jeudi 4 février 2010

La question de la morale aujourd’hui


Notre époque bruit des complaintes sur la « perte des valeurs » ou « l’absence de repères » pendant que se développent les propositions d’enseignement d’éthique, éthique médicale, bioéthique, éthique des affaires : il y a de l’éthique pour tous les goûts, tous les secteurs professionnels, tous les domaines de l’activité humaine. Nous avons connu, il n’y a pas si longtemps une « génération morale », celle de « Touche  pas à mon pote » et des « restos du cœur ». Une surabondance de morale et même de « moraline » pour employer un terme de Nietzsche qui pourrait contredire frontalement la déploration de la perte de la morale. Pourtant, il est bien possible que les deux discours aient simultanément quelque chose de vrai. L’offre massive de morale n’est certainement pas indépendante de la crise morale de nos sociétés. Mais la question reste pendante : quelle est la nature et et quelles sont les causes de cette crise morale ? Ce qui suppose qu’on éclaircisse préalablement ce qu’on appelle « morale ».
La morale, au sens ancien, ce sont les mœurs (ô tempora! Ô mores!, s’exclamait Cicéron). Ce que les Grecs désignaient par ethos. Et le terme a d’emblée une double connotation. Il s’agit de décrire les comportements habituels (l’ethnologie est une sorte de science des mœurs) mais aussi de définir les règles qui devraient être observées. La morale est à la fois descriptive et normative. À cette première distinction s’en ajoute une deuxième, dont l’origine est peut-être plus récente, celle qui opposerait une morale dont le champ d’application concerne les relations interindividuelles (une sorte de « morale publique ») qu’on pourrait opposer à une éthique individuelle qui regarde les choix de la vie bonne et ne concernerait que l’individu face à sa conscience. La morale consisterait alors à rechercher le point de recoupement, l’équilibre réfléchi, qui permettrait de concilier les perspectives de vie différentes des individus. J’ai longtemps défendu cette manière de poser la question morale, qui me semblait un des acquis essentiels de la « liberté des Modernes » dont le point le plus saillant est la liberté de conscience. Il me semble, à la réflexion et à l’usage qu’on devrait repenser ce problème différemment. C’est la séparation du point de vue du sujet individuel et du point de vue de la communauté qui devrait être questionnée. J’y viendrai un peu plus loin.
Il y a une deuxième définition et une deuxième distinction que l’on trouve dans la philosophie de Hegel : celle qui oppose la « Moralität » (la moralité), c’est-à-dire le sens du devoir considéré subjectivement, à l’aune de la raison, et d’autre part la « Sittlichkeit », l’éthicité, les bonnes mœurs ou encore la vie éthique (suivant les différentes traductions françaises de Hegel. À la première forme – qui est celle de la pure morale du devoir, Hegel reproche son abstraction subjective et sa séparation de la vie et de l’esprit du peuple dans sa forme la plus concrète. J’essaierai de montrer que cette approche hégélienne pourrait bien nous être singulièrement utile aujourd’hui...
Mais pour commencer je vais partir de quelques « cas de conscience » révélateurs des impasses dans lesquelles nous nous trouvons.
Cas 1 : Faut-il autoriser la pratique des mères porteuses ? Qu’une femme, contre rétribution, accepte de porter un enfant au profit d’une autre est-il un fait condamnable ? Du point de vue l’éthique chrétienne sans aucun doute. Concevoir un enfant est quelque chose qui dépend du dessein divin et ne peut donc l’objet d’un trafic ou d’un marchandage.
Du point de vue d’une morale de l’autonomie comme celle de Kant, il est impossible de considérer la personne d’un autre comme un simple moyen et non comme une fin en soi et, par conséquent, on devrait également condamner la pratique des mères porteuses et par conséquent, il n’est pas question de lui donner quelque sanction légale. À quoi on peut répondre
1)    que les considérations religieuses doivent être mises de côté dans une société laïque.
2)    La mère porteuse était volontaire et rémunérée n’est pas traitée simplement comme un moyen mais comme un sujet de droit capable de faire respecter ses propres intérêts.
Cas 2 : Faut-il légaliser l’euthanasie ? Si un malade incurable réclame qu’on mette fin à ses jours pour mettre fin à ses souffrances, pourquoi refuserait on d’accéder à sa demande ? Une vie de souffrance n’est pas une vie digne d’être vécue et le principe de compassion exige qu’on minimise autant que possible la souffrance humaine.
Mais en légalisant l’euthanasie, ne met-on pas en cause le caractère sacré de la vie ? Et si le principe est bafoué dans un cas particulier pour des raisons utilitaristes, pourra-t-on fixer des limites à son extension ? Le premier arrêt Perruche montrait déjà une curieuse extension des principes utilitaristes : un jeune homme frappé d’une grave maladie congénitale poursuit en justice le radiologue qui n’a pas su détecter à l’examen prénatal cette maladie gravement handicapante. Si le diagnostic avait été correct, la mère aurait avorté. Donc l’erreur du praticien est responsable de la vie de souffrance du jeune Perruche. En première instance, le tribunal a suivi la logique de la partie civile et a considéré que le radiologue avait commis en erreur responsable d’une vie qui ne méritait pas d’être vécue. Bien que cet arrêt Perruche ait été cassé par la suite, il est révélateur de l’évolution de notre société : supposons que le radiologue ait fait le bon diagnostic mais que la mère ait refusé d’avorter par hostilité religieuses à l’IVG. On peut imaginer que le jeune Perruche poursuive sa mère devant les tribunaux pour l’avoir mis au monde, car les convictions religieuses ne peuvent autoriser quiconque à infliger une vie de souffrance à un autre humain.
Cas 3 : doit-on autoriser l’adoption par les couples homosexuels ? Précisons, il ne s’agit de savoir si un homosexuel peut adopter un enfant. La loi ne l’interdit absolument pas, puisqu’elle autorise l’adoption par un célibataire. Il s’agit de savoir si enfant pourra voir dans son état civil qu’il est né de M.X et M.Y ou de Mme X et Mme Y. Ceux qui s’opposent à la légalisation de l’homoparentalité invoquent une « loi naturelle » ou, avec certains psychanalystes, l’ordre symbolique. Les partisans font valoir que les couples homosexuels sont victimes de discrimination en raison de leur orientation sexuelle et que ce genre de discrimination est contradictoire avec le principe d’égalité.
Cas 4 : (tiré de Après la vertu de Alasdair MacIntyre) la question de l’avortement.
1)    Chacun a des droits sur sa propre personne, y compris sur son corps. Il s’ensuit qu’à l’époque où l’embryon est encore essentiellement une partie du corps de sa mère, celle-ci a le droit de décider librement d’avorter ou non. L’avortement est donc moralement autorisé et devrait être permis par la loi.
2)    Je ne peux souhaiter que ma mère ait avorté quand elle était enceinte de moi, sauf peut-être s’il avait été sûr que l’embryon était mort ou en très mauvaise santé. Mais je ne peux le vouloir dans mon propre cas, comment puis-je en toute cohérence priver autrui du droit à la vie que je réclame pour moi ? Pour ne pas briser cette « règle d’or », je dois refuser à toutes les mères le droit d’avorter sans que cela m’engage toutefois à vouloir faire interdire l’avortement par la loi.
3)    Tuer est mal. C’est priver de la vie un innocent. Un embryon est un individu identifiable que seul son stade de développement permet de distinguer d’un nouveau-né sur la longue route qui mène vers l’âge adulte, et s’il est bien une vie innocente, c’est celle de l’embryon. Si l’infanticide est un meurtre, l’avortement est un meurtre. L’avortement n’est donc pas seulement condamnable moralement mais devrait être interdit légalement. » (p.9/10)
Plus généralement, de nombreux conflits apparaissent concernant les « droits » individuels : le droit à changer de sexe – on dit maintenant à choisir son genre – ou encore les discussions concernant le nom (on a proposé que les noms de famille puissent éventuellement être choisi par l’enfant à l’âge de 13 ans (il pourrait soit prendre le nom de son père, soit celui de sa mère, soit les deux).
On pourrait allonger la liste des conflits et cas de conscience auxquels nous sommes confrontés. Ils témoignent tous d’une véritable crise de la morale publique sous la pression de la revendication individualiste qui ne consiste pas seulement à choisir sa propre religion, ses propres convictions politiques, son métier ou la personne avec qui on va se marier, mais plus profondément à choisir ses propres règles morales et même à se choisir soi-même. MacIntyre fait remarquer la véhémence des conflits moraux :
C’est précisément parce qu’il n’existe dans notre société aucun moyen établi de trancher entre ces prétentions que le débat moral semble nécessairement interminable. De nos conclusions opposées, nous pouvons revenir à nos prémisses rivales, mais une fois ce retour accompli, la discussion cesse et l’invocation d’une prémisse contre une autre se réduit à une lutte d’affirmations et de contre-affirmations. Ainsi s’explique peut-être la véhémence de tant de débats moraux. (p.11)
MacIntyre souligne la diversité et l’hétérogénéité des sources morales dont nous sommes les héritiers et il voit dans le mépris de l’histoire que professent nombre de philosophes et de moralistes une des raisons qui expliquent cette complexité et cette véhémence des débats sur les questions morales.
Pour comprendre la nature du problème auquel nous sommes confrontés, il faut donc revenir sur les profondes transformations qui caractérisent l’entrée dans le monde moderne, c’est-à-dire essentiellement à ce qui s’est passé en Europe avec la  Réforme protestante, l’avènement de la science moderne et la naissance du libéralisme. En comprenant la situation inédite que nous a léguée cette longue crise, nous pourrons plus facilement appréhender le sens des réponses philosophiques qui lui ont été données et, de cette manière, nous devrions cerner de manière plus pertinente les questions qui se posent à notre époque en philosophie morale.

La réforme et la naissance du monde moderne

Tout d’abord, la Réforme est le grand bouleversement qui conduit à l’affirmation de la liberté de conscience.
On peut certes affirmer que cette liberté de conscience est contenue dans le christianisme dès l’origine. Alors que les religions antiques sont des cultes extérieurs liés à la vie sociale – le culte aux divinités protectrices de la cité ou de la famille. Le christianisme, au contraire, est une religion intérieure, ainsi que l’a théorisé avec tout son talent Saint Augustin. Mais dans le catholicisme, le chrétien ne peut être chrétien qu’en appartenant à l’Église, ce grand corps christique demeuré ici bas. Il y a une dimension communautaire dans le christianisme, dès les origines. Cependant, en rendant à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, il sépare la communauté des croyants de la communauté politique tout court – c’est là une différence majeure avec l’Islam. Si donc la religion n’a pas pour fonction principale les affaires de la cité mais le salut des âmes, si la communauté n’est qu’une communauté des âmes, c’est de l’intériorité des individus croyants que surgit le principe vital de la religion dans sa dimension communautaire. L’opposition entre l’intériorité et le monde, thématisée par saint Augustin marque durablement non seulement la culture mais la manière même dont se pense l’individu dans l’histoire européenne. Il faudrait ici renvoyer au livre de Charles Taylor, Les sources du moi, qui fait de l’augustinisme l’acte de naissance véritable du « moi ».
Cette focalisation de la religion sur l’intériorité fait du consentement de l’individu la condition même de la validité de la pratique religieuse. Ceci exclut la conversion forcée, même si, historiquement, les chrétiens  conquérants n’ont guère laissé le choix aux peuples païens conquis. Dans la confession, c’est la sincérité du repentir qui permet la rémission du péché. Dans le même ordre d’idée, remarquons que la transformation du mariage en sacrement inclut le consentement des mariés et singulièrement de la future épouse qui garde le droit de dire « non ».
La priorité ainsi accordée à l’intériorité, à la conscience individuelle comme on l’appellera plus tard constitue un élément antinomique à l’ordre religieux impérial voulu par Constantin (l’édit de Milan de 313) et surtout celui de Théodose (édit de Thessalonique, 380) qui fit du christianisme la religion officielle de l’État. Une religion d’État et une religion de l’intériorité en même temps, c’est sans doute quelque chose de très contradictoire. Pierre Legendre fait remarquer (voir Les enfants du texte, Leçons VI) que le « sujet-roi » qui domine notre société est peut-être dans la continuité absolue de l’héritage chrétien.
Avec la réforme, ce qui éclate, c’est cette contradiction interne au christianisme. L’obéissance à l’autorité de l’Église est la règle, mais chacun est autorisé ou se sent autorisé à juger en son âme et conscience.
Il ne s’agit certes pas uniquement de processus internes à l’organisation religieuse ou du développement spontané des contradictions doctrinales. Le christianisme oriental va choisir une autre voie en scellant son sort à celui de l’empire romain d’Orient, l’empire byzantin, ou un peu plus et un peu plus tard à celui de la « troisième Rome », c’est-à-dire Moscou, avec son César (le Czar ou Tsar). En Occident, le pape se veut l’héritier légitime de l’Empire – et c’est à cette fin que sera inventée la fausse donation de Constantin – mais il n’a pas les moyens de sa politique. « Combien de divisions ? » demandait Staline à propos du Vatican. Les « rois » et les « empereurs » francs à qui le pape doit confier la protection de la chrétienté occidentale sont fondés à se poser la même question ! La lutte contre l’autorité du pape va marquer l’affirmation progressive des grandes puissances comme la France et l’Angleterre. Cette lutte est essentiellement politique : il s’agit surtout du contrôle des nominations ou de la souplesse avec laquelle les Églises nationales vont couvrir les entreprises de leurs rois respectifs, bénir les divorces, etc.  Mais progressivement cela conduit à penser qu’il y a diverses interprétations légitimes du christianisme. Est également affaibli le principe d’autorité. Les longs conflits entre la papauté et le « saint Empire romain germanique » ne sont pas étrangers au fait que c’est en Allemagne que naît la réforme protestante.  Mais c’est aussi en Italie du Nord et du Centre qu’on voit apparaître des mouvements de réforme qui vont dans le même, ainsi le bref intermède Savonarole à Florence laisse-t-il augurer des formes qu’aurait pu prendre une réforme catholique en Italie, là où elle pouvait se combiner avec la tradition républicaine.
Charles Quint a bien essayé d’enrayer la réforme en interdisant (1526) la religion luthérienne sur tout le territoire de l’empire. Mais les princes luthériens ne l’acceptent pas. Après avoir tenté d’imposer sa loi militairement (il engage l’action militaire en 1546 et se heurte à la ligue de Schmalkalden qui regroupe les luthériens), il doit composer. La paix d’Augsburg en 1555 entérine le principe « cujus regio, ejus religio » : à chaque prince  sa religion. En royaume protestant, les sujets étaient tenus d’être protestants. On est encore loin de la liberté de conscience, mais en admettant la légitimité des différentes interprétations du dogme chrétien, on ouvre la voie à la liberté de conscience individuelle.
Il y a un deuxième aspect qui pèse très lourd dans l’évolution ultérieure de la pensée. Les conflits liés à querelles religieuses s’étalent sur près de deux siècles. Ils ne sont pas tous directement religieux : quand, en 1527, les troupes du très catholique empereur Charles Quint, composées pour l’essentiel de soldats convertis au luthéranisme mettent à sac Rome (renouvelant le geste « fondateur » d’Alaric en 410), il ne s’agit pas d’un conflit entre catholiques et Protestants mais il est nécessairement coloré par ces querelles religieuses. Nous connaissons les tristement célèbres « guerres de religion » en France et les conflits entre sectes chrétiennes apparaissent souvent comme la première cause des troubles qui agitent l’Angleterre, notamment lors de la révolution de 1642 – même s’il s’agit de conflits politiques qui ont pris un masque religieux.
La première moitié du XVIIe siècle (à partir de la défenestration de Prague de 1618) est ensanglantée par un conflit entre Catholiques et Protestants à l’échelle de toute l’Europe : la guerre de Trente Ans à laquelle le traité de Westphalie met un terme en 1648, consacrant l’abandon définitif de l’idée d’une paix impériale en Europe et l’inauguration officielle du « concert des nations » dont seul l’équilibre des puissances garantit la paix. Certes, ce n’est pas purement et simplement une guerre entre catholiques et Protestants – la France catholique de Richelieu se retrouve alliée aux Protestants hollandais et en guerre contre les catholiques espagnols... Mais ce qui paraît comme une immense et destructrice guerre civile européenne (l’Allemagne en particulier va payer le prix fort) va peser d’un grand poids sur les consciences et accélérer des processus intellectuels en cours depuis longtemps.
Ce que Paul Hazard a appelé la crise de la conscience européenne trouve sans doute là son origine véritable. Le pessimisme anthropologique d’un Thomas Hobbes ne peut pas être séparé de cet arrière-plan historique et culturel et, de même, on peut mesurer la profonde révolution dans la philosophie morale qui marque les « Lumières » à l’aune de cette crise historique.
Ce sont les différentes solutions esquissées par les penseurs du XVIIe et du XVIIIe siècle que nous allons esquisser maintenant.

Mettre la politique au poste de commandement : Hobbes

Dans le Léviathan, Hobbes commence par une description de la condition naturelle des hommes: égaux en force, en intelligence mais aussi en désirs, ils sont conduits nécessairement à devenir rivaux, méfiants et prêts à combattre même pour des bagatelles. Cette « guerre de tous contre tous » qui constitue l’état naturel de l’homme ne peut être contrebalancée que par la crainte de la mort violente, le désir d’une vie confortable et l’espoir de l’atteindre par son industrie, ces trois passions qui inclinent à la paix. Si les hommes, poussés par leurs désirs ont tendance à faire valoir leur « droit naturel » sur tous et sur toutes choses, leur raison les incite en sens inverse à rechercher la paix – seul moyen de satisfaire les trois passions pacificatrices. Mais cette paix ne peut être durable que s’il existe un pouvoir souverain, institué par convention et assez fort pour tenir en respect ces hommes qui autrement s’empresseraient de trahir leurs promesses dès lors qu’ils y trouveraient avantage et ainsi l’on retournerait à l’état de nature. Dès lors il s’agit de définir les lois qui permettent à ce pouvoir souverain de le rester. Et ici Hobbes dit les choses sans ambages : ce souverain (qu’il soit l’assemblée de tous les citoyens, une assemblée réduite ou un seul homme) doit être absolu et, en particulier, il affirme que la vérité est affaire d’État ! Parmi les causes qui affaiblissent la République, Hobbes cite
1)    la liberté donnée à une institution qui ne dépend pas du pouvoir souverain: « Ce fut le cas de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, soutenu contre Henry II par le pape, les ecclésiastiques ayant été dispensés de la sujétion à la République par Guillaume le Conquérant qui, lors de son couronnement, fit serment de ne pas empiéter sur la liberté de l’Église. » (Chap. XXIX).
2)    Le « poison des doctrines séditieuses, dont l'une est que chaque particulier est juge des bonnes et des mauvaises actions. C'est vrai dans l'état de simple nature, où il n'y a pas de lois civiles, et aussi sous un gouvernement civil, dans les cas qui ne sont pas déterminés par la loi. Mais dans les autres cas, il est évident que la mesure des actions bonnes et mauvaises est la loi civile, et le juge est le législateur, qui est toujours le représentant de la République. »
3)    « Une autre doctrine incompatible avec la société civile est que tout ce que fait un homme contre sa conscience est un péché, et elle repose sur la prétention à être soi-même juge du bon et du mauvais ».
On le voit Hobbes vise à déraciner le jugement moral en son fond. Le fait que chacun écoute sa conscience est considéré comme « séditieux ». On ne peut guère imaginer philosophe plus antichrétien que Hobbes ou plus étranger aux valeurs morales issues de la philosophie antique. Pour Hobbes, il n’existe qu’un seul pouvoir, le pouvoir politique qui doit être absolument souverain tant en matière morale que religieuse. Il y a un paradoxe dans la pensée de Hobbes : sur le plan économique, c’est un libéral : le seul droit qui doit être garanti – du moins tant qu’il n’en va pas de la sécurité du souverain est le droit d’entreprendre et de jouir en paix des fruits de son industrie. Mais son libéralisme économique se double d’une défense du pouvoir absolu de l’État. On pourra se demander si ce paradoxe apparent n’est pas l’essence même du libéralisme économique : il ne peut fonctionner qu’à l’abri d’un pouvoir étatique tout-puissant, ce qui expliquerait les succès économiques de la Chine...
Au fond, Hobbes résout le problème en le supprimant purement et simplement et en ramenant la morale à la politique et aux commandements de l’autorité. Le principe hobbesien se résume ainsi : « c’est l’autorité et non la sagesse qui fait la loi » et cela vaut aussi pour la loi morale et même pour la vérité scientifique. Mais la position de Hobbes est intenable : après avoir fondé le pouvoir politique sur le pacte social et donc fait de la démocratie la forme essentielle de l’État, Hobbes en déduit la soumission totale de l’individu au pouvoir souverain. La reconnaissance du droit naturel ouvre la voie à sa négation effective. C’est précisément sur ce point que porte la polémique de Spinoza et celle, plus virulente, de Rousseau.

La conversion de l’égoïsme en règle morale

En 1705, un médecin d’origine hollandaise, Bernard Mandeville (un nom qui permet un jeu de mot intéressant révélateur : « man devil », l’homme démon) publie un poème promis à un grand retentissement : La Fable des abeilles qui sera republié en 1714 et 1725. Voici la conclusion de cette histoire :
Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement. Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.
C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour y faire revivre l’heureux Siècle d’Or, il faut absolument outre l’honnêteté reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers pères.
On résume ainsi cette fable : les vices privés sont la vertu publique. Sous une forme particulièrement cynique, Mandeville soutient que l’égoïsme et la cupidité des individus sont des conditions de la richesse de la nation. La morale antique ne cesse de répéter que les vices des individus sont des vices parce qu’ils détruisent la communauté tout entière – le bien individuel et l’utile commun coïncident chez Aristote aussi bien que chez Cicéron. Mandeville renverse brutalement cette proposition. La moralité individuelle est coupée du bien commun. En vérité, il n’est plus nécessaire de se conduire moralement, c’est même nuisible. Adam Smith reprend la conception de Mandeville sous une forme euphémisée. Il remplace l’égoïsme par le « self love » et invente la main invisible du marché qui convertit la recherche par chacun de son intérêt propre en contribution au bien commun.
Marx appréciait beaucoup la fable des abeilles car il y voyait un texte à lire au second degré, comme une caricature grinçante d’un monde plongé dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Mais c’est au premier degré qu’il faut la lire même si les belles âmes y voient bien l’œuvre de « l’homme démon ». À la recherche de la martingale, de nombreux philosophes et économistes (et bientôt sociologues) voient dans la liberté des agents égoïstes la clé qui ouvre la voie à  un nouvel ordre social, qui ne sera plus remis en cause par ces « bagatelles » dont parle Hobbes. Comme Newton a compris la loi unique qui régit les mouvements des planètes aussi que la chute des corps, on va se mettre à la recherche de la « loi de Newton » des affaires humaines et cette gravitation universelle du monde social, on a tôt fait de la trouver  il s’agit purement et simplement de l’intérêt. Le désintéressement est peut-être sublime, mais le sublime appartient justement au domaine de ces beautés terrifiantes par leur démesure (voir Kant, Critique de la faculté de juger) et c’est lui qui conduit aux guerres et à la mort violente. L’intérêt, au contraire, nécessite des agents rationnels et s’il est peu aimable en lui-même, il limite les fureurs humaines et constitue un moyen efficace de faire baisser la température passionnelle.

Liberté du sujet et morale minimaliste

Ce qui se profile derrière Mandeville et Smith, ce sont toutes les formes de « morale par agrément » (David Gauthier), d’éthique minimaliste (Ruwen Ogien) qui dominent assez souvent le champ de la réflexion contemporaine en philosophie morale. Mais c’est aussi la transformation des règles de l’économie de marché en règles morales  puisque le marché est la meilleure manière d’inciter les agents à produire ce que désirent les individus, il est le principe du bonheur commun et par conséquent il est en lui-même moral et il n’est aucune question morale ou juridique qui ne puisse être convenablement traitée en suivant les lois du marché.  Ainsi, certains économistes considèrent que l’établissement qu’un marché de l’adoption des enfants permettrait de réguler au mieux les procédures d’adoption. Si un riche désireux d’avoir un enfant en fait l’achat auprès d’un pauvre déjà affligé de plus d’enfants qu’il n’en peut élever décemment, ce marché présente les certificats de moralité requis :
       le bien de l’enfant adopté est garanti : ses chances d’avoir une vie intéressante sont accrues le fait qu’il sera élevé dans une famille de niveau social (et généralement culturel) plus élevé. La transaction dont il est l’objet améliorant ses perspectives de vie ne contrevient pas à nos conceptions morales ordinaires qui nous interdisent d’interférer dans la vie d’autrui en vue de détériorer sa situation.
       Les riches adoptant voient leur désir satisfait sans faire de mal à personne.
       Les pauvres qui ont vendu leur enfant voient également leur condition s’améliorer par le produit de la vente et la diminution des charges du foyer (laquelle pourrait, par exemple, bénéficier aux autres enfants).
       Toutes les parties contractantes sont libres et passent un contrat en bonne et due forme dans lequel les choses soumises au contrat sont évaluées à leur juste valeur (laquelle résulte seulement de l’équilibre des désirs et des sacrifices des agents).
L’exemple peut sembler choquant mais il a été soutenu par un éminent professeur de sciences économiques. On pourrait lui faire remarquer que la liberté de l’enfant comme sujet rationnel – au moins potentiel – est mise entre parenthèses dans la transaction qui le concerne. Mais la liberté de l’enfant n’étant que potentielle – elle est juridiquement exercée par ses responsables légaux jusqu’à des âges qui varient suivant les domaines concernés – elle n’est pas véritablement aliénée dans un changement de situation qui améliore ses perspectives de vie. Si on fait de la liberté de l’enfant un absolu, alors qui faudrait considérer que les parents qui élèvent leurs enfants dans leur propre religion, les baptisent ou les font circoncire, violent la liberté de conscience de leur enfant. Si la volonté de l’enfant doit intervenir dans la transaction, par exemple en prenant en compte son droit à garder ses parents biologiques, on pourrait aussi bien imaginer alors qu’il a le droit de vouloir que ses parents restent unis au moment où ils divorcent...
On retrouve des arguments du même genre chez les défenseurs des mères porteuses (Ruwen Ogien) ou les partisans d’une légalisation et d’une banalisation complète de la prostitution. Il faut reconnaître que, si l’on se place du strict point de vue de la liberté négative qui est l’alpha et l’omega de la « déclaration des droits » de 1789 – la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui – alors ces arguments ne manquent pas de force. Je peux à titre personnel considérer que la prostitution est moralement condamnable – l’odieux trafic de l’argent se mêle ici à ce péché capital qu’est la luxure. Mais alors on me fera remarquer que je me positionne ici en vertu d’une conception englobante de la vie, marquée au coin des interdits du christianisme, mais dans une société pluraliste cet argument ne pèse d’aucun poids puisque je ne peux pas faire valoir mes conceptions privées dès lors que je ne suis ni contraint de me prostituer ou ni d’avoir recours aux services d’une prostituée. Il existe d’autres convictions qui tiennent la prostitution pour un mal nécessaire sans parler de ceux qui pourraient invoquer les exemples de la prostitution sacrée dans les sociétés antiques. Pour mettre tout le monde d’accord, il n’est pas de meilleure solution que de considérer qu’il existe un marché des soins sexuels  il y a une demande et des prestataires de service prêts à offrir leurs services. Considérer les prostitués des deux sexes comme des artisans ou des professions libérales (entre le coiffeur et le masseur-kinésithérapeute !) n’aurait que des avantages et limiterait sans doute sérieusement le trafic des prostituées venues des pays pauvres et rendrait difficile la profession de « souteneur ». La réglementation de la profession aurait également des incidences positives sur le plan sanitaire et diminuerait la délinquance.
Si on est choqué par ces raisonnements, on devra se demander 1° en quoi ils sont contraires aux principes de notre droit et notamment à nos déclarations fondamentales ; et 2° s’ils ne sont pas la conséquence logique de raisonnements que nous adoptons spontanément dans d’autres domaines de la vie sociale. Par exemple, pourquoi tolérons-nous plus facilement l’IVG que la pratique des mères porteuses ? Pourquoi admettons-nous que quelqu’un puisque risquer sa vie et obtenir le droit de tuer moyennant une solde (c’est le cas de presque toutes les professions liées à la défense et à la sécurité) alors que nous n’acceptons pas de considérer comme une profession digne celle qui consiste à donner du plaisir sexuel ? En quoi est-ce si différent du cuisinier – spécialiste lui aussi, quand il est bon, en plaisir des sens – ou du kinésithérapeute qui s’occupe, lui aussi, directement du corps de ses patients ? La plupart des réponses apportées à ces questions renvoient d’une manière ou d’une autre à une sacralisation du sexe et des parties sexuelles enracinée dans l’inconscient le plus archaïque de l’humanité. Mais ces arguments ne tiennent pas devant un examen mené selon les critères de la rationalité managériale et et de la science positiviste. Du reste, certains pays, moins empêtrés que nous dans leur culpabilité religieuse ont fait de la prostitution un métier ordinaire sans que cela ait provoqué un effondrement moral de la nation.

L’origine de nos réticences

Évidemment, nombreux sont ceux qui refusent ces raisonnements et cette dé-construction radicale de tous les tabous. Une philosophe comme Michela Marzano consacre ses efforts depuis de nombreuses années à la critique impitoyable de ces morales qui se ne donnent comme seules limites que le consentement des individus.
Il est vrai qu’il existe un auteur sulfureux qui a fait du renversement de toutes les valeurs de la morale héritée et du principe d’utilité sa règle d’or et cet auteur est le marquis de Sade. Dany-Robert Dufour a consacré à cette question un ouvrage récent, La cité perverse, qui établit de manière très convaincante la filiation Mandeville-Smith-Sade et ses prolongements contemporains. Il y a quelques années, j’avais montré comment le principe d’utilité comme principe de justice dans la société conduit tout droit à ce que j’ai appelé le « social-sadisme ». La « reductio ad Sadum » comme la « reductio ad Hitlerum » en politique doit être maniée avec beaucoup de précautions parce qu’elle peut interdire la compréhension de ce que nous voulons dénoncer ou combattre.
En réalité nous gardons au fond de nous l’idée qu’il existe un interdit, que tout ne se négocie pas, que tout n’obéit pas modes déductifs de la rationalité instrumentale. La question que nous percevons intuitivement est celle de la limite, question dont on ne peut s’affranchir et qui fait des retours brusques et ravageurs régulièrement dans la chronique des faits divers ou dans la chronique judiciaire. Dans un monde soumis à l’empire du désir (et à la tyrannie du plaisir, pour reprendre une formule chère à Platon et dont il faudrait expliciter tous les tenants et les aboutissants), tout devient possible. Le désir du sujet désirant est par définition illimité (un désir limité n’est qu’un besoin facile à satisfaire, comme le besoin de boire un grand verre d’eau fraîche quand on a soif). Notre manie de l’éthique (3000 professionnels en éthique des affaires recensés aux États-Unis) vient peut-être de là, du sourd besoin de trouver quelque part cette limite faute de laquelle nous risquons purement et simplement la folie. Ce qui explique les embardées de plus en plus difficiles à maîtriser dans le domaine des mœurs. Le traitement hallucinant de la pédophilie (cf. affaire d’Outreau) a conduit à voir des pédophiles partout et à considérer le phantasme avec la même sévérité que le passage à l’acte. Mais tout le monde a fini par se prendre les pieds dans le tapis et l’on a vu avec l’affaire Frédéric Mitterrand. Je ne vais pas rentrer dans les détails mais toute cette séquence est hautement instructive et elle montre les contradictions dans lesquelles s’empêtre la logique du « sujet-roi » maître de son propre dispositif normatif.
Mais pour comprendre cela, pour comprendre vraiment ce dont s’agit, il faut sortir de la logique du libéralisme économique qui considère les humains seulement comme des agents rationnels soucieux avant tout de maximiser leur utilité. Il faut également mettre à distance le scientisme qui a transformé les sciences de la nature en référent suprême apte à trancher dans toutes les questions normatives. Il faut faire un détour par l’anthropologie éclairée par la psychanalyse – disons par la théorie analytique freudienne et non par cette psychanalyse scientiste chargée de calmer les angoisses des individus et de leur fournir une alternative au prozac …
Le progressisme et le scientisme nous ont conduit à percevoir les mœurs et les règles de vie (je ne dis pas « droit » pour réserver ce mot à la manière propre aux sociétés occidentales d’organiser la vie humaine) des civilisations anciennes ou des peuples dits primitifs comme des manifestations de superstition, lesquelles superstitions devaient progressivement disparaître pour laisser la place à une gestion rationnelle. Mais l’anthropologie (par exemple Lévi-Strauss) aussi bien que la psychanalyse nous appris que cette manière de voir l’histoire et les différences entre les sociétés humaines n’était qu’une superstition scientiste – et nous ne manquons pas d’exemples de ces superstitions produites par le culte de la science. Nous devons au contraire considérer les pratiques religieuses et les formes sous lesquelles se rendent la justice dans toutes les sociétés comme les moyens inventés par les sociétés humaines pour plier les individus aux besoins de la survie du groupe. Si le sujet est le maître absolu de son propre dispositif normatif, tout cela vole en éclats. Et nous nous retrouvons au bord du vide, comme nous nous retrouvons au bord du vide quand nous nous demandons ce que nous allons faire des possibilités ouvertes par la médecine transformée en technologie de la biologie et notamment de la biologie moléculaire.

Quelques pistes de travail

Il nous faut partir d’une considération déjà formulée avec force par Aristote, que nous répétons souvent sans en tirer toutes les conséquences qu’il s’en pourrait tirer. Le Stagirite nous le répète : l’homme est un « animal politique », « bien plus politique que les fourmis, les abeilles et les autres animaux grégaires ». Et quand il expose les problèmes et les méthodes de l’éthique, il souligne que la politique est « architectonique ».
Pourquoi cela ? Tout d’abord l’homme est animal social parce que son existence dépend entièrement de ses liens sociaux. Il ne s’agit de faire des références abstraites à l’Autre, à l’altruisme, à l’amour du prochain, etc.  Il s’agit de comprendre qu’il en va de l’existence de l’être humain lui-même. Un enfant est incapable de se débrouiller seul, même bien après la fin de la période d’allaitement. Cette dépendance prolongée découle de la faiblesse des dispositifs instinctuels innées, laquelle n’est que le pendant nécessaire de l’intelligence humaine qui tient tout entière dans son éducabilité. Sur ce sujet, Rousseau a déjà dit l’essentiel. La reproduction de la vie humaine est une affaire naturelle, évidemment, en attendant que se réalisent les machines infernales du futur, les « utérus artificiels » (voir le livre d’Henri Atlan, édifiant sur ce sujet !). Mais en même la reproduction de la vie humaine, c’est-à-dire la reproduction de l’espèce humaine est aussi et peut-être surtout une affaire d’institution. Un enfant non institué reste un enfant au sens étymologique, c’est-à-dire un être dénué de parole – l’in-fans, c’est le non parlant, de fari en latin, parler. C’est Victor, le « sauvage de l’Aveyron, que le docteur Itard cherche à instituer en l’amenant non seulement par dressage aux bonnes manières mais en tentant d’en faire un sujet parlant. Quand Aristote dit que l’homme est un animal politique ou qu’il dit ailleurs qu’il est un animal qui a le logos, il dit exactement la même chose. Entrer dans l’ordre de la cité, polis, c’est entrer dans le langage.
Il faut réfléchir à ce que cela signifie. L’enfant apprend à parler en cherchant à imiter les adultes, en leur manifestant ses désirs, etc. mais il n’est jamais l’auteur ni le maître de son langage. Il doit entrer dans le langage, tout comme ses parents y sont entrés avant lui, et ni eux ni lui, ni personne d’ailleurs n’a institué le langage. Parler, c’est communiquer, échanger des messages, bref il semble que soit une affaire qui se passe à deux (ou à plus de deux, mais on peut ramener cela au dialogue) mais ces deux-là ne peuvent se parler et échanger que parce qu’ils ont préalablement admis qu’ils étaient des êtres parlants et ne pouvaient se comprendre que dans un langage dont ils suivent les règles et qui les institue comme sujets.
Deuxième aspect  le sujet ne devient sujet qu’en se positionnant lui-même dans l’ensemble des relations sociales et d’abord dans les relations qui s’expriment en termes d’interdiction et d’autorisation. Or, nous le savons, le premier des interdits, le grand interdit, celui qui, selon Lévi-Strauss, organise le passage de la nature à la culture, la prohibition de l’inceste qui n’est que le revers d’une obligation dont l’avers est la circulation des femmes et la nécessité de passer des alliances. Or, pour que cet interdit fonctionne, il faut pouvoir classer les individus, définir qui à le droit d’épouser qui, et instituer des généalogies.
On pourrait montrer comment tous les rites les plus étranges renvoient à cela. Le totémisme n’est que cela les individus du même totem que sont interdits alors que ceux du totem d’à côté peuvent au contraire être prescrits pour une union maritale. Les totems sont des symboles et ce qui compte c’est non le totem pris individuellement, mais le système des totems. Et là, on est encore dans une institution qui remplit des fonctions sociales absolument nécessaires. Nulle irrationalité dans tout cela bien au contraire. Les contraintes peuvent être plus ou moins larges, plus ou moins rigoureuses. Ainsi la prohibition de l’inceste au septième degré dans le comput romain est nettement moins contraignante que la même dans le comput germanique que finit par adopter l’Église catholique. Mais l’essentiel, c’est que partout il y a une limite, une parole qui s’interpose entre le désir du sujet et l’objet du désir et cet interdit n’est pas négociable et il ne dépend pas de l’accord des sujets.
Dire que l’homme est un animal politique, c’est donc dire aussi qu’il ne peut vivre que dans cette soumission aux lois qui exprime une espèce de transcendance du principe de la vie sociale par rapport aux individus.

La science comme référence

De là découle que la morale n’est, au fond, pas du tout une question individuelle bien que ce soit souvent de cette manière qu’on la distingue du droit. Elle s’enracine dans la structure communautaire qui la porte. De ce point de vue, nos prétentions à la fondation individuelle subjective des normes morales est une mystification et même une auto-mystification. Nous continuons de nous référer à une instance supérieure qui organise les rapports entre les individus. c’est précisément le rôle que joue de plus en plus la science.
Par exemple la généralisation des tests ADN dans toutes les affaires de filiation indique bien de quoi il s’agit. Le Code Civil napoléonien en définissant le père comme le mari avait clairement indiqué que la filiation est une affaire de droit et seulement une affaire de droit. Dès la fin du XIXe siècle, on avait admis la possibilité de vérifier cette fiction juridique au moyen des tests de paternité, mais jusqu’à une époque assez récente, les moyens réels. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Axel Kahn très opposé à l’utilisation de ces tests ADN en a montré les dangers pour l’ordre institutionnel. Car il n’y a aucun raison « objective », scientifique de décréter qu’il y a un « vrai » père, le père biologique et un père juridique. Pour la raison simple que la fonction paternelle n’existe pas dans la nature – dans la nature, il y a seulement un individu de sexe masculin qui s’accouple avec une femelle. Le couple humain et la désignation d’un homme comme père et parfois même d’une femme comme mère procède des arrangements institutionnels par lesquels les sociétés posent les règles de filiation. Le seul fil maintenu entre la biologie et la société tient à ceci que le père est un homme et la mère une femme. Le passage actuel à la priorité de la notion biologique permet une double réduction : le père est le « vrai père » et le père n’est qu’un donneur de gamètes. Cette double réduction permet la cohabitation de deux attitudes apparemment contradictoire :
1.     l’attitude ultralibérale qui demande de découpler les fonctions d’élevage des enfants des notions de père et de mère : c’est ce dont il s’agit dans la revendication de la reconnaissance du mariage homosexuel qui n’est rien d’autre que la revendication de la disparition des notions de père et mère et, donc, l’élimination de la différence des sexes ;
2.     le scientisme qui renvoie la paternité à l’ADN. L’humanité devrait alors être cataloguée non pas selon l’état civil mais selon les principes du « herd book » utilisé pour les animaux de race (chevaux, vaches laitières …). C’est ce que Pierre Legendre appelle « conception bouchère de l’humanité ».
Bref, là même où l’on croit que la science et la libre décision d’individus rationnels peuvent remplacer les montages anciens, on doit convenir que c’est encore l’instance du Tiers qui vient s’interposer face à l’individu.

L’impuissante nostalgie du passé

On peut regretter le passé mais il y a une nostalgie du temps où « il y avait des valeurs », où l’on « croyait à quelque chose », qui est totalement hors de propos. Il faut vivre avec son temps comme on dit, c’est-à-dire prendre la mesure des problèmes du temps et réfléchir à partir des questions qui se posent à nous et qui ne se posaient pas du tout dans les mêmes termes aux générations antérieures.
Il est même à craindre que le passé ne fasse des retours assez terrifiants. Les phénomènes réactionnels, dont l’islamisme (burqa comprise) est une manifestation spectaculaire, accompagnent comme son ombre le développement de folie du sujet-roi tout-puissant et le démontage des mécanismes généalogiques. Mais ces phénomènes réactionnels fonctionnent avec les moyens modernes – pensons par exemple à l’image d’Oussama Ben Laden et aux arrière-plans qu’elle véhicule. Autrement dit, l’arriération prétendue de l’islamisme est en fait ultra-moderne.
Le retour en arrière est d’autant plus inimaginable que le présent n’est que le produit nécessaire de ce passé. Je l’ai dit au début, il y a dans le christianisme et dans le manière dont il déconnecte l’individu de la communauté et du politique quelque chose qui prépare le sujet-roi de notre époque. Ajoutons ceci, extrait des leçons VI de Pierre Legendre :
les christianismes occidentaux et leur fanatisme politique (…) n’ont pas peu contribué à démoraliser la pensée moderne, à faire de la Morale un équivalent terroriste, et finalement à pousser l’étude des fondements de la norme dans le pire sens scientiste. (Pierre Legendre, Les enfants du texte, étude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992, p.158)

Une réflexion à poursuivre.

La réflexion morale s’est largement perdue dans des dédales purement scolastiques – qu’on songe par exemple aux théories de l’argumentation morale qui se sont développées dans le cadre de la « philosophie analytique ». On s’occupe surtout des méthodes de l’éthique plutôt que de la chose elle-même. On devrait cependant réfléchir sur quelques axes qui me semblent urgents :
1.     Comment pouvons-nous encore habiter un monde soumis à la démesure de la production et de la technique ? Cette première question pose peut-être tout simplement de la conservation du monde lui-même.
2.     Comment réarticuler les relations entre l’individu et la société ? Cette formulation est trop vague. Il s’agit bien plutôt des rapports entre l’intime et du communautaire.
La première est la question des rapports entre morale et technologies et on le voit immédiatement, c’est une question qui nous ramène à l’instance politique, à la question de la justice comme ce qui permet de former une société bien ordonnée. Nous avons longtemps vécu avec l’idée que la technique est neutre et que seule son utilisation devait être mise en cause. Nous ne pouvons plus guère tenir ce genre de discours. Un certain type de technique entraîne des transformations – peut-être irréversibles – dans la conception même que l’on peut se faire de l’homme. c’est absolument évident en ce qui concerne les techniques médicales. Pour l’heure, la médecine repose encore sur deux piliers : la médecine pasteurienne (vaccination, antibiotiques) et les progrès de la chirurgie et de l’imagerie médicale. Il est clair que la procréation médicalement assistée (AMP) change déjà la donne notamment avec les possibilités de sélection des embryons. Les possibilités d’intervenir directement sur le génome humain nous font entrevoir tout autre chose encore. Il en va de même avec le développement de la connaissance du cerveau et de la possibilité d’y greffer des prothèses. Est bien posée la question de « l’avenir de la nature humaine », pour reprendre la formulation de Habermas.
La deuxième prend acte du fait que les distinctions traditionnelles entre la famille, la société civile et la sphère publique-étatique sont largement obsolètes. Par un paradoxe étonnant, la privatisation continue de l’espace public s’accompagne d’une destruction progressive de l’intimité. Les exigences de la transparence et les moyens techniques de sa mise en œuvre (l’espionnage généralisé par les caméras dans les rues ou les moyens de l’internet) rendent de plus en plus difficile la possibilité pour l’individu de se ménager un lieu où habiter le monde sans être exposé aux regards de tous. Une partie de la véhémence des conflits moraux tient peut-être justement à cette impossibilité dans laquelle beaucoup de nos contemporains se trouvent de faire le départ entre ce qui appartient à la sphère de l’intimité et ce qui relève de l’éthos communautaire.


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