[Pour poursuivre la discussion ouverte sur L'ambition  de la politique, voici une contribution de mon collègue et ami JM Nicolle. DC]

Je trouve votre débat passionnant, mais très complexe. Ne disposant pas des lectures récentes auxquelles vous vous référez, je ne puis y mêler mon grain de sel qu’avec modestie. Vous voudrez bien me pardonner mes ignorances et mon imprudence. 
L’opposition entre une philosophie matérialiste et la  kantienne ne me paraît pas si insurmontable. Dans sa lettre à Ménécée (vers la fin), Épicure énumère quatre facteurs de l’existence humaine : le destin écrit par les dieux, qu’il écarte d’emblée ; la nécessité naturelle qui ordonne les faits, mais pas tous les faits ; la fortune, heureuse ou malheureuse, qui ne fait que poser les conditions de l’action humaine ; et, enfin, ce que nous voulons faire de ce qui nous arrive. Cette théorie matérialiste n’exclut pas la liberté, et même, exige une , appuyée sur le calcul rationnel, pour déterminer les choix humains. Dans ce cadre, une  séparée de toute considération religieuse, appuyée sur la raison, avec une exigence universaliste, peut fort bien s’apparenter au projet kantien.

C’est Kant qui s’en distingue en réduisant l’épicurisme à une  hétéronome appuyée sur le seul sentiment corporel ; il en fait un hédonisme grossier et il oublie sa dimension politique, certes discrète, mais réelle cependant : il ne peut y avoir de plaisir qu’entre amis. 
Est-il nécessaire de rapporter le matérialisme à un naturalisme fondé sur la théorie de Darwin ? Les risques sont grands, en effet, de glisser dans les mesures scabreuses du darwinisme social. Il ne me paraît pas nécessaire d’invoquer une antinature produite par la nature elle-même, à savoir des règles sociales qui feraient exception à la sauvagerie de la sélection naturelle. Je me souviens des travaux de Konrad Lorenz sur les mécanismes d’inhibition de l’agressivité pour rendre possible la reproduction. Ne voir dans la nature que la sélection naturelle n’est pas plus scientifique qu’y voir à la manière de Rousseau de bons sauvages. Il me semble qu’une  matérialiste a tout à gagner à sortir du naturalisme pour s’enraciner sur le mécanisme. Elle évitera ainsi les tentations de la téléologie. 
On en revient alors au débat hautement métaphysique des rapports entre la matière et l’esprit, débat d’autant plus complexe que l’esprit est indéfinissable, sinon en opposition à la matière, mais puisque c’est l’esprit qui définit la matière, on tourne en rond. « La pensée est matière », affirme Yvon Quiniou, et « c’est un fait scientifiquement avéré ». J’aimerais savoir ce qu’il entend par pensée. J’ignorais que la science l’eût définitivement définie et établie. J’avoue mon vertige. 
Enfin, il y a un grand absent, me semble-t-il : c’est le désir. La question  principale est celle du désir : Que fais-je de mon désir ? Que fais-je du désir des autres ? Si l’on entend par désir toutes les transformations culturelles du besoin (ses artifices, sa médiation par le langage, sa mise en scène par la consommation, son exacerbation par la rivalité, etc.), alors il ne saurait se réduire au seul manque d’un bien matériel (du coup, on retomberait dans le matérialisme le plus vulgaire), mais il devient le problème politique premier : comment faire vivre ensemble des êtres de désir ? La classification des désirs par Epicure n’est pas si rudimentaire qu’il n’y paraît. Ce qu’il appelle l’amitié exige la prise en compte du désir de l’autre, non seulement comme limite à mon propre désir, mais aussi comme condition du mien. C’est dans cette voie que je rechercherais un nouvel impératif catégorique …
J-M Nicolle