1. Dans Le Sophiste, Platon expose le « combat de
Géants » qui traverse le domaine de la pensée. D’un côté, les « fils
de la terre » : ils « arrachent toutes choses à la région du
ciel et de l’invisible pour les tirer vers la terre, étreignant à la lettre
dans leurs mains, pierres et chênes : c’est en effet en s’attachant à tout
ce qui est de ce genre qu’ils affirment, de toute leur force, que cela seul existe
qui prête à une atteinte et à un contact, établissant une identité entre corps
et réalité. » (246a-b)[1].
En face de ces « terribles gens », il y a ceux qui les contestent et,
pour ce faire, doivent « se défendre d’en haut, à partir de quelque point
invisible : enragés à soutenir que ce sont quelques certaines natures
intelligibles et incorporelles qui constituent la réalité authentique » (246b).
On trouve trace du même grand partage dans d’autres dialogues. Ainsi dans le
Phédon, Socrate clarifie son rapport avec la philosophie de la nature
d’Anaxagore. La physique désapprend le « bon sens ». Socrate
l’accuse de l’avoir rendu aveugle. Il ne sait plus ce qu’il savait avant. La
question clé qui est posée est celle-ci : les philosophes de la nature
invoquent des causes matérielles qui expliquent la génération et la
corruption ; mais ces causes n’expliquent rien. Socrate oppose ces pseudos
causes aux raisons (intelligence). Socrate reproche à Anaxagore de n’accorder
aucune place à l’intelligence dans l’arrangement des choses.
2. La tradition marxiste – en
commençant par Engels – suit l’idéaliste Platon, en le renversant, et fait du
clivage entre matérialisme et idéalisme le clivage fondamental en philosophie.
À ma gauche, le camp du bien : les « matérialistes » de
l’Antiquité (essentiellement les atomistes, comme Leucippe, Démocrite, Épicure
et Lucrèce mais aussi parfois Aristote …), les matérialistes français du XVIIIe
(Diderot, Helvétius, d’Holbach) et quelques autres ; à ma droite, le camp
du mal, les idéalistes de Platon aux « Jeunes Hégéliens », à Bergson
(« une imposture philosophique », disait Politzer) et plus
généralement tous les ennemis politiques, les révisionnistes, etc. Quelques-uns
ont parfois un statut intermédiaire: dans Matérialisme et empiriocriticisme,
Lénine situe Kant à mi-chemin entre matérialisme et idéalisme. Mais à quelques
détails près, le champ de bataille est décrit de la même façon chez la plupart
des auteurs de la tradition marxiste orthodoxe, Engels, Kautsky, Plekhanov,
Lénine, les « pères fondateurs » du « matérialisme
dialectique » qui a été l’idéologie de pratiquement tous les courants du
mouvement ouvrier « marxiste ». Staliniens et trotskistes,
bordiguistes et togliatistes pouvaient s’affronter violemment sur le terrain
politique mais partageaient (ou partagent encore) ce matérialisme dialectique
et cette vision de la philosophie ou, pour parler la langue d’Althusser, de la
« lutte des classes dans la théorie ».
3. Mais au-delà des marxistes,
cette classification des philosophies en matérialistes et idéalistes, est assez
largement acceptée. L’idéalisme allemand, pour parler de Kant, Fichte et Hegel,
est une expression courante. Que Marx soit matérialiste, cela ne fait aucun
doute pour la plupart des auteurs d’histoires de la philosophie. Inversement,
on trouve la tentation chez certains philosophes « de l’école de
Marx » (Preve, Fusaro) d’inverser purement et simplement les habitudes du
marxisme orthodoxe. Ainsi, ils soutiennent que Marx est un idéaliste dans la
lignée de Fichte et Hegel. Preve affirme que le matérialisme de Marx n’est
qu’une autre manière de désigner son athéisme.
4. De nombreux exemples
attestent que cette classification est pour le moi problématique. Par bien des
aspects, Aristote pourrait être classé parmi les matérialistes. Son attention à
la nature (physis), sa confiance dans l’expérience comme première source
de nos connaissances vraies, sa capacité à prendre en compte le seulement
probable et l’à-peu-près en font un philosophe plus proche des « fils de
la terre » que son maître Platon. Du reste, c’est bien ainsi qu’il est
représenté, cheminant aux côtés de Platon dans la fameuse fresque de
« l’école d’Athènes » de Raphaël : Platon montre l’invisible
dans le ciel et Aristote pointe le doigt vers le bas et les choses terrestres.
Mais l’attitude mentale n’est pas seule en cause. La métaphysique
aristotélicienne semble matérialiste : la matière sous-jacente à toute
réalité naturelle est éternelle et incréée. Pourtant, une matière sans forme
n’existe pas.
[1]Cité
ici dans la traduction Robin (Œuvres complètes de Platon, tome 2,
édition Gallimard, la Pléiade)
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