samedi 21 mai 2022
lundi 16 mai 2022
Matérialisme et morale : la question de la sacralité du corps humain
La thèse matérialiste « forte » suppose que l’être humain n’est rien d’autre qu’un amas de cellules, organisées de manière très complexe, certes, un amas de cellules tout de même, pas différent en son fond de l’amas de cellules qu’est une huître ou une éponge, et même, finalement, pas très différent de cette organisation mécanique très complexe qu’est ordinateur. S’il en est ainsi — et pour le matérialisme « fort », il en est ainsi — alors aucune espèce de sacralité ne peut s’attacher au corps humain. Il est du même coup « disponible » comme le monde entier doit être « disponible » pour celui qui s’est érigé en maître et possesseur de la nature.
Ce qui se trame aujourd’hui autour du « trans » (du transgenre
au transhumanisme), c’est exactement cela : le corps humain peut être transformé
en chose parmi les choses. On peut le remodeler à sa guise, transformer les
hommes en femmes et réciproquement. Cet essai qui s’appuie sur le désir, c’est-à-dire
sur les fantasmes sexuels, est le prélude à d’autres déjà en cours. Fabriquer des
soldats infatigables, des travailleurs qui n’ont pas besoin de sommeil ou des
hommes doués d’une mémoire artificielle qui évitera les affres et les ratés de
l’instruction, tout cela est déjà testé. La recherche en « intelligence artificielle »
n’a pas d’autre but : fabriquer des « episilons » qui seront facilement
dirigés par les « alpha plus », comme dans Le meilleur des mondes d’Aldous
Huxley.[1]
Quand on a arrêté les sacrifices humains — ce que dit
clairement l’apologue du sacrifice d’Abraham, quand on a interdit toutes les mutilations
et les marquages du corps — une co-invention judéogrecque — on a énoncé clairement
cette sacralité du corps. Le christianisme la pousse jusqu’au bout puisqu’il annonce
cette chose inouïe, la résurrection des corps à la fin de temps, conséquence de
cette autre invention extraordinaire, l’incarnation, Dieu qui se fait homme,
souffre et meurt comme un hom me. Ce système d’interdits concernant le corps
humain est en train de se disloquer. La technoscience s’annonce comme la
nouvelle religion de notre époque, une religion plus gourmande de chair fraiche
que le Moloch.
À la suite de Husserl, les philosophes ont séparé le corps
comme chose occupant un certain espace (Körper) et le corps propre comme « mon
corps » (Leib), le corps d’un sujet qui se rapporte au monde et dont le
corps est précisément ce rapport au monde. Pour le matérialisme « fort » qui
veut liquider la subjectivité comme un reste de superstition religieuse, cette
distinction est nulle et non avenue. L’humanité de l’humain, ce n’est que de la
viande. Pierre Legendre appelle cela « conception bouchère de l’humanité » et le
triomphe de cette conception « bouchère » lui fait dire qu’en vérité, c’est
Hitler qui a gagné la guerre.
La dissection des cadavres, pratique fort ancienne puisqu’on
en trouve des traces en Mésopotamie au IIIe millénaire av. J.-C.,
fut interdite par les Romains et toujours entourée de précautions sévères, même
quand elle commencera à être pratiquée plus couramment au XVe siècle.
Cette difficulté à considérer qu’on peut faire ce que l’on veut d’un cadavre
humain est le corollaire des rites funéraires. A fortiori, nous sommes
toujours remplis d’horreur lorsqu’on évoque la vivisection et l’utilisation des
humains vivants comme sujets d’expérience. La sinistre figure de Mengele est toujours
présente. Mais il n’y a pas de différence de nature entre les prétendues
expériences de Mengele et celles du premier spécialiste américain du transsexualisme,
John Money. L’idée que le corps n’est qu’un assemblage de pièces que l’on peut
à volonté trafiquer fut une des bases de la soi-disant « science nazie ».
Aujourd’hui, c’est pour le « bien » qu’on fait du Mengele à
la petite semaine. Mais, comme le faisait remarquer Machiavel, le bien et le
mal se ressemblent tant que l’un se change en l’autre sans même que l’on s’en
aperçoive. Les pouvoirs de la technoscience médicale sont tels que lui imposer
des limites devient une absolue nécessité. Mais comme elle nous promet l’immortalité,
on ne pourra lui imposer des limites infranchissables que si nous renonçons à
cette chimère que nous vendent biologistes et médecins et avec eux tous ceux
qui nous promettent de devenir les « chimpanzés du futur » si nous n’acceptons
pas d’aller au-delà de l’humain.
Du point de vue philosophique, la critique de matérialisme
fort, du « matérialisme scientifique », est une prise de position morale
absolument indispensable. La « métaphysique » retrouve ainsi sa place dans la réflexion
éthique.
Le 16 mai 2022
[1] Voir mon
article « Transgenre, un post-humanisme à portée de toutes les bourses » dans l’ouvrage
collectif édité par la revue « Quel Sport », La transmutation posthumaniste.
jeudi 5 mai 2022
Sur la pertinence du clivage droite/gauche
En décembre 2021, Fabien Schang (Université fédérale de Goias, Brésil) organisait un atelier international sur la question du clivage/droite, un atelier auquel j'ai participé.
Le 28 mars, nous avons eu un entretien sur le même, en prolongement de cet atelier. Voici en audio cet entretien
mardi 3 mai 2022
La morale, la politique et la belle âme
Pour Machiavel, si les gouvernements dégénèrent facilement, si le gouvernement des meilleurs devient une oligarchie et si la monarchie se transforme si facilement en tyrannie et le gouvernement populaire en anarchie, la raison en est que le bien et le mal se ressemblent beaucoup et que l’on passe insensiblement de l’un à l’autre. On fait souvent le mal au nom du bien et croyant faire le bien on fait le mal. Voilà quelle est la triste situation de celui qui est pris dans les tourbillons de la vie politique. C’est pourquoi, s’il est évidemment préférable que l’homme politique soit guidé par une morale exigeante, il faut séparer le plus rigoureusement possible morale et politique.
La morale, en premier lieu, est toujours un élan du cœur ou
une disposition à certains comportements qui caractérisent l’individu subjectivement.
Seule la bonne volonté est vraiment bonne, dit Kant. Celui qui fait le bien par
calcul, par habitude, sous la contrainte ou mécaniquement, n’est pas véritablement
moral. Il peut ne rien faire contre la morale, on ne lui reprochera rien, mais
il n’agit pas par morale. Au contraire, en politique, on ne s’intéresse qu’aux
effets et non aux intentions. La politique est essentiellement pragmatique. L’impuissance
de la belle âme est un sujet de satire inépuisable. Les leçons de Machiavel ne
doivent pas être oubliées. Si vous voulez rester dans le chemin du Bien,
dit-il, alors n’entrez pas dans la voie du gouvernement, car si vous voulez
gouverner, il faudra être capable de prendre le chemin du Mal.
La morale vise le bien, la politique ne peut guère faire
autre chose que minimiser le mal. Il y a en morale un idéal perfectionniste,
même s’il est hors de portée de la plupart d’entre nous. Nous savons avec la
plus grande des certitudes où se trouve le bien et où se trouve le mal. Dès que
l’on agit, cependant, les choses sont toujours un peu plus complexes et on doit
trancher des « cas de conscience ». Même la doctrine morale la plus tranchante
ne peut éviter les dilemmes et elle a recours à la casuistique. La politique
vise d’abord des effets et ces effets n’ont pas a priori un caractère moral. Ainsi
la croissance économique n’est ni morale ni immorale. La défense de l’ordre public
est un impératif politique, puisque la légitimité dernière de l’État est la
protection de la tranquillité des citoyens. Il en va de même de la défense
nationale et finalement de toutes les fonctions que peut assumer l’État. On ne
jugera pas l’homme politique à sa moralité, mais à sa capacité à bien gouverner.
Celle-ci implique que sa conduite ne fasse pas scandale, qu’il ne vole pas les
biens de l’État, qu’il respecte la parole qu’il a donnée aux citoyens quand il a
sollicité leur suffrage et quelques autres règles morales du même genre, qu’il les
suive par moralité, par intérêt ou pour quelque raison que l’on veuille. Il y a
une exigence de conformité morale à l’égard du dirigeant politique ou du
représentant, mais son affaire, en tant que politique, n’est pas directement la
morale.
En troisième lieu, la morale n’a aucun compromis à faire. On
ne transige pas sur le bien, on ne peut s’en tirer avec sa conscience en disant
« je n’ai fait qu’un demi-mal » ! Au contraire, la politique est l’art des
compromis : comme passer un compromis avec son adversaire ou son ennemi
sans se compromettre ? Dans la politique internationale, il faut traiter avec
de mauvais gouvernements et même respecter les accords que l’on a passés avec
ces mauvais gouvernements. Il faut également s’abstenir d’entrer en guerre avec
un État au seul motif de la manière immorale dont les citoyens y sont traités.
Quelque scandaleuse que soit la conduite d’un État, il n’y a aucune paix
possible si les autres États s’arrogent le droit d’intervenir dans ses affaires
intérieures.
Enfin, le pire en politique est le fanatisme moral, c’est-à-dire
le transfert à l’action politique des principes moraux qu’on s’est donné à soi-même.
Tous les régimes de terreur reposent d’abord sur ce fanatisme moral. La belle âme
au gouvernement est généralement une véritable catastrophe. Son narcissisme moral
se repaît du combat contre la barbarie réelle ou supposée. Gouverner, ce n’est
pas vouloir faire régner la vertu ni fabriquer un « homme nouveau » conforme au
« règne des fins » kantien.
Distinguons donc clairement morale et politique. Non pour permettre
à la politique de se vautrer dans l’immoralité, mais pour rétablir la hiérarchie
entre les deux. À bien des égards, la morale est plus importante que la politique
et tous les hommes ont besoin d’une éducation morale, alors que l’éducation
politique est facultative. Il serait tout à fait néfaste de galvauder la morale
dans des opérations politiques toujours plus ou moins douteuses, et tout aussi
néfaste de transformer les gouvernements en tribunaux de la vertu.
Le 3 mai 2022
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