des superstitions du
passé. Mais comme la science défait les superstitions religieuses, il est temps
de se défaire des superstitions morales. Le principe de jouissance est érigé en
loi naturelle supérieure et demande la liquidation de tous les tabous moraux, y
compris les prohibitions fondamentales concernant l’inceste et le meurtre.
C’est pourquoi Dolmancé affirme : « Il n’y a de dangereux dans le
monde que la pitié et la bienfaisance ; la bonté n’est jamais qu’une
faiblesse passagère dont l’ingratitude et l’impertinence des faibles forcent
toujours les honnêtes gens à se repentir. »[22]
Il ne faut donc jamais se fier à son cœur, qui trompe parce qu’il n’est jamais
« que l’expression des faux calculs de l’esprit »[23].
La logique sadienne est implacable dès qu’on a admis ses
postulats concernant ce qu’il désigne par lois naturelles. « L’acte de
jouissance est une passion qui […] subordonne à elle toutes les autres »
puisqu’il découle d’une impulsion naturelle. La logique de la jouissance
rencontre celle de la domination : l’envie de dominer (la libido dominandi) s’exprime au plus haut point
dans la jouissance qui découle des rapports de force naturels. « Cette
débilité où la nature condamna les femmes prouve incontestablement que son
intention était que le homme qui jouit plus que jamais alors de sa puissance,
l’exerce par toutes les violences que bon lui semblera, par des supplices même
s’il ne veut. »[24]
Autrement dit, pour Sade, ce sont les forces de la nature qui
commandent la souffrance, qui instituent ce partage entre le tortionnaire et la
victime. Il n’y a pas plus et pas moins de mal dans la bête de proie qui dévore
sa proie que dans le sadique qui s’acharne sur sa victime...
La figure du pervers sadique est devenue la figure du mal
par excellence : le psychopathe classique, depuis Jack l’Éventreur entre
dans cette catégorie, tout comme le pédophile, chez qui la composante sadique
est dominante. Mais l’expérience des guerres a montré combien le vernis
d’humanité était fragile[25] et combien
le sadisme pouvait être contagieux (des tortionnaires des camps nazis à la
prison d’Abou Ghraïb).
Propos d’étape
Ainsi, le mal est d’abord le mal qui prend son origine
dans le corps et, de ce point de vue, il ne peut donc se limiter au mal dont
les hommes sont responsables. Pour cette raison, le mal physique est
l’expérience première et la plus répandue. Bien plus que celle du plaisir, plus
rare et qui dure moins longtemps ! C’est pourquoi, on peut comprendre
Épicure quand il dit que le plaisir est le commencement et la fin de toutes
choses. Une morale du plaisir est une morale qui vise à éviter le mal et elle
est donc parfaitement morale, contrairement à ce que veulent les pourfendeurs
des « pourceaux d’Épicure » – ce qu’avaient bien compris chacun à
leur manière Descartes et Kant, moralistes austères qui savaient la vertu de
l’épicurisme. Et c’est aussi pourquoi, quand Bentham fait de la maximisation du
plaisir collectif et de la minimisation de la douleur les critères du
« plus grand bien du plus grand nombre », il s’appuie sur un constat
de bon sens, un constat dont chacun peut avoir l’intuition immédiate, même si
on ne partage pas les conclusions de l’utilitarisme benthamien.
Parce que l’expérience du mal physique est l’expérience
première sur laquelle se greffent toutes les autres, on comprend aussi pourquoi
les méchants sont si nombreux : il est très facile d’être méchant, c’est à
la portée du premier venu, du petit enfant qui tire la queue du chat et
jouerait volontiers avec tous les animaux comme le chat avec la souris. Pas
besoin d’être un pervers exceptionnel ! Il est si facile de faire souffrir
ceux qu’on aime, y compris pour leur montrer qu’on les aime passionnément –
comme le fait remarquer Lucrèce, ironiquement :
Éviter
l’amour ce n’est point se priver des jouissances de Vénus, c’est au contraire
en prendre les avantages sans rançon. Assurément, ceux qui gardent la tête
saine jouissent d’un plaisir plus pur que les malheureux égarés. Au moment même
de la possession, l’ardeur des amoureux erre et flotte incertaine :
jouiront-ils d’abord par les yeux, par les mains ? Ils ne savent pas se fixer.
L’objet de leur désir, ils le pressent étroitement, ils le font souffrir, ils
impriment leurs dents sur les lèvres mignonnes qu’ils meurtrissent de
baisers : c’est que chez eux le plaisir n’est pas pur ; des
aiguillons secrets les pressent de blesser l’objet, quel qu’il soit, qui fait
lever en eux ces germes de fureur. [26]
Et que dire alors des grands pervers ? La figure du
psychopathe, de celui qui tue par compulsion, est devenue la figure même du mal
dans notre société. Et le mal c’est encore le corps torturé et l’action de
celui qui torture. Et encore et toujours cette relation fondamentale au corps.
Chapitre II : l’empire du mal
Il y a du mal mais y a-t-il dans le monde du mal par
constitution originaire ? On pourrait le croire car, dans la plupart des
mythes et des cosmogonies, la naissance du monde se passe mal. L’être ne peut
apparaître que sur fond de non-être qui menace toujours de l’engloutir.
Les cosmogonies
Hésiode, auteur de la Théogonie, raconte
l’engendrement des dieux, mais cet engendrement est aussi celui du monde qui
procède du chaos originaire. Le chaos est l’apeiron, c’est-à-dire
l’indifférencié ou l’infini, en tant qu’il n’a pas de fin et donc pas de
détermination. L’engendrement du monde est la différenciation et l’instauration
de la mesure et de la justice : l’histoire commence avec la castration
d’Ouranos qui se cesse d’enfanter avec la Terre-mère et de jeter ses enfants
(les Cyclopes dans le Tartare). La Terre-mère appelle les Titans (les enfants
qu’elle enfante d’Ouranos) à se révolter contre le père et c’est ainsi que
Cronos, le plus jeune, castre Ouranos[27]. Cette
castration du père le fils aurait dû susciter plus qu’elle ne l’a fait
l’attention des psychanalystes... Il est intéressant de noter que le premier
roi de la Terre ne doit son règne qu’au parricide – bien que des gouttes de
sang qui tombent de l’émasculation du père naissent les Érinyes qui vengent le
parricide. Ce premier renversement devra être suivi d’un second
renversement : Cronos à peine devenu roi rejette les Cyclopes dans le
Tartare dévore les enfants qu’il a avec Rhéa, car il lui avait été prédit
qu’après le renversement d’Ouranos il serait à son tour détrôné par son fils.
Quand elle met au monde Zeus, Rhéa cache ce dernier fils et entoure de langes
une pierre que Cronos dévore croyant avaler le jeune Zeus. Ainsi par la
titanide Métis (symbole de la ruse) Zeus va vaincre son père et établir son
royaume sur la Terre et sur les autres dieux.
L’enfantement du monde, telle que la raconte les mythes
anciens n’a donc rien à voir avec l’expression d’un dieu tout puissant,
créateur et ingénieur (le dieu calculateur de Leibniz). C’est au contraire une
lutte, une dialectique au sens hégélien. Le monde suppose pour exister le
premier meurtre du père et qu’un ordre fragile, séparant le bien du mal,
s’établisse, cela demande un deuxième meurtre du père, une négation de la
négation.
Gnosticisme: le monde est mauvais
Apparues à peu près en même temps que le christianisme, la
gnose et la doctrine manichéenne font toutes de deux de notre monde le
véritable empire du mal. Le gnosticisme, qui atteint son apogée au IIe
siècle de notre ère, pourrait se résumer par la formule de Plotin « ceux
qui disent à la fois que le monde est mauvais et que le démiurge l’est aussi ».
Pour les gnostiques, le « cosmos » (le monde) est la création du
démiurge qui s’oppose à la plénitude idéale de l’être divin, ou, pour dire les
choses autrement, le monde sensible n’est pas la création de Dieu mais mais
celle d’une puissance qui veut ignorer Dieu (et la gnose est au contraire la
vraie connaissance salvatrice de Dieu).. Jacques Lacarrière commence son livre
sur les Gnostiques[28] par une
partie consacrée au « procès du monde » et les deux sens du mot
procès doivent être entendus ici : le procès est le mouvement duquel le
monde procède mais il est aussi sa mise en accusation de ce monde matériel.
Pour le Gnostique Valentin, qui eut de nombreux disciples
en Égypte, au sommet du monde siège le vrai Dieu, le Dieu bon que les
gnostiques distinguent soigneusement du démiurge ou du Dieu tyrannique de la
Bible. Autour de lui, trente cercles s’étagent jusqu’à notre monde terrestre,
chacun de ces cercles étant gardé par un Eon. Sophia est l’Eon du dernier
cercle. L’ensemble composé du Dieu et des trente cercles constitue le Plérôme,
l’Unité parfaite. Selon les valentiniens, Sophia a voulu contempler le Plérôme
et en fut éblouie. Cet éblouissement la fit tomber et à la suite de cette
chute elle mit au monde une créature : l’homme. Ce mythe n’est pas une
pure invention des Gnostiques puisqu’il trouve pour partie son origine dans le
vieux mythe grec de Sémélé : Sémélé, amante de Zeus, ne venait le voir que
la nuit ; une fois elle voulut le contempler en plein jour et fut
foudroyée et chuta jusqu’à terre et c’est ainsi qu’elle se retrouva enceinte de
Dyonisos. Le sens de ces mythes est parfaitement clair : l’homme ne peut
pas contempler la vision de la plénitude.
Il existe de multiples variantes du mythe de la chute de
Sophia, mais toutes disent la même chose : la création du monde sensible,
de notre monde, est une chute, une dégradation irrémédiable, une séparation de
la créature et du créateur.
Une fois ce procès du monde instruit, il ne reste plus à
l’âme si elle veut retourner au Plérôme et retrouver le Père inaccessible qu’à
attendre la destruction du monde, à commencer sa propre destruction corporelle.
Ce qui explique pourquoi les gnostiques soit pratiquent un ascétisme sévère,
soit espèrent épuiser ce monde dans des
pratiques orgiaques.
La réfutation plotinienne du gnosticisme
Bien que sa doctrine de l’émanation ne soit pas sans
rappeler le gnosticisme, Plotin s’en sépare clairement et la polémique qu’il
conduit dans son traité « Contre les gnostiques »[29] permet de
se faire une idée des enjeux. Plotin concentre ses attaques sur les questions
essentielles qui le séparent, lui et toute la philosophie hellénique, des
doctrines des Gnostiques. Tout d’abord, la doctrine d’un Bien identifié à
l’Être dans la tradition platonicienne est réaffirmée. Ensuite, Plotin
distingue nettement sa thèse de la procession de celle de la chute affirmée par
les Gnostiques. Il développe à ce point le thème de l’inclinaison qui revient
si souvent dans les divers traités : l’âme ne s’incline pas vers la
matière, car s’incliner c’est oublier les intelligibles ; or pour Plotin,
l’âme est un mixte ; pour une partie, elle est du côté du sensible et pour
l’autre elle est du côté de l’Intelligence dont elle procède. Comme monde n’est
pas le produit d’une chute, l’Âme n’est victime que d’une dégradation de la
perfection. Car, nous dit Plotin, il est absurde de décréter que le monde est
« méchante production », au vu de tel ou tel fait. Le monde n’est
imparfait que parce qu’il n’est pas identique à l’intelligible. Pourtant il
contient en lui une image de la perfection dans l’ordonnancement du monde.
Ce thème est évidemment un des thèmes fondamentaux de la
philosophie et de la théologie : comment un Dieu bon et parfait peut-il
créer un monde imparfait ? Les Gnostiques répondent à cette question en
distinguer le vrai Dieu du Démiurge (auquel ils identifient le plus souvent le
Dieu de la Bible). Les manichéens évoquent la lutte dans le monde de deux
principes, celui du Bien et celui du Mal. La tradition chrétienne oscille entre
deux réponses : d’une part, l’histoire du monde est bien celle d’une
chute, conséquence de l’influence du démon ; d’un autre côté, la
perfection de Dieu peut se lire dans l’ordre du monde. La coexistence de ces
deux thèses coexistant, peut-être difficilement, dans l’oeuvre d’Augustin. En
réfutant la thèse, gnostique d’un monde essentiellement mauvais Plotin s’engage
dans une voie qui permettra d’envisager un plotinisme ou un néoplatonisme
chrétien..
Plotin développe les mêmes thèmes sous un autre
angle : si le monde existant, les hommes avec leurs corps et leurs
passions, ne méritent que mépris, comment les gnostiques qui sont eux-mêmes des
parties de ce monde, qui sont eux-mêmes victimes de leurs passions, peuvent-ils
prétendre atteindre l’Intelligible ? Plotin esquisse l’idée
suivante : si nous pouvons atteindre la compréhension de Dieu, c’est parce
que nous sommes nous-mêmes, en quelque part, divins. Tout le mouvement de la
l’âme humaine est résumé dans la hiérarchie des « trois
hypostases » : l’Intelligence procède de l’Être, l’Âme procède de
l’Intelligence et la matière est animée par l’Âme. Nous-mêmes en tant qu’êtres
sensibles, en qu’êtres d’ici-bas, sommes un composé, un mixte d’intelligence et
de matière. La procession n’est pas une chute, mais une dégradation consécutive
à l’extériorisation et à la différenciation. On pourrait parler presque
l’aliénation au sens de Hegel. Dans l’aliénation, l’esprit ne se perd pas
complètement ; il se nie mais crée en même temps les conditions du retour
à soi. Cette dialectique de la perte et du retour est au cœur de la philosophie
plotinienne. Et c’est bien parce qu’il y a en nous quelque chose qui vient du
Dieu que nous aspirons à la remontée vers cette origine, que nous cherchons
cette « patrie perdue » dont Plotin parle si souvent.
Plotin développe ensuite
la distinction entre l’âme universelle et la nôtre. Notre âme est
enchaînée au corps dont elle subit les affects, alors que l’âme universelle
enchaîne les corps, les domine. Cette
distinction permet de reprendre sous un autre angle le thème de l’univers comme
image de la perfection divine. Plotin argue du fait que le sensible n’est pas
tromperie : l’image ne peut pas être « l’œuvre d’un artifice
réfléchi : l’intelligible ne peut pas être le dernier terme de la
réalité ». Par conséquent notre sensibilité n’est nullement une preuve de
la chute de notre âme. Et d’ailleurs, notre monde sensible est le seul et comme
il faut qu’il y ait un monde sensible pour recueillir l’image de
l’intelligible, le monde sensible est bien l’image de l’intelligible ! Et
donc le monde n’est ni erreur ni illusion.
De là, Plotin s’attaque à l’éthique et à la philosophie
politique des Gnostiques. Ici encore Plotin défend la tradition grecque :
si des gens commettent le mal, c’est parce qu’ils n’atteignent pas à
l’intelligible ; les fautes viennent « d’âmes enfantines et
puériles ». C’est le fameux « Nul n’est méchant
volontairement ». Face à l’esprit critique radical des Gnostiques, Plotin
défend dans ce passage une morale de tolérance et de recherche non d’un monde
parfait mais d’un monde harmonieux, dans lequel chacun trouve sa place. Là
encore, c’est l’idéal grec de la mesure qui domine. Or, les Gnostiques sont la
démesure même et loin de chercher leur place dans ce monde, ils se fixent comme
objectif sa destruction ou son épuisement pour être enfin délivrés de la
pesanteur. Les pères de l’Église s’y prendre différemment : le
gnosticisme, pour eux, en faisant des hommes les jouets du mal le privent du
même coup de toute responsabilité et rendent la morale impossible.
Pour les Gnostiques « l’âme et une certaine sagesse
ont incliné vers le bas », nous dit Plotin. La « certaine
sagesse » dont il parle est la Sophia des valentiniens. Les hypostases
chez Plotin procèdent l’une de l’autre non par chute, non par dégradation, mais
par surabondance. Dans le traité De
la genèse et de l’ordre des choses qui viennent en premier (Ennéade V,2),
Plotin explique que l’Un est le générateur de l’Intelligence parce qu’il
surabonde et que l’Intelligence, étant une image de l’Un surabonde à son tour
et génère l’Âme. Mais l’Un et l’Intelligence ne bougent pas ; ils restent
immobiles parce qu’ils sont parfaits. Et si l’Âme va jusqu’à s’égarer dans les
plantes et les animaux, si elle se perd dans la passion, c’est encore à cause
de sa surabondance. Sur ce point, Plotin est un fidèle disciple de Platon. Mais
il va un peu plus loin. Dans la procession, il n’y a pas de perte de
l’Être ; les choses engendrées à partir ne sont par l’Un parce que l’Un
reste lui-même en leur donnant l’existence mais, en même temps, elles sont l’Un
parce qu’elles en dérivent et possèdent donc en elles-mêmes la puissance d’y
retourner. On trouve ici, chez Plotin un mouvement qui, à bien des égards, fait
penser à la philosophie hégélienne. La chute de Sophia chez les Gnostiques est
un événement tragique, la procession plotinienne n’est pas un événement et elle
n’est pas tragique, car chez Plotin il n’y a pas d’histoire au sens propre du
terme, puisque le cosmos est parfait et donc circulaire.
Après avoir exposé la genèse du monde selon les
Gnostiques, Plotin arrive à ce qui pour lui est le scandale même de leur
philosophie : « ils engendrent l’être qu’ils appellent le
démiurge ; ils racontent qu’il s’éloigne de sa mère ; puis ils font procéder
de lui le monde de reflets en reflets jusqu’aux derniers, afin d’injurier avec
violence le démiurge qui les a dessinés. » Les gnostiques soutiennent que
notre monde, en effet, est le domaine du mal et la matière elle-même est le mal
par excellence et toute l’action de l’homme, toutes les institutions qu’il peut
créer sont marquées de cette tare originelle. Chez les Chrétiens ou chez les
Hébreux, le mal est la responsabilité de l’Homme - c’est Adam qui a librement
mordu dans le fruit défendu ; pour les gnostiques l’Homme n’est pas
responsable ; il est victime d’un monde littéralement insupportable. Le
simple fait de vivre ne peut que reproduire et qu’accroître le mal. Il n’y a
pas un péché originel de l’Homme dans un monde image de la perfection divine
(dans les premières lignes de la Genèse, Dieu est pleinement satisfait de sa
création), mais pour les Gnostiques, c’est le monde qui est lui-même le vice
originel. Un tel monde ne peut donc pas être l’œuvre d’un Dieu de bonté et de
justice. Résumant la pensée gnostique, Jacques Lacarrière écrit :
« Comment une Dieu suprême aurait-il pu concevoir les incroyables
enchaînements, mécanismes, destructions, massacres, anéantissements qui
constituent l’exercice même de la vie ? » Le gnostique n’est pas
dialecticien : il refuse l’idée que le négatif puisse être un moment du
positif, que le vice puisse servir à l’accomplissement de la vertu. Dans cet
univers mental, il n’y pas de place pour une contradiction en procès conduisant
à surmonter la négation par la négation de la négation. La contradiction est un
antagonisme fondamental, insurmontable. Le monde doit donc être rejeté, comme
toutes les créations qui découlent de l’action du dernier Eon, de l’Archonte ou
de toute autre forme du démiurge.
De telles idées, évidemment, ne pouvaient que heurter
violemment Plotin. En disciple de Platon, il pense que le monde est incréé et
incorruptible. Là où les Gnostiques ne voient dans les astres que les Archontes
mauvais qui contemplent leur création, Plotin montre des corps composés
uniquement de feu et qui sont des images produites par l’âme du ciel. Injurier
le démiurge, comme le font les Gnostiques est donc non seulement une impiété,
mais aussi un scandale philosophique, une injure à la Raison.
La lumière et les ténèbres : le
manichéisme
On pourrait poursuivre en passant des gnostiques aux
manichéens. Manichéens et gnostiques forment deux traditions spirituelles qu’on
retrouve, mélangées en proportions diverses chez les Cathares ou les Vaudois et
par ce biais dans certaines variantes du protestantisme. Saint Augustin, ancien
manichéen lui-même, a consacré de nombreuses pages à réfutation de cette
dernière doctrine qui, elle aussi, fait de notre monde le monde des ténèbres
opposées à la véritable lumière divine. L’enseignement de Mani repose sur des mythes – c’est un
des points qui le rapproche des gnostiques. Le principal de ces mythes divise
le temps en trois périodes :
1)
Le passé, période dans laquelle les ténèbres et
la lumière sont parfaitement séparés ;
2)
Le présent dans lequel les ténèbres s’enfoncent
dans la lumière ; le principe du Bien (Dieu) doit combattre le principe du
mal. Finalement, il doit envoyer son fils, le Christ.
3)
Le moment postérieur où la lumière est à nouveau
séparée des ténèbres.
Le manichéisme inclut le dogme de la transmigration des
âmes et, comme les gnostiques, prône le mépris du corps – c’est dans le corps
humain que la lumière est emprisonnée. Les manichéens sont végétariens et
proscrivent les rapports sexuels.
La réfutation augustinienne du manichéisme emprunte
plusieurs voies. D’une part, le futur évêque d’Hippone se détourne de la secte
en raison de son irrationalisme. Les manichéens manifestent dans le domaine des
sciences naturelles une profonde ignorance et professent des fables
complètement irrationnelles. Puisque les manichéens professent des inepties en
matière de sciences naturelles, comment peut-on accorder du crédit à ce qu’ils
soutiennent dans le domaine religieux ? Certes les sciences de la nature
ne suffisent pas pour connaître Dieu et on peut connaître Dieu sans connaître
les sciences de la nature. Reste à trancher la question du mal : comment
un Dieu absolument bon a-t-il pu créer un homme en qui le mal peut prendre
racine ? Pour répondre à cette question, Augustin prend une autre voie,
opposée à la précédente : l’obstacle qui demeure à l’acceptation de la
vérité chrétienne est l’orgueil qui lui demande de rendre raison tout.
Finalement, Augustin parvient à la conclusion qu’il n’y aucun mal dans la
création, mais celui-ci ne provient que du dérèglement de la volonté.
La genèse et la chute
Dans la tradition judéo-chrétienne – nous nous permettrons
ici d’employer ce syntagme que l’on pourrait discuter – la question du mal dans
le monde se pose très différemment. Le commencement n’est pas sans rappeler les
cosmogonies grecques (qui sont à peu près contemporaines). « Au
commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide,
les ténèbres couvraient l’abîme et le souffle de Dieu planait sur les
eaux. » (Genèse, I, 1-2) L’action de Dieu est de donner forme à l’informe
et de sortir la matière des ténèbres : « Et la lumière fut. Dieu vit
que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres. »
(Genèse, I, 3-4). Et à chaque nouvelle forme de la création, le texte répète
« Dieu vit que cela était bon ». Il en va de même pour l’homme :
« Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu il le créa, homme
et femme, il les créa. » (Genèse, I, 27) Passons sur les difficultés que
pose la création de l’homme, créé « homme et femme » est-il dit de
manière elliptique avant de donner en Genèse II une nouvelle version de cette
création. Toujours est-il que Dieu considérant toute son œuvre « vit que
cela était bon ».
Le mal n’apparaît qu’avec la tentation du serpent qui
incite la femme à cueillir et manger le fruit de l’arbre qui se trouve au
centre du paradis terrestre. À la femme qui lui dit que manger le fruit de cet
arbre les rendra mortels, le serpent répond : « vous ne mourrez pas,
mais Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez vos yeux s’ouvriront et
vous serez comme les dieux, connaissant le bien et le mal. » (Genèse, III,
4). Incapables de résister à l’appel doucereux du serpent, l’homme et la femme
furent chassés du jardin d’Eden et condamnés à travailler et à enfanter dans la
douleur.
Le mal semble ici résider dans la désobéissance à Dieu,
dans la volonté folle aussi de connaître la réalité aussi bien que les dieux.
C’est ce que thématisera saint Augustin dans le dogme du péché originel. Dans
le traité Du libre arbitre[30], est posée
la question classique : « Dieu n’est-il pas l’auteur du
mal ? » Saint Augustin répond en distinguant deux acceptions du mot
« mal » : le mal que l’on fait et le mal que l’on subit. En ce
qui concerne la première acception, si l’on croit que Dieu est bon – « et
il n’est pas permis de penser autrement » – Dieu ne peut pas être l’auteur
du mal. Mais il l’est dans la seconde acception. Ce qui implique qu’il y a un
autre auteur du mal, « car le mal ne pourrait se commettre sans auteur
aucun ». Passage dangereux, car ici, comme souvent, saint Augustin frôle
le manichéisme, sa passion de jeunesse. Mais immédiatement après, il montre
qu’il ne peut pas y avoir un auteur suprême du mal. À la question « qui
nous a appris pécher », il répond qu’elle est sans objet :
« cesse vouloir dépister quelque mauvais maître car s’il est mauvais, il
n’est pas maître et s’il est maître, il n’est pas mauvais. »
Il pose alors le problème différemment : « si
les péchés viennent de ces âmes que Dieu a créées et si ces âmes viennent de
Dieu, comment les péchés ne sont-ils pas presque directement reportés sur
Dieu ? » Pour éviter cette inférence logique désagréable, il ne reste
plus qu’à faire de l’âme humaine la source du mal. Mais évidemment, comment
peut-elle être la source du mal puisque la création est parfaite ? La
réponse augustinienne est nette : parce que l’âme humaine a été créée
libre – et en cela bien au-dessus de celle des animaux – elle possède le libre
arbitre qui lui permet de domestiquer les désirs et les passions qui en
découlent, mais pour la même raison « la seule chose qui fasse de l’esprit
le domestique du désir, c’est la volonté propre et le libre arbitre. »
Il semble que Rousseau aille dans le même sens dans la Profession
de foi :
Le principe de toute action est dans la volonté d'un être
libre ; on ne saurait remonter au delà. Ce n'est pas le mot de liberté qui
ne signifie rien, c'est celui de nécessité.
Et immédiatement après :
Si l'homme est actif et libre, il agit de lui-même ;
tout ce qu'il fait librement n'entre point dans le système ordonné de la
Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait
l'homme, en abusant de la liberté qu'elle lui donne ; mais elle ne
l'empêche pas de le faire, soit que de la part d'un être si faible ce mal soit
nul à ses yeux, soit qu'elle ne pût l'empêcher sans gêner sa liberté et faire
un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle l'a fait libre afin qu'il fît
non le mal, mais le bien par choix.
Mais ce rapprochement est trop superficiel. En fait, dans
la Profession de foi, on ne trouve pas trace du péché originel. Il y a
un péché historique de l’homme – le péché du premier qui ayant enclot un
terrain institua la propriété et par là la société civile. Et encore ce péché
ne se transmet pas à l’espèce de toute éternité (sinon le Contrat social
serait un texte insensé). Au contraire, saint Augustin fait du péché originel
le point nodal de toute sa conception du mal, car il faut bien expliquer que
les hommes sont les plus souvent des pécheurs (« je ne suis que
boue », répète l’auteur des Confessions) bien que Dieu leur ait
donné une bonne volonté. Le traité du libre arbitre, écrit immédiatement après
la conversion d’Augustin trouvera sa solution définitive quelques années plus
tard avec le traité De la grâce qui établit le caractère fondamental de
la souillure ou du péché d’Adam et Ève qui se transmet à leurs enfants.
La vision augustinienne combine à la fois une exaltation
de la conscience humaine et de sa capacité à rendre la volonté maîtresse du
corps et de ses désirs, et un pessimisme fondamental qui vise le genre humain
en tant que tel. Paradoxe dans lequel Augustin avec des arguments souvent très
spécieux : la création est bonne, tout ce qui vient de Dieu est bon, mais
l’homme est essentiellement pécheur. L’homme possède la raison qui peut
l’ouvrir à la vraie connaissance de Dieu mais il est fondamentalement marqué
par la haine de vérité. Et seule la grâce de Dieu peut sauver le pécheur, une grâce à laquelle
il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus.
Le pessimisme augustinien ne résume pas à lui seul la
pensée chrétienne. Augustin lui-même a dû combattre l’hérésie pélagienne qui
nait l’existence du péché originel et affirmait que l’homme était, de lui-même
apte à choisir le bien, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à une
incompréhensible grâce divine. Même après la condamnation officielle de Pélage
en 418, le pélagianisme subsiste souterrainement dans le christianisme et c’est
certain lui qui ressurgit dans l’humanisme au moment même où le protestantisme
va revigorer le pessimisme augustinien.
Les philosophies modernes de l’histoire – particulièrement
celle de Kant – proposent précisément une lecture toute différente du récit
biblique. En désobéissant à Dieu, Adam et Ève inaugurent la véritable histoire
humaine. En affrontant la question du bien et du mal, ils deviennent libres et
la condamnation au travail n’est que le moyen dont a usé la Providence divine
pour contraindre l’homme à déployer toutes les potentialités qui sont en lui.
Mais nous revenons plus loin sur cette question.
La cause de Dieu
En dépit des raisonnements de saint Augustin, la question
de la responsabilité de Dieu dans l’existence du mal ne peut être éliminée.
Leibniz la repose de manière systématique dans une œuvre remarquable, les Essais
de Théodicée[31].
Sous-titré « sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine de
l’homme », ces « essais » s’attaquent à l’un des « deux
labyrinthes fameux », « la grande question du libre et du nécessaire,
surtout dans la production et dans l’origine du mal. » Il s’agit au
premier abord du problème classique du nécessitarisme ou du fatalisme auquel
les stoïciens étaient déjà confrontés : si tout arrive en vertu d’une
nécessité inflexible, il n’est plus aucune place pour la liberté du vouloir ni
pour la moralité. Mais, chez Leibniz, ce problème se double d’un autre, celui
« de la destination de Dieu sur le salut des hommes ».
Il y en a peu de sauvés ou d’élus ; Dieu n’a donc pas la
volonté décrétoire d’en sauver d’en lire beaucoup. Et puisqu’on avoue que ceux
qu’il a choisis ne le méritent pas plus que les autres et ne sont pas moins
mauvais dans le fond, ce qu’ils ont de bon ne venant que du don de Dieu, la
difficulté en est augmentée. (p.36)
C’est bien à la vision proprement augustinienne que
Leibniz est confronté. Sans une explication rationnelle et sans une
réinterprétation, cette vision est proprement inacceptable pour un chrétien ou
peut conduire au rejet pur et simple du christianisme. La théodicée vise donc
finalement au jugement de Dieu dont Leibniz cherche à défendre la cause. La
« conduite de Dieu » semble lui donner trop de part dans le mal, sous
quelque angle qu’on l’examine. On est amené à penser que « Dieu fait tout,
indifféremment, le bien et le mal » (p.104). Dieu connaît tout et il a
donc créé le monde de telle sorte qu’il connaissait ce qui devait advenir.
L’homme est exposé à une tentation à laquelle on sait qu’il
succombera, et que par là il sera cause d’une infinité de maux
effroyables ; que par cette chute tout le genre humain sera infecté et mis
dans une espèce de nécessité de pécher, ce qu’on appelle le péché
originel ; que le monde sera mis par là dans une étrange confusion ;
que par ce moyen la mort et les maladies seront introduites, avec mille autres
malheurs et misères qui affligent ordinairement les bons et les mauvais ;
que la méchanceté régnera même et que la vertu sera opprimée ici-bas et
qu’ainsi il ne paraîtra presque point qu’une Providence gouverne les choses.
Mais c’est bien pis quand on considère la vie à venir, puisqu’il n’y aura qu’un
petit nombre d’hommes qui seront sauvés et que tous les autres périront
éternellement, outre que ces hommes destinés au salut auront été retirés de la
masse corrompue par une élection sans raison [...] (p.105)
L’exposé de l’injustice imputable à Dieu pourrait être
celui d’un athée prêt à conclure: « si Dieu existait, il faudrait s’en
débarrasser ! » Il n’est pas jusqu’au sacrifice du Christ qui ne soit
incompréhensible. Pourtant, selon Leibniz, cette manière de voir est fausse et
repose sur une idée erronée de Dieu.
Notre but est d’éloigner les hommes des fausses idées qui
leur représentent Dieu comme un prince absolu, usant d’un pouvoir despotique,
peu propre à être aimé et peu digne d’être aimé. (p.107)
Pour plaider la cause de Dieu, Leibniz laisse de côté les
défenses traditionnelles d’un Dieu qui serait trop au-dessus de la raison
humaine, dont les desseins seraient impénétrables. Si Augustin adopterait
volontiers la maxime prêtée à Tertullien, « credo quia absurdum »,
mais rien ne répugne plus à Leibniz : la cause de Dieu est une
« bonne cause » qui peut être défendue « avec confiance ».
Commençons par une première définition de Dieu : « Dieu
est la raison première toutes choses ». (p.107). Des choses existantes
dont nous avons l’expérience, aucune n’est nécessaire. Elles sont contingentes,
car elles auraient pu ne pas être. Pour expliquer la raison d’être de ce monde
– qui en tant qu’assemblage de choses contingentes ne peut avoir sa raison en
lui-même – il faut donc la chercher « dans la substance la substance
qui porte sa raison d’être en elle ». C’est la définition de Dieu
« causa sui », cause de soi et cause de toutes choses. Cette
être est par définition infiniment puissant et infiniment bon. Son entendement
a créé les essences des choses et sa volonté leur existence. Or, il n’a pu
manquer de choisir le meilleur et dans ce meilleur, il faut entendre le moindre
mal, qui est une sorte de bien. Le Dieu leibnizien est un Dieu calculateur, un
Dieu mathématicien qui a choisi l’optimum quand il ne pouvait choisir le
maximum. Si le monde est « toute la suite et toute la collection des
choses existantes », le monde effectivement créé par Dieu est le meilleur
des mondes possibles. Il n’y a donc aucune matière à reprocher à Dieu d’avoir créé
un monde qui comporte du mal, car un monde sans mal était impossible. Dieu peut
penser toutes les essences, c’est-à-dire une infinité d’essences mais toutes
les essences possibles ne sont pas compossibles, elles ne peuvent pas toutes
venir à l’existence simultanément ou selon un ordre causal: « tout est lié
dans chacun des mondes possibles » (p.108) Le monde forme un tout et tout
ce qui s’y produit est réglé selon une nécessité à laquelle on ne peut rien
changer.
Il faut remarquer donc que le Dieu de Leibniz n’est tout
puissant que d’une toute puissance exclusivement rationnelle. Les Latins
avaient coutume de dire que « Caesar non superat grammaticam » (César
n’est pas au-dessus de la grammaire) et il ne va de même pour Dieu chez
Leibniz : il n’est pas au-dessus des lois de logique. Dieu n’aurait jamais
pu faire que 3 × 3 fassent autre chose que 9 ! On pourrait penser que
c’est là une limitation de la puissance. Mais ce n’est évidemment pas le
cas : les lois de la logique expriment la nature de l’entendement divin et
donc si Dieu pouvait agir contre les lois de la logique, il agirait contre
lui-même, ce qui ne se peut.
Donc, si notre
monde est le meilleur des mondes possibles, le mal dans notre monde n’est
toujours qu’un mal relatif, un mal qui est la cause d’un plus grand bien. Par
exemple, celui qui fait une chute peut maudire la pesanteur et rêver d’un monde
sans pesanteur, mais un monde sans pesanteur et sans gravitation universel est
difficile à concevoir : il ne serait qu’un chaos indifférencié. Et donc le
mal qu’est le chute n’est pas vraiment un mal mais seulement la conséquence
fâcheuse pour celui qui vient de tomber d’une loi qui permet au monde
d’exister.
Quelle est donc la cause du mal ? Autrement dit
pourquoi est-il nécessaire qu’il y ait du mal dans un monde optimal ? Et
ici la réponse de Leibniz, sans contrevenir à la tradition chrétienne en donne
une interprétation très intéressante. Le mal ne vient pas de la matière – comme
le pensaient les Anciens – mais seulement du fait que la créature est essentiellement
limitée,
car il y a une imperfection originelle dans la créature avant
le péché, parce que la créature est limitée essentiellement, d’où vient qu’elle
ne saurait tout savoir et se peut tromper et faire d’autres fautes. (p.116)
Ainsi la cause du mal est antérieure au péché originel, ce
qui est vraiment très peu augustinien. En réalité, donc la cause du mal réside
dans la nécessité pensée, dans l’entendement de Dieu, dans « la région des
vérités éternelles », mais en précisant bien que le mal, à ce niveau, n’a
aucune efficience, puisqu’il consiste dans la privation et seulement dans la
privation. Pour parler autrement, l’idée de l’homme contient en elle-même ses
propres limites – l’idée d’un être qui ne contiendrait pas de limites seraient
l’idée d’un être infini, c’est-à-dire de Dieu. Mais en tant qu’il est cause de
toutes choses, Dieu est nécessairement aussi cause de choses déterminées,
c’est-à-dire de choses finies et cette finitude est une sorte d’imperfection.
C’est là le mal métaphysique. Leibniz distingue encore deux autres
formes de maux : le mal physique qui réside dans la souffrance et le mal
moral qui réside dans le péché. Et il ajoute :
Or, quoique le mal physique et le mal moral ne soient point
nécessaires, il suffit qu’ils soient possibles. Et comme cette région immense
des vérités contient toutes les possibilités, il faut qu’il y ait une infinité
de mondes possibles, que le mal entre dans plusieurs d’entre eux, et que même
le meilleur de tous en renferme ; c’est ce qui a déterminé Dieu à permettre
le mal. (pp.116-117)
Dieu ne pouvait donc pas faire autrement que de créer un
monde avec du mal métaphysique. On peut même dire qu’un monde sans mal
métaphysique est tout bonnement impossible, ce ne serait pas un monde du tout.
Et par là même, il a fallu, par la même nécessité logique que soient possibles
le mal physique et le mal moral. Mais ici la volonté de Dieu est seulement
permissive. Le possible n’est pas le nécessaire. Conséquemment,
Dieu ne veut point du tout le mal moral, et il ne veut point
d’une manière absolue le mal physique ou les souffrances ; c’est pour cela
qu’il n’y a point de prédestination absolue à la damnation. (p. 118)
Pour comprendre comment s’organise le raisonnement
leibnizien et comment Dieu peut être disculpé du mal moral, il faut comprendre
la fonction de la catégorie du possible dans le système de cet auteur. C’est en
effet la possibilité qui permet de concilier dialectiquement le nécessitarisme
d’ensemble du système et la liberté.
Tout d’abord, Leibniz
réfute l’argument de la raison paresseuse,
qui figure dès l’Antiquité au rang des objections adressées au fatum des Stoïciens. Après avoir montré
que ce nécessitarisme conduit à la superstition et détruit les fondements de la
liberté en détruisant le libre-arbitre, Leibniz propose de sortir des apories
traditionnelles sur ce sujet en s’engageant à « marquer les différents
degrés de la nécessité. » (p.33) Il distingue une « nécessité
absolue », la nécessité logique ou métaphysique, et une nécessité qui
n’est point absolue. Pour que l’homme soit libre et même pour que Dieu lui-même
puisse être dit libre, il faut admettre que la nécessité n’a pas un empire
absolu sur le monde et que néanmoins rien n’arrive de manière absolument
contingente. Les raisonnements leibniziens sont complexes :
Il faut avouer, Monsieur,
que nous ne sommes point tout à fait libres, il n’y a que Dieu qui le soit,
puisqu’il est seul indépendant. Notre liberté est bornée de plusieurs manières,
il ne m’est point libre de voler comme un aigle ou de nager comme un dauphin,
parce que mon corps manque d’instruments nécessaires. On peut dire quelque chose d’approchant de
notre esprit. Nous avouons quelques fois de n’avoir pas eu l’esprit libre. Et,
à parler à la rigueur, nous n’avons jamais une parfaite liberté d’esprit. Mais
cela n’empêche pas que nous n’ayons un certain degré de liberté qui
n’appartient pas aux bêtes, c’est que nous avons la faculté de raisonner et de
choisir suivant ce qui nous paraît. Et pour ce qui est de la prescience divine,
Dieu prévoit les choses telles qu’elles sont et n’en change point la nature.
Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent nonobstant que
Dieu les a prévus. Ainsi, ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires.[32]
Il ne règne pas dans les
affaires humaines une liberté absolue, mais la prévision des comportements est
possible : Dieu qui connaît tous les paramètres en a même une connaissance
parfaite et pourtant si assurés qu’ils soient – au moins pour Dieu – les
comportements humains ne sont pas nécessaires. Ce qui est strictement
nécessaire, nous dit Leibniz, c’est tout ce à quoi même Dieu ne peut rien
changer. (comme faire que trois fois trois ne donnent pas neuf). Par contre
n’est pas nécessaire ce qui peut être empêché, même si Dieu est assuré que cela
ne le sera pas. Le pécheur qui se prépare à pécher ne le fait pas par nécessité
mais il le fait tout de même. Son péché est seulement contingent, c’est-à-dire
qu’il n’était nullement impossible qu’il puisse s’abstenir de pécher. S’il
pèche, c’est parce qu’il était déterminé à pécher sans qu’il y ait pour cela
nécessité. La contingence du péché signifie seulement la possibilité
(abstraite) de ne pas pécher. Leibniz donne
une définition précise des catégories du nécessaire, du possible et du
contingent. Le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, le contingent ce
qui peut être conçu sans contradiction, le possible ce qui est conçu par un
esprit attentif, et l’impossible ce qui ne peut pas être. L’impossible est donc
l’opposé du nécessaire et le contingent l’opposé du possible.[33] Autrement dit, renoncer à la nécessité n’est pas
abandonner le cours des choses à la pure contingence mais ouvrir le champ de
l’exploration des possibles.
Abordons encore autrement
ce problème. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain
résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la
métaphysique, à la détermination qui seulement «incline» et qui concerne tant
la physique que la morale1 ;
ailleurs cette opposition recouvre l'opposition entre le domaine qui concerne
les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées
de réflexion et capables d'une action en vue d'une fin. Il faut noter que
l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force
comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La
détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Nécessité et détermination
sont des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité
concerne les essences, elle n’est que
l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des
prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne
les phénomènes du monde et elle relève de
jugements contingents. Au sens strict, il n’y a donc aucune nécessité des lois
naturelles, mais seulement un déterminisme. C’est pourquoi « la série des
choses n’est pas nécessaire de nécessité absolue. Il y a en effet plusieurs
autres séries possibles, c’est-à-dire intelligibles, même si leur exécution ne
suit pas en acte. »[34] Autrement
dit les hommes sont déterminés à pécher, mais il n’y a nulle nécessité du
péché, c’est-à-dire nulle nécessité du mal moral. C’est bien pourquoi il s’agit
cependant d’un mal. Répondant à l’argument plus ou moins spinoziste selon
lequel « les méchants seraient seulement malchanceux et nullement
coupables » et que, par conséquent il n’y aurait pas plus de raison de
blâmer un fripon que de gronder un malade, Leibniz précise :
L’origine de la méprise des adversaires vient de ce que l’on
confond une conséquence nécessaire par une nécessité absolue, dont le contraire
implique contradiction, avec une conséquence qui n’est fondée que sur des
nécessités de convenance, et qui ne laisse pas de réussir, c’est-à-dire qu’on
confond ce qui dépend du principe de contradiction, qui fait les vérités
nécessaires et indispensables, avec ce qui dépend du principe de la raison
suffisante, qui a lieu encore dans les vérités contingentes. (p.400)
Les distinctions
conceptuelles de Leibniz, si elles permettent de sauver la liberté humaine et
l’idée de péché, l’éloignent passablement de l’augustinisme propre à la
doctrine de Luther. L’optimisme fondamental de Leibniz, sa confiance dans le
progrès des sciences de la nature et dans l’amélioration de l’humanité
s’accommodent mal de la dépréciation du monde qui structure la pensée de
l’évêque d’Hippone.
si celui qui aime Dieu
s’interroge sur quelque défaut ou quelque mal le concernant ou à lui étranger,
ou privé ou public, pour le supprimer ou pour le corriger, il tiendra pour
certain que ce défaut n’a pas dû être réformé hier, et présumera qu’il devra
être réformé demain : il le présumera, dis-je, jusqu’à ce que, le succès
manquant de nouveau, preuve soit donnée du contraire ; cependant cette
déception ne fatiguera ou n’abattra en rien pour l’avenir son effort, et, en effet, nous n’avons pas à
prescrire des dates à Dieu et seuls les persévérants seront couronnés. Il appartient donc à celui qui aime Dieu
d’être satisfait du passé et de s’efforcer de rendre le futur le meilleur
possible.[35]
Le mal dans le monde n’est
donc bien qu’un moindre mal.
Ni bien, ni mal
Le Théodicée leibnizienne constitue l’ultime et
géniale tentative pour résister à cette idée qui constitue
l’horizon commun, quoique impensé le plus souvent, de la pensée rationaliste
moderne : le mal n’existe pas. Ou plutôt, s’il y a bien pour nous du mal,
ce mal n’a qu’une existence relative à notre imagination et à nos finalités,
mais n’a aucune existence positive considéré du point de vue de Dieu, « en
Dieu », comme dirait Spinoza. Il n’entre pas dans notre propos de montrer
les influences de la pensée de Spinoza sur celle de Leibniz[36].
Il suffit de dire que la différence fondamentale entre ces philosophes concerne
le rapport du créateur à la création. Chez Leibniz, Dieu reste transcendant à
sa création, alors que chez Spinoza il n’y a même plus à proprement parler de
création, puisque Dieu et la nature (c’est-à-dire la réalité étendue) sont la
même chose. Dans la Nature, il n’y a qu’une seule substance, Dieu. Par
conséquent la Nature est composée … de Dieu et donc Dieu et la Nature sont bien
la même chose. Dieu est la Nature (préfèrent les matérialistes spinozistes). La
Nature est Dieu (préfèrent peut-être les autres). En tout l’équivalence est strictement
établie. Et elle interdit de penser deux genres de réalités différentes,
pensante et étendue, qui sont simplement des attributs de Dieu, c’est-à-dire
que l’essence de Dieu s’explique dans l’étendue ou dans la pensée, sans qu’il y
ait de rapport de dépendance entre l’une et l’autre. Tout cela a des
conséquences considérables pour le problème qui nous concerne. Le scolie 2 de la proposition 33 de la partie I de
L’éthique explique :
De ce qui précède il suit
clairement que les choses ont été produites par Dieu selon une perfection
suprême, puisqu’elles ont nécessairement suivi d’une nature souverainement
parfaite. Et cela n’impute à Dieu aucune imperfection, car c’est sa perfection
même qui nous a contraints à l’affirmer.
De la perfection de Dieu, il faut déduire la perfection de
ce qui est ! S’il y avait un Dieu créateur, il est presque naturel de
penser qu’il y a moins dans la créature que dans le créateur. Mais comme il n’y
a pas de Dieu créateur, le problème se pose de manière très différente. Une chose
qui existe, existe par des causes déterminées et par conséquent elle existe
exactement comme elle « devait » exister puisque « les choses
n’ont pu être produites par Dieu autrement qu’elles ne l’ont été, ni dans un
autre ordre » dit la proposition 33. Donc si elle est exactement comme
elle devait être, elle est parfaite, l’imperfection n’étant que la marque d’un
inachèvement ou d’une non-conformité entre le plan et la réalisation. Ceux qui
ne veulent pas comprendre cela jugent des choses d’après leur imagination et
non d’après leur entendement. Donc, et à la différence de Leibniz, il ne peut y
avoir aucune imperfection originelle dans la créature.
Dans sa correspondance avec Blyenbergh, Spinoza défend les
conséquences morales de sa métaphysique.[37]. Alors que
son correspond l’interroge sur la cause du mal, Spinoza évacue purement et
simplement le problème :
Je ne puis concéder que les péchés et le mal soient quelque
chose de réel et encore moins que quelque chose soit ou puisse arriver contre
la volonté de Dieu. Au contraire, je dis non seulement que les péchés ne sont
rien de réel, mais même j’affirme que nous ne pouvons dire qu’improprement,
autrement en parlant à la manière des hommes, que l’on pèche envers Dieu, comme
lorsque nous disons que les hommes offensent Dieu. (L19, p.133)
Puisque toute chose considérée en elle-même est parfaite
(cf. supra), l’imperfection ne peut consister qu’en une idée qui naît de la
comparaison, ce qui explique d’ailleurs que nous tenions à mal chez les hommes
ce que nous admirons chez les animaux. Par suite :
les péchés, dans la mesure où ils n’indiquent que de
l’imperfection, ne peuvent consister en rien qui exprime une réalité. (p.134)
Nous revenons plus loin sur les conceptions morales de
Spinoza. Il suffit, ici, de constater qu’il n’y a ni bien ni mal dans le monde,
que le péché originel ne peut exister puisqu’il n’est aucune imperfection
originelle dans la nature de choses. La plénitude de l’être, sa positivité
totale ne laissent aucune place à un mal véritable, à une nature mauvaise. À
certains égards, on peut considérer que Spinoza pousse à ses plus extrêmes
conséquences le monothéisme, puisque tout ce qui est en Dieu et rien ne peut
être ni être conçu en dehors de Dieu, alors que les religions monothéistes
traditionnelles qui laissent des pouvoirs étendus au démon sont souvent encore
à demi-manichéennes.
Propos d’étape
La question métaphysique de la cause et de l’existence du
mal est fort embrouillée. Pourtant ses conséquences morales sont considérables.
Cependant, que le mal soit constitutif du monde, qu’il soit un mal relatif ou
qu’il n’existe pas en tant que tel, cela n’empêchera pas les philosophes de
traiter de la question du mal moral ou du péché. Même chez Spinoza, s’il
n’existe pas en soi, le mal existe cependant pour nous. Vivant dans l’état
civil sous une loi commune, les hommes peuvent ou agir bien, c’est-à-dire
conformément à la loi commune, c’est-à-dire à la justice et à la charité, ou
pécher en semant la discorde et en commettant l’injustice. Cependant, les diverses
conceptions que l’on peut se faire de la cause du mal et de son empire
rejaillissent sur le problème de la responsabilité morale.
Chapitre III :
Nul n’est méchant volontairement
Réfléchir sur le mal, c’est donc maintenant se poser la
question de sa réalité relativement à nous. Après tout, le mal est-il peut-être
semblable aux spectres ou aux esprits : nous en parlons comme s’il
existait alors que nous ne savons pas ce qu’il est ni s’il est. « Nul
n’est méchant volontairement » disait Socrate. Nul ne peut faire le mal en
sachant qu’il fait le mal. Celui qui fait du mal croit au moins se faire du
bien à lui-même, mais il se trompe, car il s’inflige à lui-même les plus grands
maux.
À quoi Spinoza fait écho dans son Éthique: le mal n’est
rien de positif, il n’y a pas de puissance du mal. Le méchant se conduit mal
parce qu’il est ignorant de Dieu, des choses et de lui-même. Et Diderot
poursuit dans la même veine qui conclut ainsi l’article « vice »
de l’Encyclopédie : « Vous avez pitié d'un aveugle ; et qu'est-ce qu'un méchant, sinon
un homme qui a la vue courte, et qui ne voit pas au-delà du moment où il agit
? » Le méchant n’est jamais foncièrement méchant : il est toujours
plus bête que méchant.
Méchanceté et ignorance : Platon
La volonté semble être le principe même de la morale. Un acte commis
involontairement n’a aucune valeur morale (positive ou négative) et inversement
un acte n’est susceptible d’un jugement moral que s’il est présumé volontaire.
La justice connaît toutes gradations subtiles entre l’acte volontaire et l’acte
involontaire. Le criminel qui tue parce qu’il a voulu tuer et celui qui donne
la mort sans en avoir l’intention n’encourent pas les mêmes peines. Nos
intuitions morales comme nos règles de droit supposent qu’il y a en chaque
homme une faculté (un peu mystérieuse), nommée « volonté » qui peut
être pensée comme cause de nos actes : dans ce cas on dira que nos actes
nous sont imputés, puisqu’ils sont alors réputés être les résultats de notre
volonté et non les effets d’un enchaînement de causes naturelles, indépendantes
de notre volonté.
Ces idées de simple bon sens, très largement partagées,
sont pourtant loin d’aller de soi. Admettons que connaître, c’est connaître les
causes – un principe sur lequel la plupart des philosophes s’accordent – il
reste encore à déterminer la cause de cette volonté. Celui qui fait le mal, on
dira qu’il a voulu le mal. Et pourquoi donc a-t-il voulu le mal ? Parce
qu’il est méchant ! La belle réponse ! Elle semble tout droit sortie
d’une pièce de Molière : pourquoi l’opium fait-il dormir ? Parce
qu’il a une vertu dormitive… apprend-on dans Le Malade imaginaire et Sganarelle, Le médecin malgré lui découvre que la fille de Géronte est muette,
car elle « a perdu la parole »,
en raison d'un « empêchement de
l'action de la langue »…
En effet, il existe plusieurs bonnes raisons de mettre en
cause le dogme de la morale ordinaire. Et ces raisons sont amplement
développées dans toute la tradition philosophique. La plus ancienne, à la fois
la mieux connue et la plus mal comprise, est la thèse prêtée à Socrate selon
laquelle « nul n’est méchant volontairement ». Cette thèse apparaît
sous plusieurs formes dans les dialogues de Platon. Dans le Protagoras, commentant un poème de
Simonide, Socrate affirme :
Je suis en effet pour mon compte bien près de croire qu’il
n’y a pas un seul sage à juger qu’il y ait un seul homme qui commette des
fautes de son plein gré et qui de son plein gré réalise des actes mauvais et
laids.
(345d-e). Dans le Menon (77b-78a), Socrate interroge Menon
sur un point très précis : peut-on désirer des choses mauvaises, sachant
qu’elles sont mauvaises ? Et, après avoir montré qu’on ne peut désirer des
choses mauvaises qu’en croyant qu’elles sont bonnes, Socrate conclut :
Nul ne peut vouloir les choses mauvaises, s’il est vrai qu’il
ne veuille pas être dans la peine et malheureux. Être dans la peine, qu’est-ce
d’autre en effet, sinon désirer les choses mauvaises et les avoir à soi.
Dans le Gorgias,
on retrouve la même idée formulée différemment. Lors de la discussion avec
Polos, Socrate montre que l’homme injuste est le plus malheureux des hommes. Et
s’il est injuste, c’est parce qu’il ignore son vrai bien : « Le
plus grand des maux » : c’est l’erreur (puisque nul n’est méchant
volontairement !). Et
il n’y a rien de si mauvais pour un homme que d’avoir une
opinion fausse sur les sujets [la justice] dont nous nous trouvons parler en ce
moment. (458b)[38]
Évidemment, l’expérience semble prouver que le méchant
doit agir volontairement puisqu’il jouit de sa méchanceté. Dans sa discussion
avec Polos qui constitue la deuxième partie du Gorgias, Polos évoque Archélaos
le tyran qui a l’air très heureux d’avoir fait le mal ! C’est donc le mal
qui est pour lui le meilleur. En faisant le mal, il est persuadé au moins de
faire son propre bien. Mais Socrate rétorque à Polos qu’il n’est heureux qu’en
apparence. Il a l’air d’éprouver toutes sortes de plaisirs mais n’est pas là
être heureux. Être heureux, c’est être « beau et bon », donc le
bonheur réside dans la vertu – qui dépend de l’âme, et non dans le plaisir qui
dépend du corps. Deux cas de figure se présentent, selon Socrate :
1)
Celui qui commet une injustice et en est puni
est malheureux.
2)
Celui qui commet une injustice et n’en est pas
puni est encore plus malheureux.
Polos doit d’abord admettre que
le bien et le beau sont une seule et même chose. Il suffira ensuite de
remplacer la question du pire par la question du plus laid. Il est alors
évident – Polos en convient – qu’il est plus laid de
commettre l’injustice que de la subir. Or le laid et le mauvais sont la même
chose. En effet, 1/ tout ce qui est dit beau l’est en raison de son utilité ou
du plaisir qu’il apporte ; 2/ le laid est donc le douloureux ou le
nuisible. Donc s’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir, ainsi
que le reconnaît Polos, cela vient soit
1)
du fait que c’est le plus douloureux
2)
de ce que c’est le plus nuisible,
3)
que c’est les deux à la fois.
Or subir l’injustice n’est pas douloureux ainsi que le
suggèrerait la proposition (1). Donc on ne peut invoquer la proposition (3).
Donc c’est la proposition (2) qui est vraie, en vertu des règles du
raisonnement par disjonction.
Par conséquent, lorsque Polos reconnaît qu’il est plus
vilain de commettre l’injustice que de la subir, il est obligé de reconnaître
que commettre l’injustice est ce qu’il y a de plus nuisible. Or on ne peut
préférer le plus laid et le plus nuisible au moins laid et au moins nuisible.
Ainsi est démontrée la proposition selon laquelle il vaut
mieux subir l’injustice que la commettre. Socrate souligne les caractères de
son mode d’argumentation (475e-476a) : alors que Polos appelle à la
rescousse les opinions de tous les autres, lui se contente de l’acquiescement
de Polos. Le dialogue, procédant pas à pas, en assurant de la validité logique
des inférences mises en œuvres, c'est-à-dire l’exercice de la raison, conduit à
admettre comme vraie une proposition que l’opinion commune aurait rejetée –
riant comme Polos au début de cet échange. Ce n’est pas la voix de l’opinion
qui dit le vrai, mais celle de la raison.
Il faut poursuivre. La définition
de la justice demande maintenant que la punition soit conçue dans son
véritable concept. Il en suffit pas de s’en tenir à la position selon il vaut
mieux subir l’injustice que la commettre. Il faut aussi montrer que si on
commet l’injustice, le mieux est d’être puni afin d’expier sa faute. Si cette
démonstration aboutit, la conclusion s’imposera d’elle-même : l’orateur
qui persuade le jury d’acquitter un coupable ne lui rend pas un bon service !
Une proposition en apparence encore plus paradoxale que la précédente mais qui
s’imposera avec la même rigueur logique. L’argumentation (476b-477a) semble
encore emprunter un de ces détours « dialectiques » dont Socrate est
familier.
Commençons par ce qui va de soi : dans toute action
il y a un agent et un patient. Mais ce que subit le patient c’est la même chose
que celle que fait l’agent. « Cette passivité, que produit l’activité
n’est-elle pas de la même nature que l’activité qui l’a produite ? »
(476b) Quelle que soit la position du sujet, il s’agit bien en effet de la même
action. Appliquons cette proposition à la question qui nous occupe. Quand un
individu a commis une injustice et qu’il subir un châtiment, il y a un agent,
celui qui punit, et un patient, le coupable qui expie. Or l’action par laquelle
on punit une injustice est une action juste. Donc celui qui subit la punition
subit une action juste.
Il ne reste plus qu’à conclure. Comme ce qui est juste est
beau – c'est-à-dire utile – en expiant sa faute celui qui a commis une
injustice subit une belle chose, une chose utile, puisqu’elle délivre son âme
du mal.
Là encore le lecteur peut hésiter : est-ce la
puissance de la dialectique qui nous fait voir ce que l’opinion commune nous
interdit de voir ? ou, au contraire, ne sommes-nous pas en présence, avec
le discours socratique, d’une de ces acrobaties sophistiques qu’il est censé
fustiger ? En réalité, la dialectique socratique ne fait que confirmer ce
que nous savons, ce que nous reconnaissons, savoir que celui qui commet une
injustice est en proie au remords et ne trouvera la délivrance que dans la
punition. Les subtilités de la logique ne viennent donc ici que pour rendre
raison de cette mystérieuse conscience morale.
Il reste à démontrer que l’injustice est
véritablement le plus grand des maux, puisqu’on pourrait alléguer,
par exemple, que la souffrance physique est encore pire que de commettre
l’injustice sans expier sa faute.
Les maux existent selon trois catégories (les choses, le
corps, l’âme). Pour chacun des maux, il existe un « art », une technè,
l’art de gérer son argent contre la pauvreté, la médecine pour le soin des
corps et la justice pour le soin de l’âme. La justice est la « médecine de
la méchanceté de l’âme ». Or, le plus vilain des vices est celui de
l’âme puisque c’est l’âme qui commande au corps. En vertu de l’équivalence
du beau et du bon, le plus laid est le plus douloureux. Donc les vices de l’âme
(l’injustice et le dérèglement) sont les pires des vices.
Donc il faut guérir l’âme du pire des maux, ce qui est la
fonction des châtiments. (478a/479c). Donc la justice est la plus belle des
choses, ce que confirme Polos (478b). Le pire est donc de vivre avec
l’injustice sans en être délivré. Reste à expliquer pour les injustes préfèrent
ne pas expier. La réponse de Socrate est qu’ils « voient bien la douleur
que cause la justice, mais ils restent aveugles sur les bienfaits qu’elle
donne » (479b), ainsi cet Archélaos qui semble heureux dans l’injustice.
La conclusion est inévitable : si l’homme injuste ou méchant savait ce
qu’il en est soit il s’abstiendrait de faire, soit ayant fait le mal, il
demanderait à expier ses fautes. C’est donc seulement par ignorance de la
véritable vie bonne que le méchant est méchant.
Les hommes sont responsables de leur propre
méchanceté : Aristote réfute Platon
Ce qui rend cette thèse difficile à accepter, c’est
qu’elle semble priver l’homme de toute responsabilité dans ses actes et
finalement excuser ceux qui font le mal. Pour Aristote, il n’est pas possible
de tenir pour entièrement vrai que nul n’est méchant contre son gré. En effet,
on ne peut
nier que l’homme soit le point de départ de ses actions et
leur auteur, exactement comme il est l’auteur de ses enfants. Or si cela n’est
visiblement pas niable, autrement dit si nous ne pouvons faire remonter nos
actes à d’autres points de départ que ceux qu’on trouve en nous, alors les
forfait qui ont en nous leur point de départ sont, eux aussi, des choses qui
dépendent de nous et ils sont consentis. (Éthique
à Nicomaque, 1113b)[39]
Aristote situe bien le problème là où il s’articule,
c’est-à-dire dans la question de la causalité : l’homme est-il oui ou non
cause de ses actes et que veut dire être cause de ses actes. Mais il n’élabore
pas pour autant une théorie qui permettrait de clairement montrer que l’homme
est la cause de ses actes (en somme qu’il est cause sui generis). Il se contente d’invoquer l’usage universel, tant
privé que public. Les législateurs
châtient en effet et punissent tous ceux qui font du mal dès
lors que ceux-ci n’ont pas été victimes d’une violence ou d’une ignorance dont
ils ne seraient pas eux-mêmes responsables. En revanche les auteurs de belles
actions, ils les honorent. Ainsi veulent-ils inciter les seconds à faire
obstacle aux premiers. Pourtant ce qui n’est pas en notre pouvoir ni
susceptible d’être fait de plein gré, nul n’incite à l’exécuter comme il serait
totalement inopérant de vouloir nous dissuader d’avoir chaud (ibid.)
Mais l’ignorance elle-même n’est pas une motif pour
disculper le sujet de sa faute dès lors qu’il est lui-même responsable de son
ignorance :
Ainsi les ivrognes se voient infliger une double amende au
motif que le point de départ de la faute est dans le sujet, puisqu’il est
maître de ne pas s’enivrer et que l’ivresse est responsable de l’ignorance.
(ibid.)
La philosophie morale d’Aristote est ainsi une philosophie
de la responsabilité morale du sujet. Personne ne peut invoquer les
déterminismes externes ou internes pour excuser sa propre propension à mal
agir. Ceux qui ignorent par incurie sont responsables de leur ignorance !
Et donc
On objectera peut-être que notre homme est tel qu’il ne peut
s’en préoccuper ! Mais les hommes sont eux-mêmes responsables d’être
devenus tels, à force de vivre de manière relâchée. Ils sont aussi responsables
d’être injustes ou intempérants à force, dans le premier cas, de perpétrer des
méfaits et, dans le second de s’adonner aux beuveries et aux plaisirs de ce
genre. Ce sont en effet les activités auxquelles ils se livrent dans chaque domaine
qui les rendent tels. (op. cit. 1114a)
Du point de vue de leur caractère, les hommes ne sont pas
ce que la nature ou les conditions de leur éducation ont fait d’eux, ils sont
ce qu’ils se font eux-mêmes. À force de tempérance, on devient tempérant – c’est
en forgeant qu’on devient forgeron dit l’adage, fort bienvenu ici. Puisque la
vertu morale est une disposition à agir et non une connaissance théorique,
c’est bien la pratique qui seule peut en être l’origine.
En plus, la raison se refuse à penser que celui qui agit
injustement ne souhaite pas être injuste ou celui qui agit en intempérant ne
souhaite pas l’être. Or, si quelqu’un n’ignore pas que les actes qu’il exécute
vont le rendre injuste, on peut dire qu’il consent à être injuste. (ibid.)
Aristote admet cependant une certaine forme de
« déterminisme » : celui qui est devenu intempérant est
responsable de son intempérance, mais une fois qu’il est devenu intempérant, il
ne peut plus agir qu’en intempérant. Le vice moral est contracté de plein gré
mais ensuite il détermine l’action du sujet. Mais il faut toujours en revenir
au point de départ et celui-ci n’est rien d’autre que le consentement du sujet
à la mauvaise action.
Réfutation d’une réfutation
Si on suit le raisonnement d’Aristote, dès lors qu’on
admet que nul ne fait le mal volontairement, les châtiments, comme les
récompenses deviendraient totalement inutiles. C’est l’argument classique qui
impute au déterminisme de type spinoziste la conséquence que l’on devrait
renoncer à châtier les criminels. Or Spinoza répond très clairement sur ce
point :
On a donc ici deux propositions : 1) le méchant est
malheureux, même si on peut expliquer causalement sa méchanceté, et 2) la
société a le droit (et le devoir) de se défendre contre les méchants. Par la
crainte du châtiment et l’espérance de récompenses, le corps social agit sur
les sentiments des individus et les contraint à bien agir quand bien même leurs
désirs les pousseraient à faire le mal. Le mal n’étant pour Spinoza qu’un mal
relatif, c’est-à-dire un mal qui est mal relativement à la nécessité pour les
hommes de vivre en commun dans la concorde civile, il est parfaitement inutile
de surcharger les condamnations d’une valorisation moralisante. Ce que
reconnaissent au fond les doctrines modernes du droit pénal : les peines
n’ont pas pour fonction d’extirper le mal – car le droit et la morale sont deux
ordres distincts – mais seulement de protéger la société contre les méchants et
éventuellement de leur permettre de s’amender. C’est pourquoi les peines
doivent être « évidemment nécessaires ». Ce gouvernement par la
crainte n’a pas la prétention de rendre les hommes meilleurs mais seulement de
maintenir leurs vices dans des limites compatibles avec les impératifs de la vie
sociale. Pour reprendre la comparaison d’Aristote, la crainte du châtiment ne
dissuade personne pas d’avoir chaud, mais dissuade de se mettre nu en public au
mépris des règles de la pudeur.
L’argumentation d’Aristote mêle la dimension morale, la
dimension juridique et la dimension cognitive et ne permet pas de réfuter
l’idée que nul n’est méchant volontairement. On doit juridiquement imputer ses
actes au criminel mais cela n’empêche pas de comprendre les déterminismes
sociologiques, psychologiques et éventuellement biologiques de la criminalité
du criminel. C’est notre tendance à confondre les divers ordres qui nous
trompe. Un voyou arrêté pour un délit ou un crime ne peut pas invoquer les
déterminismes sociaux pour se justifier devant le tribunal : il doit
répondre de ses actes. Cela n’empêche pas le psychologue et le sociologue de
constater que la criminalité est nettement plus élevée dans certains milieux et
que donc les probabilités que cet individu soit devenu un voyou étaient
nettement plus élevées à la naissance.
Poursuivons. Dire que nul n’est méchant volontairement, ce
n’est pas dire que l’homme est naturellement bon. Admettons qu’il y ait un
« mal radical » en l’homme, une propension naturelle au mal
ou, comme Machiavel le dit, que « tous
les hommes sont méchants et qu’ils sont prêts à mettre en œuvre leur méchanceté
toutes les fois qu’ils en ont l’occasion »[40]. En
faisant cette supposition, on convient du même coup que les hommes ne sont pas
méchants volontairement mais par nature ! On personne n’a voulu sa nature.
Et cela ne conduit pourtant pas au fatalisme. Machiavel, par exemple, ne s’en
tient à ces affirmations de misanthrope. D’une part, il y a une cause à cette
méchanceté humaine, une cause très humaine et qui peut aussi être, dans des circonstances
favorables, la source des meilleures qualités : « La nature a créé les hommes de telle façon qu’ils peuvent tout désirer
et ne peuvent tout obtenir ».[41] Et d’autre
part, il s’agit de considérer à titre de principe que les hommes sont méchants
quand on se propose de déterminer quelle est la meilleure constitution
politique possible, mais non de considérer qu’ils sont méchants dans l’absolu.
Dans la même veine, mais d’une manière assez différente, Spinoza
soutient lui aussi que les individus ne peuvent vouloir le mal. Mais pour une
raison qu’il s’agit de bien comprendre. Les hommes ne sont naturellement ni
bons ni méchants – puisque le bien et le mal ne sont pas des notions objectives
mais des manières d’imaginer propres aux hommes. Le bon et le mauvais
caractérisent les objets de nos désirs et de nos répulsions et nous ne désirons
pas les choses que nous jugeons bonnes, dit en substance Spinoza, mais nous
nommons bonnes celles que nous désirons.
Il y a cependant une manière rationnelle de concevoir le
bon et le mauvais, celle qui consiste à comprendre ce qu’est l’utile propre des
individus et par là de la communauté. Cependant, les hommes ne se rendent pas
facilement à la force des arguments rationnels et la présence du vrai en tant
que tel ne peut rien contre une passion. C’est pourquoi si souvent, nous sommes
comme Médée, nous voyons le meilleur et l’approuvons et faisons le pire. Le
pire des péchés est l’erreur de jugement, dit Platon, mais Spinoza essaie de
comprendre les mécanismes, la physique affective, qui expliquent pourquoi non
seulement nous sommes souvent incapables d’un jugement juste mais aussi
pourquoi même ayant à notre disposition ce jugement correct nous ne sommes tout
aussi souvent dans l’incapacité de lui donner une réelle force agissante.
À tout péché, miséricorde !
Si l’homme
est une partie de la nature dont il suit le cours, ainsi que le dit Spinoza,
alors nous devons réviser nos idées habituelles sur la nature du jugement
moral. Défenseur d’un naturalisme
moniste radical, Diderot, dans l’article « Vice » de
l’Encyclopédie réfute la conception traditionnelle du vice et du mérite et
soutient que le méchant n’est pas méchant volontairement mais n’est en réalité
qu’un malheureux.
VICE : L'usage a mis de la différence entre un défaut
et un vice ; tout vice est défaut, mais tout défaut n’est pas vice.
On suppose à l'homme qui a un vice, une liberté qui le rend coupable à
nos yeux ; le défaut tombe communément sur le compte de la nature ; on excuse
l'homme, on accuse la nature. Lorsque la philosophie discute ces distinctions
avec une exactitude bien scrupuleuse, elle les
trouve souvent vides de sens. Un homme est-il plus maître d'être
pusillanime, voluptueux, colère en un mot, que louche, bossu ou boiteux ?
Plus on accorde à l'organisation, à l’éducation, aux moeurs
nationales, au climat, aux circonstances qui ont disposé de notre vie depuis
l'instant où nous sommes tombés du sein de la nature, jusqu'à celui où nous
existons, moins on est vain des bonnes qualités qu’on possède, et qu’on se doit
si peu à soi-même, plus on est indulgent pour les défauts et les vices des
autres ; plus on est circonspect dans l'emploi des mots vicieux et vertueux,
qu'on ne prononce jamais sans amour ou sans haine, plus on a de penchant à leur
substituer ceux de malheureusement et d'heureusement nés, qu’un sentiment de
commisération accompagne toujours. Vous avez pitié d'un aveugle ; et qu'est-ce
qu'un méchant, sinon un homme qui a la vue courte, et qui ne voit pas au-delà
du moment où il agit ?
Tout d’abord, donc, Diderot expose la conception commune
du jugement moral qui oppose les défauts imputables à la nature et les vices
dont l’homme est responsable : « L’usage a mis de la différence entre
un défaut et un vice ; tout vice est défaut, mais tout défaut n’est pas vice. »
Le défaut est la marque de l’imperfection, de
l’inachèvement ou d’un accomplissement qui ne suit pas le plan prévu. Cette
définition exige déjà des présuppositions fortes. On pourrait faire remarquer,
comme Spinoza, que cette idée de défaut n’est qu’une idée de
l’imagination : une chose a un défaut parce qu’elle n’est pas exactement
comme nous avions imaginé qu’elle devait être. Mais relativement aux lois
générales de la nature, le défaut n’existe pas. L’enfant trisomique 21 a un
défaut ou plutôt un excès de chromosomes relativement à la « norme »,
mais considéré du point de vue des lois générales de la nature (en considérant
les choses en Dieu, comme le dirait Spinoza), l’enfant trisomique est un enfant
humain aussi naturel qu’un autre. Notre imagination nous fait porter une grande
attention à l’aspect extérieur qui nous paraît « extraordinaire »
(hors de l’ordinaire) ou « monstrueux » (qui peut être montré, comme
à la foire) alors que nous ne prêtons aucune attention aux mille et uns
« défauts », aux mille et uns accidents qui marquent la méiose et aux
mille et une « fautes de frappe » de la recopie du code génétique par
l’ARN messager. Qu’est-ce qui fait que nous accordons tant d’importance à ce
chromosome surnuméraire ? Tout simplement ceci : « ça se
voit » ! Et « ça se voit » parce que le le trisomique 21 ne
correspond pas à l’image tronquée que nous nous faisons pour nous représenter
l’homme en général. Bref, la connaissance en termes de « défauts »
n’est pas une connaissance adéquate.
Mais laissons de côté les présuppositions que recèle le
défaut, présuppositions sur lesquelles Diderot fait silence ici – mais on
pourrait trouver des raisonnements dans ce sens dans Le rêve de d’Alembert, par exemple. Il suffit ici de savoir que le
défaut renvoie à l’ordre de la nature, un ordre qui s’opposerait à l’ordre
humain de la liberté : « On suppose à l’homme qui a un vice, une
liberté qui le rend coupable à nos yeux ; le défaut tombe communément sur le
compte de la nature ; on excuse l'homme, on accuse la nature. » La
culpabilité est en effet inséparable de la liberté : Adam n’était pas
libre d’être Adam mais il était libre de refuser de céder à la tentation. Cette
liberté négative, cette liberté de dire « non » est la seule justification
du péché originel. Si Adam avait été déterminé à écouter Ève et à manger le
fruit défendu de l’arbre de la connaissance, il était évidemment absurde de le
lui défendre. Dieu ne pouvait pas à la fois – sous peine de se contredire
lui-même – défendre le fruit et « programmer » Adam pour qu’il le
mange ! Pour échapper à l’idée que Dieu se contredit, il faut donc
présupposer Adam libre et cette liberté même permet de lui imputer la faute et
justifie la punition, savoir l’exclusion du paradis et la condamnation aux douleurs
de la vie humaine que nous connaissons. On voit par là que Diderot, dans
cet article « vice » pose une question fondamentale, celle de la
validité des fondements mêmes de la théologie chrétienne.
Face à la conception du défaut et du vice que l’usage
soutient, Diderot va opposer celle de « la philosophie ». Il ne
s’agit pas de la philosophie en général mais bien de la philosophie de Diderot,
Diderot qu’on surnommait « le Philosophe », comme la scolastique
médiévale désignait Aristote comme « le Philosophe ». Il s’agit d’une
philosophie à la fois rationaliste et naturaliste : la raison doit rendre
raison de tout ce qui tombe dans un entendement humain et rien n’est requis
pour l’explication de la réalité que la connaissance des lois de la nature, une
connaissance qui peut et doit être validée par l’expérience. Une des sources de
cette philosophie est Spinoza. Et on n’oubliera pas que Diderot est aussi
l’auteur de l’article « spinoziste » de l’Encyclopédie. Dans cet
article, Diderot distingue les « spinozistes anciens » des
modernes :
SPINOZISTE, s. m. (Grammaire). Sectateur de la philosophie de
Spinoza. Il ne faut pas confondre les spinozistes anciens avec les spinozistes
modernes. Le principe général de ceux-ci, c’est que la matière est sensible, ce
qu’ils démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte, qui par le seul
instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant et vivant, et
par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, et
qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les
substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant et vivant
dans un grand espace. De là ils concluent qu’il n’y a que de la matière, et
qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien
spinozisme dans toutes ses conséquences.
Le spinozisme moderne de Diderot est une interprétation
purement matérialiste de Spinoza (mais il est difficile de soutenir que Spinoza
est matérialiste) et ce matérialisme est celui du Rêve de d’Alembert dont Diderot
résume ici la thèse essentielle en quelques mots.
Donc, la philosophie selon Diderot réfute en son fonds
l’opposition défaut/vice : « Lorsque la philosophie discute ces
distinctions avec une exactitude bien scrupuleuse, elle les trouve souvent
vides de sens. Un homme est-il plus maître d'être pusillanime, voluptueux,
colère en un mot, que louche, bossu ou boiteux ? » Pour un matérialiste,
les propriétés mentales ne sont pas distinctes des propriétés physiques et
l’une et l’autre découlent des lois de la nature. Donc les « vices »
ne sont rien d’autre que des défauts de la « denrée mentale » et, par
conséquent l’homme n’en est pas plus libre que de ses propriétés physiques. Le
voluptueux ne fait que suivre sa nature ; il n’écoute pas les mielleuses
suggestions du Malin ! Le mal n’a pas d’existence positive ; il n’est
lui aussi qu’une idée de l’imagination, une idée inadéquate que nous forgeons
quand nous rapportons toutes choses à nous-mêmes. Ici encore, on pourrait
aisément montrer comment Diderot condense quelques-unes des conclusions de l’Éthique de Spinoza. Les prétendus vices
ne sont rien d’autres que des propriétés de l’individu dont les causes doivent
être recherchées dans « l’organisation », c’est-à-dire la
construction spécifique, la « complexion » de chaque individu selon
les lois de l’ontogenèse, « l’éducation », ou encore toutes les
influences extérieures, « les mœurs nationales » autant que « le
climat ». L’arbre est tordu par le vent, il n’a pas eu de tuteur dans les
débuts de sa pousse ; il en va de même pour l’individu
« vicieux » qui n’a pas eu la bonne éducation et s’est ployé aux
mœurs de l’époque ou aux circonstances.
Si nous acceptons ce déterminisme mettant en jeu des
causes multiples, complexes, enchevêtrées, nous pouvons alors relativiser la
portée des jugements moraux. Car si les vices sont des effets naturels, les
vertus le sont également. Et donc « Plus on accorde à l’organisation, à
l’éducation, aux mœurs nationales, au climat, aux circonstances qui ont disposé
de notre vie depuis l'instant où nous sommes tombés du sein de la nature,
jusqu'à celui où nous existons, moins on est vain des bonnes qualités qu'on
possède, et qu’on se doit si peu à soi-même » ! La connaissance de
ces déterminismes naturels est donc un bon moyen d’éviter la surestime de soi
et d’incliner à la modestie. Je suis savant, vertueux, courageux … Je ne le
dois qu’à la fortune d’être « heureusement né ». Cette modestie a
pour pendant une attentive plus compréhensive, plus ouverte à l’égard des
autres. Ainsi plus on comprend la nature réelle de nos qualités morales,
« plus on est indulgent pour les défauts et les vices des autres ; plus on est circonspect dans l'emploi des mots
vicieux et vertueux, qu'on ne prononce jamais sans amour ou sans haine, plus on
a de penchant à leur substituer ceux de malheureusement et d’heureusement nés,
qu’un sentiment de commisération accompagne toujours. »
Autrement dit, loin d’évacuer la moralité, le déterminisme
naturaliste défendu par Diderot remplace le moralisme inquisiteur de ceux qui
ne cessent de dire du mal de l’homme par une morale tolérante, qui cherche à
comprendre avant de juger et limitera la « punition des péchés »
seulement à ce qui est strictement nécessaire à la préservation de soi et de la
vie sociale. Si on voit dans l’homme vicieux l’expression du mal, du mal absolu
ou du Malin, il est évident que la lutte contre le mal ne peut être qu’absolue
et sans concession. Le mal doit être éradiqué. L’homme doit être purifié. Et le
grand inquisiteur est déjà en train d’allumer son bûcher. Au contraire, si on
voit le mal non comme le mal mais comme un effet indésirable des processus
naturels, alors on ne cherchera qu’à en limiter les effets mauvais pour nous et
on sera plus prompt à considérer le méchant comme un malheureux :
« Vous avez pitié d'un aveugle ; et qu'est-ce qu'un méchant, sinon un
homme qui a la vue courte, et qui ne voit pas au-delà du moment où il agit
? »
Il faut mesurer toute la portée de cette conclusion. En
première approche, la position défendue par Diderot semble être proche d’un
certain « amoralisme », discréditant en quelque sorte le jugement
moral. Pourtant, la dernière phrase fait immanquablement penser au « nul
n’est méchant volontairement » de Socrate et Platon. « Nul n’est
méchant volontairement » parce que le méchant est seulement celui qui ne
connaît pas son véritable bien, celui qui ne connaît son « utile
propre », pourrait-on dire en employant cette fois le vocabulaire
spinozien. Le méchant est celui qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez !
Bref, on retourne aux origines de cette philosophie morale qu’on associe
souvent à l’idéalisme.
À ce premier paradoxe, ajoutons-en un second. Diderot
réfute les présuppositions théologiques principalement chrétiennes concernant
la liberté, le mal et le péché,. Cependant, la phrase de conclusion de cet
article pourrait se formuler ainsi : il faut considérer le méchant comme
un malheureux et accorder à tout péché miséricorde et nous nous retrouvons au
cœur même de l’éthique de l’Évangile. Paradoxal christianisme que cette
philosophie sans Dieu transcendant (Spinoza), voire franchement matérialiste
(Diderot) et qui pourtant est sans doute la plus proche de la véritable
inspiration de ce Jésus de Nazareth que Spinoza appelle « le plus grand
des philosophes ».
Mais ces paradoxes ne sont pas ceux de nos philosophes,
ils sont ceux du christianisme lui-même. Comment comprendre, en effet, ces
paroles du Christ arrivant sur le Golgotha, prêt à être crucifié, sous le
huées, les quolibets, les crachats et les jets de pierre de la foule :
« Seigneur, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Luc,
23) S’ils ne savent pas ce qu’ils font, c’est qu’ils sont méchants sans savoir
qu’ils sont vraiment méchants, car s’ils savaient véritablement que cet homme
couronné d’épines est le fils de Dieu venu pour les sauver, ils ne se seraient
pas comporté de cette manière. Ce passage est d’ailleurs loin d’être isolé. Les
évangiles enseignent le pardon, le rachat des péchés. La femme adultère – ce
symbole du vice et du mal dans les sociétés patriarcales – va échapper à la
lapidation par l’intervention de Jésus (« que celui qui n’a jamais péché
lui jette la première pierre »). Le Christ est crucifié entre deux
voleurs. Par contre, il est impitoyable avec les marchands du temple :
ceux-ci n’avaient pourtant fait aucun mal, ils faisaient légalement leurs
petites affaires, avec la bonne conscience pour eux, et les voilà qui sont les
vrais méchants. Les méchants sont donc méchants par ignorance et ceux qui se
croient des hommes de bien sont des méchants qui s’ignorent.
Propos d’étape
Il apparaît donc que certains parmi les principaux
courants de la philosophie occidentale refusent de considérer le mal dans
l’homme comme autre chose que la conséquence de son ignorance, de ses limitations
et non comme l’affirmation d’une puissance positive – si l’on peut dire – de
faire le mal. Dans Macbeth, une pièce qui a le mal comme thème central, les
principaux personnages ne semblent en tout pas agir d’une manière très décidée.
Au contraire, Macbeth, loin d’être un criminel calculateur semble agir sous la
pression de puissances extérieures qui se sont emparées de lui. Il exécute le
meurtre que les sorcières lui avaient annoncé presque comme un somnambule, en
suivant le poignard qui le guide. Il est bien différent, dans ce registre, de Richard
III qui est un méchant, conscient, calculateur et qui n’est entraîné dans
le mauvais chemin ni par des sorcières, ni par une épouse ambitieuse et sans
scrupules.
Chapitre IV : La banalité du mal
En 1961, Hannah Arendt assiste, à Jérusalem, au procès du
criminel de guerre nazi Eichmann, l’un des principaux organisateurs de la
« solution finale ». Elle y a été envoyée comme reporter par le
journal The New Yorker. Ses articles vont bientôt déclencher la
polémique. Elle en tirera un livre, publié pour la première fois en 1963,
intitulé Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal.[42]
Le titre sonne presque comme une provocation. Là où l’on a pris l’habitude
de voir « le mal absolu », Hannah Arendt voit quelque chose de très
ordinaire, très banal. Mais loin de minimiser ou l’euphémiser le nazisme, c’est
sans doute cette caractérisation qui permet d’en mieux comprendre les dangers
effrayants.
Le démon et l’homme ordinaire
Les figures du mal renvoient au démon. Comme le dit
Arendt,
Le mal, on l’apprend aux enfants, relève du démon, il
s’incarne en Satan (qui) « tombe du ciel comme un éclair » (Luc, 10,
18)[43]
Le méchant, pas celui qui fait le mal une fois de temps en
temps quand ça l’arrange, mais ce qui fait le mal systématiquement est possédé
par le démon et il faut éventuellement l’exorciser. Macbeth est méchant par
faiblesse, parce qu’il est influencé par les prédictions des sorcières, ou
parce que Lady Macbeth, la plus démoniaque des deux sans doute, l’influence.
Thérèse décide de faire le mal sans raison, simplement parce que c’est la seule
chose qui lui fait plaisir.
La littérature est pleine de ces individus « possédés
par le démon » : toutes tragédies de Shakespeare en donnent au moins
un exemplaire. Le roman populaire excelle dans la peinture de ces monstres
caricaturaux. Fantomas est le « génie du crime ». Le cinéma a usé
jusqu’à la corde le personnage du tueur en série. Mais Eichmann n’est pas
Fantomas !
Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de
profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable
qui organisait ses actes, jusqu’au niveau plus profond des racines ou des
motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le
responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait
ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux.[44]
Pour caractériser Eichmann, Hannah Arendt use de
l’expression « absence de pensée » et cette « absence de
pensée » n’est précisément pas la caractéristique du démon pense ses actes
et veut le mal. En revanche « l’absence de pensée » est très courante
et peut, dès que les circonstances se présentent se répandre comme une
épidémie. Et c’est précisément là que réside la grande énigme du XXe siècle.
Les siècles passés ne manquaient pas de manifestations de cruauté. Non
seulement des tyrans cruels furent légion, mais il y eut aussi des massacres de
grande ampleur – les pogroms ne sont pas une invention du siècle dernier et le
massacre de la Saint Barthélémy pourrait préfigurer des formes plus
« modernes » du crime.
Mais les pogroms ou les massacres comme celui de la Saint
Barthélémy ne furent jamais le régime de fonctionnement normal d’un système
politique. Les tyrans d’antan surveillaient leurs amis et se débarrassaient
sans autre forme de procès de leurs ennemis, mais jamais ils ne régnaient par
une terreur de masse permanente. Inversement le système stalinien et le nazisme
faisaient de la terreur de masse et de l’élimination de toute une fraction de
la population le mode de fonctionnement régulier de la vie politique – si ce
mot est encore pertinent dans ce contexte. Ce qui, dans les tyrannies
ordinaires, n’est que l’exception ou qui ressortit à une certaine logique
utilitariste (tuer ses ennemis, emprisonner des rivaux, confisquer des biens,
semer la terreur) devient un mode normal de gouvernement sans objectif
particulier – tuer les Juifs n’est pas spécialement intéressant économiquement
et l’on sait combien l’entreprise génocidaire a pesé dans la défaite militaire
nazie: des dizaines de milliers de soldats et de moyens logistiques étaient
soustraits à la lutte contre les Alliés afin de poursuivre jusqu’au bout la
solution finale.
Le deuxième trait surprenant est que l’espèce de normalité
du meurtre de masse s’accompagne du consentement, au moins tacite, d’une grande
partie de la population. Le nazisme comme le stalinisme n’auraient jamais pu
s’installer et durer (plusieurs dizaines d’années dans le second cas) sans cet
appui populaire. Et là encore il ne s’agit pas de ces explosions de la violence
mimétique dont parle René Girard, mais d’une régime de vie ordinaire : on
peut en même temps continuer de suivre et d’approuver les principes de la
morale chrétienne enseignés par les pasteurs luthériens et les curés
catholiques et soutenir de bon cœur les actions contre les Juifs ou d’autres
catégories de la population dont le caractère « maléfique » est
patent.
Adolph Eichmann, haut fonctionnaire, SS, fils de la bonne
bourgeoise, devenu le responsable de la logistique de la « solution
finale », il est de ces hommes qui sont directement responsables de
centaines de milliers de morts et des souffrances sans nom des survivants. Et
pourtant il apparaît comme un pur produit de cette normalité paradoxale du mal.
Quand il est finalement jugé à Jérusalem, à partir du 11 avril 1961, il ne
cessera de se déclarer non coupable, il n’est pas, répète-t-il, un « innerer
Schweinehund », un véritable salaud. Il a simplement fait son
« travail » et obéi aux ordres :
Et il se souvenait parfaitement qu’il n’aurait eu mauvaise
conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres – ordres de dépêcher des
millions d’hommes, de femmes et d’enfants, à la mort, avec un soin méticuleux.[45]
L’homme qui exécute
avec un « soin méticuleux » cette entreprise monstrueuse, si
monstrueuse qu’on y verra souvent « le mal absolu », est cependant un
homme normal :
Un autre psychiatre découvrit que, psychologiquement parlant,
la Weltansschauung [conception du monde] d’Eichmann, son attitude envers
sa femme et ses enfants, son père et sa mère, ses frères, sœurs, étaient « non seulement normaux
mais tout à fait souhaitables.[46]
Eichmann n’avait pas de haine morbide à l’égard des Juifs
(bien qu’il eût tout à fait volontairement rejoint le parti nazi ayant adhéré
dès 1932 au parti nazi autrichien). Mais cette normalité revendiquée parût si
anormale que « hélas, personne ne le crut » :
L’opinion des juges reposait sur l’hypothèse que l’accusé,
comme tous les gens « normaux », avait dû être conscient de la nature
criminelle de ses actes ; Eichmann était en effet normal dans la mesure où
« il n’était pas une exception », dans le régime nazi. Mais, étant
donné ce qu’était le Troisième Reich, seules des « exceptions »
auraient réagi « normalement ». Cette simple vérité créait un dilemme
que les juges ne pouvaient résoudre ni passer sous silence.[47]
Eichmann confesse facilement ses crimes parce que pour lui
ce ne sont pas des crimes et qu’il paraît ainsi dépourvu de la plus élémentaire
conscience morale. Si cette façon de parler praît trop générale, Hannah Arendt
précise :
[Eichmann] était à peu près incapable de voir les choses d’un
autre point de vue que le sien.[48]
Cela ne semble pas un défaut très grave, moins grave que
d’être violent, menteur, prévaricateur, etc. et pourtant cela pourrait bien
être le diagnostic psychologique de l’impossibilité d’accéder à la conscience
morale. C’est pourquoi les discours d’Eichmann semblaient être du bavardage
creux, mais, selon Arendt,
[les juges] avaient tort de penser que ce « creux »
était feint, qu’Eichmann dissimulait ainsi des pensées hideuses, mais non
« creuses ». Ce n’était pas le cas.[49]
Arendt conclut cette première analyse de la psychologie de
l’accusé :
Il était évident pour tous que cet homme n’était pas un
« monstre », quoi qu’en ait dit le procureur ; et on ne pouvait
s’empêcher de penser que c’était un clown.[50]
Il peut sembler très choquant de traiter l’un des grands
criminels nazis de « clown ». Revenant dans un post-scriptum sur ce
problème, Arendt écrit :
Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée
– ce qui n’est pas la même chose – qui lui a permis de devenir l’un des plus
grands criminels de son époque. Cela est « banal » et même
comique : avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à
découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque.[51]
Cette « banalité du mal ne le rend pas moins
« extraordinaire ». Car c’est précisément ce qu’il faut
comprendre : comment l’absence de pensée peut être bien plus ravageuse que
les instincts sataniques et les imaginations les plus perverses. De désirs un
peu forts, Eichmann n’en avait qu’un : faire carrière, ce qui n’est pas un
crime. On ne peut pas dire non plus qu’il était un être immoral, puisqu’il se référait
à des principes moraux très communs – devant le tribunal de Jérusalem il s’est
référé à Kant, affirmant qu’il avait lu la Critique de la raison pratique. Mais
il s’agit d’une morale profondément pervertie puisqu’elle repose sur le refus
de juger et l’application de règles de conformation à la masse.
Nous sommes donc devant une forme très particulière du mal
et en même temps très courante : au lieu d’un mal qui procède de l’intention de
s’affirmer mauvais, on aurait un mal qui ne nécessiterait aucun mouvement de la
volonté ni aucun motif d’intérêt.
Hommes ordinaires et tueurs de masse
Primo Levi constatait :
Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour
être vraiment dangereux : ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes
ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme
Eichmann, comme Höss, le commande d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de
Treblinka, comme vingt ans après les militaires français qui tuèrent en
Algérie, et comme trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au
Vietnam.[52]
Plus encore qu’Eichmann, Stangl, évoqué ici par Primo
Levi, fait partie de ces « hommes ordinaires » plus dangereux que les
monstres. Eichmann avait adhéré au parti nazi avant la victoire d’Hitler. Les
convictions personnelles le préparaient tout de même d’une certaine façon à
suivre aveuglément le régime. Il n’en va pas de même pour Stangl, un Autrichien
qui ne rejoindra les nazis, semble-t-il, qu’afin de ne pas perdre le poste
qu’il occupe dans la police autrichienne avant l’Anschluss. Pour l’analyse du
procès Stangl et de ce qu’il a révélé, nous renvoyons le lecteur au livre de
Michel Terestchenko.
De la dangerosité des hommes ordinaires, Harald Welzer
donne une autre illustration dans un livre dont les analyses non seulement
reviennent sur les cas emblématiques comme Stang, mais sont plus centrées sur
les Einsatzgruppen, ces commandos spécialisés dans l’assassinat de masse
sur le front Est – ce que l’on a appelé récemment « la Shoah par
balles »[53].
Welzer, reprenant une phrase de Hannah Arendt part de la nécessité de
« s’appesantir sur les horreurs », une nécessité qu’est venue nous
rappeler une actualité plus récente (ex-Yougoslavie, Rwanda). Parmi les traits
qui expliquent comment les hommes ordinaires peuvent devenir des meurtriers de
masse, Welzer pointe ce qu’il appelle une « éthique de la
correction », c’est-à-dire la capacité de l’individu à faire du travail et
de l’obéissance au règlement une norme intangible qui le débarrasse de tout
autre souci moral.
Gitta Sereny voit un Stangl au départ intègre qui se serait
laissé corrompre dans le processus d’extermination et y aurait perdu sa
capacité morale. L’interprétation inverse serait plus près de la vérité. Stangl
n’a éprouvé aucun scrupule moral à faire « le travail » qu’il
estimait devoir accomplir parce qu’il estimait pouvoir faire entrer ce travail
dans un cadre de référence échappant à sa responsabilité. Et de tels scrupules
lui étaient particulièrement étrangers quand il pouvait se percevoir personnellement
comme un « brave type » : juste, réaliste, sans parti pris et, à
l’occasion, oubliant ses consignes pour être secourable et gentil. C’est en
préservant cette image de lui-même que Stangl est parvenu à ce que sa fonction
essentielle, consistant à envoyer à la mort des masses d’êtres humains, ne lui
pose pas de problème moral. Il y a d’un côté une tâche qui s’insère dans un
univers d’objectifs motivés d’une façon ou d’une autre, et de l’autre un homme
qui est en toute circonstance prêt à accomplir ses tâches conformément à son
devoir, mais qui par ailleurs entend aussi « rester un être humain ».[54]
D’un certain point de vue, on ne peut pas donc pas dire
que les tueurs de masse étaient dépourvus de sens moral. S’appuyant sur les
travaux de Lawrence Kohlberg, Welzer montre qu’on pourrait même classer ces
tueurs dans les stades les plus élevés de la conscience morale, ce que Kohlberg
appelle le « stade post-conventionnel » qui consiste à ordonner ses
actions à partir d’une conception du bien commun. La question est qui posée est
celle de l’horizon d’application des principes moraux ou encore « univers
d’obligations » :
… les conceptions morales sont par principe susceptibles de
se définir par n’importe quel contenu, de sorte qu’il peut fort bien paraître
moralement acceptable ou même nécessaire d’exclure certains groupes de
personnes du domaine de validité de l’action morale.[55]
Et c’est pourquoi :
Le premier stade de tous les génocides connus comporte donc
une redéfinition de l’univers d’obligation, c’est-à-dire la mise au point de
critères d’appartenance ou de non-appartenance, leur justification en tant que
normes et l’obligation faite de souscrire à la morale particulière qu’ils
impliquent.[56]
Et s’il en est ainsi c’est parce que la morale, conçue
simplement comme ensemble de devoirs sociaux est inséparable des délimitations
que se donne la communauté de référence de cette morale. Welzer ajoute
encore :
Subjectivement, la disposition à tuer est encore facilitée
par un autre aspect de l’intégrité morale. Car les exécutants étaient capables,
au moment même où ils se réclamaient d’un mode d’action moralement défini comme
particulier, de s’assurer que leur faculté morale était encore intacte. Cela
signifie qu’ils choisissaient une manière de tuer qui leur paraissait subjectivement
plus défendable que celles que d’autres préféraient. (…)
Qu’une chose pareille soit possible et moralement intégrable
par les acteurs montre que les exécuteurs n’avaient pas besoin de surmonter des
scrupules moraux préexistants ni de se laisser corrompre.[57]
C’est cette situation qui explique que les meurtriers de
masse, la plupart de temps n’ont pas ocmpris leur condamnation après la guerre.
« Je ne suis pas le monstre qu’on fait de moi », dit Eichmann à
l’issue de son procès.
Hannah Arendt notait que la formule « tout est
possible » est typique du système totalitaire. Tout ce qui était interdit,
pour des raisons morales ou de respect de la tradition devient possible quand
on peut tuer à peu près impunément, piller, violer, etc. À partir des lois de
Nuremberg s’ouvre en Allemagne, par exemple, une situation où se multiplient
les occasions d’une « inhumanité impunie ». La question évidemment
qui est posée n’est de comprendre pourquoi des individus saisissent ces
occasions – qu’on retrouve par exemple dans toutes les guerres. Elle est de
comprendre comment une société peut évoluer au point de rendre normales cet
inhumanité impunie. Question que nous laisserons ici en suspens car elle nous
entraînera dans les méandres de l’histoire du siècle dernier.
Est-il bon ? Est-il méchant ?
Le constat de la « banalité du mal » ne doit pas
cependant nous conduire à la misanthropie. La dépréciation systématique de
l’homme « naturellement méchant » ne vaut pas mieux que la position
qui lui prête une bonté naturelle. En rabattant le mal sur la nature humaine,
on trouve finalement un moyen d’excuser les plus grands criminels et on
s’interdit de penser les conditions sociales qui rendent possible cette
contagion qui se répand comme un feu de paille.
Car dans les terribles époques où les génocidaires
agissent sans rencontrer la moindre borne, on trouve aussi des
« justes », des individus qui refusent le mal : on a souvent
cité le cas de Raoul Wallenberg, cet homme d’affaires et diplomate suédois qui
a sauvé des dizaines de milliers de Juifs, ou encore celui des habitants du
Chambon-sur-Lignon derrière le pasteur André Trocmé. Or, ces
« justes » ne se considèrent pas comme des héros ni comme des êtres
moraux exceptionnels. Ils ont ouvert leur porte aux réfugiés parce que c’était
naturel, qu’il ne pouvaient pas faire autrement. On pourrait dans ces cas faire
intervenir l’éducation, les parcours singuliers des individus pour expliquer
que les uns obéissent aveuglément au règlement et que les autres donnent la
première place aux valeurs morales universelles les plus élevées. Mais cette
explication déterministe manquerait son but. Personne n’est déterminé à faire
le bien ou à faire le mal.
Michel Tereschenko substitue à l’opposition classique
entre égoïsme et altruisme l’opposition entre l’absence à soi et la présence à
soi. L’individu obéissant qui devient un tueur de masse est un individu absent à soi. Il est
déterminé par les circonstances et s’y laisse porté. Le « juste »,
celui qui ouvre sa porte au persécuté parce qu’il ne pouvait « rien faire
d’autre », n’a pas réfléchi préalablement à ce que la raison dictait (soit
en vertu de l’impératif catégorique, soit en vertu du
principe d’utilité). Il ne se laisse pas porter par le circonstances.
Chapitre V :
L’histoire avance par le mauvais côté
Saint Augustin, confronté à l’effondrement de l’empire
romain – en 410, les Vandales d’Alaric prennent Rome et la mettent à sac –
oppose la « cité de Dieu » à la cité de l’homme. L’histoire humaine
est irrémédiablement marquée au coin du péché originel et il est vain
d’attendre de cette vie le bonheur véritable. La fin de l’histoire et la fin du
monde, l’Apocalypse et le Jugement dernier, se confondent. Vouloir se rendre
heureux ici-bas, faire de la cité le lieu d’une vie heureuse guidée par la
raison, comme le disait Aristote, ce serait là pure folie. Le monde est
condamné au mal et les hommes ne peuvent que s’en remettre à la grâce de Dieu
pour leur salut. Si l’esclavage est un mal, ce mal est lui-même le fruit
empoisonné du péché et l’esclave doit supporter de bon cœur sa condition et non
se révolter contre son maître.
La pensée de saint Augustin est en profonde harmonie avec
les sentiments qu’éprouvent les hommes dans un monde antique qui est en train
de s’effondrer. Au contraire, l’émergence d’un nouveau monde européen au
tournant du millénaire transforme progressivement la perception du destin de
l’humanité. Dans l’Église, la philosophie thomisme renouant avec Aristote ouvre
à nouveau la possibilité que la cité humaine soit le lieu d’une vie bonne.
Dante dans son De Monarchia affirme « le monde est ordonné au
mieux quand la justice y règne sans partage », et pour établir cette
justice, il faut un pouvoir à l’autorité incontestée et que « plus le
juste est puissant, plus sa justice s’étendra par son opération ».
Autrement dit, dès ses lointaines origines, avant même que l’humanisme
proprement dit s’épanouisse existent tous les ferments qu’on va retrouver au
XVIIIe et XIXe siècles dans la conception « progressiste » de l’histoire,
celle des Lumières, celle de Kant, de Hegel, ou de Marx. Mais il est pourtant
exclu de céder à l’irénisme et de voir l’histoire comme la marche paisible vers
la vie bonne pour toute l’humanité. La tâche de la philosophie moderne est de
comprendre comment un monde où le mal semble mener le bal, le progrès est
possible.
Le déchirement de la conscience de
soi : Hegel
Il faut en effet trouver le moyen de surmonter la
contradiction entre la perspective d’une fin idéale et bonne de l’histoire et
la réalité historique qui est celle des guerres, du despotisme, de la cupidité
et de la cruauté des hommes. La raison exige le progrès de l’humanité, mais les
passions semblent détruire tout ce qui est construit.
Dans la philosophie antique et pour le rationalisme
classique, la passion constitue, pour la tradition, le négatif par
excellence : elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission
de la raison à une puissance extérieure, mais aussi une « maladie »
et une « gangrène de la raison pratique », comme le dit Kant. La
raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est la source de la
liberté humaine. Mais Hegel, en bon « fonctionnaire de l’esprit
universel », enregistre les changements dans les conceptions que se font
les philosophes et, au-delà d’eux, les sociétés les plus avancées.
·
Avec Machiavel, la politique devait se
débarrasser de la théologie et de la morale moralisante – la morale abstraite
chez Hegel – si elle voulait être efficace et permettre la paix civile
effective.
·
Avec tous les philosophes du contrat social, ce
sont les intérêts égoïstes qui constituent la base la plus stable d’un bon
gouvernement.
·
Avec les économistes classiques ou avec
Montesquieu, le commerce motivé uniquement par l’appât du gain devient
l’élément civilisateur majeur.
Ce qu’on tenait pour mal ainsi pourrait se révéler n’être
qu’un « mal pour un bien » : le mal n’est jamais vraiment un
mal ; il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque créateur.
Hegel poursuit ce mouvement entamé avec les temps modernes jusqu’à son terme
ultime. Il y a une puissance du négatif – que Machiavel, grand connaisseur de
l’âme humaine, saisit parfaitement. Mais la puissance du négatif ne peut
s’accomplir que par un retournement ou plus exactement une négation de cette négation.
Cette idée que le bien advient par le mal et par le
retournement du mal, cette idée de la puissance du négatif s’accomplissant
jusqu’à la négation de la négation, s’accorde cependant avec la tradition
chrétienne – le christianisme est la philosophie vraie, pour Hegel. La justice
de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas trahisse Jésus et
que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme) soit mis à mort pour que le
rachat des péchés soit possible. Cette mise à mort, sacrilège suprême, déicide,
apparaît comme le moment nécessaire pour la « bonne nouvelle » soit
donnée à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce : « Heureux
les affligés, car ils seront consolés! / Heureux les débonnaires, car ils
hériteront la terre! / Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils
seront rassasiés! » (Matthieu, 5).
Car c’est bien à cette source qu’on doit comprendre la
pensée hégélienne du mal. « En tant qu’il est substance, l’esprit est
l’inflexible et juste identité à
soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette substance est la bonté
dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun accomplit son œuvre propre,
déchire l’être universel et en prend sa part. » (Phénoménologie de l’esprit, VI,
trad. JP Lefebvre) Le « mouvement et l’âme » de l’esprit est là tout
entier. Sans quoi il ne serait qu’« essence morte » dit encore Hegel.
La bonté doit se sacrifier – c’est le sens du sacrifice du Fils – et chacun
doit prendre sa part de l’universel, c'est-à-dire que le particulier « déchire »
l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde éthique en
l’au-delà et l’ici-bas que va advenir « la conscience de soi effective de
l’esprit absolu ». L’analyse des grandes tragédies grecques d’Œdipe et
d’Antigone peut servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel,
par cette déchirure peut se constituer la moralité effective, les « bonnes
mœurs », si on veut traduire ce mot presque intraduisible, Sittlichkeit.
Nous partons du royaume éthique, « monde immaculé que
ne souille aucune scission », celui que donne la famille. La loi humaine
et la loi divine y sont à la fois séparées et réunies immédiatement. Tant que
l’individu est simplement un membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour
lui même, mais seulement comme « ombre ineffective », la paix règne
dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même que c’est
l’acte qui en « trouble la tranquillité de l’organisation et du
mouvement ». La conscience de soi veut entrer dans son droit et c’est
seulement par l’acte que cela se peut faire, « l’acte qui est le Soi-même
effectif ». Dans l’acte, les lois, divine aussi bien qu’humaine, semblent
s’annuler. C’est la « terrible nécessité du destin » qui prend le
dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences de soi de l’homme et de la
femme (père et mère) pour qu’advienne l’être pour soi absolu de la conscience
de soi purement individuelle.
D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à parti du
royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit être ses parents pour
éviter d’être conduit au double crime prédit par l’oracle. Antigone choisit la
loi des dieux contre l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la
collision du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir – ni
la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision comique qui verrait
un absolu habité d’une opposition. Œdipe et Antigone savent ce qu’ils ont à
faire. En effet, « la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle
est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi
humaine. » Mais ce passage à l’acte, parce qu’il signifie que la
conscience se décide pour l’une ou l’autre loi, la loi divine ou la loi
humaine, la place « comme dans une malheureuse collision du seul devoir et
de l’effectivité dépourvue de droit ». Et donc « tout ceci fait
naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su,
de même que cela fait naître dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ;
et le droit absolu de la conscience de
soi éthique entre en conflit avec le droit
divin de l’essence. »
Ainsi la conscience de soi « pose elle-même la
scission » dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait qu’elle devient faute. Car « l’agir est lui-même
cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser face à ce soi
une effectivité étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de
l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que
l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant
ne l’est pas. » Œdipe est coupable par le simple fait qu’il est conscient
de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force propre contre le destin
dicté par les Dieux. Antigone est coupable de choisir une loi divine qui
l’amène une « effectivité sans droit ». Hegel donne la clé du
mystère : « ce n’est pas tel
individu singulier qui agit, qui est coupable » car cet individu n’est
que « le moment formel de l’agir ». L’action n’est claire que d’un
côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours en face de
quelque chose qui lui est étranger. D’un côté, l’action est savoir – je sais ce
que je décide de faire –, mais elle n’est pas encore effectivité et son
effectivité est toujours du non su, car « l’effectivité garde caché en soi
l’autre côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle
qu’elle est en soi et pour soi » – le sens et la portée de mon acte, ce
qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au moment où j’agis.
Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité « ne montre pas
au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ». Dans l’action
conscient et inconscient sont donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a
« aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui
ne se montre qu’une fois l’acte commis ». Mais c’est seulement dans l’acte
accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le non su, que l’inconscient
est rattaché au conscient : « commettre l’acte, c’est mettre en
mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans
sa virtualité. »
Cette analyse très générale permet de comprendre la
philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et même le crime – celui d’Œdipe
ou celui d’Antigone – sont les résultats nécessaires de cette séparation dans
l’agir humain entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes
conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que virtuel. La
tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le moment par lequel
l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est bien pourquoi rien n’est plus
étranger à la compréhension de l’histoire humaine que le jugement du moralisme
abstrait, de celui qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la
bonne conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix l’innocence,
mais une innocence qui peut seulement être celle de la pierre.
L’histoire est tragique. Le mal y a toute sa place, mais
elle a un sens. Dans les figures du négatif la raison trouve finalement les
formes de son auto-déploiement.
Du dépouillement à la révolution
Alors que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi,
Marx part de l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même,
mais, à bien des égards, la logique historique suit des processus analogues. La
contradiction se développe dans la propriété entre le travail, source
subjective de la propriété et perte de la propriété, et le capital, travail
objectif ou plutôt objectivé et perte du travail. Mais cette contradiction est
un « état dynamique qui avance vers la solution du conflit » et ainsi
« le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation
de soi »[58].
Reste à comprendre cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que
l’expression philosophique du mouvement de la grande industrie et du
développement capitaliste.
Tout d’abord, au sein de la propriété privée, dans
laquelle les rapports entre les hommes s’établissent uniquement par
l’intermédiaires des choses sur un marché, loin que la production satisfasse
les besoins humains d’une manière humaine, domine au contraire la recherche
d’un besoin toujours nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à
placer l’autre dans une nouvelle dépendance.
Ainsi avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît au
détriment de chacun.[59]
L’homme se vide ainsi de son humanité et tous les besoins
sont remplacés par le besoin insatiable d’argent et « la démesure effrénée
devient sa véritable norme ». Dans les rapports sociaux structurés par la
propriété privée, le développement du raffinement de la civilisation produit
d’un autre côté « la sauvagerie bestiale ». L’accumulation de la
richesse produit l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins
produit « la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin »
qui marque la condition de l’ouvrier.
Développant philosophiquement ce que les analyses d’Engels
– notamment La situation de la classes
laborieuses en Angleterre – avaient établi, Marx décrit un prolétariat dont
l’aliénation est absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même :
La lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire
cessent d’être un besoin pour l’homme.
Ce processus de dégradation est parachevé par le
développement du machinisme :
la simplification de la tâche grâce à la machine est mise à
profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas encore achevé ni sa
croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à son tour, devient un enfant
délaissé. La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire
l’homme faible à l’état de machine.
Ainsi, la production capitaliste produit l’homme comme
marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans cette aliénation
complète, cette dépossession de soi que le prolétaire va pouvoir se poser comme
l’antagoniste absolu de la propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de
tout, il n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut donc
se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce qu’il est privé
de toutes les caractéristiques spécifiques qui font la richesse de la vie
individuelle, parce qu’il est réduit à l’état de marchandise, il est donc
devenu du même coup l’homme en général, l’être générique, c'est-à-dire que le
genre humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire.
Le développement de la contradiction incluse dans la
propriété privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît d’abord
comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès. Mais l’histoire ne
s’arrête pas en chemin. Ce développement du prolétariat comme négation de
l’humanité conduit à la négation de la négation, c'est-à-dire au communisme qui
réconcilie l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la
propriété individuelle avec la propriété de tous.
Cette première forme de la pensée de Marx renvoie à
quelque chose de bien connu : le prolétariat est le Christ rédempteur.
Comme le dit Michel Henry,
[le prolétariat] doit aller jusqu'au fond de la souffrance et
du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et
finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de
soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute
finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même.[60]
Ainsi,
le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien,
l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription d’une
histoire sacrée.
Aliénation et exploitation
Marx n’en reste pas à cette conception, marquée encore du
legs de l’idéalisme allemand. Dans L’Idéologie
Allemande (1845), il opère un renversement radical pour se placer désormais
sur le terrain de la « science historique » et de la critique de
l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme, c’est la même question
qui est posée. La source de l’aliénation est maintenant identifiée : il
s’agit de l’exploitation capitaliste, elle-même résultat d’un développement
historique déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces
antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes. Mais un
sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la description des processus
socio-historiques fondamentaux. Marx va bien au-delà puisque la question qui
travaille son œuvre scientifique n’est pas une question scientifique, mais la
recherche des raisons qui justifient le combat pour en finir avec
l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette préhistoire de
l’humanité dans laquelle les individus sont dominés par la puissance aveugle
des rapports sociaux.
Sans reprendre ici l’analyse marxienne du capital, il
suffira d’en signaler les principales conséquences. Le travail échappe au
producteur. Le produit du travail est accaparé par le propriétaire des moyens
de production et ce produit, c'est du capital. Ainsi, le produit du travail de
l'ouvrier se dresse face à lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe
au travailleur dans la division du travail, puisque le travail parcellaire
réduit le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non plus
tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat, le travailleur
ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est lui-même. La puissance
personnelle (subjective) du travailleur se transforme en puissance objective du
capital. C’est donc bien le mécanisme de l’exploitation du travail qui explique
l’aliénation du travailleur.
L’histoire avance toujours par le mauvais
côté
De cette analyse, Marx va dégager une vision générale du
processus historique placée sous le signe de la lutte et du conflit. La
structure fondamentale du mode de production capitaliste engendre le conflit
entre les classes sociales et ceci indépendamment des intentions ou de la
psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est transformé en marchandise, le
capitaliste lui-même est transformé en simple agent du capital. Il est
également aliéné même si dans cette aliénation il trouve la source de sa
puissance. Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à mesure
que le mode de production capitaliste se perfectionne, se centralise et se
concentre.
Si dans la division du travail (sociale et technique), la
force de travail est mutilée retournée contre elle-même. Le travail, sous sa
forme capitaliste, est non pas inhumain (il résulte d’une histoire humaine),
mais déshumanisant. Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force
de travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme selon Marx).
Marx analyse le développement du mode de production capitaliste comme le
processus d’expropriation du travailleur individuel. Cette expropriation, dit
Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste
elle-même, à travers la concentration des capitaux. Mais
la socialisation du travail et la centralisation de ses
ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur
enveloppe capitaliste.
Utilisant la formule hégélienne de la négation de la
négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des expropriateurs a
sonné. Cette révolution sociale rétablira
non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété
individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération,
sur la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol.
Ce processus, c’est la lutte de classes qui nécessairement
doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est pas une idée toute faite,
un projet utopique, c’est tout simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre
existant. Et ce processus est inévitable car le mode de production capitaliste
ne peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la population à sa
loi implacable et que, du côté des ouvriers, la résistance aux empiètements
continuels du capital devient une question de vie ou de mort. La violence est
l’accoucheuse de l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années,
il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du capitalisme au
communisme dont la République démocratique constituerait le moyen terme. Même
les évènements en apparence catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être
réinsérés dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de
Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui découlent la
construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique, Marx écrit :
Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore
qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au
2 décembre, elle avait accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit
maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire
que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle
parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole,
le pose en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre
lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette seconde
moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de son siège pour lui
crier dans l’allégresse : Bien creusé, vieille taupe !
Comme le mode de production capitaliste produit dans le
prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon Bonaparte, fossoyeur
de la révolution de 1848 est donc transformé ici en agent, inconscient, de la
révolution. Décidément, l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais
toujours par le mauvais côté.
Légitimité du mal ou optimisme
historique ?
Dans les philosophies de l’histoire, singulièrement celles
de Hegel et de Marx, les critiques un peu convenues dénoncent une véritable
légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond
tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Il serait assez facile
de montrer en quoi ces accusations relèvent d’une lecture superficielle aussi
bien de Hegel que de Marx. On pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur
indéracinable optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre
monde, nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les « lois de
l’histoire » seront les plus fortes à long terme et, du plus profond du
mal, se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette extraordinaire
préfiguration du fascisme qu’est Le talon
de fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les rêves
d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser ! Le dernier siècle
semble avoir battu en brèche cet optimisme historique. Du mal n’est-il pas
sorti un mal encore plus grand ?
Cependant, l’accusation lancée contre les philosophies de
l’histoire peut se retourner comme un gant. N’est-ce pas parce que notre époque
a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique,
elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles
que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le
nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque
le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société
doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et
ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel
et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir
et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être
combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent
prêcher le consentement au mal et comme dans la « novlangue » du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que
« le bien, c’est le mal ». Ainsi, par une dernière ruse de la raison,
les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote
aux thèses de la fin de l’histoire.
Annexe : Kant, le peuple de démons et le
progrès
Cette espérance en des temps meilleurs, sans laquelle un
désir sérieux de faire quelque chose d'utile au bien général n'aurait jamais
échauffé le coeur humain, a eu de tout temps une influence sur l'activité des
esprits droits. (...) Au triste spectacle, non pas tant du mal que les causes
naturelles infligent au genre humain, que de celui plutôt que les
hommes se font eux-mêmes mutuellement, l'esprit se trouve pourtant rasséréné
par la perspective d'un avenir qui pourrait être
meilleur ; et cela à vrai dire avec une bienveillance désintéressée,
puisqu'il y a beau temps que nous serons au tombeau, et que nous ne récolterons
pas les fruits que pour une part nous aurons nous-mêmes semés.
Les raisons empiriques invoquées à l'encontre du succès de
ces résolutions inspirées par l'espoir sont ici inopérantes. Car prétendre que
ce qui n'a pas encore réussi jusqu'à présent ne réussira jamais, voilà qui
n'autorise même pas à renoncer à un dessein d'ordre pragmatique ou technique
(par exemple le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un dessein
d'ordre moral, qui devient un devoir dès lors que l'impossibilité de sa
réalisation n'est pas démontrée. Au surplus (...) le bruit qu'on fait à propos
de la dégénérescence
irrésistiblement croissante de notre époque provient précisément de ce que
(...) notre jugement sur ce qu'on est, en comparaison de ce qu'on devrait être,
et par conséquent le blâme que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent
d'autant plus sévères que notre degré de moralité s'est élevé.
(Kant – Sur le lieu commun : il se peut que ce soit
juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point.)
Le projet kantien de paix perpétuelle se heurte à
l’objection classique des « réalistes » qui le rejettent comme une
belle idée sans aucun espoir de réalisation pratique. Si on ne contente de répondre qu’il n’est point besoin
d’espérer pour entreprendre et que la connaissance des impératifs du devoir se
suffit à elle-même, on se heurtera à une autre objection : peut-on exiger
de tous les hommes qu’ils se conduisent comme des saints ? Si, de plus, on
admet avec Kant que le bonheur ne peut fournir le critère de l’action morale et
qu’accomplir son devoir n’a guère de chance de nous rendre heureux, toute la
philosophie pratique kantienne semble prise dans un écheveau de contradictions.
Dans le texte que nous avons à étudier, Kant montre que ces contradictions ne
sont qu’apparentes. L’espérance de temps meilleurs peut donner un puissant
secours à nos dispositions à agir bien, et l’étude objective de la marche de
l’histoire elle-même doit montrer que l’avenue de ces temps meilleurs n’est pas
un songe creux, mais bien une perspective pratique. Ainsi ce texte apparaîtrait
comme une des manifestations de cette foi profonde dans le progrès humain qui
animait les philosophes des Lumières.
Voyons maintenant le détail de l’argumentation kantienne.
Le texte est clairement séparé en deux parties : le premier paragraphe est
centré sur l’exposé de la thèse kantienne alors que le second est consacré à
réfuter les objections des adversaires de la conception progressiste de
l’histoire.
« Cette espérance en des temps
meilleurs » : voilà le point de départ de Kant. Toute la philosophie
morale et juridique répond à la question « que dois-je
faire ? » Elle détermine le droit
et construit la validité du droit. Mais la raison pure est-elle assez forte
pour soutenir l’homme dans son action ? L’homme n’étant pas un pur être de
raison, il aspire nécessairement au bonheur. Comment concilier bonheur et
devoir alors qu’ils ne peuvent s’accorder ? C’est précisément l’horizon
d’un monde meilleur conforme aux principes du droit et de la morale, l’horizon
d’une finalité conforme aux principes de la raison qui fournit cet élément de
conciliation.
La philosophie kantienne de l’histoire montre que cette finalité
n’est pas une rêverie creuse, mais qu’elle seule permet de rendre compte, en
supposant un plan de la nature, de la marche chaotique des affaires humaines.
Cependant ici, Kant aborde le problème autrement. L’espérance en des temps
meilleurs est pensée comme permettant de soutenir le sens moral. Sans elle en
effet, « un désir sérieux de faire quelque chose d'utile au bien général
n'aurait jamais échauffé le cœur humain » et elle « a eu de tout
temps une influence sur l'activité des esprits droits ». L’espérance,
donc, a une double fonction : d’abord, elle stimule et « échauffe les
esprits » de ceux qui, sans cela, ne se seraient jamais préoccupés du bien
commun et, ensuite, elle soutient les « esprits droits »,
c'est-à-dire qui manifestent clairement leurs dispositions au comportement
moral. La moralité ne consiste pas à agir en vue d’une fin heureuse – Kant
réfute toutes les morales conséquentialistes –, mais la perspective de temps
meilleurs, en quelque sorte, « donne du cœur à l’ouvrage ».
C’est ce qui est
affirmé immédiatement après :
Au triste spectacle, non pas tant du mal que les causes
naturelles infligent au genre humain, que de celui plutôt que les
hommes se font eux-mêmes mutuellement, l'esprit se trouve pourtant rasséréné
par la perspective d'un avenir qui pourrait être
meilleur;
Les hommes sont faits d’un « bois si tordu »,
ils sont atteint d’un « mal radical » que les pires satires des
misanthropes pourraient passer pour de profondes vérités philosophiques. Certes
la nature est cruelle : on s’en souvient le tremblement de terre de
Lisbonne secoua l’optimisme des philosophes des Lumières et l’on en voit la
trace dans le pessimisme drôle du Candide
de Voltaire. Mais ce sont surtout les hommes qui sont cruels. Kant, on a pu le
noter, est souvent assez proche des noires descriptions de l’état de nature
hobbesien. À l’état de nature, les hommes par leur seule existence se font du
tort les uns aux autres. Mais cette situation n’a rien d’irrémédiable. Dans la Paix
Perpétuelle, Kant le dit, en réponse indirecte à Rousseau, « le problème de l’institution de
l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un
peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement) »[61].
À côté de quelques manifestations de sagesse ici et là, pour
quelques cas particuliers, on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière
analyse, qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de vanité
infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles :
de sorte qu’à la fin on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre
espèce si imbue de sa supériorité.[62]
L’humeur » dans laquelle de telles considérations
jettent l’homme peut seulement être surmontée par cette « espérance en des
jours meilleurs.
Mais, cette espérance en des jours meilleurs pourrait
n’être pas morale – et même éventuellement être contraire au développement des
dispositions au bien, si elle n’avait pour objet que l’amélioration de la
situation individuelle. Ce qui lui donne sa valeur morale, c’est qu’elle est
désintéressée parce que nos actions en vue de ces temps meilleurs ne porteront
leurs fruits qu’à long terme, quand « nous serons au tombeau » et
donc « nous ne récolterons pas les fruits que pour une part nous aurons
nous-mêmes semés. » C’est donc un horizon qui peut régler l’action
humaine, mais nullement une finalité qui pourrait être réalisée ici et
maintenant.
La deuxième partie va répondre aux objections contre cette
espérance, conciliant, à un horizon temporel indéfini, les exigences du devoir
et les aspirations au bonheur. Les « réalistes » tentent de
disqualifier les « idéalistes » qui attendent des temps meilleurs en
invoquant l’expérience peu réjouissante de l’histoire humaine. Peut-on espérer
la paix perpétuelle alors que toute l’histoire humaine est scandée par les
guerres et les massacres ? Bref, ceux qui croient à un progrès possible
seraient des rêveurs impénitents. A ce genre d’argumentation, Kant répond en
trois phases : (1) les arguments empiriques sont sans valeur ; (2) ce
qui est moralement possible est toujours un devoir ; (3) ceux-là même qui
maudissent la décadence morale de leur temps ne font que prouver l’élévation
des exigences morales de l’humanité.
En ce qui concerne les arguments tirés de l’expérience,
Kant est catégorique : « Les raisons empiriques invoquées à l'encontre du
succès de ces résolutions inspirées par l'espoir sont ici inopérantes. »
En effet, on ne peut pas concevoir l’avenir à l’aune du présent. Kant, homme
des Lumières, invoque le progrès technique : « Car prétendre que ce
qui n'a pas encore réussi jusqu'à présent ne réussira jamais, voilà qui
n'autorise même pas à renoncer à un dessein d'ordre pragmatique ou technique
(par exemple le voyage aérien en aérostats) ». La malheureuse histoire
d’Icare ne peut écarter les hommes de chercher les moyens de réaliser un
« voyage aérien ». Ce qui est vrai du domaine technique l’est, a
fortiori, pour « un dessein d'ordre moral, qui devient un devoir dès lors
que l'impossibilité de sa réalisation n'est pas démontrée. »
En deuxième lieu, comme on ne peut démontrer
l’impossibilité d’un monde meilleur, c’est un devoir que d’y œuvrer. Il faut
comprendre ce que Kant nomme impossibilité : est impossible ce qui est
contradictoire. Or le devoir est déterminé a priori comme non contradictoire.
Donc un dessein moral est un devoir dès qu’il n’est pas contradictoire. Le
commandement moral kantien est simple : tu dois, donc tu peux (puisque
l’impossible ne peut pas être un devoir) et ce que tu peux et qui est un
dessein moral, tu le dois. Du même coup, le rôle de l’espérance a changé par
rapport à ce qui était expliqué dans le premier paragraphe. Espérer des jours
meilleurs, cela avait de l’intérêt comme une motivation pour accomplissement du
devoir. Maintenant, c’est travailler à l’avènement de ces temps meilleurs qui
est un devoir. Autrement dit le rapport entre espérance et devoir est double.
D’un côté l’espérance est une motivation pour la volonté et de l’autre elle en
est un objet.
Le dernier argument répond à ces Cassandre qui s’en
prennent à la décadence des mœurs, un discours qu’on retrouve à toutes les
époques (Cicéron : « o tempora ! O mores ! » -
ô temps ! Ô mœurs !). Il est difficile d’imaginer que l’humanité n’a
fait, au cours de toute son histoire, que suivre une pente de décadence morale.
En réalité, dit Kant, « le bruit qu'on fait à propos de la dégénérescence
irrésistiblement croissante de notre époque provient précisément de ce que
(...) notre jugement sur ce qu'on est, en comparaison de ce qu'on devrait être, et par
conséquent le blâme que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent d'autant
plus sévères que notre degré de
moralité s'est élevé. » Autrement dit, chaque époque est plus sévère à
l’égard d’elle-même qu’à l’égard des précédentes pour l’unique raison que le
degré d’exigence morale s’est élevé. Le prix de la vie humaine, par exemple,
est certainement plus élevé pour nous qui refusons même la peine de mort pour
les pires criminels.
Au total, ce texte est emblématique de l’optimisme des
Lumières. La conception kantienne de l’histoire qui permet de fonder la
possibilité d’un État de droit et d’un système de relations juridiques entre
les nations. C’est cet optimisme qui nous semble peut-être plus problématique
aujourd’hui. L’espérance des temps meilleurs ne s’est-elle pas si souvent
tournée en une catastrophique utopie ? Au cours du siècle dernier, ne
sont-ce pas les nations les plus cultivées qui se sont jetées les unes sur les
autres dans la barbarie de la première guerre mondiale, laquelle fut finalement
le terreau fécond d’où sont sortis les monstres totalitaires ? Il y a chez
Kant un optimisme de la raison – un peuple de démons, pourvu qu’ils aient un
entendement, finirait par construire un État de droit ! Mais le devenir
historique a montré que cette raison pouvait se retourner contre elle-même.
Dans les systèmes totalitaires, c’est la rationalité instrumentale, cette rationalité
pragmatique, qui se retourne contre la raison pratique. On peut aussi adresser
à l’optimisme historique de Kant les reproches qu’on a adressés aux
philosophies de l’histoire hégélienne et marxiste. On y dénonce une véritable
légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond
tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Du mal n’est-il pas
sorti un mal encore plus grand ? L’insociable sociabilité kantienne a
généré aussi bien les plus formidables progrès économiques et scientifiques que
les pires atrocités.
Faut-il pour autant renoncer au « principe
espérance » ? N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à
l’optimisme historique que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du
mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée
être terminée puisque le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses
du Führer. La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent
dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être
exterminé. Au contraire, Kant pense l’histoire devant nous, comme une tâche à
accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit
être combattu.
Chapitre VI : les méchants et la
méchanceté : voyage dans l’enfer
Le mal n’est pas abstrait. Nous le connaissons
bien, parce que nous l’avons tous vu, en chair et en os, dans la figure du
méchant. Où pouvons-nous trouver tous les types de méchants ? En enfer,
évidemment et Dante peut nous servir de guide, lui dont la Commedia
raconte son voyage en Enfer guidé par le grand poète latin Virgile. Classés par
ordre de méchanceté croissante, du premier au neuvième cercle de l’enfer, ces
figures de méchants forment un portrait de l’humanité qui atteste de la
profondeur de la pénétration du grand poète italien.
Les neutres et les lâches
À la porte de la « cité dolente » (c’est-à-dire
de la cité de la souffrance), on rencontre, comme à l’a déjà dit plus haut, les
lâches et les neutres, ceux qui ne font pas de mal, ne pensent qu’à eux-mêmes
et s’abstiennent également de faire le bien, ceux qui « ne furent que pour
eux-mêmes ». Parlant du tyran de Perrugia, Machiavel faisait cette
remarque qu’incapables d’être bons, le plus souvent les hommes n’arrivent pas à
être complètement méchants. Ceux dont parle Dante ne sont pas méchants du tout,
mais tout simplement parce qu’ils ont même peur de l’être. Le juste, celui qui
fait le bien, sera récompensé, le vrai méchant s’attirera peut-être la
miséricorde mais ces neutres n’auront droit ni à la justice ni à la
miséricorde. Damnés, ils n’auront pas d véritable mort et pourtant ils seront
oubliés des vivants. En réalité, « ces malheureux n’ont jamais été
vivants » (III,64)[63] et c’est
pourquoi ils font partie de la « secte des mauvais ».
Il est intéressant de noter que ceux-là ne
feraient plus partie aujourd’hui de la « secte des méchants ». Les
doctrines économiques et politiques dominantes font de « ceux qui ne sont
que pour eux-mêmes » le type idéal de l’homme qui respecte la loi, mais ne
fait preuve d’aucun altruisme. Chez Adam Smith, le « self love » doit
pousser les individus à être utiles les uns aux autres sans l’avoir
voulu : pour trouver du pain, je dois compter sur l’appât du gain du
boulanger et non sur son sens de la charité. L’homo oeconomicus, cet
automate rationnel qui ne cherche qu’à maximiser son utilité, constitue le
pilier de la plupart des doctrines économiques néoclassiques, est lui un homme
qui n’est que pour lui-même. Les premiers auteurs qui conçurent cette idée d’un
égoïsme utile au plus haut degré à l’humanité, eurent un peu de mal à
l’admettre. Ils l’énoncèrent sous la forme de fables cyniques comme la fameuse Fable
des Abeilles de Mandeville : que les vices privés fassent la fortune
commune (« vices privés, vertus publiques », telle est la maxime que
l’on retient de Mandeville), cela ne pouvait se dire sans qu’on ait en même
temps l’impression de violer un tabou social, moral et religieux fondamental.
C’est d’ailleurs pour cette raison que de nombreux lecteurs de Mandeville
pensèrent qu’il fallait le lire au second degré, comme un critique virulente de
la société capitaliste en train de naître – c’est un peu de cette manière que
Marx l’interprète. Et Mandeville est encore obligé de caractériser l’appât du
gain comme un vice. Les auteurs contemporains le conçoivent comme un vertu et
n’ont même plus les restes de pudeur de Mandeville. Par cet aspect au moins,
notre temps a déjà considérablement déplacé la frontière entre le bien et le
mal.
Les luxurieux
Laissons de côté ceux que Dante rencontre au
premier cercle de l’Enfer, dans les Limbes où se trouvent les âmes des vertueux
qui ne furent point baptisés. Nous retrouverions ici la question du péché
originel dont nous avons déjà parlé. Leur peine ne semble pas bien grande au
mécréant : ils l’ont que le désir éternellement insatisfait de voir Dieu.
Mais pour ces âmes pures, c’est une peine immense. Virgile qui guide Dante fait
partie de ceux-là. À la peine qui étreint le poète de croiser en ce lieu les
plus grands esprits, d’Homère à Averroès, on devinera qu’il a quelque mal avec
l’orthodoxie qui veut tous ceux-là soient en fait des pécheurs qui méritent
d’être damnés… La référence à Averroès est d’ailleurs significative.
Du premier cercle, descendons vers le second.
C’est là qu’on rencontre, pris dans une tourmente éternelle, les pécheurs
charnels. ceux qui « soumettent la raison aux appétits » (V,39).
Dante respecte l’ordre déjà définit par Augustin : le péché de la chair est
grave (saint Augustin étudie toutes les formes, même les plus innocentes de la libido
sentiendi), mais l’homme emporté dans la tourmente de ses appétits sensuels
n’a peut-être pas encore le cœur complètement corrompu.
Dante lie le péché charnel et le désir
amoureux. Celle qui « fit dans sa loi la licence licite » (V,56), la
reine Sémiramis est mise sur le même qu’Hélène ou Tristan. C’est que la chair
en elle-même est innocente, mais l’homme soumis au désir charnel perd la tête
et soumet sa raison à ses désirs. Pourtant, à suivre Dante, il n’y a que demi-mal
dans cet appel de l’amour, et il est plein de compassion pour Francesca de
Rimini qui devient amoureuse du frère de son mari, lequel la surprend avec son
amant et les tue tous deux (à la fin de l’entretien, le poète s’évanouit de
pitié). Là où la théologie chrétienne condamne sans appel la luxure, Dante
évoque les douces pensées qui mènent les amoureux... Et il n’y a pas non plus
de regret chez Francesca dont les « martyrs me font triste et pieux à
pleurer » (V, 116-117) : pour évoquer la naissance de son amour, elle
dit seulement : « il n’est pas de plus grande douleur que de se
souvenir des temps heureux dans la misère » (V, 121-123), une formule qui
prend l’exact contrepied de la maxime épicurienne reprise par Lucrèce pour qui
les moments heureux doivent être remémorés quand on doit affronter l’adversité.
Il n’est pas sans signification de noter que
les deux amants au destin tragique deviennent amants en lisant ensemble
Lancelot, c’est-à-dire un livre où est célébré l’amour courtois – et c’est un
dans cette tradition que Dante inscrit son amour pour Béatrice : un désir
amoureux sublimé qui tente de dépasser le désir charnel mais n’oublie jamais
que l’amour a frappé par les sens, un désir qui est évidemment le petit
demi-dieu Éros dont parle déjà le Banquet de Platon. Il est à peine
utile de souligner combien cet éros est loin de la « caritas »,
vertu théologale chrétienne et seule forme d’amour digne du chrétien
augustinien.
Ces deux premiers cercles de l’enfer ne nous
montrent pas des vrais méchants, moins méchants, en tout cas, que ces esprits
lâches qu’on voit piqués par des mouches à la porte dolente. Dans le cas de
Francesca de Rimini, la méchanceté est simplement faiblesse, inconscience de
ses actes – elle s’est laissée entraîner sans même y prendre garde par la
lecture d’un livre. Loin de vouloir le mal, elle n’en est que la victime...
Dante s’évanouit à la fin du récit de Francesca : il est si facile de
succomber comme elle a succombé.
Les gourmands
Au troisième cercle, le poète se retrouve parmi
les gourmands. Ayant passé leur vie à manger voluptueusement, les voilà soumis
à une pluie glaciale ; ils sont vautrés dans la boue et doivent subir les
morsures du chien Cerbère. Le damné avec lequel Dante s’entretient est nommé
Ciaccio : c’est en fait un surnom qu’on pourrait traduire en français par
« cochon ».
La gourmandise figure au rang des sept péchés
capitaux. Mais son statut n’est pas bien clair : il peut s’agir de l’excès
de nourriture (gloutonnerie) ou de l’amour immodéré des plaisirs de la table,
la consommation délicate du gourmet. Dans la perspective augustinienne, l’un ne
vaut pas mieux que l’autre, parce que ce n’est pas l’excès qui pose problème
mais le plaisir qu’on prend de l’usage de son propre corps.
La gourmandise pourrait se ranger dans la
catégorie aristotélicienne de l’intempérance : incapacité de se dominer
soi-même. Mais l’exemple qu’Aristote donne de l’intempérance est plutôt celui
de l’ivresse : le gourmand ne perd pas la tête alors que l’homme ivre
n’est plus lui-même.
Les avares et les prodigues
Descendons encore d’une marche,
entrant toujours plus loin dans cette triste pente
qui ensache le mal de tout l’univers. (VII, 17-18)
Condamnés à danser la gigue ou à pousser des fardeaux à
coups de poitrine, ces damnés-là subissent des peines encore plus cruelles que
dans les cercles précédents. Ils ont « l’esprit borgne » et sont
incapables de mesure. Ils ont soit tout sacrifié à la richesse, soit l’ont
dilapidée par vanité ou par inconscience. Leur vie a été tout à la fois absurde
et incohérente.
La condamnation de l’avarice et de la prodigalité est un
des grands topoi de la morale. Cette question parcourt, comme un fil
rouge, toute la pensée religieuse : l’amour de l’argent est péché –
l’argent et le crottin du diable dit la sagesse populaire. Ainsi, les Hébreux,
en l’absence de Moïse se mirent à adorer le veau d’or, l’idole par excellence.
Le Christ répète cet enseignement : « Nul ne peut servir deux
maîtres ; ou bien il faut haïr l’un et aimer l’autre, ou bien se vouer à
l’un et faire fi de l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. »
(Matthieu, VI, 24). Mammon est le symbole de la richesse. Le pouvoir de
l’argent bafoue toute justice. Les oracles d’Amos contre les crimes d’Israël –
aux temps d’Ozias et de Jeroboam – le disaient aussi : « Parce qu’ils
vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales, parce
qu’ils brisent sur la poussière du sol la tête du pauvre et qu’ils égarent les
petits » (Amos, 2,6). L’amour de l’argent est un esclavage. Le désir
d’argent n’est jamais rassasié. La vraie richesse n’est pas sur terre, mais
dans les cieux : « il ne faut pas accumuler de trésors sur la terre
où la rouille et les mites rongent, où les voleurs percent et dérobent.
Accumulez des trésors dans le ciel où ne rongent ni les termites ni la rouille,
où les voleurs ne percent ni ne dérobent. Car où est ton trésor, là sera ton
cœur. » (Matthieu, VI, 19) C’est pourquoi au jeune homme riche qui veut
être parfait, Jésus dit « va vendre tes biens et donne les aux pauvres »,
car « je vous le répète : un chameau s’introduit plus aisément dans
le chas d’une aiguille qu’un riche dans le royaume de Dieu. » (Matthieu,
XIX, 21 et 23)
Les coléreux
Tous les damnés que nous venons de rencontrer partagent
une caractéristique : ils ont aimé (des faux dieux, le corps de leur
bien-aimé, la nourriture, l’argent. À la place de Dieu, leur amour s’est porté
sur des objets factices qui ont pris sa place dans leur âme. Avec ceux que
Dante rencontre dans le cinquième cercle de l’enfer, c’est à une autre forme du
mal qu’on a affaire. Ces damnés n’aiment ni rien ni personne. Dans leur âme, il
n’y a plus de place que pour eux-mêmes. Plantés dans la boue noire, ils
disent :
Nous étions tristes
dans l’air doux que le soleil réjouit,
ayant en nous les fumées chagrines (VII, 121-123)
« Fumées chagrines » : Dante écrit « accidïoso
fummo ». L’accidia identifiée par l’Église comme l’un des
péchés capitaux, l’acedia latine (« acédie ») est une paresse
morale qui éloigne l’individu de toute pratique religieuse, de toute
méditation. L’âme de l’« acédieux » est vide de toute chose excepté
lui-même. Ces esprits chagrins côtoient les coléreux, comme Filippo Argenti,
que Dante et Virgile renvoient brutalement: « Va-t-en d’ici avec les
autres chiens ! ».
Concernant la colère, si elle manifeste incontestablement
la perte de contrôle de soi de l’individu, il reste qu’elle n’est pas uniment
condamnée. Aristote, dans la Rhétorique, en donne une définition plutôt
neutre : elle est bien un mouvement spontané de l’âme, né du sentiment
d’une injustice ou mépris manifesté par un autre, mouvement qu’accompagne le
plaisir procuré par l’idée que l’on sera vengé. Définie ainsi, la colère
pourrait être la réaction normale d’un homme de bien injurié et, inversement,
pourrait-on encore qualifier d’homme de bien celui qui subirait sans la moindre
colère l’injure ?
En fait, le coléreux que Dante rencontre dans ce cinquième
cercle de l’enfer, est surtout un orgueilleux dont l’âme est vide de toute
forme d’amour. La colère visée ici n’est pas un simple mouvement naturel de
l’humeur, mais bien une disposition générale vide de tout germe de ce qui
pourrait conduire à un sentiment religieux.
Les hérétiques
Après ceux qui aiment mais se trompent d’objet, ceux dont
l’âme est vide de tout amour, voici l’arrivée de ceux dont l’âme est remplie de
malizzia, de méchanceté. Les hérétiques font partie de cette catégorie
ou, plus exactement, ils sont le point d’entrée dans cette catégorie. La
principale hérésie dont parle Dante est l’athéisme, ou plus exactement
l’épicurisme, c’est-à-dire, selon lui, la doctrine qui fait mourir les âmes
avec les corps. Avec une telle doctrine qui exclut la crainte du châtiment
après la mort, tout devient possible et l’âme peut maintenant s’adonner au mal,
non pas passivement comme c’était pour l’essentiel le cas pour les damnés
rencontrés dans les premiers cercles, mais activement. Un hérétique n’est pas
nécessairement un méchant accompli – ceux que Dante rencontre au chant X ont eu
des qualités qu’il admire et il est même l’ami du fils d’un athée connu à
Florence, Cavalcante Cavalcanti. Mais l’hérésie en quelque sorte déblaie le
terrain pour que la méchanceté puisse avoir libre cours. Si Dieu n’existe pas,
tout est permis, dira Dostoïevsky.
Les violents
Au septième cercle, lui-même divisé en trois gironi (cercles),
on rencontre les violents. Ils sont gardés par le Minotaure. Les violents se
distinguent en plusieurs catégories :
1)
les violents contre les autres qui sont plongés
dans un fleuve de sang bouillant. On trouve là une grande galerie de tyrans
criminels. Nombre de personnages shakespeariens devraient s’y retrouver :
Macbeth bien sûr accompagné de Lady Macbeth, mais aussi Richard III , Claudius
meurtrier de son frère, le père d’Hamlet.
2)
Les violents contre eux-mêmes, c’est-à-dire les
suicidés. On connaît les raisons chrétiennes de la condamnation du
suicide : personne ne peut disposer de sa propre vie qui dépend seulement
de Dieu – d’un certain point de vue, la violence contre soi-même est aussi une
violence contre Dieu. Kant condamne également le suicide : je ne peux
disposer de l’humanité en ma propre personne. Seuls ou presque les Stoïciens
défendent la légitimité d’une certaine forme de suicide.
3)
Les violents contre Dieu, contre la nature et
contre l’art. Les premiers sont les blasphémateurs, les seconds les sodomites
et les troisièmes, les usuriers. Dante consacre une place toute particulière
aux sodomites dont l’existence semble liée pour le poète à la décadence
annoncée de Florence. Que la sodomie sont considérée comme « contre
nature » est facile à comprendre, puisque la fonction naturelle de la
sexualité est orientée vers la reproduction. Le marquis de Sade, qui assume le
mal en retournant les valeurs chrétiennes traditionnelles défend précisément la
sodomie comme la manière de jouir sans procréer, une jouissance volontairement
vouée à la stérilité. Il peut semble curieux, en revanche, de voir figurer les
usuriers dans le rang des violents contre l’art. Il s’agit de l’art considéré
au sens de tous les moyens nécessaires à la vie. Les Arts dans les cités
médiévales regroupaient les divers corps de métiers. À Florence, les banquiers
formaient un des « Arts » les plus importants. Mais, selon la
tradition aristotélicienne reprise par le christianisme, s’il existe une usage
naturel de l’argent – comme intermédiaire dans les échanges faits en vue des
besoins – il existe aussi un usage « contre nature », c’est-à-dire « violent »
de l’argent, c’est l’usage qu’en fait l’usurier. Ce dernier, en effet, fait
produire de l’argent à l’argent. Le capital est comme le père qui produit des
intérêts, faisait déjà remarquer Aristote et c’est précisément en ceci que
l’usure est une profession contre nature. On avait déjà vu que l’avarice et la
prodigalité étaient des péchés qui conduisaient au troisième cercle de l’enfer,
mais il s’agit de péchés qui supposent seulement la passivité de l’âme, alors
que l’usurier est bien un méchant actif.
Fabricants de fausseté en tous genres
Au huitième cercle de l’enfer, lui-même divisé en fosses
concentriques – les « bolges » – on trouve toute une catégorie de
pécheurs qui partagent l’art, si l’on peut dire, de la tromperie. Ce sont tous
les fabricants de fausseté. Les violents sont méchants par leurs emportements,
chez ces pécheurs-là, il n’y a pas de violence apparence, mais une méchanceté
d’autant enracinée qu’elle est se cache. On troue les catégories
suivantes :
1)
les séducteurs, les ruffians et les flatteurs,
ceux qui se présentent eux-mêmes sous un jour faux, ceux qui vivent de la
séduction des séductrices (les souteneurs qui vivent des prostituées) ou qui
noient leurs interlocuteurs sous les paroles doucereuses jusqu’à leur faire
perdre la tête. La Thérèse de Giono, ou plutôt la Thérèse telle qu’elle se
raconte elle-même, est une séductrice et une flatteuse à la fois.
2)
Les simoniaques, disciples de Simon le
Mage : ces charlatans font trafic de leurs prétendues communications avec
Dieu, comme le seront ces vendeurs d’indulgence d’indulgences dénoncés par
Luther. Le simoniaque est un pervers puisqu’il pervertit la loi qu’il connaît
en tirant des avantages matériels du trafic des biens spirituels. Indirectement
Dante s’en prend à l’avarice des papes qui sont souvent à l’origine de la
simonie.
3)
Les mages et les devins : ceux-ci sont
aussi des spécialistes en mensonges. La divination (l’art de prédire l’avenir) est hors de portée de
l’esprit humain et donc il est à la fois monstrueux et injuste de prétendre
savoir ce que seul Dieu sait. Les sorcières de Macbeth annoncent bien l’avenir
mais sous une forme telle qu’elles encouragent Macbeth à se précipiter dans le
crime… qui lui sera fatal.
4)
Les prévaricateurs et les
concussionnaires : tous ceux qui manquent aux devoirs de leur charge (le
pécheur est déjà un prévaricateur puisqu’il manque à sa charge de chrétien) et
ceux qui usent de leur position pour percevoir des « pots-de-vin ».
Là encore, on est dans le règne du mensonge :l’office sert de masque au
trafic vil.
5)
Les hypocrites : ils sont fustigés dans
l’évangile : « Malheurs à vous (…) hypocrites qui ressemblez à des
sépulcres blanchis : au dehors, ils ont belle apparence, mais au dedans,
ils sont pleins d’ossements de morts et de toute pourriture. » Les
hypocrites peuvent se rattacher parfois aux concussionnaires et
prévaricateurs : Dante rappelle le cas de ces podestats qui confondent le
bien commun et leur bien propre.
6)
Les voleurs : ils auraient pu figurer parmi
les violents contre autrui (ceux qu’on trouve au septième cercle), mais Dante
considère que le vol est pire que la violence, parce qu’il y a encore dans la
violence une espèce de franchise : le violent voit sa victime en face
alors que le voleur agit par la fraude.
7)
Les conseillers perfides : dans la huitième
bolge du huitième cercle, Dante rencontre Ulysse ! Que fait donc là le
héros d’Homère ? C’est son intelligence qui l’a perdu et ses conseils ont
causé tant de mal et de souffrance. Les références que Dante multiplient aux
hommes politiques influents de son époque convergent toutes vers le même
point : une intelligence maligne.
8)
Les semeurs de discordes : il y a là tous
ceux qui provoquent les séditions et les guerres civiles mais aussi les
schismatiques qui sèment la discorde la plus grave, celle qui divise la
communauté des croyants.
9)
Les faussaires et les falsificateurs : il y
a les faussaires, alchimistes par exemple, qui falsifient les métaux et visent
à faire prendre le vil plomb pour de l’or, mais aussi les falsificateurs en
parole, comme celui qui persuade les Troyens de laisser en entrer le cheval de
bois conçu par Ulysse, et encore ceux qui se déguisent et se font passer pour
quelqu’un d’autre. On remarquera que longtemps la falsification de la monnaie
fut considérée comme un crime majeur, puni de la peine de mort.
On remarque que dans ce huitième cercle ne figurent ni
massacreurs d’enfants, ni violeurs, ni profanateurs. Les crimes qui sont commis
ici sont des crimes qui concernent la vérité : faire passer le plomb pour
l’or, faire passer le mensonge pour une parole sincère, intervertir les
identités. Ces crimes sont exceptionnellement graves car ils ne font de tel ou
tel particulier leur victime, c’est la raison humaine qui est pervertie en son
fond et pourrait rendre impossible l’existence même de la communauté des
hommes. Que le Thérèse de Giono ait tué son Firmin, c’est assez secondaire, si
on ose dire. Le mal véritable réside dans cette duplicité qu’elle revendique
quand elle affirme avoir entièrement feint son attachement à Mme Numance. Et le
plus grave est peut-être qu’elle feint cette duplicité puisque rien ne permet
de savoir si la version de « l’autre », la version qui parie sur la
sincérité de Thérèse dans ses liens avec cette « maman » de
substitution, est vraie ou fausse.
Les traîtres
Au fin fond du puits de l’enfer, dans le neuvième cercle
où se trouvent les plus damnés d’entre les damnés, voilà les traîtres de toutes
sortes : traîtres à leurs parents, traîtres à leur patrie et à leurs amis,
traîtres envers leurs bienfaiteurs. Les traitres comme les violents font un mal
direct mais par la dissimulation et tous les procédés des faussaires, menteurs
et autres hypocrites qui peuplent le huitième cercle.
Propos d’étape
Cette visite guidée de l’enfer sous la conduite de Dante
nous éclaire sur ce qui a constitué les figures dominantes du mal dans notre
culture chrétienne occidentale pendant deux millénaires ou presque. Il ne
s’agit pas de savoir si on croit ou non que l’enfer existe pour les âmes des
méchants. Il s’agit évidemment de la définition des crimes et leur
hiérarchisation. Les violents sont moins damnés que les faussaires, parce que la
violence est en quelque sorte plus naturelle que le mensonge et la
falsification. La violence part des corps, des emportements émotifs, des
passions alors que le mensonge corrompt radicalement l’âme. On pourrait en
contrepoint de l’enfer dantesque définir une liste de vertus leur
hiérarchisation, mais notre problème est le mal, et non point la vertu.
Conclusions : la réalité du mal
Au terme de ce parcours à travers les figures du mal, nous
pouvons essayer de répondre à la question portant sur la nature même du mal et
sa réalité, telles qu’elles peuvent apparaître dans les diverses problématiques
dont témoignent les œuvres au programme.
Dans son essai sur Le mal, Vladimir Jankélévitch
distingue trois niveaux et à dire vrai trois stades du mal. Le premier est celui
du mal d’absurdité – il y aurait une absurdité constitutionnelle de la vie
humaine – le mal de scandale et enfin la méchanceté proprement dite. Entre ces
trois, il y a une gradation. Sans suivre en tout Jankélévitch, nous pouvons
commencer comme lui par ce mal qui se manifeste dans le désordre inhérent au
réel.
Le mal, confusion et absurdité
L’absurde se manifeste d’abord dans la confusion. La nuit
est une des représentations du mal dominante dans Macbeth, pièce nocturne s’il
en est (cf. infra) : c’est parce que la nuit produit la confusion et tous
les monstres qui hantent l’imaginaire humain profitent de l’obscurité pour
apparaître. Tout est chamboulé et aucun ordre rationnel ne se reconnaît plus
dans le monde : tout est sans queue ni tête, dit-on familièrement.
« The time is out of joint » dit Hamlet (Acte I, v, 188), le temps
est hors de ses gonds ! Si le temps est hors de ses gonds, c’est que le
frère tue le frère pour en épouser la femme, et le « pauvre Hamlet »
doit tenter de « rejointer » ce temps. Et c’est encore cette
désarticulation du temps qui domine Macbeth. Les sorcières annoncent l’avenir,
mais elles parlent par énigmes et Macbeth n’en perçoit que des fragments et ne
comprend rien au double sens. Ne comprenant ce que peut être un homme qui n’est
pas né d’une femme, il se croit invincible et cela le perdra … comme les
sorcières l’avaient annoncé.
L’absurdité commence dans la confusion. L’homme est
naturellement un animal double, amphibie dit Jankélévitch qui suit Kant et la
duplicité n’est jamais une qualité mais au contraire l’un des pires vices. La
Thérèse des Âmes fortes est la duplicité incarnée. Double duplicité
d’ailleurs, si l’on peut dire : est-elle Thérèse qui se raconte elle-même
ou est-elle Thérèse racontée par « l’autre » ? Et cette Thérèse
qui se raconte elle-même se vante de sa duplicité: elle affirme avoir couvert
Mme Numance de preuves d’amour pour mieux se dissimuler et mieux faire du mal à
ce couple qui n’a fait que bien à Thérèse et Firmin. Mais comment la
simulatrice, la perverse qui n’aime que tromper son monde peut-elle en même
temps dire la vérité sur elle-même. Dans le discours de Thérèse, il y a quelque
chose du fameux paradoxe d’Épiménide le Crétois qui affirmait que « tous
les Crétois sont des menteurs ». La phrase « je mens » quand
elle est énoncée apparaît comme l’exemple classique de la contradiction
performative, le pur non sens et cette indécidabilité dans laquelle le lecteur
des Ames fortes se trouve à la lecture du roman tient précisément à ce
désaccord de la pensée avec elle-même qui, en quelque sorte, structure tout le
récit.
Mais cette duplicité n’est pas nécessairement
intentionnelle. Elle n’est malveillante que secondairement. Car elle semble
plutôt renvoyer à l’essence humaine elle-même. Thérèse se croit spécialement
méchante, elle trouve même dans cette méchanceté sa seule jouissance – du moins
c’est qu’elle veut faire croire – mais elle n’est peut-être qu’ordinairement
méchante. Il y a sûrement aussi une espèce de méchanceté involontaire ou
particulièrement perverse dans ce couple Numance, ces deux belles âmes qui
affichent une générosité sans faille mais apparaissent comme des calculateurs
qui ont prévu le déroulement des évènements et semblent manipuler le couple
Thérèse-Firmin sans qu’on sache bien dans quel but.
De même, la méchanceté de Macbeth n’est pas la méchanceté
diabolique d’un Richard III. Macbeth est un brave – c’est pourquoi le roi
Duncan le récompense du titre de « thane de Cowdor » – mais tout
brave qu’il soit face à l’ennemi, il semble incapable de se diriger lui-même.
Les sorcières lui indiquent son destin dans lequel il fonce tête baissée. Mais
au moment de passer à l’acte, il tergiverse. Le scrupule moral, le sens du
devoir, le conduiraient bien à refuser ce destin royal louche. Il se laisse
pousser au crime par Lady Macbeth qui lui laisse entendre qu’il n’est pas un
homme : ce combattant manque de virilité. Il suivra, halluciné, le
poignard qui se présente à lui en flottant devant ses yeux. Il tue les deux
chambellans sans raison. Il constate que les prophéties se réalisent pour ce
qui concerne ses ambitions mais pense pouvoir détourner le destin quand
l’avenir lui est plus sombre, ce qui le conduit à projeter d’assassiner Banquo
et son fils. Il est donc toujours en quelque sorte à côté de lui-même dans un
monde incohérent, où les forêts peuvent marcher.
Jankélévitch remarque :
il est inhérent à l’hominité même de l’homme de ne prendre
conscience d’une fonction qu’en la troublant. Jamais un contenu de conscience
n’est purement et uniquement lui-même ; en d’autres termes, dans le monde
de l’âme, ce qui est n’est pas ce qu’il est ; l’impureté de notre être
spirituel défie l’identité analytique et tautologique des logiciens de telle
sorte que la copule « être » signifie toujours
« devenir » ; ce qui revient à dire : il est impossible de
définir, expliquer ou caractériser un homme dans l’instant et séparément de
tout contexte, il est impossible de comprendre entièrement celui qu’on abstrait
de ses circonstances.[64]
Ce qu’est Thérèse, on ne peut le dire, elle est A et non
A, elle est bien un défi au logicien accroché à son principe d’identité, tout
comme l’action d’un individu dont le destin est annoncé est proprement
illogique, bien que ce soit par cette absurdité que le destin, finalement, s’accomplisse.
Cette absurdité originelle n’est-elle qu’apparence, liée à
notre méconnaissance du bien ? Il suffirait de savoir pour retrouver le
bon chemin, marcher toujours dans le bon sens. Mais ce n’est pas le cas. Comme
le dit encore Jankélévitch,
Les valeurs forment non pas une cité intelligible mais une
sorte de firmament déchiré, c’est-à-dire que chacune d’elles se proclame le
centre de l’univers, sans nul souci des autres ; chacune d’elles veut
toute la place, fait comme si les autres n’existaient pas, de même que chacune
de ses voluptés successives est pour l’amant versatile un présent éternel et
absolument incomparable aux autres.[65]
Ainsi la tragédie de l’homme soumis à son destin
laisse-t-elle la place à la tragédie de l’homme pris entre des valeurs en conflits.
Lady Macbeth et Thérèse se présentent comme des figures du mal, mais elles sont
des « âmes fortes » pour reprendre le titre de Giono. La constance,
l’intelligence, la maîtrise de soi sont des qualités qui définissent la
personne vertueuse et ici elles qualifient deux figures du mal. Inversement, on
peut dire Macbeth et, à moindre degré Firmin, incarnent des caractères faibles,
pusillanimes, vite abattus par l’adversité, dominés les fortes femmes qu’ils
ont épousés. Ce sont des méchants qui n’ont pas la force d’être vraiment
méchants et sont tirés à hue et à dia par les circonstances. Cette méchanceté
inconstante, et même inconsistante, Machiavel l’avait relevée dans le portrait
qu’il nous donne de Giovanpagolo, le seigneur tyrannique de Pérouse. Celui-ci
laisse entrer désarmé Jules II dans sa ville et se laisse faire prisonnier sans
résister. Machiavel commente :
Les hommes qui accompagnaient le pape notèrent sa témérité et
la lâcheté de Giovanpagolo. Ils ne purent comprendre comment celui-ci, pour acquérir
une gloire éternelle, ne s’était pas emparé aussitôt de son ennemi et n’avait
pas réalisé un riche butin, le pape étant accompagné de tous ses cardinaux et
de leur luxe. On ne pouvait penser qu’il s’était abstenu par bonté ou par
scrupule de conscience. Car il ne pouvait naître aucun sentiment de pitié dans
le cœur d’un homme violent, qui couchait avec sa sœur et qui, pour régner,
avait assassiné ses cousins et ses neveux. On en conclut que les hommes ne
savent être ni honorablement mauvais ni parfaitement bons. Si une mauvaise
action a de la grandeur, ils ne savent pas l’accomplir.
Ainsi Giovanpagolo, qui ne se souciait pas d’être incestueux
et un parricide notoire, ne sut pas, ou, plus exactement n’osa pas, alors qu’il
en avait l’opportunité, accomplir une entreprise où chacun aurait admiré son
courage et qui aurait laissé de lui un souvenir éternel. Car il eût été le
premier à montrer aux prélats combien sont peu dignes d’estime ceux qui vivent
et règnent comme eux. Il aurait accompli une action dont la grandeur
aurait de loin surpassé l’infamie et les risques qu’elle pouvait impliquer.[66]
Giovanpagolo n’a pas su commettre cette mauvaise action
ayant « quelque grandeur ou magnanimité » qui aurait contribué à
démystifier le pouvoir ecclésiastique, l’une des principales sources de la
corruption du peuple italien. Machiavel, dont Giono dit qu’il est un bon
connaisseur de l’âme humaine[67], constate
que les hommes ne parviennent à être ni complètement bons, ni totalement
mauvais.
Incohérence, désordre, absurdité, inconstance, voilà le
terreau premier du mal.
L’homme est-il responsable du mal ?
Si on en croit Jean-Jacques Rousseau, la réponse à cette
question est évidente. L’homme étant « actif », disposant
naturellement de la faculté de juger, est responsable du mal qu’il fait. Et
même, pour Rousseau, les hommes, individuellement, sont responsables du mal
qu’ils font. Ils ne peuvent invoquer ni quelque mal métaphysique d’une nature
mauvaise essentiellement, ni le péché originel qui remonte à Adam et que, finalement,
on ne saurait vraiment nous imputer personnellement. Comment les bébés qui
viennent de naître n’ont jamais mangé aucun fruit défendu pourraient-ils être
tenus pour responsable d’un mal qu’ils n’ont pas encore commis ? Dans les Confessions,
saint Augustin repère le mal au berceau. L’enfant est, ab initio, un pécheur. Rapportant combien il était avide du sein de
sa nourrice, il confesse :
Je péchais donc dans mon enfance, lorsque l’amour de ces
choses vaines me les faisait préférer à celles qui sont solides et
utiles : ou pour mieux dire lorsque j’aimais les unes et que haïssais les
autres. (Confessions, I, XIII)
Rousseau, au contraire, soutient qu’il y a une sorte
d’innocence originelle en l’homme, cette innocence de l’homme à l’état de
nature, tel que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes nous le peint. Si l’homme social est devenu méchant, c’est
le malheureux cours de l’histoire qui a renversé cette heureuse condition
naturelle. Pour Rousseau, loin qu’il y ait un mal originel, il y a, au
contraire, au fond de chaque homme une tendance innée au bien :
Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste
voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et
libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à
Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses
actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes,
que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un
entendement sans règle et d'une raison sans principe.
C’est précisément pourquoi chaque homme est entièrement
responsable du mal qu’il fait. Car si le mal originel, l’humanité est mauvaise
et comment chaque individu pourrait-il être responsable d’un mal aussi
générique ? Les scorpions ne sont pas responsables que le créateur les ait
conçus afin qu’ils piquent les autres vivants ! Mais précisément, les
hommes ne sont pas des scorpions. Rousseau au contraire qu’il y a en tout homme
une tendance naturelle au bien :
Mais croyez-vous qu'il y ait sur la terre entière un seul
homme assez dépravé pour n'avoir jamais livré son cœur à la tentation de bien
faire ? Cette tentation est si naturelle et si douce, qu'il est
impossible de lui résister toujours ; et le souvenir du plaisir qu'elle a
produit une fois suffit pour la rappeler sans cesse.
Une philosophie de la liberté comme celle de Rousseau ne
peut en effet que postuler cette tendance fondamentale au bien qui, seule, rend
l’homme pleinement responsable du mal qu’il fait. On retrouve une approche
assez semblable chez Kant.
On a fait de Kant une sorte d’Augustin ou de janséniste
des Lumières. C’est à tort. Son ouvrage sur La religion dans les limites de
la simple raison, qui lui valut des ennuis avec la censure de l’État
prussien, dit à peu près le contraire de ce que les misanthropes veulent lui
faire dire en reprenant, l’air désolé, les formules sur le « mal
radical » et le « bois tordu dont est fait l’humanité ». Le
point de départ de ce texte est, en effet, que l’homme a certes des penchants à
faire le mal, mais aussi et surtout des « dispositions originaires au
bien ». Encore, ce penchant au mal doit-il être différencié. Nous pouvons
faire le mal en raison de la fragilité de la nature humaine (« j’ai
bien le vouloir, mais l’accomplissement fait défaut »), c'est-à-dire de la
faiblesse de la volonté (le problème de « l’acrasie »). Nous
pouvons encore faire le mal en mêlant des motifs impurs à la loi morale :
j’observe la maxime morale mais pour de mauvaises raisons. La méchanceté ou la
corruption du cœur humain ne vient qu’en troisième position des raisons que
nous avons de faire le mal. C’est pourquoi
La proposition : l’homme est mauvais, ne peut
d’après ce qui précède avoir un autre sens que celui-ci : il est conscient
de la loi morale et il a cependant admis dans ses maximes une occasionnelle
déviance par rapport à elle. (VI-32)[68]
Si on peut appeler ce penchant un « mal
radical », il s’agit cependant, dit Kant, d’un mal que nous avons
contracté nous-mêmes et dont, par conséquent, nous pouvons nous débarrasser.
Pour comprendre le sens des thèses kantiennes sur le
« mal radical », il faut en saisir le rôle stratégique : elles
sont d’abord dirigées contre les thèses de la bonté naturelle de l’homme qui
aurait été perverti par la civilisation, c'est-à-dire, finalement, par l’usage
de l’entendement. Donc les thèses sur le mal radical sont donc le point de
départ de la défense de la civilisation, c'est-à-dire de la capacité qu’à
l’homme de tirer de lui-même les moyens de s’améliorer. Et c’est pourquoi Kant
s’en prend à cet autre vice qu’est la misanthropie et à ceux qui tournent en
dérision l’idéal philosophique de la paix perpétuelle et l’idéal théologique de
l’amélioration de tout le genre humain (cf. VI,34).
L’exposition même de ce « mal radical » démontre
plutôt qu’il n’est pas si radical que ça ! Bien que son existence puisse
être prouvée empiriquement, Kant soutient que son origine ne peut résider ni
dans la sensibilité et « dans les inclinations qui en dérivent »,
« comme on a pris l’habitude de le dire communément », ni dans la
corruption de la raison législatrice. Ce que prouve le fait que
L’homme (même le plus détestable), quelles que soient les
maximes dont il s’agit, ne renonce pas à la loi morale pour ainsi dire à la
manière d’un rebelle (en refusant l’obéissance). La loi s’impose bien plutôt à
lui de manière irrésistible en vertu de sa disposition morale ; (VI,36)
C’est pourquoi, au total, la malignité humaine n’est pas méchanceté
au sens strict du terme que perversion du cœur qui est compatible avec
la disposition originaire au bien parce qu’elle « trouve naissance dans la
fragilité de la nature humaine qui n’est pas assez forte pour suivre les
principes qu’elle a adopté » (VI-37). Autrement dit, le mal n’est en rien
quelque chose de positif ; il ne naît que d’un manque – un manque de force
de la nature humaine. Ce à quoi Rousseau n’aurait rien à objecter. La
conscience a toujours tendance à suivre la voie de la nature, mais placé dans
la société, l’homme est souvent trop faible et se laisse corrompre, comme ne
cesse de le dire le vicaire savoyard.
Il y a donc un optimisme fondamental dans toute vision qui
rend l’homme pleinement responsable du mal. Mais cette conception optimiste ne
se retrouve pas, loin de là, dans Macbeth. La tragédie de Macbeth est
placée tout entière sous le signe de la fatalité. On l’a déjà noté : la
nuit en est l’arrière-plan et elle désigne la confusion du monde, le mal
partout répandu et qui va se manifester dans le crime. En second lieu, les
sorcières qui sont appelées les « femmes fatales » apparaissent comme
les véritables instigatrices de la tragédie. Même Lady Macbeth, organisatrice
consciente et méthodique de l’assassinat du roi Duncan, est incapable de tenir
jusqu’au bout le rôle qu’elle s’est assignée (cf. infra). C’est là que réside
proprement le tragique : l’enchaînement méthodique des faits semble
inéluctable et conduit au crime.
Mais cette opposition, que l’on retrouve entre la vision
de la liberté de Rousseau et Kant et la destinée tragique de l’homme pris dans
cette histoire de vie et fureur racontée par un idiot, est plus générale. On
pense à la formule bien connue de Gramsci : pessimisme de l’intelligence
et optimisme de la volonté. L’intelligence anticipe en projetant le passé sur
l’avenir et par sa nature même elle doit se refuser à l’espoir, rejeter toute
illusion consolatrice. La vérité est souvent amer et l’intelligence a d’abord
affaire à la vérité. « Lasciate ogne speranza, voi ch’entrate »,
ce n’est pas seulement ce qui attend celui qui franchit la porte dolente, c’est
aussi ce qui doit se dire celui qui veut comprendre. Mais l’action,
c’est-à-dire tout ce qui en nous est causé par la volonté présuppose au
contraire la représentation d’un but souhaitable. Pour bien agir, il faut
nécessairement croire qu’une vie meilleure est possible et que la vertu nous
rendra dignes d’être heureux. Entre un mal nécessaire mais excusable, somme
toute, et un mal librement décidé, inexcusable, c’est le deuxième qui laisse
encore le plus d’espoir.
Le mal et la passion
Machiavel soutient qu’on doit considérer que les hommes
sont méchants, c'est-à-dire « ingrats, changeants, simulateurs et
dissimulateurs, lâches devant les dangers, avides de profits »[69] C’est
ainsi, en tout cas qu’apparait une bonne partie des personnages des Âmes
fortes.
Dans Les âmes fortes, Thérèse revendique sa
capacité à décider elle-même le mal, elle en assume la pleine responsabilité,
même si la réalité même de ce mal n’est pas complètement avérée. Alors que le
mal semble priver la vie de tout sens, ainsi que nous en avons fait l’hypothèse
au début de chapitre, Giono résume
l’histoire de Thérèse ainsi : « s’il n’y avait pas le mal, la vie ne
voudrait rien dire. »[70] Dans un de
ses moments d’auto-analyse, Thérèse se dépeint elle-même :
Il n’y avait pas de doute ; je touchais du doigt
l’important. Une fois mes idées bien éclaircies, je me mis à imaginer l’avenir.
Il y avait certainement mieux à faire que de rester tout le temps le museau au
bord du trou. Le furet ne mange pas de viande. Voilà pourquoi je me foutais de
l’argent. Il boit le sang. Si je trouve quelque part du sang à boire, ça
vaudrait peut-être la peine de me glisser dans le terrier. Je me dis
« Tu as trouvé, maintenant, dors. »[71]
Voilà la Thérèse traitresse ou la Thérèse maléfique. Mais
le roman nous livre le portrait d’une autre Thérèse, aimante. Ce qui unit ces
deux portraits inconciliables, c’est que Thérèse est entièrement dominée par
son imagination.[72]
L’adoration et la volonté maléfique prennent leur source en effet au même lieu
qui le lieu même de la passion, l’imagination. La passion de Thérèse fait écho
à la passion d’être généreuse de Mme Numance.
La réalité du mal renvoie aux passions. Ce n’est pas tout
à fait par hasard que la très partie du corpus des œuvres de philosophie morale
fait du refus de la passion le corollaire de la recherche de la vie bonne. La
passion de dominer se révèle entièrement criminelle dans la tragédie de
Macbeth. L’amour de l’argent joue un rôle important dans l’intrigue des Âmes
fortes : c’est ce qui conduit Firmin à devenir l’intermédiaire qui
orchestre la marche vers le dénouement. Pourtant, la raison ne peut pas
grand-chose contre les passions. Seule une passion peut combattre une autre
passion. Si la plupart des passions est maléfique, la tentation de bien faire,
si pure et si douce peut s’imposer, mais cela n’est pas facile du tout, ainsi
que le rappelle le vicaire.
Se plaire à bien faire est le prix d'avoir bien fait, et ce
prix ne s'obtient qu'après l'avoir mérité. Rien n'est plus aimable que la
vertu ; mais il en faut jouir pour la trouver telle. Quand on la veut
embrasser semblable au Protée de la fable, elle prend d'abord mille formes
effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne qu'à ceux qui n'ont point
lâche prise.
Bref, la passion du bien ne peut s’imposer qu’après un
entraînement sévère. Mais Aristote définissait déjà la vertu morale comme une
disposition acquise par habitude. Mais, en sens inverse, les vices exigent, eux
aussi de l’entraînement. Il y a un terreau pour la faute, si vite faite, pour
le moment de mauvaise humeur qui vous rend méchants, pour la colère, souvent
excusable quand on se sent victime d’une injustice, pour la petite faiblesse
qui fait succomber à la tentation. Pour passer de la faute à la méchanceté, il
faut tout un processus, la répétition des fautes, le plaisir pris à la faute –
car il faut bien que la faute nous fasse du bien, qu’on puisse la prendre pour
un bien, si on veut expliquer la diabolique persévérance. Pour Macbeth, les choses
ont l’air d’aller vite, mais c’est l’illusion théâtrale qui donne cette
impression. Entre la première rencontre avec les « femmes fatales »
et le meurtre de Duncan, entre le meurtre de Duncan et l’extermination de la
famille de la famille de Macduff, il y a une gradation, de remords qui suivent
l’assassinat du roi aux actions quotidiennes du tyran sanguinaire, la première
faute en a entraîné d’autres et développé cette aptitude au mal qui caractérise
Macbeth au moment où il va être défait et avoir la tête tranchée.
Donc les passions mauvaises – les passions tristes, dirait
Spinoza – sont le terreau du mal, mais elles ne sont pas encore la méchanceté.
Pour devenir méchant, il faut aussi « y mettre du sien ». Il faut le
concours de la mauvaise volonté. Mais l’explication pourrait sembler peu
convaincante : pourquoi l’homme est-il méchant ? Parce qu’il a une
mauvaise volonté. Qu’est-ce qu’une mauvaise volonté ? La méchanceté. Donc
l’homme est méchant parce qu’il est méchant et l’opium fait dormir parce qu’il
a une vertu dormitive.
Plotin, critiquant ceux qui veulent réduire le mal à une
faiblesse de l’âme, affirme que
cette faiblesse se trouve dans les âmes qui ont chuté, qui
sont impures et qui n’ont même pas été purifiées ; elle ne vient pas du
fait que quelque chose leur a été enlevé, mais en raison de la présence en elle
d’un élément étranger, comme dans le corps la présence de phlegme ou de bile.[73]
Quel est cet élément étranger qui fait basculer Macbeth
dans le meurtre ? Voilà ce qu’il faudrait élucider que l’on n’élucide pas.
Plotin donne une explication, la matière obscurcit l’âme :
la matière obscurcit l’illumination, c’est-à-dire la lumière
qui vient de là-bas, en se mélangeant à elle, elle l’affaiblit : c’est
elle qui provoque le devenir et la cause de la venue de l’âme en elle. Car
l’âme ne serait pas venue dans quelque chose qui n’était pas présent. Voilà en
quoi consiste la chute de l’âme : venir de cette façon dans la matière et
s’affaiblir, puisque toutes ses puissances ne sont pas présentes pour exercer
leur activité ; la matière empêche en effet cette présence, parce qu’elle
s’empare du lieu que l’âme occupe, et qu’elle contraint cette dernière pour
ainsi dire à « se contracter » en rendant mauvais ce qu’elle a acquis
par une sorte de rapt, jusqu’à ce que l’âme soit capable de remonter. La
matière est donc cause de la faiblesse de l’âme et cause de son vice.[74]
Ici, Plotin semble tout près de ces gnostiques qu’il
critique si sévèrement. Il y a un être du mal, une conception substantielle du
mal qui serait vraiment quelque chose. Le mal pourrait n’être qu’un manque
d’être, ou bien n’être mal que relativement à notre connaissance tronquée du
réel : les tremblements de terre ne sont un mal que pour nous, pauvres
humains, mais en eux-mêmes ils sont totalement neutres et découlent tout
simplement des lois de la tectonique des plaques qui ne sont ni bonnes ni
mauvaises. Alors pourquoi la matière serait-elle le mal ?
Jankélévitch prend ici une position radicalement opposée à
celle de Plotin :
Le mal n’existe pas, si par existence on veut dire une
chose qui est, une substance, un ludion dans son bocal. Il n’y a pas de microbe
du mal. Le mal n’est pas ceci ou cela, en ce sens par exemple
qu’il serait à chercher dans l’instinct, ou le plaisir, ou les sens ou la
nature corporelle. Il n’est ni quelque chose ni quelque part. Il n’y a pas de
mal, il y a des méchants et des dispositions perverses de la volonté.[75]
Que le mal ne soit ni le plaisir, ni la nature corporelle,
tant Macbeth que Thérèse le montre. Lady Macbeth laisse entendre que son mari
manque d’ardeur au lit et Thérèse reste parfaitement froide vis-à-vis des
choses de l’amour, même si elle contente son Firmin quand il s’agit d’obtenir
quelque chose de lui...
Évidemment, si le mal n’existe pas, on ne peut pas vouloir
le mal et en ce sens précis est indiscutable la maxime socratique selon
laquelle « nul n’est méchant volontairement ». Mais il y a de la
volonté mauvaise – par opposition à la bonne volonté qui seule est vraiment
bonne selon Kant. La méchanceté n’est rien d’autre que cette mauvaise volonté.
Cependant, cette mauvaise volonté reste assez énigmatique. De quelque manière
qu’on aborde le problème, il a tout l’air d’un puzzle dont les pièces ne
s’accorderont jamais.
Soit le mal est la faute de l’homme mais ce n’est pas une
véritable explication. Car si l’homme fait le mal, il faut bien qu’il ait la
capacité de faire le bien et même une inclination dans ce sens. Mais alors
pourquoi fait-il le mal ? Pourquoi ne veut-il pas ce qu’il doit vouloir de
manière autonome ? On connaît la tirade de Médée, qui tue ses enfants pour
se venger de Jason qui l’abandonne: « je vois le meilleur, je l’approuve
et je fais le pire ». C’est la passion qui saisit Médée, la furie contre
Jason, à laquelle elle s’abandonne. La haine conduit au pire. Mais Médée
était-elle libre de ne pas sombrer dans la haine ? Elle n’a pas décidé le
pire, mais elle le fait pourtant.
Soit le mal est explicable, mais alors il n’apparaîtra
plus comme un mal moral à condamner sans réserve mais plutôt comme un défaut
dont on ne peut nous tenir véritablement rigueur ou mal exogène dont il faut
simplement savoir se garder. Ou alors comme une cause extérieure dont il
faudrait savoir se garder. Dans ce mal initial qu’est le péché d’Adam, nous
avons, comme le dit Jankélévitch, quatre personnages dans cette grande mise en
scène : le tenté, Adam, l’objet tentant, la pomme, la tentatrice,
intermédiaire féminin, représentant la beauté tentatrice, la beauté du diable,
et enfin le grand tentateur, le serpent. Ce schéma pourrait bien fonctionner
pour Macbeth : il est tenté par la couronne royale, Lady Macbeth joue le
rôle d’Ève et les « femmes fatales » sont le grand tentateur
diabolique. Mais il faut convenir que les quatre personnages ne font qu’un,
qu’ils sont l’homme lui-même qui est à lui-même son propre serpent. Il est et
il n’est pas la cause de son mal, puisqu’il est le tentateur et le tenté.
Aucune de ces conceptions ne tient complètement,
logiquement, la route. L’analyse du mal nous conduit toujours dans ces apories.
Pour conclure laissons la parole à Hegel qui définit le Mal relativement à la
conscience morale :
La conscience morale, en tant que subjectivité formelle, est
tout simplement le fait d’être sur le point de se renverser en Mal ; l’une
et l’autre, la moralité et le Mal, ont leur racine commune à même la certitude
de soi-même, qui est pour soi, qui sait et qui décide pour soi.
L’origine du Mal en général réside dans le mystère de la
liberté, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de spéculatif, dans la nécessité où
elle se trouve de sortir de la naturalité de la volonté et d’être intérieure
face à elle.[76]
L’origine du mal nous ramène donc à la certitude de la
conscience de soi, à la présence à soi ou à la non-présence à soi dont nous
avons déjà parlé à propos de l’analyse de la banalité du mal. Présence à soi,
c’est bien pour la volonté la possibilité d’être intérieure face à soi. Et le
mal pourrait alors n’être pas autre chose que l’aliénation c’est-à-dire
l’extériorité de la conscience par rapport à elle-même, devenue étrangère à
elle-même.
Bibliographie
Arendt, Hannah, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la
banalité du mal, Gallimard, Folio, 1997
– La vie de l’esprit, PUF, réédition Quadrige,
2005
Aristote, L’éthique
à Nicomaque, GF-Flammarion, traduction de Pierre Remo Bodeï
Cicéron, Des fins des biens et des maux in Traité
des devoirs, III.
Dante, La divine comédie, trois volumes,
GF-Flammarion,
Jankélévitch, V., Le mal in Philosophie
morale, Flammarion, collection « Mille et une pages »
Hegel, Principes de la philosophie du droit, PUF,
« Quadrige », 2003, traduction de J-F. Kervégan. (Est essentiellement
concernée ici la deuxième partie, « La moralité »)
Kant, E., La religion dans les limites de la simple
raison, Vrin, 1994
Leibniz, Théodicée, GF-Flammarion.
Platon, Gorgias
Plotin, Traité 51, Que sont les maux et d’où
viennent-ils?, GF-Flammarion, 2010, traduction
Laurent Lavaud.
— Contre les Gnostiques, in Énnéade II, 9, édition
Bréhier, Les Belles Lettres.
Terestchenko, M., Un si fragile vernis d’humanité. Banalité
du mal. Banalité du bien, La Découverte, 2005.
Welzer, H., Les exécuteurs, Gallimard,
NRF-Essais, 2007, traduit de l’allemand
[3] E. Kant,
Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
VIII, 17, cité dans la traduction de Luc Ferry, édition de la Pléiade,
Gallimard, 1985
[6] Kant : Projet de paix
perpétuelle. C’est certainement à Rousseau que pense Kant quand il parle de
celui pour qui la constitution républicaine « devrait être un État
d’anges » (viii-366)
[7] « Vous qui entrez, laissez toute
espérance, » (Dante, L’enfer, III, 9), cité dans l’édition
Jacqueline Risset, GF-Flammarion, 1985
[9] A. Fagot-Largeault, Leçon inaugurale au
collège de France, 1er mars 2001, chaire de philosophie des sciences
biologiques et médicales.
[10] S. Freud, Le malaise dans la civilisation,
traduction de B. Lortholary, Seuil, collection « points », 2010, p.
64
[15] Marcel Conche, op. cit. 46. Le témoignage
est celui de Pelagia Lewinska, Vingt mois à Auschwitz, Paris, 1945
[18] Saint Augustin, Confessions, livre I,
chap. XIX, cité ici dans la traduction d’Arnaud d’Andilly.
[20] En France, c’est Louis XVI qui abolit la
« question » par deux décrets de 1780 et 1788, témoignage évident de
la progression de l’esprit des Lumières dans les plus hautes instances de
l’État.
[22] A.D. de Sade : LA philosophie
dans le boudoir ou les instituteurs
immoraux, Gallimard, 1976, coll. Folio, préface de Yvon Bélaval,
page 253
[27] Cronos saisit de la main gauche les organes
génitaux de son père et c’est depuis ce temps que la gauche est signe
funeste...
Leibniz,
Dialogue sur la liberté, in Système nouveau de la nature et de la
communication des substances, GF-Flammarion, 1994, p.50
Leibniz,
Confessio philosophi – Profession de foi du philosophe, Vrin,
2004, p.55
Leibniz,
Conversation avec Sténon, in Discours de Métaphysique et autres textes,
GF-Flammarion, 2001, p.123
Leibniz,
Confessio philosophi, op. cit. p. 93
[36] Il suffit de renvoyer le lecteur intéressé
au livre de Georges Friedmann, Leibniz et Spinoza, Gallimard, 1946,
devenu malheureusement introuvable.
[38] Le Protagoras
et le Menon sont cites d’après la
traduction de Léon Robin (Œuvres de Platon dans l’édition de la Pléiade).
Le Gorgias est cité d’après la
traduction de M. Canto, GF Flammarion.
[53] H. Welzer, Les exécuteurs. Des hommes
normaux aux meurtriers de masse, traduit de l’allemand par Bernard
Lortholary, Gallimard, 2007, collection « Nrf - Essais »
[58] K. Marx : Communisme et propriété, in Ébauche
d’une critique de l’économie politique, manuscrits de 1844, Œuvres II, La
Pléiade
[60] M. Henry :Karl Marx, I, Une
philosophie de la réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel, 1991, p.143
[61] Kant : Projet de paix perpétuelle. C’est
certainement à Rousseau que pense Kant quand il parle de pour qui la
constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (viii-366)
[66] Machiavel, Discours sur la première
décade de Tite-Live, I, in Œuvres, Robert Laffont, collection
« Bouquins », traduction de Christian Bec, p. 238-239.
[68] Nous citons ici la pagination de l’édition
princeps de l’Académie de Berlin, indiquée dans toutes les bonnes éditions des
œuvres de Kant en français.
[70] J. Giono, Carnet du 24 janvier 1949,
cité par Robert Ricatte, in J. Giono, Œuvres romanesques complètes, la
Pléiade, tome V, Gallimard, 1980, p. 1033.
[73] Plotin, Traité 51 : Que sont les
maux et d’où viennent-ils?, GF-Flammarion, 2010, traduction Laurent Lavaud,
p.58
[76] Hegel, Principes de la
philosophie du droit, §139-R, PUF, 1998-2003, traduction de J-F. Kervégan.
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