Le colloque qui s’est tenu à Londres en mai 20091
sur le thème de « l’idée du communisme a eu un certain retentissement
médiatique. Tout le gratin du marxisme mondain s’y retrouvé, de Badiou à
Negri, en passant par Zizek, Rancière et quelques autres seigneurs des
lettres et de la philosophie. La 4e de couverture du livre qui rend compte de ce colloque (L’idée du communisme, Badiou/Zizek
dir., Lignes 2010) nous avertit qu’il s’agit d’une quinzaine de
philosophes « parmi les plus importants » – on n’est jamais si bien
servi que par soi-même.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons par l’intitulé. On parle d’idée du
communisme comme s’il y avait un communisme, comme si le mot communisme
avait un sens univoque alors qu’on devrait, maintenant au moins, être
plus prudent et admettre que le terme « communisme » est plus un mot,
équivoque comme tous les signes, qu’une idée claire et distincte. Il y
a, historiquement, de très nombreuses variétés de mouvements que l’on
peut désigner par le mot « communisme », le « communisme primitif » des
premières sociétés humaines et dont les ethnologues du XXe
ont trouvé des traces, le « communisme » platonicien, les premières
communautés chrétiennes, les mouvements plébéiens du Moyen Âge (comme la
révolte des « ciompi » à Florence en 1378), les premiers
mouvements révolutionnaires modernes, les paysans de Thomas Münzer, les
« diggers » dans la révolution anglaise, la conjuration des Égaux de
Babeuf, le communisme ouvrier du XIXe siècle, dans ses diverses variantes, le communisme historique du XXe et peut-être un communisme nouveau à redéfinir pour le XXIe siècle !
Comme on le voit le singulier est devenu très pluriel. Mais il est vrai
que, la conférence devant se tenir « dans l’espace de la philosophie »,
il ne fallait venir compliquer les choses avec les faits bassement
empiriques de l’histoire réelle. Qu’on se le dise, on se tiendra donc
dans le ciel des idées pures. Notre colloque de Londres ressemble, et ce
n’est pas fortuit, au « concile de Leipzig » si durement épinglé par
Marx et Engels dans L’Idéologie Allemande. « Saint Bruno » et
« Saint Max » ont été remplacés par « saint Alain » (Badiou) qu’on sait
disciple de saint Paul de Tarse et par « sant’Antonio » (Negri) dont le best-seller Empire nous a appris qui cherchait la nouvelle voie du communisme dans les traces du « fratello », saint François d’Assise.
À tout seigneur, tout honneur . c’est Badiou
qui ouvre le concile. Il s’agit d’expliciter « l’Idée du communisme »,
en n’oubliant pas la majuscule pour « Idée ». Car s’agit de réinscrire
ce travail dans un effort pour renouveler l’usage de Platon, dont
« l’œuvre » de Badiou devrait nous permettre … de nous faire une idée :
« dans ce cas. l’Idée est une reprise contemporaine de ce que Platon
tente de nous transmettre sous les noms d’eidos ou d’idea,
ou même plus précisément d’Idée du Bien » (7). On commence très fort :
l’Idée du communisme n’est rien d’autre que « l’Idée du Bien » au sens
platonicien. Chez Platon, pour atteindre cette « Idée du Bien », il faut
se livrer à un harassant exercice de varappe pour sortir de la caverne
où les malheureux humains que nous sommes sont enfermés voués à
contempler les reflets et les ombres portées sur les parois de la
caverne en les prenant pour la réalité. Une fois sorti, le philosophe
peut enfin se risquer à contempler le bien et ensuite il doit
redescendre dans la caverne pour faire part de sa découverte aux hommes
restés enchaînés, qui, ne le croyant pas le mettent à mort. La caverne
de Badiou fut plus confortable – Normale Sup’ est même une caverne cinq
étoiles – et, loin d’être mis à mort, notre héros platonicien fut invité
sur France-Culture et eut table ouverte dans tous les magazines grand
public.
Ne chipotons
cependant pas trop. Après tout, un défenseur de Platon ne peut pas être
complètement mauvais – et on se félicitera de cet appel brûlant à la
tradition de la part de quelqu’un qui, dans sa jeunesse, appelait à
détruire « l’école bourgeoise » et à transformer l’université en « base
rouge », selon les modèles enseignés par la « pensée Mao-zedong ». Il
faut tout de même s’habituer au vocabulaire. Badiou s’intéresse à
« l’opération » dénommée « Idée du communisme », « opération » qui a
« trois composantes » de vérité, politique, historique et subjective.
Par conséquent, devenir un militant, c’est la composante subjective que
Badiou définit ainsi : « Il s’agit de la possibilité pour un individu,
défini comme un simple animal humain, et nettement distingué de tout
Sujet, de décider de devenir une partie d’une procédure de vérité
politique » (9/10) ! On se croirait dans Les Précieuses ridicules.
Les « commodités de la conversation » sont nettement enfoncées au
concours de la formule pédantissime. Dire des choses banales le plus
obscurément possible, voilà la clé de « l’intelligence philosophique »
de notre époque. Mais appliquant le principe de charité, nous allons
essayer de faire nôtre, au moins à titre provisoire, le postulat selon
lequel la fameuse « œuvre » de Badiou est tout autre chose qu’une
opération de gonflage d’une pensée banale et même d’une pauvreté
affligeante. Nous devons donc essayer de nous plier, aussi pénible que
cela soit, au jargon badiousien.
Dissoudre l’individu singulier dans l’Idée, voilà le procédé philosophique de l’idéalisme jeune-hégélien que La Sainte Famille et l’Idéologie Allemande ne
cessent de pourfendre. C’est cependant très exactement le genre
d’opération auquel que se livre Badiou. La décision de devenir militant
communiste, Badiou la décrit de cette façon : « C’est le moment où un
individu prononce qu’il peut franchir les limites (d’égoïsme, de
rivalité, de finitude, …) imposée par l’individualité (ou l’animalité,
c’est la même chose). Il le peut pour autant que, tout en restant
l’individu qu’il est, il devient aussi par incorporation, une partie
agissante d’un nouveau Sujet. » (10) Le militantisme (et donc le
communisme) est donc un dépassement radical de l’individu, « incorporé »
dans un nouveau corps. Il serait aisé de montrer que tout ceci n’a
aucun rapport, ni de près ni de loin avec la philosophie de Marx, qui
est précisément une pensée de l’individu (voir mon livre La théorie de la connaissance chez Marx) et peut-être une pensée trop individualiste, ainsi que le propose Costanzo Preve dans son Marx inattuale.
Mais, après tout, Badiou a le droit de traiter Marx en chien crevé et
de penser un communisme résolument anti-marxien. On pourrait remarquer
que Badiou n’est pas non plus aussi platonicien qu’il le proclame avec
cette théorie de l’incorporation, bien peu platonicienne mais très
proche des Pères de l’Église. Il n’est pas non plus hégélien. Il loue,
certes, le hégélianisme de son ami Zizek qui un hégélianisme affranchi
de la Totalité, c’est-à-dire affranchi de Hegel, et donc, pour
Badiou, le seul Hegel acceptable est un Hegel anti-hégélien. À l’inverse
de Badiou, en effet, Hegel ne défend pas l’anéantissement de
l’individu, l’individu ne devient pas un individu historique en rejetant
ses « limites », en rejetant son « égoïsme » ou sa « finitude ». C’est
bien plutôt l’inverse, c’est la « ruse de la raison » qui convertit
l’égoïsme subjectif en effectivité de l’Esprit d’un peuple (Volkgeist). Les intérêts et les passions individuelles sont les facteurs actifs effectifs, du point de vue historique.
Badiou a vraiment
un philosophie nouvelle, une philosophie en rupture avec l’essentiel de
la tradition philosophique et notamment celle de Hegel et Marx. Son
individu incorporé dans le grand corps du Sujet (avec majuscule), c’est
tout simplement le pauvre pécheur, qui se convertit et participe
désormais du corps du Christ, l’Église. Encore que l’opération
chrétienne soit un peu plus dialectique que la conversion militante
badiousienne : le chrétien ne s’incorpore pas seulement de manière
unilatérale, il aussi doit incorporer le corpus christi, dans le rituel renouvelé de la Cène pour rester membre du grand christique présent « matériellement » qu’est l’Église.
Miracle de la
communion, donc : « Avec l’Idée, l’individu en tant qu’élément du
nouveau Sujet, réalise son appartenance à l’Histoire. » (Idée, Sujet,
Histoire, la sainte trinité majusculée). Reformulé en termes lacaniens,
cela donne : « l’Idée communiste est l’opération imaginaire par laquelle
une subjectivation individuelle projette un fragment de réel politique
dans la narration symbolique d’une histoire. » (13) Et Badiou d’ajouter
que cette Idée est « (comme on s’y attend !) idéologique. » En assumant
positivement « l’idéologie », Badiou indique on ne peut plus clairement
qu’il fait demi-tour, emprunte à l’envers le chemin qui conduit des
« Jeunes Hégéliens » à Marx et dont L’idéologie allemande, ce « règlement de comptes avec notre ancienne conscience philosophique » avait marqué le terme.
Badiou tire les
conséquences de ce retour dans le ciel nuageux des idées : « Il est
essentiel de bien comprendre que “communiste” ne peut plus être
l’adjectif qui qualifie une politique. » (13) Selon Badiou, c’est de
cette confusion entre Idée et réel que seraient nés les « expériences à
la fois épiques et terribles » qui ont marqué notre histoire, une confusion tiendrait aux « origines hégéliennes du marxisme ».
L’histoire réelle est réduite à l’histoire des idées ou plutôt de
l’Idée. Tout en affirmant que « l’Histoire n’existe pas » (une
affirmation qui, pourtant, pourrait sembler venir en droite ligne de la Sainte Famille »),
il ramène le réel à l’Idée bien qu’il s’en défende et demande que l'on
sépare nettement l’Idée et le réel. Suivre la logique badiousienne
demande des efforts et des contorsions intellectuelles assez peu
communs. Rien que pour le plaisir, citons ce passage : « au regard de la
situation ou du monde, un événement ouvre la possibilité de ce qui, du
strict point de vue de la composition de cette situation ou de la
légalité de ce monde est proprement impossible. Si l’on se souvient ici
de ce que, pour Lacan, nous avons l’équation réel = impossible, on voit
aussitôt la dimension intrinsèquement réelle de l’événement. On pourrait
aussi dire qu’un événement est l’advenue du réel en tant que possible
futur de lui-même. » (15) Traduisons ce morceau d’anthologie : le réel
est évidemment l’impossible, puisque le possible est précisément ce qui
n’est pas réel, mais peut le devenir et l’événement est tout simplement
le moment où le possible devient réel : tout ça pour ça !
Tout à sa réinvention du
vocabulaire, Badiou redéfinit le sens du terme « État » : « J’appelle
“État”, ou “état de la situation”, le système des contraintes qui,
précisément, limitent la possibilité des possibles. On dira aussi bien
que l’État est ce qui prescrit ce qui, dans une situation donnée, est
l’impossible propre de cette situation, à partir de la prescription
formelle de ce qui est possible. » Si on laisse de côté cette curieuse
équivalence, l’État est « l’état de la situation », qui s’apparente plus
au jeu de mots, au calembour qu’au travail conceptuel, on pourrait
accepter la définition de Badiou : l’État est bien l’organisation qui
prescrit (c’est la loi) en vue de maintenir les rapports sociaux
existants et empêcher « l’advenue » de possibles ou d’événements
inattendus. Mais ces longues définitions badiousienne n’ont absolument
aucun intérêt sinon de donner l’illusion de la profondeur philosophique,
l’apparence du travail du concept. Pourtant, ce procédé n’est pas
neutre, il n’est pas simple pédantisme : il consiste en la substitution
des idées abstraites à des « concrets de pensée ». Dire que l’État est
ce qui prescrit ce qui est l’impossible, c’est précisément éviter de
dire ce qu’est l’État dans la synthèse de ses déterminations ; c’est le
réduire à l’instance de la loi et de l’interdit. Là où les penseurs à
l’école de Marx se sont évertués à construire des analyses complexes de
l’État, contre les formules à l’emporte-pièce du genre « bande d’hommes
armés au service du capital », Badiou propose une incroyable régression
théorique. Et c’est précisément pour camoufler cette régression
théorique, qu’il faut épater la galerie, faire le malin en inventant
tant de circonlocutions absconses.
Poursuivons si le
lecteur veut bien encore suivre. Voici encore une définition plus
extravagante que les précédentes : « J’appelle “procédure de vérité” ou
“vérité” une organisation continue, dans une situation (dans un monde),
des conséquences d’un événement. » Si vous n’avez pas compris, une
« explication » (?) vient un peu plus loin : « Usant sans
complexe d’une métaphore religieuse, je dis volontiers que le
corps-de-vérité, pour ce qui en lui ne se laisse pas réduire aux faits,
peut être nommé un corps glorieux. » (16) On le voit, la vérité n’a rien
à voir avec les faits, elle est même ce qui ne se laisse pas réduire
aux faits, les faits étant définis par Badiou comme ce qui dépend de
l’État et l’Histoire étant composée de faits « n’est ni subjective ni
glorieuse ». Il ne s’agit pas seulement de « métaphore religieuse ». On est vraiment en pleine théologie.
Peut-on, à partir
de là comprendre le destin de « l’Idée du communisme » ? Dépouillé de
son halo jargonnant, le raisonnement de Badiou peut être résumé ainsi :
l’Idée présente la vérité comme si elle était un fait, elle est fixation
historique ce qui est fuyant. C’est « l’Idée du communisme » qui doit
donc répondre à la question : « d’où viennent les idées justes ? »
Badiou va chercher la réponse chez Mao : les idées justes viennent de la
pratique, c’est-à-dire du réel. Conséquence : « Tout cela explique, et
dans une certaine mesure justifie, que l’on ait pu à la fin aller
jusqu’à l’exposition des vérités de la politique d’émancipation dans la
forme de leur contraire, soit la forme de l’État. » (18) Et voilà la clé
des malheurs du « communisme du XXe siècle » ou de ce qui se nommait il
ya encore quelques décennies, le « socialisme réellement existant » :
une malheureuse confusion théorique entre vérité et fait, confusion
elle-même justifiable cependant : « l’Idée du communisme peut projeter
le réel d’une politique, toujours soustrait à la puissance de l’État,
dans la figure historique d’un “autre État”, pourvu que la soustraction
soit interne à cette opération subjectivante, en ce sens que “l’autre
État” est lui aussi soustrait à la puissance de l’État, donc à sa propre
puissance, en tant qu’il est un État donc l’essence est de dépérir. »
(18) En clair : il aurait fallu ne pas oublier Marx et Lénine, ne pas
oublier que « l’État ouvrier » n’est plus un État à proprement parler
mais un État dépérissant. Encore une fois : tout ça pour ça ! La
question, cependant, que Badiou ne pose pas est : pourquoi Lénine a-t-il
oublié Lénine ? Pourquoi Mao, son idole, a-t-il oublié les soi-disant
enseignements de Mao ? Pourquoi l’un et l’autre ont-ils contribué à
mettre en place une forme étatique qui n’était pas faite pour dépérir
mais au contraire un des plus froids de tous les monstres étatiques
froids que l’histoire humaine ait connus ? Questions ennuyeuses que
Badiou n’aborde jamais car il faudrait alors renoncer à la théologie et
descendre dans la fournaise des « faits » (têtus, comme disait Lénine)
dont il faudrait reconstituer l’histoire (sans H majuscule).
Badiou n’aborde
l’histoire du « communisme » réel que sous un seul angle, biaisé, celui
du prétendu « culte de la personnalité ». Il part du constat paradoxal
qu’une doctrine fondée sur la revendication de l’émancipation des masses
anonymes fasse une aussi grande consommation de noms propres. Ce culte
des personnalités, Badiou commence par l’approuver : « il faut penser et
approuver l’importance décisive des noms propres dans toute politique
révolutionnaire. » (18) Les noms propres « participent de l’opération de
l’Idée » : voilà pourquoi Badiou avait raison d’être des idolâtres de
la pensée de Mao et voilà pourquoi il maintient ou tente de maintenir le
culte alors que la « voie chinoise » s’est avérée comme une forme très
spéciale d’accumulation primitive du capital qui a permis de transformer
la Chine en centre de production industrielle du capitalisme mondial.
Mais là encore ces détails vulgairement empiriques n’intéressent pas
saint Paul Badiou. Ce qui l’intéresse, c’est la dénonciation de
Khrouchtchev dont la condamnation du « culte de la personnalité » était
« mal venue ». La terreur stalinienne n’intéresse pas Badiou qui n’en
dit mot – il évoque seulement « la Terreur qui s’est exercée sous le nom
de Staline » Non, ce qui l’intéresse, c’est la lutte contre le
révisionnisme de Khrouchtchev : les mots du maoïsme version 68 ne
figurent pas dans le texte « philosophique » de Badiou tenant concile à
Londres. Mais le fonds est inchangé. En quarante ans, cet homme n’a rien
oublié et rien appris.
Le prouve la suite.
Badiou est un stalinien à l’ancienne, un théoricien de la police
politique et des bandes fanatisées de « gardes rouges » qui faisaient
régner le l’ordre maoïste dans les batailles entre les diverses
fractions de l’appareil bureaucratique chinois. Il soutient que l’Idée
du communisme a besoin de cette opération qui consiste « dans la forme
d’une représentation de l’action des masses innombrables par l’Un d’un
nom propre. » (20) Les masses doivent donc être représentées par l’Un
(Staline, Mao, au choix), cet Un avec majuscule qui est l’élégant
pseudonyme habituel du Dieu transcendant, du Dieu personnel. Mais
évidemment les individus misérablement égoïstes, limités, etc. (cf.
supra) ne sont pas nécessairement prêt à cette représentation. D’où
cette nouvelle affirmation : « La fonction de cette Idée [l’Idée
communiste, NDLR] est de soutenir l’incorporation individuelle à la
discipline d’une procédure de vérité, d’autoriser à ses propres yeux l’individu
à excéder les contraintes étatiques de la survie en devenant une partie
du corps-de-vérité ou corps subjectivable. » (21) Traduit en termes
profanes, cela veut dire que l’engagement
politique sous l’égide de « l’Idée communiste » est proprement un
engagement mystique, un engagement religieux fondé sur la négation du
soi individuel au profit de « l’incorporation » dans le
« corps-de-vérité , pseudonyme du parti si on veut bien se rappeler que
Badiou appelle « vérité » l’organisation. Badiou reconnaît qu’il s’agit
d’une « opération équivoque » rendue nécessaire par le fait que
« l’histoire ordinaire » (l’histoire sans H majuscule) est « tenue par
l’État ». À l’origine du militantisme, il y a la foi, la foi qui seule
peut déplacer les lignes et rendre possible que l’État prescrit comme
impossible. Le militantisme serait impossible sans cette transfiguration
que permet l’Idée: « Il faut que devienne visible par l’agrandissement
du symbole, que les “idée justes” viennent de cette pratique presque
invisible. Il faut que la réunion de cinq personnes dans un banlieue
perdue soit éternelle dans la guise de sa précarité. C’est pour cela que
le réel doit s’exposer dans une structure de fiction. » (22)
Badiou en déduit que le
communisme ne peut pas être l’adjectif d’un parti, d’un programme d’une
politique. Il est seulement une idée qu’il faut tenter de maintenir
dans les époques de confusion que nous vivons, car « sans Idée la
désorientation des masses populaires est inéluctable. » (24) Badiou
dépeint la période comme celle de la réaction sur toute la ligne à
laquelle ne s’opposent que quelques rares expériences, les débuts de la
révolution en Iran, les maoïstes au Népal ou l’Organisation – le petit
groupe des adeptes de la pensée de Badiou, spécialisé dans l’action
invisible auprès des travailleurs immigrés maliens. Cette curieuse liste
mériterait à elle seule de longs développements...
Tout ce que dit ce
premier texte des actes du colloque de Londres montre suffisamment que
le communisme de Badiou n’est qu’une nouvelle variante des nombreuses
hérésies chrétiennes : c’est un communisme des catacombes. Badiou dit
cependant, à sa manière, la vérité : le militantisme « marxiste » ou « communiste » du XXe
siècle a été et reste dans la plupart des petits groupes qui survivent
dans ces eaux-là, un militantisme religieux. L’adhésion est une
« incorporation ». « Idéologie pour classes subalternes », dit Preve.
Soit. Mais plus qu’idéologie, religion. Ou disons idéologie quand il
s’agit du marxisme grand-public des partis communistes de masse qui
gèrent les parties entières de la société bourgeoise (ce qu’ont fait les
partis communistes français et italien), mais religion chez les
adhérents, dans l’appareil, quelle que soit la taille de l’appareil.
C’est précisément ce caractère religieux qui rend ces organisations
(sans O majuscule !) si friandes de rituels, de grands prêtres et de
prêches. C’est aussi ce qui explique le goût prononcé pour les querelles
doctrinales, le caractère inexpiable de la moindre divergence théorique
et évidemment ce qui va avec, l’inquisition, les procès et la police
politique. Malheureusement, il s’agit d’une religion de la pire espèce,
d’une religion qui se défend d’être une religion, d’une foi qui fait
profession de rationalité, d’une transcendance qui se veut immanence.
Défenseur, avec un brin de coquetterie, d’un maoïsme
dont l’histoire réelle n’est pas faite mais dont le bilan est au moins
aussi terrible que celui du stalinisme soviétique, Badiou n’a rien à
dire du communisme comme politique – il passe même son temps à essayer
de montrer que le communisme (l’Idée du communisme) ne peut pas être une
politique, que cela n’a rien à voir le « mouvement réel » dont parlait
Marx. À sa façon, il apporte même sa contribution à l’enterrement du
communisme en le ramenant à la religion pure. Et l’on comprend pourquoi
les représentants éclairés des classes dominantes l’aiment bien :
coqueluche de certaines universités, favori des médias, il incarne à
merveille le communisme qu’adorent les bourgeois, communisme religieux
pour illuminés et en même temps idéologie suffisamment repoussante avec
sa défense perinde ac cadaver du stalinisme sous ses variantes vétéro-stalinienne et maoïste.
Dernière remarque concernant Badiou. Il prétend se
situer entièrement dans l’espace de la philosophie. Mais il n’y a aucune
élaboration philosophique à proprement parler dans ses textes sur le
communisme. Il n’est pas non plus dans l’espace de l’histoire, ni dans
celui de la théorie politique. Où se tient-il donc ? Entre la
protestation morale
contre le monde capitaliste d’aujourd’hui – protestation en elle-même
plutôt sympathique – et le mépris pour les « classes moyennes », à quoi
est assimilée l’immense majorité des salariés des pays riches, entre la
nostalgie du stalinisme et la détestation de la démocratie (jamais
thématisée mais continuellement nourrie d’allusions), nous avons bien
une pensée politique qui se dénie elle-même. Une pensée anti-capitaliste
tournée vers la nostalgie d’une révolution qui a s’est terminée de
façon sinistre. On pourrait le qualifier d’anti-capitalisme
réactionnaire. Certes, être réactionnaire n’est pas nécessairement une
injure. Dans la situation qui est la nôtre, être « réactionnaire »,
c’est peut-être tout simplement une réaction de défense élementaire face
à un « progressisme » destructeur. Le seul problème avec Badiou est que
tout cela est camouflé sous les oripeaux de la révolution (culturelle),
de l’apologie de la rébellion et de l’émancipation.
1L’édition
du livre est très curieuse. La 4e de couverture parle d’une
conférence tenue en mars 2009 alors que la préface indique une
conférence tenue en mai 2009 – du 12 au 15. Autre bizarrerie : la 4e
annonce une contribution de Roberto Toscano alors que la table des
matières et le texte parlent d’Alberto Toscano. Les Français
connaissent parfois un Alberto Toscano, journaliste et longtemps
correspondant à Paris du Corriere della Sera , lequel n’est pas
spécialement communiste... Plus généralement, aucun des auteurs n’est
présenté, leurs œuvres ne sont pas citées. Il est vrai que, puisqu’il
s’agit de philosophes « parmi les plus importants », tout le monde est
censé les connaître et ne connaître qu’eux !
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par Denis Collin
dans la rubrique Marx, Marxisme, le Dimanche 14 Février 2010, 22:42 -
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par Guerrier (89.2.179.112), le Mardi 16 Février 2010, 14:11
par Laurent (81.57.228.145), le Mardi 16 Février 2010, 19:24
par dcollin, le Jeudi 18 Février 2010, 19:44
par Diggers (109.209.73.37), le Mardi 23 Février 2010, 07:46
par dcollin, le Mardi 23 Février 2010, 18:56
14/02/2010