Évelyne Buissière revient également sur la proximité de Hegel et Spinoza – une question longuement analysée jadis par Pierre Macherey, notamment dans son Hegel ou Spinoza, qu’on doit lire comme « Hegel sive Spinoza ». Elle montre cette proximité tout en exhibant les différences, qui du reste deviennent moins importantes au fur et à mesure que s’approfondit la lecture hégélienne de Spinoza – la tonalité est très différente du chapitre consacré à Spinoza dans les leçons sur l’histoire de la philosophie aux très nombreuses références souvent en défense de Spinoza que l’on trouve dans l’introduction de la dernière édition de l’Encyclopédie. « En un sens, il y a une proximité très forte entre les deux penseurs puisque pour l’un comme pour l’autre, tout le problème de la philosophie est de libérer le fini de sa finitude sans pour autant présupposer un infini providentiel et transcendant. » (29) Au-delà de la confrontation Hegel/Spinoza, Évelyne Buissière rappelle que « c’est pourtant chez Spinoza qu’on trouve l’idée d’un infini comme acte de totalisation » (42) et de renvoyer à cette lettre XII à Louis Meyer trop peu étudiée. Ni une totalité vide, ni une fin transcendante, tel est le tout chez Hegel : « Le tout n’est donc pas un but mais l’immanence du mouvement dialectique dans son aspect positif-rationnel. » (45)
Les mises au point d’Évelyne Buissière nous obligent à relire la philosophie hégélienne de l’histoire en la débarrassant de toute téléologie. Hegel ne pense pas un progrès linéaire – par exemple, la liberté d’un seul dans le despostisme asiatique, la liberté de quelques-uns dans la Grèce antique et la liberté de tous proclamée par le christianisme et réalisée dans l’État rationnel moderne ainsi que pourraient le laisser penser quelques pages de La Raison dans l’histoire. Mais cette vision de la philosophie de l’histoire de Hegel dans laquelle chaque moment particulier refléterait le tout est celle de la monade de Leibniz et non celle de Hegel.
On comprend donc pourquoi les deux « réformes » de la dialectique que proposent Gentile et Adorno manquent leur but. Mais manquant leur but, elles s’enfoncent dans des impasses. La théorie de l’acte pur de Gentile, « plus que constituer une régression vers la subjectivité par rapport à Hegel » construirait peut-être une pensée que Hegel qualifierait « d’acosmisme spirituel ». On connaît l’aphorisme d’Adorno, « le tout est le non-vrai » qui semble prendre l’exact contrepied de Hegel. Mais Évelyne Buissière montre qu’il n’en est rien et qu’Adorno reste à l’intérieur de la dialectique hégélienne qu’il cherche à critiquer à partir d’elle-même. Mais, en même temps, la « dialectique négative » d’Adorno, privée de la logique, mais libérée de la subjectivité, la dialectique devient collision en lieu et place de la nécessité. Il n’y a plus de devenir nécessaire mais une simple espérance.
Espérons que ces quelques aperçus donneront l’envie de lire l’ouvrage d’Évelyne Buissière et de là l’envie de se plonger ou de se replonger dans Hegel, de lire Gentile – si peu lu en France – ou de s’attaquer sérieusement à Adorno.
La Dialectique sans la Téléologie, Hegel, Gentile, Adorno, par Évelyne Buissière, éditions Kimé, collection « Philosophie en cours », 144 pages
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