samedi 27 février 2010

Matérialisme et idéalisme


1. Dans Le Sophiste, Platon expose le « combat de Géants » qui traverse le domaine de la pensée. D’un côté, les « fils de la terre » : ils « arrachent toutes choses à la région du ciel et de l’invisible pour les tirer vers la terre, étreignant à la lettre dans leurs mains, pierres et chênes : c’est en effet en s’attachant à tout ce qui est de ce genre qu’ils affirment, de toute leur force, que cela seul existe qui prête à une atteinte et à un contact, établissant une identité entre corps et réalité. » (246a-b)[1]. En face de ces « terribles gens », il y a ceux qui les contestent et, pour ce faire, doivent « se défendre d’en haut, à partir de quelque point invisible : enragés à soutenir que ce sont quelques certaines natures intelligibles et incorporelles qui constituent la réalité authentique » (246b). On trouve trace du même grand partage dans d’autres dialogues. Ainsi dans le Phédon, Socrate clarifie son rapport avec la philosophie de la nature d’Anaxagore. La physique désapprend le « bon sens ». Socrate l’accuse de l’avoir rendu aveugle. Il ne sait plus ce qu’il savait avant. La question clé qui est posée est celle-ci : les philosophes de la nature invoquent des causes matérielles qui expliquent la génération et la corruption ; mais ces causes n’expliquent rien. Socrate oppose ces pseudos causes aux raisons (intelligence). Socrate reproche à Anaxagore de n’accorder aucune place à l’intelligence dans l’arrangement des choses.
2. La tradition marxiste – en commençant par Engels – suit l’idéaliste Platon, en le renversant, et fait du clivage entre matérialisme et idéalisme le clivage fondamental en philosophie. À ma gauche, le camp du bien : les « matérialistes » de l’Antiquité (essentiellement les atomistes, comme Leucippe, Démocrite, Épicure et Lucrèce mais aussi parfois Aristote …), les matérialistes français du XVIIIe (Diderot, Helvétius, d’Holbach) et quelques autres ; à ma droite, le camp du mal, les idéalistes de Platon aux « Jeunes Hégéliens », à Bergson (« une imposture philosophique », disait Politzer) et plus généralement tous les ennemis politiques, les révisionnistes, etc. Quelques-uns ont parfois un statut intermédiaire: dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine situe Kant à mi-chemin entre matérialisme et idéalisme. Mais à quelques détails près, le champ de bataille est décrit de la même façon chez la plupart des auteurs de la tradition marxiste orthodoxe, Engels, Kautsky, Plekhanov, Lénine, les « pères fondateurs » du « matérialisme dialectique » qui a été l’idéologie de pratiquement tous les courants du mouvement ouvrier « marxiste ». Staliniens et trotskistes, bordiguistes et togliatistes pouvaient s’affronter violemment sur le terrain politique mais partageaient (ou partagent encore) ce matérialisme dialectique et cette vision de la philosophie ou, pour parler la langue d’Althusser, de la « lutte des classes dans la théorie ».
3. Mais au-delà des marxistes, cette classification des philosophies en matérialistes et idéalistes, est assez largement acceptée. L’idéalisme allemand, pour parler de Kant, Fichte et Hegel, est une expression courante. Que Marx soit matérialiste, cela ne fait aucun doute pour la plupart des auteurs d’histoires de la philosophie. Inversement, on trouve la tentation chez certains philosophes « de l’école de Marx » (Preve, Fusaro) d’inverser purement et simplement les habitudes du marxisme orthodoxe. Ainsi, ils soutiennent que Marx est un idéaliste dans la lignée de Fichte et Hegel. Preve affirme que le matérialisme de Marx n’est qu’une autre manière de désigner son athéisme.
4. De nombreux exemples attestent que cette classification est pour le moi problématique. Par bien des aspects, Aristote pourrait être classé parmi les matérialistes. Son attention à la nature (physis), sa confiance dans l’expérience comme première source de nos connaissances vraies, sa capacité à prendre en compte le seulement probable et l’à-peu-près en font un philosophe plus proche des « fils de la terre » que son maître Platon. Du reste, c’est bien ainsi qu’il est représenté, cheminant aux côtés de Platon dans la fameuse fresque de « l’école d’Athènes » de Raphaël : Platon montre l’invisible dans le ciel et Aristote pointe le doigt vers le bas et les choses terrestres. Mais l’attitude mentale n’est pas seule en cause. La métaphysique aristotélicienne semble matérialiste : la matière sous-jacente à toute réalité naturelle est éternelle et incréée. Pourtant, une matière sans forme n’existe pas.




[1]Cité ici dans la traduction Robin (Œuvres complètes de Platon, tome 2, édition Gallimard, la Pléiade)

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