Quand il meurt le 21 février 1677, dans sa 44ème année,
atteint de phtisie, dont il souffrait depuis longtemps, Spinoza laisse
encore à l’état de manuscrit son œuvre maîtresse, l’Éthique.
Celle-ci fut publiée pour la première fois après sa mort par Louis
Mayer, un médecin ami de confiance de Spinoza. Bien que Spinoza soit un
auteur peu prolixe (ses œuvres tiennent en un seul volume de la
Pléiade), son Éthique est un livre majeur, un des plus grandes
livres de l’histoire de la philosophie et une source toujours vive où
les philosophes ne cessent d’aller puiser. Hegel, dans son Histoire de la philosophie en souligne l’importance : « Spinoza est le point capital de la philosophie moderne : ou le spinozisme, ou pas de philosophie » (Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, in Werke, Suhrkamp,
vol. 20, p. 164). Mais l’enthousiasme de Hegel, que l’on peut retrouver
dans l’introduction de la deuxième édition de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, n’empêche
pas une critique systématique des limites du spinozisme. On cite
souvent Bergson qui écrit à Léon Brunschvicg en 1927 « tout philosophe a
deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza. » Mais en 1928, dans
une lettre à Jankélévitch, le ton est un peu différent : « Je crois
vous avoir dit que je me sens toujours un peu chez moi quand je relis l’Éthique,
et que j’en éprouve chaque fois de la surprise, la plupart de mes
thèses paraissant être (et étant effectivement, dans ma pensée) à
l’opposé du Spinozisme. » Si Spinoza apparaît comme un nœud de toute la
philosophie moderne, de ce nœud partent des fils dans toutes les
directions. Avec Diderot ou d’Holbach, nous avons un spinozisme
matérialiste alors que Hegel le tire dans une toute autre direction. Le
Spinoza d’Alain n’a aucun rapport véritable avec celui de Toni Negri.
Celui de Martial Guéroult rencontre-t-il celui de Pierre Macherey ?
C’est, dira-t-on, le sort de toutes les grandes philosophies. Il y eut
un hégélianisme de droite et un hégélianisme de gauche. On a fait de
Kant un moraliste conservateur autant qu’un républicain sympathisant de
la cause de la révolution française. On a donc un Spinoza
révolutionnaire, épaulant des marxistes en perte de vitesse et un
Spinoza au conservatisme paradoxal. Tel économiste contestataire prend
Spinoza comme guide pour tenter une nouvelle critique du mode de
production capitaliste (voir Frédéric Lordon, Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza. Édition de la fabrique, 2010). Pour d’autres, Spinoza est une bonne médication contre le stress (Héloïse Guay de Bellissen, Spinoza antistress en 99 pilules philosophiques). Tout cela fait beaucoup pour un seul homme.
On dira que cet homme qui, une partie de sa vie, vécut très
modestement de son métier – il polissait des lentilles – et ne publia
pas grand-chose de son vivant, connaît une gloire posthume qui ne se
dément pas : voilà une figure du génie méconnu par ses contemporains et à
qui la postérité rend ce qui lui est dû. Mais Spinoza était déjà
célèbre de son vivant. Une célébrité paradoxale pour cet homme qui ne
chercha jamais la célébrité et louait la prudence comme la vertu pratique : « Caute » était sa devise. Célébrité sulfureuse. Publié anonymement avec un faux nom d’éditeur, le Traité théologico-politique
lui valut une solide mauvaise réputation. Ce traité, il est vrai,
considérant la Bible comme une œuvre humaine et non un texte « sacré »,
essaye d’en comprendre la raison proprement politique et se termine par
une défense de la liberté de penser sans avoir à se soumettre à
l’autorité religieuse. Très vite connu dans toute l’Europe, ce texte
vaut à son auteur une réputation d’athée et crée même un genre
littéraire : la réfutation de « l’athée Spinoza ». Mais Spinoza a aussi
la réputation d’être l’un des plus grands esprits de son temps. Leibniz
cherche à le rencontrer et le rencontre en novembre 1676, à La Haye.
Leibniz a trente ans et c’est une visite décisive. Leibniz est fasciné
par le système de Spinoza et toute l’œuvre de Leibniz peut être lue
comme une tentative de donner des réponses aux questions fondamentales
qu’a posées Spinoza : si la conception déterministe de la réalité est
vraie, comment l’homme peut-il encore être réputé posséder un
libre-arbitre ? Quelle place reste-t-il pour la morale,
la piété, etc. ? Quels rapports l’âme (ou l’esprit) entretient-elle
avec le corps ? Leibniz et Spinoza sont tous les deux confrontés à
l’œuvre de Descartes et à l’irruption de la physique moderne galiléenne.
Ils cherchent tous les deux à en tirer toutes les conséquences et la
confrontation de ces deux œuvres majeures n’a pas fini de nous éclairer.
Mais Leibniz ne se vantera jamais de cette visite, ni de l'intérêt qu'il porte à cet « athée » bien connu. Leibniz se veut diplomate, c'est un homme de cour qui fréquente les puissants et Spinoza est un hérétique indifférent aux honneurs et à l'argent. Il aurait pu avoir les uns comme l'autre. Jean Colerus rapporte cette anecdote, parmi beaucoup d'autres: « Simon de Vries, d'Amsterdam, qui marque beaucoup d'attachement pour lui dans la vingt-sixième lettre et qui l'appelle en même temps son très-fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jour présent d'une somme de 2,000 florins, pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise ; mais Spinoza, en présence de son hôte, s'excusa civilement de ne pouvoir recevoir cet argent, sous prétexte qu'il n'avait besoin de rien, et que tant d'argent, s'il le recevait, le détournerait infailliblement de ses études et de ses occupations. » En 1673, un émissaire du prince de Condé lui avait fait savoir que ce prince souhaitait lui offrir une pension pourvu qu'il consentît à dédier quelque ouvrage au roi de France, proposition que Spinoza déclina avec toute la courtoisie dont il était coutumier. La même année, l'électeur Palatin voulut l'attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie : cette fois encore, il déclina l'offre.
Spinoza vécut selon les préceptes qu'il énonce au début du Traité de la réforme de l'entendement : renoncer à la gloire, à l'argent et aux honneurs pour rechercher un souverain bien stable, qui ne se peut trouver finalement que dans la connaissance de Dieu, des choses et de soi-même. Cependant, l'image d'un philosophe ascète retiré du monde ne convient pas non plus. Il est un homme fort sociable, engagé dans les discussions politiques et théologiques de son époque et qui n'a jamais caché ses convictions républicaines. Ainsi, il a toujours cherché dans ses œuvres à montrer les conséquences pratiques et politiques de sa philosophie. Son Traité Politique, demeuré inachevé, fait l'éloge des politiques, hommes pratiques, qui ne se fondent que sur l'expérience, face aux philosophes, théologiens et autres moralistes qui louent un homme qui n'existe nulle part, fabriquent des utopies pour mieux morigéner l'homme existant réellement. Un petit livre où la référence, à la fois explicite et implicite, à Machiavel est constante. Si constante et si appuyée que l'on peut sans difficulté dire : Machiavel-Spinoza, même combat ! Pour ceux qui ignorent la pensée de Machiavel et s'en tiennent aux calomnies d'un Frédéric II, le rapprochement paraît incongru et pourtant c'est bien le « très pénétrant florentin » qui inspire la politique de Spinoza.
Il est évidemment impossible de faire ici le tour de la pensée de Spinoza. Tout est bon et profondément éclairant dans cette œuvre puissante, y compris la correspondance, laquelle donne souvent des éclairages indispensables. Mais c'est l'Éthique qu'il faut lire, méditer, recopier. Écrite de 1661 à 1675, publiée seulement après sa mort, cette œuvre est à elle seule un monde dont on ne fait jamais le tour. Et c'est là qu'il nous faut entrer. La voie est difficile, comme le reconnaît le scolie de la dernière proposition de la Ve partie de l’Éthique : « Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver ».
(La suite en achetant: Libre comme Spinoza. Une introduction à la lecture de l'Éthique, éditions Max Milo.
Mais Leibniz ne se vantera jamais de cette visite, ni de l'intérêt qu'il porte à cet « athée » bien connu. Leibniz se veut diplomate, c'est un homme de cour qui fréquente les puissants et Spinoza est un hérétique indifférent aux honneurs et à l'argent. Il aurait pu avoir les uns comme l'autre. Jean Colerus rapporte cette anecdote, parmi beaucoup d'autres: « Simon de Vries, d'Amsterdam, qui marque beaucoup d'attachement pour lui dans la vingt-sixième lettre et qui l'appelle en même temps son très-fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jour présent d'une somme de 2,000 florins, pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise ; mais Spinoza, en présence de son hôte, s'excusa civilement de ne pouvoir recevoir cet argent, sous prétexte qu'il n'avait besoin de rien, et que tant d'argent, s'il le recevait, le détournerait infailliblement de ses études et de ses occupations. » En 1673, un émissaire du prince de Condé lui avait fait savoir que ce prince souhaitait lui offrir une pension pourvu qu'il consentît à dédier quelque ouvrage au roi de France, proposition que Spinoza déclina avec toute la courtoisie dont il était coutumier. La même année, l'électeur Palatin voulut l'attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie : cette fois encore, il déclina l'offre.
Spinoza vécut selon les préceptes qu'il énonce au début du Traité de la réforme de l'entendement : renoncer à la gloire, à l'argent et aux honneurs pour rechercher un souverain bien stable, qui ne se peut trouver finalement que dans la connaissance de Dieu, des choses et de soi-même. Cependant, l'image d'un philosophe ascète retiré du monde ne convient pas non plus. Il est un homme fort sociable, engagé dans les discussions politiques et théologiques de son époque et qui n'a jamais caché ses convictions républicaines. Ainsi, il a toujours cherché dans ses œuvres à montrer les conséquences pratiques et politiques de sa philosophie. Son Traité Politique, demeuré inachevé, fait l'éloge des politiques, hommes pratiques, qui ne se fondent que sur l'expérience, face aux philosophes, théologiens et autres moralistes qui louent un homme qui n'existe nulle part, fabriquent des utopies pour mieux morigéner l'homme existant réellement. Un petit livre où la référence, à la fois explicite et implicite, à Machiavel est constante. Si constante et si appuyée que l'on peut sans difficulté dire : Machiavel-Spinoza, même combat ! Pour ceux qui ignorent la pensée de Machiavel et s'en tiennent aux calomnies d'un Frédéric II, le rapprochement paraît incongru et pourtant c'est bien le « très pénétrant florentin » qui inspire la politique de Spinoza.
Il est évidemment impossible de faire ici le tour de la pensée de Spinoza. Tout est bon et profondément éclairant dans cette œuvre puissante, y compris la correspondance, laquelle donne souvent des éclairages indispensables. Mais c'est l'Éthique qu'il faut lire, méditer, recopier. Écrite de 1661 à 1675, publiée seulement après sa mort, cette œuvre est à elle seule un monde dont on ne fait jamais le tour. Et c'est là qu'il nous faut entrer. La voie est difficile, comme le reconnaît le scolie de la dernière proposition de la Ve partie de l’Éthique : « Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver ».
(La suite en achetant: Libre comme Spinoza. Une introduction à la lecture de l'Éthique, éditions Max Milo.
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