On dira que cet homme qui, une partie de sa vie, vécut très modestement de son métier – il polissait des lentilles – et ne publia pas grand-chose de son vivant, connaît une gloire posthume qui ne se dément pas : voilà une figure du génie méconnu par ses contemporains et à qui la postérité rend ce qui lui est dû. Mais Spinoza était déjà célèbre de son vivant. Une célébrité paradoxale pour cet homme qui ne chercha jamais la célébrité et louait la prudence comme la pratique : « Caute » était sa devise. Célébrité sulfureuse. Publié anonymement avec un faux nom d’éditeur, le Traité théologico-politique lui valut une solide mauvaise réputation. Ce traité, il est vrai, considérant la Bible comme une Å“uvre humaine et non un texte « sacré », essaye d’en comprendre la raison proprement politique et se termine par une défense de la liberté de penser sans avoir à se soumettre à l’autorité religieuse. Très vite connu dans toute l’Europe, ce texte vaut à son auteur une réputation d’athée et crée même un genre littéraire : la réfutation de « l’athée Spinoza ». Mais Spinoza a aussi la réputation d’être l’un des plus grands esprits de son temps. Leibniz cherche à le rencontrer et le rencontre en novembre 1676, à La Haye. Leibniz a trente ans et c’est une visite décisive. Leibniz est fasciné par le système de Spinoza et toute l’Å“uvre de Leibniz peut être lue comme une tentative de donner des réponses aux questions fondamentales qu’a posées Spinoza : si la conception déterministe de la réalité est vraie, comment l’homme peut-il encore être réputé posséder un libre-arbitre ? Quelle place reste-t-il pour la , la piété, etc. ? Quels rapports l’âme (ou l’esprit) entretient-elle avec le corps ? Leibniz et Spinoza sont tous les deux confrontés à l’Å“uvre de Descartes et à l’irruption de la physique moderne galiléenne. Ils cherchent tous les deux à en tirer toutes les conséquences et la confrontation de ces deux Å“uvres majeures n’a pas fini de nous éclairer.
Mais Leibniz ne se vantera jamais de cette visite, ni de l'intérêt qu'il porte à cet « athée » bien connu. Leibniz se veut diplomate, c'est un homme de cour qui fréquente les puissants et Spinoza est un hérétique indifférent aux honneurs et à l'argent. Il aurait pu avoir les uns comme l'autre. Jean Colerus rapporte cette anecdote, parmi beaucoup d'autres: « Simon de Vries, d'Amsterdam, qui marque beaucoup d'attachement pour lui dans la vingt-sixième lettre et qui l'appelle en même temps son très-fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jour présent d'une somme de 2,000 florins, pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise ; mais Spinoza, en présence de son hôte, s'excusa civilement de ne pouvoir recevoir cet argent, sous prétexte qu'il n'avait besoin de rien, et que tant d'argent, s'il le recevait, le détournerait infailliblement de ses études et de ses occupations. » En 1673, un émissaire du prince de Condé lui avait fait savoir que ce prince souhaitait lui offrir une pension pourvu qu'il consentît à dédier quelque ouvrage au roi de France, proposition que Spinoza déclina avec toute la courtoisie dont il était coutumier. La même année, l'électeur Palatin voulut l'attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie : cette fois encore, il déclina l'offre.
Spinoza vécut selon les préceptes qu'il énonce au début du Traité de la réforme de l'entendement : renoncer à la gloire, à l'argent et aux honneurs pour rechercher un souverain bien stable, qui ne se peut trouver finalement que dans la connaissance de Dieu, des choses et de soi-même. Cependant, l'image d'un philosophe ascète retiré du monde ne convient pas non plus. Il est un homme fort sociable, engagé dans les discussions politiques et théologiques de son époque et qui n'a jamais caché ses convictions républicaines. Ainsi, il a toujours cherché dans ses Å“uvres à montrer les conséquences pratiques et politiques de sa philosophie. Son Traité Politique, demeuré inachevé, fait l'éloge des politiques, hommes pratiques, qui ne se fondent que sur l'expérience, face aux philosophes, théologiens et autres moralistes qui louent un homme qui n'existe nulle part, fabriquent des utopies pour mieux morigéner l'homme existant réellement. Un petit livre où la référence, à la fois explicite et implicite, à Machiavel est constante. Si constante et si appuyée que l'on peut sans difficulté dire : Machiavel-Spinoza, même combat ! Pour ceux qui ignorent la pensée de Machiavel et s'en tiennent aux calomnies d'un Frédéric II, le rapprochement paraît incongru et pourtant c'est bien le « très pénétrant florentin » qui inspire la politique de Spinoza.
Il est évidemment impossible de faire ici le tour de la pensée de Spinoza. Tout est bon et profondément éclairant dans cette Å“uvre puissante, y compris la correspondance, laquelle donne souvent des éclairages indispensables. Mais c'est l'Éthique qu'il faut lire, méditer, recopier. Écrite de 1661 à 1675, publiée seulement après sa mort, cette Å“uvre est à elle seule un monde dont on ne fait jamais le tour. Et c'est là qu'il nous faut entrer. La voie est difficile, comme le reconnaît le scolie de la dernière proposition de la Ve partie de l’Éthique : « Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver ».

(La suite en achetant: Libre comme Spinoza. Une introduction à la lecture de l'Éthique, éditions Max Milo.