mardi 16 septembre 2008

Les miracles

Leibniz, Spinoza et Bayle
Le rationalisme classique n'est pas anti-religieux ou seulement de manière très indirecte. Parfois pour des raisons de prudence ("Caute": telle est la devise de Spinoza) mais aussi pour des raisons de conviction. Leibniz saisit parfaitement les difficultés dans lesquelles et les guerres de religion et le développement impétueux des sciences mettent le christianisme européen qu'il veut sauver par le moyen de la philosophie. Si l'apologie de la raison s'accommode de Dieu, il en va tout autrement avec les miracles.

I.     L’asile de l’ignorance

Dans la hiérarchie religieuse médiévale des activités de l’esprit, la philosophie avait pour tâche d’éclairer de la Lumière de la raison naturelle les dogmes de la foi. Ainsi l’essor des sciences de la nature et leur mathématisation au tournant de la Renaissance reçoit-il souvent l’appui de l’Église. Comment le monde pourrait-il être ordonné selon des lois mathématiques s’il n’est pas la création d’un Créateur suprêmement intelligent ? Il y a cependant une contradiction qui ne va pas tarder à se révéler : comment les miracles, ces « preuves » de la vérité de la révélation, peuvent-ils prendre place dans cet ordre divin ? Dieu pourrait-il renverser sa propre loi, détruire l’harmonie que manifestent les choses de la nature ?

A.  Le principe de raison

Leibniz, avec Descartes et Spinoza, est l’un des principaux représentants de ce rationalisme classique du xviie siècle. Il cherche comment fonder en raison la valeur et la puissance de la science. Son œuvre est traversée d’une obsession, montrer que « Dieu fait tout de la manière la plus souhaitable » (DM, §I), que la puissance divine n’est pas celle d’un tyran (DM, §II). Les vérités éternelles de la métaphysique, de la physique et de la morale ne sont pas un effet de la volonté divine (comprise au sens de l’arbitraire). Ce sont plutôt « des suites de son entendement qui assurément ne dépend point de sa volonté mais plutôt de son essence ».
Ainsi, Leibniz refuse d’ouvrir « des asiles à l’ignorance et à la paresse » (NE, Préface). Cette conception de Dieu – pour qui la volonté et l’entendement sont une seule et même chose –fonde la « principe de raison ».  Du point de vue de la méthode, on ne doit pas accepter la possibilité de phénomènes mystérieux et inexplicables : « on a le droit de nier (au moins dans l’ordre naturel) ce qui n’est ni intelligible, ni explicable ». Il est cependant hors des pouvoirs humains de connaître toutes les raisons qui ont conduit Dieu à choisir tel ordre de l’univers plutôt que tel autre. Dieu est semblable à un « excellent géomètre », à un « bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse » ou encore à « un savant auteur qui enferme le plus de réalité dans le moins de volume qu’il peut » (DM, §V). « La raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie », non par un préjugé arbitraire en faveur de la simplicité, mais parce que c’est le plus conforme à la sagesse divine. D’où cette conclusion : « Dieu ne fait rien hors d’ordre et il n’est même pas possible de feindre des évènements qui ne soient point réguliers » (DM, §VI). Certains phénomènes peuvent sembler n’obéir à aucune règle. Mais « supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantité de points sur le papier à tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la géomancie. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne géométrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine règle, en sorte que cette ligne passe par tous les points et dans le même ordre que la main les avait tracés. » Et ainsi : « il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique et ne puisse être tracé tout d’un trait  par un certain mouvement réglé. » D’où Leibniz peut conclure : « de quelque manière que Dieu aurait créé le monde, il aurait toujours été régulier et dans un certain ordre général. » Dieu a créé le monde « le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». La science nouvelle est ainsi pleinement légitimée.

B.  La foi, les miracles et la raison

Leibniz s’inscrit dans la tradition où raison naturelle et foi se complètent et s’épaulent mutuellement. Mais il en donne une interprétation telle qu’elle est immédiatement menacée. En effet, dans l’affirmation que tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués à partir de lois régulières et « dans le même ordre que la main [divine] les avait tracés », il n’y a plus de place pour les miracles qui jouent un rôle si fondamental dans la consolidation de la foi : ce sont les miracles accomplis par Jésus qui témoignent de sa nature divine. Ce sont les miracles des saints (accomplis par eux ou dont ils sont les objets) qui attestent de la présence du Saint Esprit.
Or le rationalisme, détruit les miracles. Ainsi Spinoza, polémiquant contre « les Théologiens et Métaphysiciens » affirment qu’ils argumentent par « la réduction à l’ignorance » et invoquent la « volonté de Dieu », « asile de l’ignorance ». Mais la véritable science consiste à refuser cette invocation de la volonté de Dieu. « Et de là vient que qui cherche les vraies causes des miracles, et s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot, est pris un peu partout pour un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et des Dieux. » (Éthique, Appendice, partie I) Il n’y a pas de miracles ; ceux-ci ne nous apparaissent tels que parce que les vrais savants n’en ont pas encore trouvé l’explication naturelle. Mais si on trouve l’explication naturelle des miracles, alors l’ignorance et la stupeur, les seuls arguments de ces « Théologiens et Métaphysiciens », disparaîtront et ils perdront toute autorité. Autrement dit, les miracles sont des produits de l’imagination et leur utilisation, charlatanerie au service de fausses autorités.
Leibniz, attiré par Spinoza, mais reculant d’horreur devant les conséquences théologiques qu’il y aperçoit, mène donc, souterrainement une polémique avec celui qui est devenu l’emblème de l’hérésie à la fin du xviie siècle. Dans le fameux Traité des trois imposteurs, souvent attribué, à tort, à Spinoza, on parle de ces miracles qui éblouissent les « simples ». Plus directement, encore : « Jésus-Christ, à l'imitation des autres novateurs, eut recours aux miracles qui ont toujours été l’écueil des ignorants, et l’asile des ambitieux adroits. »
Contre ces hérétiques, Leibniz soutient que « les miracles sont conformes à l’ordre général quoiqu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou qu’il permet, par une volonté générale ou particulière. » (DM, §VII) La nature des choses définit les propriétés et les mouvements des choses naturelles ; les choses obéissent à des lois naturelles qui ne sont pas des lois de Dieu à proprement parler mais simplement « une coutume de Dieu dont il se peut dispenser à cause d’une raison plus forte que celle qui l’a mû à se servir de ces maximes. » Les miracles sont donc exceptionnels par rapport aux lois ordinaires de la nature mais conformes à l’ordre divin en général. Cette construction baroque s’explique si admet que le Dieu de Leibniz n’est pas absolument tout-puissant. Dieu est tout puissant au sens où il peut créer une infinité de choses et une infinité de mondes possibles. Mais tous les possibles ne sont pas également « compossibles », c'est-à-dire ne peuvent pas être possibles en même temps. Dieu ne peut créer un monde absolument parfait, mais seulement le meilleur des mondes possibles, le « plus parfait » (DM, §IV). Dieu est subtil mais pas malicieux : ce monde doit pouvoir être aisément connu par les hommes, et tel est le sens des maximes ordinaires selon lesquelles procèdent les choses naturelles. Mais l’optimisation du monde, nécessaire à l’accomplissement du plan divin supposerait donc de temps à autres des interventions exceptionnelles.
Nous n’aurions plus un Dieu horloger ou un Dieu architecte, mais un Dieu bricoleur ! Mais la Théodicéeest très claire : « Dieu n’a jamais de volontés particulières » (II, §206). Il y n’a pas un ordre des raisons, mais une hiérarchie d’ordres des raisons. Cette hiérarchie permet à Leibniz d’éviter de tomber dans le spinozisme, qui, lui, identifie l’ordre naturel et l’ordre des raisons divines : la liberté de Dieu et les lois de la nature sont, pour Spinoza, une seule et même chose. Ce n’est pas le cas pour Leibniz.

II.   Le retour de la comète

Les Essais de Théodicée sont presque entièrement une discussion et une polémique contre Pierre Bayle, penseur calviniste, auteur d’un fameux Dictionnaire historique et critique. Bayle soutient une thèse très différente de celle de Leibniz concernant les miracles. La discussion a un arrière-plan politico-religieux. Bayle défend la tolérance comme moyen pour réconcilier les diverses factions du royaume de France, alors que Leibniz, protestant luthérien, cherche un accord entre les grandes religions et entre les princes d’Europe. Leibniz cherche la conciliation avec l’Église romaine, alors que Bayle la combat inlassablement.

A.  Primauté de la lumière naturelle

Dès le début du Commentaire philosophique, Bayle affirme « que la lumière naturelle, ou les principes généraux de nos connaissances, sont la règle matrice et originale de toute interprétation de l’écriture, en matière de mœurs principalement. » Autrement dit, on ne peut pas croire à quelque chose qui contredirait cette lumière de la raison naturelle. Prudemment Bayle se garde de vouloir trop étendre la juridiction de la raison naturelle jusqu’à mettre en cause des dogmes comme ceux de la Trinité. Mais il ajoute immédiatement : « Je sais bien qu’il y a des axiomes contre lesquels les paroles les plus expresses et les plus évidentes de l'écriture ne gagneraient rien, comme que le tout est plus grand que sa partie ; que si de choses égales on ôte choses égales, les résidus en seront égaux ; Qu’il est impossible que deux contradictoires soient véritables ; ou que l’essence d’un sujet subsiste réellement après la destruction du sujet. Quand on montrerait cent fois dans l'écriture le contraire de ces propositions ; quand on ferait mille et mille miracles, plus que Moïse et que les apôtres, pour établir la doctrine opposée à ces maximes universelles du sens commun, l’homme fait comme il est n'en croirait rien ». Vouloir soutenir des miracles qui contrediraient ces lois les plus fondamentales de l’entendement humain, ce ne serait pas défendre la religion, mais la discréditer. S’il ne met pas en question les miracles accomplis par le Christ, Bayle soutient que la doctrine morale de l’Évangile n’a nul besoin d’être soutenue par la croyance en ces miracles. N’importe qui, usant de sa lumière naturelle, en perçoit immédiatement la valeur les miracles pourraient bien, au contraire, jeter le soupçon sur cet enseignement si clair.

B.  Miracles, prodiges et idolâtrie

En décembre 1680 une comète est annoncée, qui sera étudiée par Newton. C’est l’occasion d’une nouvelle vague de superstitions populaires ou savantes. Bayle, dans ses Pensées diverses sur la comète va démonter une à une toutes ses superstitions. La question des miracles est reposée à cette occasion, puisque les comètes, qui ne suivent pas apparemment l’ordre ordinaire des astres, sont perçues comme des prodiges, résultats d’une action extraordinaire de Dieu qui a ainsi voulu signifier quelque chose aux hommes.
L’astronome anglais Halley, en appliquant les lois de Newton donnera bientôt une description complète de la trajectoire de la comète de 1682, à laquelle il donnera son nom, réintégrant ainsi l’évènement prodigieux dans l’ordre de la nature. Mais Bayle n’utilise pas à proprement parler d’argumentation scientifique. Il montre, certes, que l’on peut trouver de lien causal entre la comète et les effets qu’elle est censée avoir. Mais surtout, croire au caractère miraculeux des comètes – et de là aux miracles en général – c’est pour Bayle renoncer à la véritable religion et se comporter comme les Idolâtres ou les Païens. Au contraire, les rationalistes accusés d’être athées, ces « athées vertueux » que sont Spinoza et Épicure, valent beaucoup mieux que les Idolâtres, ils sont moins éloignés qu’eux de la véritable religion.
Jurieu, le porte-parole des protestants français réfugié aux Pays-Bas, dénonce le livre de Bayle qu’il estime monstrueux. Il ne faudrait pourtant pas faire de Bayle un sceptique ou un libre penseur déguisé. Son attitude à l’égard des miracles est conforme à l’esprit de la pensée de Calvin : parce que Dieu est absolument transcendant que toute tentative de lire dans les manifestation naturelles des signes de la volonté divine est idolâtrie. Bref, la critique des miracles ne débouche pas sur une attitude anti-religieuse mais peut-être plus sûrement sur la considération de la « religion dans les limites de la simple raison », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Kant.

III. Conclusion

Il n’y a plus guère de discussions sur les miracles, du moins dans le champ philosophique et scientifique. À bien des égards, ces polémiques qui se développent à la fin du xviième siècle pourraient sembler n’avoir plus qu’un intérêt purement historique. Elles sont cependant révélatrices de la manière dont la rationalité scientifique moderne s’est imposée non pas par une rupture brutale et radicale avec la foi et ses interprétations dominantes de l’époque, mais à l’intérieur d’un champ qui est déjà balisé par des disputes théologiques antérieures. Nous devons apprendre à lire dans ces disputes comment s’est noué le destin de la raison, car il s’y joue une partie dont nous ne sommes certainement pas encore sortis.

Bibliographie

Pierre Bayle : Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ Contrain-les d'entrer, ou Traité de la tolérance universelle, Pocket Éditions, collection Agora, sous le titre « De la tolérance », 1999.
Pierre Bayle : Pensées diverses sur la comète, 2 vol., libraire Nizet, 1984
G.W. Leibniz : Discours de métaphysique, Pocket ÉditionS, 1993 (DM)
G.W. Leibniz : Nouveaux essais sur l’entendement humain, GF-Flammarion, 1990 (NE)
G.W. Leibniz : Essais de théodicée, GF-Flammarion, 1969
B. Spinoza : L’Éthique, texte latin et traduction de Bernard Pautrat, Le Seuil, 1988, réédition dans la collection de poche « Points ».

dimanche 31 août 2008

Le bon gouvernement


De Dante à Machiavel, la pensée politique italienne va connaître un développement dont il est impossible de retracer ici les grandes lignes. Il faudrait étudier le rôle d’un Bartolo da Sassoferratoou apprécier l’apport de Pétrarque au plan directement politique. C’est, dans sa diversité, une pensée originale qui est loin d’être un simple démarquage de la philosophie antique. La philosophie de l’humanisme civique a une expression picturale célèbre, la  fresque du bon gouvernement, peinte dans la salle du conseil (Salle des Neuf ou salle de la Paix) du Palazzo Pubblico de Sienne par Ambrogio Lorenzetti  vers 1338. L’interprétation dominante de cette fresque est qu’il s’agit d’une « mise en image » de la doctrine thomiste du bien commun. Mais cette interprétation est fort discutable, ainsi que l’a montré Quentin Skinner dans un petit livre éclairant.[1]

Elle se comprend beaucoup mieux si on considère qu’elle parle d’abord la langue de la tradition romaine, celle de Cicéron, Salluste et Sénèque, telle qu’elle est reprise par les auteurs « préhumanistes »[2] comme Jean de Viterbe ou Brunetto Latini. La thèse de Skinner est que cette fresque est une expression achevée du républicanisme qui s’est élaboré dans les communes italiennes à la fin du Moyen Âge.
La fresque est composée de trois parties : l’allégorie du bon gouvernement proprement dite, sur le mur nord, les effets du bon gouvernement, sur le mur est, et l’allégorie du mauvais gouvernement, du gouvernement tyrannique et les effets du mauvais gouvernement sur le mur ouest.
Commençons par l’allégorie du bon gouvernement. Elle est clairement divisée en deux parties. La partie gauche est dominée, en haut, par la « sapientia », la Sagesse nécessaire à la bonne organisation de la vie publique. Elle tient en main le livre de la sagesse, certainement un des livres de la Bible, connu aussi sous le titre La sagesse de Salomon, un livre qui commence par l’éloge de la justice et s’adresse à ceux qui veulent juger ici-bas. La dimension religieuse est évidente et mais on aurait tort de réduire la fresque à cela, car cette dimension religieuse est difficile à interpréter si on veut éviter les anachronismes et se situer dans la culture de l’époque. Du reste les deux fresques latérales concernent principalement la vie profane et le bon gouvernement se juge précisément à ses effets sur la vie quotidienne.
La Sagesse ici est donc tout aussi bien la sagesse que cherchent les philosophes et elle s’inscrit parfaitement dans la tradition humaniste qui renoue le fil entre la tradition proprement chrétienne et l’antiquité gréco-latine, en l’occurrence principalement romaine.

Du livre de la sagesse part un fil qui conduit, juste en dessous à la Justice, entourée des plateaux de la balance. Sur un plateau de la balance, un ange récompense les mérites et pose une couronne sur la tête d’un homme ; mais juste à côté, elle punit un autre homme qui a la tête tranchée avec une épée. Sur l’autre plateau, un ange semble donner ou recevoir un objet mal déterminé à deux personnages, des artisans semble-t-il. L’interprétation de cette allégorie est très problématique, ne serait-ce qu’en raison des outrages du temps que la fresque a subis et qui font que les motifs peints par Lorenzetti ne sont plus bien clairs. Quoi qu’il en soit, l’interprétation aristotélicienne ou thomiste est difficile à soutenir. Chez Aristote, la justice dans la cité possède trois dimensions : la justice distributive qui permet de donner à chacun selon son mérite ; la justice corrective qui corrige les dommages subis par les citoyens ou par la cité ; la justice commutative qui règle les échanges. Ici la justice, conformément à une tradition romaine ou au résumé par Averroès de l’Éthique à Nicomaque, se divise simplement en justice distributive et justice commutative. L’ange de gauche, surmonté du mot DISTRIBVTIVA punit les coupables et récompense par les honneurs et la gloire ceux qui sont méritants. Ce que fait l’ange de droite, surmonté du mot COMUTATIVA n’est pas bien clair. L’un des deux personnages tient des objets qui pourraient ressembler à des piques, l’autre tient un coffre ou, selon l’interprétation de Skinner, une balle de tissu – ce serait un drapier.
De la Justice le fil passe à la Concorde, figure féminine assise qui tient un rabot. Tout part de la justice : la concorde dépend d’elle. Le fil est alors pris par un groupe de vingt-quatre personnages, tous de même taille, qui constituent la partie inférieure de la fresque et se dirigent vers sa deuxième partie. En tenant le fil les vingt quatre personnages sont liés, mais ils ne sont pas attachés. C’est volontairement qu’ils se lient entre eux par le fil de la concorde. Le rabot que tient la Concorde symbolise le nécessaire nivellement des citoyens : les conflits doivent être aplanis. Par opposition, dans le mauvais gouvernement, on a la figure de la Discorde qui tient la scie qui divise les citoyens et les pousse les uns contre les autres. Il est donc clair que la concorde est tout à la fois la condition et l’objectif de la vie commune et celle-ci dépend de la justice.
Passons maintenant à la deuxième partie de l’allégorie. Celle-ci est dominée par une imposante figure royale, dotée d’un sceptre et d’un bouclier. Au-dessus de cette figure, nous avons les allégories des vertus théologales, la foi, la charité et l’espérance, la charité occupant la position la plus élevée puisqu’elle est par excellence la chrétienne : c’est finalement elle qui gouverne toutes les autres. Quittons maintenant le ciel pour descendre sur Terre. Aux côtés de la figure royale siègent les allégories des vertus cardinales, force, tempérance, prudence et justice. Mais à ce schéma classique, Lorenzetti apporte une variante importante : on trouve aussi une allégorie de la paix et une autre de la magnanimité. Ainsi les vertus du bon gouvernement ne sont pas seulement les vertus traditionnelles héritées de l’éthique aristotélicienne puis chrétienne. La magnanimité est selon Sénèque la  principale alors que Thomas n’en fait qu’un corrélat du courage. Les représentations des vertus cardinales sont également très atypiques si on veut de toute force les ramener à la tradition aristotélicienne et thomiste. Ainsi la justice, que Thomas considère comme la première des vertus semble-t-elle reléguée dans une position éloignée qui semble dire que c’est la  qui vient en dernier et finalement est moins importante que la prudence ou la magnanimité. Ainsi encore la force (ou le courage) tenant en main une dague ou une épée est-elle très guerrière. La tempérance qui porte un sablier n’est plus seulement le refus des excès ou la maîtrise de soi. Comme chez Cicéron, elle est la capacité à maîtriser le temps, à attendre le bon moment.
Tous ces détails, soulignés par Skinner, renforcent la thèse selon laquelle la figure royale n’est pas le Bien Commun aristotélicien mais plutôt une représentation du pouvoir politique lui-même. Majestueuse et puissante, c’est la figure du pouvoir politique souverain, une représentation de la Seigneurie de Sienne ou du Conseil des Neuf lui-même, puisque la fresque était destinée à la salle où il se réunissait. Mais il faut préciser que ce pouvoir souverain n’est pas un pouvoir absolu. Si on lit la fresque de la gauche vers la droite en suivant le sens de la marche des citoyens (ou si on la lit comme un livre), le pouvoir souverain doit sa grandeur au fait qu’il est soumis lui-même à la Justice et aux exigences de la Concorde. La grandeur du pouvoir politique lui vient de ce qu’il est l’incarnation du pouvoir des lois.
Dans la partie inférieure, on peut voir des hommes en armes qui veillent à la sécurité des citoyens, des prisonniers enchaînés – par opposition aux citoyens honnêtes qui tiennent volontairement le lien de la concorde, et encore des seigneurs qui viennent se soumettre à la Seigneurie siennoise et renoncent à leur pouvoir au profit de celui de la Commune.
On pourrait encore poursuivre cette analyse en montrant l’opposition entre le bon gouvernement et le mauvais gouvernement tyrannique qui foule aux pieds la justice et dont les effets sur la vie commune sont la désolation et faim dans les campagnes et les massacres en ville. Sur le mur opposé, les effets du bon gouvernement sont peints sous les couleurs les plus douces : les vertus dansent dans la ville où les citoyens et citoyennes se croisent et devisent, où les artisans s’affairent pendant que les écoliers étudient. La prospérité règne dans la campagne ; les portes de la ville sont ouvertes, les échanges peuvent se faire facilement.
Cette vaste fresque, une des plus célèbres d’Italie, est un résumé à la fois de la littérature de l’humanisme civique et de l’esprit des institutions de Sienne, mais au-delà de ce que les citoyens des Communes entendaient par liberté et par concorde. Ce n’est évidemment pas le fait du hasard si Lorenzetti peint son chef-d’œuvre pratiquement au moment même où Marsile de Padoue publie son Defensor Pacis. L’artiste et le philosophe tentent de saisir dans la situation présente ce qui est essentiel et porteur d’avenir.


[1] Skinner (Quentin) : L’artiste en philosophe politique. Ambrogio Lorenzetti et le bon gouvernement.Éditions Raison d’agir, 2003.
[2] L’expression est de Skinner ; elle désigne des auteurs qui, sans être à proprement parler des humanistes – si on fait remonter l’humanisme à Pétrarque – en sont cependant les annonciateurs.

lundi 25 août 2008

La fin de l'histoire n'est pas pour demain



On se souvient que lors de l’effondrement des pays du « socialisme réel », essayiste états-unien du nom de Francis Fukuyama avait annoncé la fin de l’histoire. Avec la fin du communisme, le triomphe du capitalisme et de la démocratie (l’un ne va pas sans l’autre) était assuré. Un nouvel ordre mondial devait se construire. Et pendant la décennie qui a suivi novembre 1989, on a effectivement répété sur le tous les tons le bréviaire de Fukuyama. Les États-nations étaient prétendument dépassés, le point de vue de la « gouvernance globale » devait s’imposer, et ainsi de suite. Comme c’était prévisible, tout cela n’était qu’une compilation de calembredaines, bonnes pour les gogos. Le « nouvel ordre mondial » n’était rien d’autre que la volonté états-unienne d’une hégémonie politique et militaire totale, fondée sur la dislocation de toutes les nations qui auraient pu lui faire de l’ombre et la colonisation politique et culturelle des autres. Mais les États-Unis d’Amérique prétendent à la domination mondiale sans partage au moment même où la base économique de leur puissance bat de l’aile. Contradiction qui commande toutes les autres.
Plusieurs foyers de tension rendent l’évolution de la situation internationale assez imprévisible et leur analyse devrait suffire pour balayer les chimères alter-mondialistes aussi bien que celles qui tentent de faire croire qu’il existe une chose nommée « communauté internationale ».
Premier foyer de tension : la Chine. Depuis plusieurs années, la Chine était invariablement classée en tête des bons élèves de l’école capitaliste mondiale. On faisait état des progrès de la démocratisation qui devaient suivre l’augmentation du PIB. Avec des syndicats dociles, une main-d’œuvre travailleuse à coûts réduits, l’Empire du Milieu était devenu une sorte de paradis des hommes d’affaires. Et puis brutalement, avec JO, on s’est aperçu que la Chine restait « totalitaire » (un terme confus et d’usages fort variés) et que les pauvres tibétains étaient brimés par ces « communistes athées ». Que les ouvriers travaillent pour un salaire de misère selon des horaires dignes du XIXe siècle anglais, cela ne choquait aucune de nos belles âmes. Que les syndicats obéissent généralement au gouvernement, nos « démocrates » devaient trouver cela très bien, eux qui militent, sinon pour la disparition des syndicats, du moins pour leur intégration au bon fonctionnement de la machine capitaliste. Mais le daïli-lama, ça ne passait plus ! Qu’on vende des Airbus ou des centrales nucléaires, c’était très bien, mais les « démocrates » habituels se mirent à avoir des pudeurs avec Jeux Olympiques. Et viola que les dirigeants chinois, loin de faire amende honorable, se « raidissent », comme on dit dans la presse, et exigent qu’on cesse de s’occuper de leurs affaires intérieures. En quelques mois, le ton général employé à l’égard de la Chine a changé de manière assez nette. La raison en est compréhensible. La Chine devait prendre sa place en tant qu’atelier du capitalisme mondialisé sous la direction états-unienne. En restant dans ce cadre, la direction « communiste » chinoise avait les mains libres.  Mais la montée en puissance de l’économie chinoise et l’existence d’une classe bourgeoise autochtone empêchent que la Chine reste dans son rôle subalterne. Les vieilles nations ont de la mémoire et les Chinois n’ont aucune envie de jouer ad vitam aeternam les coolies des « occidentaux ». Tout le monde le sait, ils tiennent en partie les États-Unis à la gorge puisque les états-uniens peuvent continuer à acheter des produits chinois tant que les Chinois leurs prêtent une partie de leurs énormes excédents du commerce extérieur – récemment encore, on notait l’insolente bonne santé des banques chinoises : elles occupent, pour la capitalisation boursière, trois des cinq premières places. Bien que l’alliance stratégique Chine-USA soit ancienne (elle remonte à Nixon et Kissinger), personne n’oublie que « l’union est un combat ». Le Tibet et l’indépendantisme ouïgour servent maintenant d’instruments de pression des États-Unis sur Pékin pour indiquer aux dirigeants chinois qu’ils ne doivent pas chercher à devenir un véritable rival des États-Unis sur la scène mondiale. Dans cette affaire, on remarquera que l’union européenne, comme force politique, n’existe pas – ce que tous devraient savoir, à l’exception des décérébrés de gauche qui parlent encore d’Europe sociale et autres fadaises du même jus. Quant à la politique française, l’agitation incohérente de M. Sarkozy vérifie une nouvelle fois le vieux proverbe (chinois dit-on) selon lequel « plus le singe monte haut dans l’arbre et plus il montre son cul ».
Deuxième foyer de tension : le Caucase. Nous avons déjà l’occasion de nous exprimer sur ce sujet (voir notre papier du 11/08). L’attaque géorgienne contre l’Ossétie, préméditée, conseillée et encadrée par les officiers US, conçue avec la participation active en juillet de Mme Rice, voulait poursuivre le « roll back » de la puissance russe, entamé depuis l’affaire afghane à la fin des années 70. Depuis qu’ils sont tombés dans le piège afghan (piège revendiqué par Zbigniew Brzezinski), les Russes n’ont fait que reculer. Leur défaite sur le terrain afghan apparaît même comme la cause immédiate de la chute de l’Union soviétique. Les anciens PECO ont été progressivement intégrés dans l’OTAN et les républiques ex-soviétiques plus ou moins transformées en plates-formes pour l’armée US. Ainsi la Géorgie reçoit de Washington une aide colossale (presque égale à celle accordée à Israël) et ce petit pays a multiplié par 30 son budget militaire au cours des deux dernières années. La violence de l’attaque géorgienne contre les 70.000 Ossètes, violence qu’on passe systématiquement sous silence dans la presse aux ordres, est incontestable. Dans « Le Monde », on peut lire de temps en temps, quand la place n’est pas occupée par un faux philosophe mais véritable escroc et falsificateur, ce qui s’est vraiment passé. Dans l’édition du 22 août, l’envoyé spécial de ce journal à Tskhinvali, la capitale ossète du Sud, Piotr Smolar, écrit : « « Deux quartiers portent les stigmates des obus : celui de la gare et celui autour du centre culturel juif réduit en cendres. En écoutant les habitants qui dépeignent tous les russes en sauveurs et les géorgiens en bourreaux, on entend deux histoires différentes; celles des hommes vécue à l’air libre et celle des femmes sous terre; celle des combattants, civils ou militaires qui ont défié les troupes géorgiennes avant l’arrivée des russes et celle des personnes réfugiées dans les caves des maisons et des immeubles pendant que toute la ville tremblait sous l’effet des bombardements. Le quartier juif se trouve à quelques centaines de mètres des bâtiments de l’administration, cible prioritaires de l’artillerie géorgienne. Difficile de comprendre comment les maisons ont été pulvérisées. » Imaginons l’inverse, que l’armée russe ait sciemment visé le quartier juif, que n’aurait-on entendu ? Mais là, rien. Silence dans les ruines. Ce que ne digèrent pas les « occidentaux », c’est que le gouvernement russe ait décidé de donner un coup d’arrêt aux menées états-uniennes accompagnées par les États européens. Encore fois, ce n’est pas le régime de Poutine qui, en tant que tel, déplaît aux « occidentaux ». Les méthodes de Poutine ont fait école depuis longtemps. « Patriot act » et autres « lois anti-terroristes » ont montré le peu de cas que les « occidentaux » font des grands principes qu’ils reprochent aux dirigeants russes de ne pas respecter. Le problème, c’est tout simplement que la Russie est un rival pour les États-Unis et leurs  laquais européens et que contre ce rival on nous propose de « repartir comme en 14 ». En 1914, la rhétorique « démocratique » avait déjà servi dans tous les camps pour justifier le déchaînement de la mitraille, des obus, des gaz asphyxiants et autres joyeusetés de la grande boucherie d’où est sorti directement le nazisme. Des politiciens cyniques, des journalistes incultes, des « philosophes » appointés nous resservent le même brouet infâme. Les États-Unis poussent au crime avec d’autant plus d’impudence qu’ils espèrent un conflit limité au théâtre européen, à l’abri derrière leur bouclier anti-missiles.  Et les élites mondialisées qui gouvernent l’Europe, font produire dans le Sud-est asiatique, vivent à New-York ou à Londres, se moquent des misères des peuples d’Europe centrale comme de leur première chemise.
La mort de dix soldats français et le bombardement d’un village afghan faisant 90 victimes, femmes et enfants essentiellement, rappellent que l’Afghanistan reste un foyer de crise important.  L’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’OTAN décidée au lendemain du 11 septembre 2001 (y compris, soit dit en passant avec l’appui du gouvernement « socialiste » français de l’époque, dirigé par Lionel Jospin) n’a rien réglé. On devait arrêter Ben Laden et le mollah Omar qui, semble-t-il, courent toujours. Mais les « talibans » reprennent du poil de la bête et les responsables les plus lucides savent que cette guerre est ingagnable, que les armées de l’OTAN subiront le même sort que l’armée soviétique dans les années 80. Mais il faut tenir coûte que coûte, car une défaite de la coalition dirigée par Washington aurait des conséquences politiques sérieuses : c’est le maillon de décisif de la stratégie de contrôle de la « route de la soie » qui sauterait. Le terrorisme n’est pas en cause – car les États-Unis ont été les premiers à faire la courte-échelle à Al-Qaïda quand cela les arrangeait, notamment lors de la guerre contre l’URSS et le terrorisme islamiste ouïgour s’alimente très certainement au robinet à dollars des agences états-uniennes. Ce qui est en cause, c’est la crédibilité des dirigeants US en tant que « maîtres du monde ». Et voilà pourquoi des soldats français vont se faire tuer : pas pour défendre la patrie mais pour défendre Wall Street.
Si on suit les analyses de Gianfranco La Grassa (Cf. Gli Strateghi del capitale, Manifestolibri, 2005), qui rejoint en partie les analyses d’Hubert Védrine, nous sommes dans une transition de phase, entre un régime « monocentrique » états-unien et un régime polycentrique qui voit s’affirmer de nouvelles puissances face à ce que Védrine nomme « l’hyperpuissance » des USA. C’est pourquoi les théories de l’effacement de l’État-nation sont vouées … à s’effacer rapidement, comme toutes les modes intellectuelles encore plus éphémères que les modes vestimentaires ! En tout cas, dans ce bouleversement, les grands perdants sont les Européens. Jean-Luc Mélenchon remarque sur son blog que l’intégration des PECO a dynamité l’alliance européenne au profit des États-Unis. Mais ce sont maintenant les États européens qui sont directement menacés. Après la Belgique, au bord de la rupture, c’est au tour de l’Italie. Sous l’impulsion de son allié Bossi, Berlusconi a entrepris de mettre en place le « fédéralisme fiscal ». Pour Bossi, il faut que les « riches » provinces du Nord cessent de payer pour les miséreux du Sud. Et le gouvernement Berlusconi est en train de mettre en route ni plus ni moins que la destruction de l’unité italienne péniblement gagnée lors du « risorgimento » dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La chasse aux Roms (cautionnée dès le début par l’ex-maire de Rome, Veltroni) n’est que le prélude à la chasse aux Italiens du Sud. La ministre de l’éducation de Berlusconi vient même de proposer des cours de rattrapage pour les professeurs du Sud censés faire baisser le niveau ! On se souvient peut-être des cris d’orfraie de la belle gauche lors de l’accession au pouvoir de Jorg Haider, en Autriche. Ce qui se passe en Italie est dix fois pire. Mais la belle gauche s’en moque car Berlusconi réalise le programme de Toni Negri, en finir avec cette « merde » d’État-nation (lors d’un meeting tenu en 2005 pour soutenir le traité « constitutionnel européen, c’est en ces termes choisis que s’était exprimé ce leader intellectuel de l’altermondialisme et de la prétendue gauche radicale). Bossi et Berlusconi, dans la lignée du gouvernement Prodi, œuvrent à leur manière à la défense des intérêts de Washington, tout comme le font, dans un autre style, les dirigeants anglais ou français.
Il y a dans la gauche marxiste ou plus généralement dans les groupes qui cherchent à rester « révolutionnaires » une tendance à renvoyer dos-à-dos tous les protagonistes. Au motif (exact) que la Chine, la Russie et les États occidentaux sont également des capitalistes oppresseurs, on propose le soulèvement de tous les travailleurs contre tous les gouvernements. Si c’était une perspective réaliste, ça se saurait ! Déjà en 1914, ça n’avait pas marché, alors pourtant que les congrès internationaux des puissants partis socialistes de l’époque avaient voté de terribles résolutions qui promettaient la grève générale contre la guerre impérialiste… Entre la nécessaire analyse théorique du régime chinois considéré du point de vue de son mode de production et les prises de position politiques pratiques, il y a un gouffre qu’il n’est pas facile de combler. Évidemment, il serait préférable que le Chine fût vraiment socialiste et démocratique et que Poutine cédât à la place à un gouvernement démocratique respectueux des droits des minorités. Mais la question est de savoir si les menées bellicistes des autoproclamés « démocrates » occidentaux font avancer ou non la réalisation de cet objectif. Poser la question, c’est y répondre. Nous avons l’exemple de l’Iran où l’opposition entre le régime islamiste et Washington nourrit l’un et l’autre – cette opposition n’excluant pas d’ailleurs un accord de fond sur l’Irak, puisque les États-Unis ont débarrassé l’Iran de son principal rival dans la région et y ont installé un gouvernement chi’ite ami de Téhéran… Les attaques et la stratégie d’encerclement de la Russie n’affaiblissent par le régime autoritaire de Poutine mais lui donnent au contraire des arguments « patriotiques » pour détourner les masses de l’insolente richesse des milliardaires russes. De la même manière, le régime de Hu Jintao peut escamoter le mécontentement populaire diffus derrière la mobilisation patriotique.
Par conséquent, pour nous qui vivons en France, la question la plus importante, la seule question pratique qui nous est posée, est celle de la lutte pour empêcher notre pays de se joindre à la politique d’aventuriers des dirigeants US et d’exiger le retrait des troupes françaises d’Afghanistan. Comme le père d’un de ces soldats tués dans l’embuscade meurtrière, il faut exiger que le gouvernement rapatrie nos garçons à la maison.
Au-delà de cet impératif immédiat, il faut en finir avec les bavardages altermondialistes et européistes et poser sérieusement la question de la reconstruction d’une politique nationale et populaire, laquelle ne peut que s’opposer frontalement à cette vieille tradition  « émigrés de Coblence » et antipatriotique des classes dominantes de notre pays. De la même façon que pour les Italiens se pose de façon cruciale la question de la défense de l’unité nationale de l’Italie contre les menées de Bossi-Berlusconi qui succèdent à Prodi et à son « centre-gauche » inféodé à l’UE.


mercredi 20 août 2008

Quel sens y-a-t-il à faire de la philosophie?

Quel sens y a-t-il à faire de la philosophie ? L’approche de la rentrée, la masse des livres que j’ai lus et des livres à lire, tout cela me reconduit invariablement à cette question. Pourquoi passer tant de temps dans ces questions abstraites, dans des livres si difficiles que souvent je ne les comprends pas véritablement mais m’en fais seulement une idée, une interprétation ? et pourquoi ensuite essayer de communiquer à des jeunes gens cette « mauvaise habitude » ?



Si la réponse à cette question semble difficile, et peut-être même impossible à trouver, il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a certes jamais eu d’âge d’or de la philosophie. On cite Périclès qui exhortait les Athéniens à philosopher sans cesse. Mais Protagoras a dû fuir la cité parce qu’on le soupçonnait d’être à peu près athée, Socrate a bu la ciguë pour corruption de la jeunesse et mépris des dieux d’Athènes et Aristote lui aussi a fui sa patrie d’adoption pour lui éviter de commettre un second crime contre la philosophie. Donc même dans cette cité où un philosophe avait conçu que le gouvernement pût être pris en main par un roi philosophe ou un philosophe roi, le sort de la philosophie a toujours été incertain. Mais au-delà de cette précarité sociale et politique, au-delà des critiques sempiternelles des politiciens et des hommes d’affaires qui ne veulent pas s’encombrer du poids de la pensée théorique et au-delà des attaques des théologiens qui refusent que toute pensée soit pesée à l’aune de la raison, la philosophie, chez elle, dans le vaste domaine du savoir rationnel, était la reine. On sait qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. Les sciences de la nature et leurs imitations dans les « sciences humaines » (ici, l’usage des guillemets s’impose) prétendent avoir le monopole de la pensée rationnelle et de l’accès à la vérité, ne concédant au philosophe que la production du supplément d’âme moral (très vendeur) nécessaire à la mise en œuvre pratique des inventions de certaines sciences (principalement la biologie). Mais les philosophes eux-mêmes ne savent plus vraiment ce qu’est la philosophie. En tout cas, ils donnent cette impression.
Les uns, en effet, pensent que le temps de la philosophie est terminé depuis longtemps et qu’éventuellement il ne lui reste plus qu’une seule occupation sérieuse, clarifier les énoncés scientifiques (c’était la position du cercle de Vienne dont la postérité a été si riche). D’autres réduisent la philosophie à une théorie de l’argumentation, peut-être même une technologie de la conviction. D’autres encore ne lui laissent pas d’autre tâche que d’expliquer sans cesse les textes des philosophes anciens puisque nous serions arrivés à la fin de la philosophie et qu’il ne lui resterait plus qu’à remâcher jusqu’à l’écœurement la même substance. Dans tous les cas de figure, la philosophie devrait renoncer à ses prétentions à la vérité. La « pensée faible » (Vattimo) ou le scepticisme à la Rorty constituent de fait le « fond de sauce » de la philosophie contemporaine réduite dans le meilleur des cas à sa fonction critique. Les philosophes doivent en quelque sorte passer leur temps à se défendre de faire de la philosophie comme on en pouvait faire jusqu’au XIXe siècle et peut-être même jusqu’à Bergson et à la phénoménologie de Husserl.
Il me semble que tous ces modes de survie de la philosophie sont des impasses. Si Platon est le vrai fondateur de la philosophie – toute la philosophie est constituée de notes de bas de page sur les œuvres de Platon, selon la célèbre formule de Whitehead – il faut repartir de Platon et de l’acte fondateur que représente son œuvre. Que dit Platon ? C’est au fond assez simple : toutes les vérités partielles dont nous usons tous les jours n’ont de valeur que si nous sommes capables de remonter à une vérité éternelle qui les éclaire et cela est la tâche de la philosophie, laquelle n’est pas un enseignement achevé, un ensemble de savoirs positifs à ingurgiter, mais un mode de vie (« bios theoretikos ») orienté vers la recherche de la vérité. Et c’est précisément pourquoi Platon refuse la conception des « sophistes », ces spécialistes en communication et en marketing avant la lettre. Le Gorgias pose de ce point une question qui nous est posée à nouveau, notamment à travers divers projets de refonte des enseignements du lycée et spécialement de l’enseignement de la philosophie. Il est devenu, pour nous, un texte fondateur.
La philosophie recherche la vérité, mais de quelle vérité peut-il s’agir ? Il ne peut s’agir évidemment des vérités factuelles, des vérités sur lesquelles seule l’expérience peut nous renseigner. Il s’agit tout simplement, si on ose dire, des conditions les plus fondamentales de toute vérité, c’est la vérité (ou encore comme le dit Hegel, la connaissance de la raison). C’est d’ailleurs pourquoi les grands philosophes, les véritables fondateurs sont ceux qui posent cette question dans toute sa radicalité, Platon et Aristote, Descartes, Spinoza et Leibniz, Kant et Hegel pour ne citer que les très grands, les véritables inventeurs, ceux dont aucun philosophe, aucun homme prétendant philosopher ne peut se dispenser. On dira qu’il s’agit de philosophies systématiques et qu’aujourd’hui plus aucune philosophie systématique n’est possible, que le dernier système total, celui de Hegel, fut selon les mots de Engels un « colossal avortement ». Si cette objection est vraie, alors la philosophie dans son ensemble est achevée. Elle n’est plus qu’un objet sans vie qu’on essaiera de laisser à l’admiration des générations futures, si toutefois les générations futures trouvent encore quelque chose à admirer car la philosophie ne se laisse pas voir comme les statues de Praxitèle ou les toiles du Titien : pour admirer la philosophie, il faut rentrer dedans et donc faire de la philosophie. Il me semble au contraire qu’il est impossible de philosopher si on ne se donne pas la perspective d’une reconstruction systématique, même quand cette reconstruction est seulement un perfectionnement d’un système plus ancien.
Comme l’idée de la philosophie comme théorie de l’argumentation, l’idée de faire de la philosophie l’outil d’analyse et de clarification des énoncés scientifiques est également une idée à rejeter. Une science sérieuse est capable de clarifier elle-même ses propres énoncés. Sur la théorie de la relativité, on ne trouvera rien de meilleur et de plus clair que ce qu’en a écrit Einstein. Le philosophe doit évidemment essayer de comprendre ce qui est en cause dans les théories scientifiques mais il ne le fait pas pour expliquer aux savants ce qu’ils pensent sans savoir qu’ils le pensent ! La science moderne, celle qu’ont inventée Galilée, Descartes, Newton et quelques autres, est autonome par rapport à la philosophie. Mais la physique a toujours une métaphysique implicite et parfois plusieurs qui entrent en conflit en temps de crise – par exemple le débat en Einstein et les partisans de l’interprétation de Copenhague est fondamentalement un débat métaphysique aux lourdes implications physiques. Inversement la philosophie doit intégrer les apports des sciences : on ne peut plus parler du rapport entre l’homme et l’animal dans les termes de Descartes, quand on connaît les travaux de l’éthologie contemporaine ou la théorie de l’évolution. La philosophie n’est pas scientifique au sens des sciences de la nature, mais elle vise le vrai de manière sans doute plus contestable que les lois de mécanique, mais alors c’est parce qu’il s’agit précisément des fondements ultimes, c’est-à-dire de la nature de la réalité et que la philosophie se place toujours à la limite du pensable.
La philosophie ne peut se réduire à la morale. D’ailleurs, la philosophie ne s’occupe pas directement de morale. Le philosophe n’est pas mieux armé que quiconque pour dire s’il faut ou non autoriser l’avortement après douze semaines, interdire l’euthanasie ou que sais-je encore. Sur ce terrain, on reste dans la confrontation des opinions comme dans les comités d’éthique ou les commissions « Théodule » avec un représentant de chaque religion officielle et un philosophe pour les morales laïques. La philosophie n’est pas spécialisée dans la production de la morale laïque. Elle essaie d’établir les fondements rationnels de la morale, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et ces fondements rationnels, elle tente de les poser à partir d’une conception déterminée de la nature humaine.
La pluralité des philosophies ne contredit-elle pas tout ce que l’on vient de dire ? Après tout, quelle peut être la prétention fondatrice de la philosophie si la philosophie est, comme le disait déjà Kant, un champ de bataille ? On pourrait le penser au premier abord et constater qu’aucun progrès ne peut être fait en philosophie. Un scepticisme de bon aloi, reléguant la philosophie à une fonction purement critique pourrait ici trouver sa place. Mais ce n’est pas la bonne manière de poser les questions. Retenons, au moins provisoirement, cette définition de la philosophie que donnent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) : « connaissance par purs concepts ». Les concepts, il faut les produire en suivant un certain ordre et les systèmes philosophiques ne sont pas « vrais » absolument ou par eux-mêmes. Ils sont plutôt des échafaudages utilisés dans cette activité complexe et périlleuse qu’est la production de concepts. Dire que le système de Hegel est faux parce qu’il est idéaliste ou parce qu’il ne comprend rien à la nature des sciences physiques ou parce que sa philosophie de l’histoire est une pure théologie, cela n’a pas de sens. Sans doute sa philosophie de l’histoire est-elle pure théologie, sans doute a-t-il parfois quelques difficultés avec Newton qu’il attaque très injustement, et sans est-il absolument idéaliste, mais cela n’implique pas qu’il soit faux – ni d’ailleurs qu’il soit vrai. Ce qui est important, c’est que les concepts forgés par Hegel, les cheminements qu’il emprunte augmentent notre connaissance et donc nous mettent sur le bon chemin de la recherche de la vérité. Laissons-lui la parole :
Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique, outre que pour elle-même une telle démarche philosophique exprime d’avantage une manière de penser subjective, elle est, suivant son contenu, contingente. Un contenu a seulement comme moment du Tout sa justification, mais, en dehors de ce dernier, a une présupposition non fondée ou une certitude subjective ; de nombreux écrits philosophiques se bornent à exprimer d’une telle façon seulement des manières de voir et des opinions. — Par système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe d’une philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers. (Science de la logique, introduction, §14, édition de Bernard Bourgeois)
La philosophie est menacée de ne devenir qu’un divertissement mondain pour public sélectionné : si l’État n’a plus à financer l’enseignement des lettres classiques comme l’a affirmé un candidat heureux à l’élection présidentielle de 2007, il est à craindre que la philosophie ne soit bien vite à son tour considérée comme un luxe réservé à ceux qui pourront se le payer. Défendre la philosophie, dans ces circonstances, cela ne peut pas se faire sur des positions où l’on accepte par avance la défaite. Cela ne peut se faire qu’en défendant le nécessaire fondement philosophique de la vérité. Je terminerai en donnant la parole à un jeune philosophe italien, Luca Grecchi :
La philosophie est donc recherche du savoir le plus élevé, de la véritable signification de la vie humaine. Elle est amour de la « sophia », c’est-à-dire du savoir définitif qui fournit à l’homme des critères stables pour comprendre l’être et s’y orienter de manière conforme aux véritables conditions d’humanité. (L’anima umana come fondamento della verità, Editrice CRT, 2002)
 

Quel sens y-a-t-il à faire de la philosophie?

Quel sens y a-t-il à faire de la philosophie ? L’approche de la rentrée, la masse des livres que j’ai lus et des livres à lire, tout cela me reconduit invariablement à cette question. Pourquoi passer tant de temps dans ces questions abstraites, dans des livres si difficiles que souvent je ne les comprends pas véritablement mais m’en fais seulement une idée, une interprétation ? et pourquoi ensuite essayer de communiquer à des jeunes gens cette « mauvaise habitude » ?
Si la réponse à cette question semble difficile, et peut-être même impossible à trouver, il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a certes jamais eu d’âge d’or de la philosophie. On cite Périclès qui exhortait les Athéniens à philosopher sans cesse. Mais Protagoras a dû fuir la cité parce qu’on le soupçonnait d’être à peu près athée, Socrate a bu la ciguë pour corruption de la jeunesse et mépris des dieux d’Athènes et Aristote lui aussi a fui sa patrie d’adoption pour lui éviter de commettre un second crime contre la philosophie. Donc même dans cette cité où un philosophe avait conçu que le gouvernement pût être pris en main par un roi philosophe ou un philosophe roi, le sort de la philosophie a toujours été incertain. Mais au-delà de cette précarité sociale et politique, au-delà des critiques sempiternelles des politiciens et des hommes d’affaires qui ne veulent pas s’encombrer du poids de la pensée théorique et au-delà des attaques des théologiens qui refusent que toute pensée soit pesée à l’aune de la raison, la philosophie, chez elle, dans le vaste domaine du savoir rationnel, était la reine. On sait qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. Les sciences de la nature et leurs imitations dans les « sciences humaines » (ici, l’usage des guillemets s’impose) prétendent avoir le monopole de la pensée rationnelle et de l’accès à la vérité, ne concédant au philosophe que la production du supplément d’âme moral (très vendeur) nécessaire à la mise en œuvre pratique des inventions de certaines sciences (principalement la biologie). Mais les philosophes eux-mêmes ne savent plus vraiment ce qu’est la philosophie. En tout cas, ils donnent cette impression.
Les uns, en effet, pensent que le temps de la philosophie est terminé depuis longtemps et qu’éventuellement il ne lui reste plus qu’une seule occupation sérieuse, clarifier les énoncés scientifiques (c’était la position du cercle de Vienne dont la postérité a été si riche). D’autres réduisent la philosophie à une théorie de l’argumentation, peut-être même une technologie de la conviction. D’autres encore ne lui laissent pas d’autre tâche que d’expliquer sans cesse les textes des philosophes anciens puisque nous serions arrivés à la fin de la philosophie et qu’il ne lui resterait plus qu’à remâcher jusqu’à l’écœurement la même substance. Dans tous les cas de figure, la philosophie devrait renoncer à ses prétentions à la vérité. La « pensée faible » (Vattimo) ou le scepticisme à la Rorty constituent de fait le « fond de sauce » de la philosophie contemporaine réduite dans le meilleur des cas à sa fonction critique. Les philosophes doivent en quelque sorte passer leur temps à se défendre de faire de la philosophie comme on en pouvait faire jusqu’au XIXe siècle et peut-être même jusqu’à Bergson et à la phénoménologie de Husserl.
Il me semble que tous ces modes de survie de la philosophie sont des impasses. Si Platon est le vrai fondateur de la philosophie – toute la philosophie est constituée de notes de bas de page sur les œuvres de Platon, selon la célèbre formule de Whitehead – il faut repartir de Platon et de l’acte fondateur que représente son œuvre. Que dit Platon ? C’est au fond assez simple : toutes les vérités partielles dont nous usons tous les jours n’ont de valeur que si nous sommes capables de remonter à une vérité éternelle qui les éclaire et cela est la tâche de la philosophie, laquelle n’est pas un enseignement achevé, un ensemble de savoirs positifs à ingurgiter, mais un mode de vie (« bios theoretikos ») orienté vers la recherche de la vérité. Et c’est précisément pourquoi Platon refuse la conception des « sophistes », ces spécialistes en communication et en marketing avant la lettre. Le Gorgias pose de ce point une question qui nous est posée à nouveau, notamment à travers divers projets de refonte des enseignements du lycée et spécialement de l’enseignement de la philosophie. Il est devenu, pour nous, un texte fondateur.
La philosophie recherche la vérité, mais de quelle vérité peut-il s’agir ? Il ne peut s’agir évidemment des vérités factuelles, des vérités sur lesquelles seule l’expérience peut nous renseigner. Il s’agit tout simplement, si on ose dire, des conditions les plus fondamentales de toute vérité, c’est la vérité (ou encore comme le dit Hegel, la connaissance de la raison). C’est d’ailleurs pourquoi les grands philosophes, les véritables fondateurs sont ceux qui posent cette question dans toute sa radicalité, Platon et Aristote, Descartes, Spinoza et Leibniz, Kant et Hegel pour ne citer que les très grands, les véritables inventeurs, ceux dont aucun philosophe, aucun homme prétendant philosopher ne peut se dispenser. On dira qu’il s’agit de philosophies systématiques et qu’aujourd’hui plus aucune philosophie systématique n’est possible, que le dernier système total, celui de Hegel, fut selon les mots de Engels un « colossal avortement ». Si cette objection est vraie, alors la philosophie dans son ensemble est achevée. Elle n’est plus qu’un objet sans vie qu’on essaiera de laisser à l’admiration des générations futures, si toutefois les générations futures trouvent encore quelque chose à admirer car la philosophie ne se laisse pas voir comme les statues de Praxitèle ou les toiles du Titien : pour admirer la philosophie, il faut rentrer dedans et donc faire de la philosophie. Il me semble au contraire qu’il est impossible de philosopher si on ne se donne pas la perspective d’une reconstruction systématique, même quand cette reconstruction est seulement un perfectionnement d’un système plus ancien.
Comme l’idée de la philosophie comme théorie de l’argumentation, l’idée de faire de la philosophie l’outil d’analyse et de clarification des énoncés scientifiques est également une idée à rejeter. Une science sérieuse est capable de clarifier elle-même ses propres énoncés. Sur la théorie de la relativité, on ne trouvera rien de meilleur et de plus clair que ce qu’en a écrit Einstein. Le philosophe doit évidemment essayer de comprendre ce qui est en cause dans les théories scientifiques mais il ne le fait pas pour expliquer aux savants ce qu’ils pensent sans savoir qu’ils le pensent ! La science moderne, celle qu’ont inventée Galilée, Descartes, Newton et quelques autres, est autonome par rapport à la philosophie. Mais la physique a toujours une métaphysique implicite et parfois plusieurs qui entrent en conflit en temps de crise – par exemple le débat en Einstein et les partisans de l’interprétation de Copenhague est fondamentalement un débat métaphysique aux lourdes implications physiques. Inversement la philosophie doit intégrer les apports des sciences : on ne peut plus parler du rapport entre l’homme et l’animal dans les termes de Descartes, quand on connaît les travaux de l’éthologie contemporaine ou la théorie de l’évolution. La philosophie n’est pas scientifique au sens des sciences de la nature, mais elle vise le vrai de manière sans doute plus contestable que les lois de mécanique, mais alors c’est parce qu’il s’agit précisément des fondements ultimes, c’est-à-dire de la nature de la réalité et que la philosophie se place toujours à la limite du pensable.
La philosophie ne peut se réduire à la morale. D’ailleurs, la philosophie ne s’occupe pas directement de morale. Le philosophe n’est pas mieux armé que quiconque pour dire s’il faut ou non autoriser l’avortement après douze semaines, interdire l’euthanasie ou que sais-je encore. Sur ce terrain, on reste dans la confrontation des opinions comme dans les comités d’éthique ou les commissions « Théodule » avec un représentant de chaque religion officielle et un philosophe pour les morales laïques. La philosophie n’est pas spécialisée dans la production de la morale laïque. Elle essaie d’établir les fondements rationnels de la morale, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et ces fondements rationnels, elle tente de les poser à partir d’une conception déterminée de la nature humaine.
La pluralité des philosophies ne contredit-elle pas tout ce que l’on vient de dire ? Après tout, quelle peut être la prétention fondatrice de la philosophie si la philosophie est, comme le disait déjà Kant, un champ de bataille ? On pourrait le penser au premier abord et constater qu’aucun progrès ne peut être fait en philosophie. Un scepticisme de bon aloi, reléguant la philosophie à une fonction purement critique pourrait ici trouver sa place. Mais ce n’est pas la bonne manière de poser les questions. Retenons, au moins provisoirement, cette définition de la philosophie que donnent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) : « connaissance par purs concepts ». Les concepts, il faut les produire en suivant un certain ordre et les systèmes philosophiques ne sont pas « vrais » absolument ou par eux-mêmes. Ils sont plutôt des échafaudages utilisés dans cette activité complexe et périlleuse qu’est la production de concepts. Dire que le système de Hegel est faux parce qu’il est idéaliste ou parce qu’il ne comprend rien à la nature des sciences physiques ou parce que sa philosophie de l’histoire est une pure théologie, cela n’a pas de sens. Sans doute sa philosophie de l’histoire est-elle pure théologie, sans doute a-t-il parfois quelques difficultés avec Newton qu’il attaque très injustement, et sans est-il absolument idéaliste, mais cela n’implique pas qu’il soit faux – ni d’ailleurs qu’il soit vrai. Ce qui est important, c’est que les concepts forgés par Hegel, les cheminements qu’il emprunte augmentent notre connaissance et donc nous mettent sur le bon chemin de la recherche de la vérité. Laissons-lui la parole :
Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique, outre que pour elle-même une telle démarche philosophique exprime d’avantage une manière de penser subjective, elle est, suivant son contenu, contingente. Un contenu a seulement comme moment du Tout sa justification, mais, en dehors de ce dernier, a une présupposition non fondée ou une certitude subjective ; de nombreux écrits philosophiques se bornent à exprimer d’une telle façon seulement des manières de voir et des opinions. — Par système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe d’une philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers. (Science de la logique, introduction, §14, édition de Bernard Bourgeois)
La philosophie est menacée de ne devenir qu’un divertissement mondain pour public sélectionné : si l’État n’a plus à financer l’enseignement des lettres classiques comme l’a affirmé un candidat heureux à l’élection présidentielle de 2007, il est à craindre que la philosophie ne soit bien vite à son tour considérée comme un luxe réservé à ceux qui pourront se le payer. Défendre la philosophie, dans ces circonstances, cela ne peut pas se faire sur des positions où l’on accepte par avance la défaite. Cela ne peut se faire qu’en défendant le nécessaire fondement philosophique de la vérité. Je terminerai en donnant la parole à un jeune philosophe italien, Luca Grecchi :
La philosophie est donc recherche du savoir le plus élevé, de la véritable signification de la vie humaine. Elle est amour de la « sophia », c’est-à-dire du savoir définitif qui fournit à l’homme des critères stables pour comprendre l’être et s’y orienter de manière conforme aux véritables conditions d’humanité. (L’anima umana come fondamento della verità, Editrice CRT, 2002)

dimanche 10 août 2008

La société au-delà de l’échange

« Entre amis tout est commun » répète Aristote. Si c’est le cas, une société formée d’amis ne repose pas sur l’échange mais sur le partage. La comptabilité minutieuse de la justice distributive et de la justice commutative n’a pas cours ici. Mais si la cité repose sur une certaine forme de « philia », ne peut-on pas généraliser le propos du Stagirite[1] ? Les Modernes ont voulu voir dans les processus de l’échange marchand la structure de base d’une société stable, pacifique, garantissant à chacun la liberté personnelle. Deux questions se posent : ce modèle n’est-il pas une utopie, sans rapport avec la réalité de sociétés ? la volonté de faire triompher partout ce modèle ne conduit-elle pas à l’implosion pure et simple de toute vie sociale et au retour à un état de nature très hobbesien. L’homme n’est peut-être pas fait pour vivre dans les « eaux glacées du calcul égoïste », contrairement à ce qu’une certaine misanthropie tente de faire accroire.

L’équité

Dans le livre v de L’éthique à Nicomaque, Aristote distingue justice et équité. La justice est définie par des principes généraux – égalité arithmétique dans l’échange et égalité proportionnelle au mérite dans la justice distributive – des principes qui garantissent que chacun recevra son dû. Si chacun respecte les lois, la justice est garantie. Or la conception commune de la justice et des lois, c’est ce qui définit la cité. Pourtant, Aristote semble estimer que cela ne suffit pas. Celui qui se contente de respecter strictement la loi n’est pas encore véritablement vertueux. Et par conséquent, il n’est pas encore pleinement citoyen. Il doit être capable d’aller au-delà de la stricte justice. L’équité et la justice sont à la fois semblables et différentes, mais l’équité vaut mieux, puisqu’elle est un correctif à la justice. Mais si elle va plus loin que la justice, c’est que l’un a plus que son dû pendant que l’autre a moins. Donc l’équité semble contredire le principe d’égalité. L’équité pourrait ainsi paraître injuste.
Aristote réfute cette objection. Si je renonce à une partie de ce à quoi j’ai droit en faveur de quelqu’un d’autre, je ne commets qu’une injustice envers moi-même, puisque ce n’est pas le bénéficiaire de l’injustice qui est injuste mais seulement celui qui décide de la distribution. Mais personne ne peut être injuste envers soi-même. Par conséquent, l’équité, en allant plus loin que la simple justice ne saurait la contredire. C’est au contraire la justice sans équité qui pourrait être injuste. Supposons que le principe de justice distributive soit « à chacun selon son travail » – qui est une des formes possibles de la justice selon le mérite. Celui qui travaille moins reçoit moins. Mais si celui-là travaille moins parce qu’il est de constitution plus faible ou parce qu’il est handicapé par la maladie, le travailleur en bonté santé peut alors corriger le principe de justice en se dessaisissant d’une partie de son revenu en faveur de celui qui est privé de revenu pour des raisons indépendantes de sa volonté. Autrement dit, les lois de la distribution selon la valeur produite ou les lois de l’échange doivent être rectifiées en tenant compte des situations particulières.

L’échange contre l’amitié

Allons plus loin. Entre amis, on ne compte pas. Si je tiens un registre des dons effectués et des dons reçus dans mes rapports amicaux, si règne la loi de l’échange, la justice formelle, la justice chicanière, y trouvera peut-être son compte, mais l’amitié dépérira immédiatement. Or la cité repose sur la « philia », c'est-à-dire sur l’attachement mutuel des citoyens et par conséquent elle ne peut reposer sur les règles de l’échange. Platon se plaint des effets délétères de l’échange qui défait l’amitié. Ainsi un pays situé au bord de la mer est en fait dans un « voisinage saumâtre », car la mer « le remplit de trafic et, par la revente des produits, d’affaires commerciales, engendre ainsi dans les âmes une disposition à se dédire sans cesse et à être de mauvaise foi, bref fait que tout le monde dans l’État manque de bonne foi et d’amitiés mutuelles, et qu’il en est pareillement à l’égard d’autres hommes ».[2]
Alors que le don lie, l’échange marchand délie. Entre amis, on échange des cadeaux et la chaîne est sans fin. Quand je reçois un cadeau de celui à qui j’ai fait un cadeau, nous ne sommes pas quittes. Je devrai à mon tour faire un cadeau pour compenser le cadeau reçu. Il en va de même des invitations. Inversement, dans l’échange, quand j’ai payé mon dû, je suis libéré de ma dette. C’est même l’intérêt majeur de l’argent : nous libérer des liens personnels, puisque l’argent intervient comme un tiers. L’échange constitue les individus comme autant « d’atomes sociaux », menant des existences séparées ainsi que l’affirme Robert Nozick[3]. Au contraire, le don établit soude des alliances, fait de chacun le membre d’une totalité.
C’est pourquoi il est erroné de faire du don et de l’échange deux manifestations « économiques », se succédant dans le temps ou coexistant, comme s’il y avait une économie du don qui a précédé l’économie de l’échange. Que le don ne soit pas économique et ne soit pas une forme d’échange primitive, le prouve le fait que souvent les dons soit sont sans valeur économique – les échanges de colliers de coquillages chez les Maoris – soit résident dans la destruction de valeurs dans le cas du rite du potlatch. Ce qui est vrai du don cérémoniel dans les sociétés traditionnelles le reste largement de toutes les formes de don qui rythment encore la vie sociale de nos sociétés : qu’on songe à la cérémonie de l’échange des cadeaux à Noël et au Nouvel An.

Le don et l’économique

La nécessité du don s’impose aussi au cœur de même de l’économique. Les citoyens riches, athéniens ou romains, se devaient d’édifier des monuments publics ou de donner des spectacles pour le peuple. La tradition américaine des fondations s’inscrit au fond dans la même perspective. La réussite économique, selon les lois de l’échange, doit être compensée par un don, c'est-à-dire ici par un acte public qui vient en quelque sorte compenser et contredire en son principe la règle économique.
S’il en est ainsi, c’est parce que, fondamentalement, aucune société ne repose et ne peut reposer sur l’échange des biens selon la mesure de leur valeur. Une partie essentielle de la reproduction des conditions de la vie échappe à tout échange, ce qui ne veut pas dire qu’elle s’affranchit du principe de réciprocité. À l’intérieur de la famille, les liens affectifs interdisent précisément l’échange. Les parents ne tiennent pas un livre comptable des heures de nuit passées à donner le biberon, ni des dépenses engagées pour assurer une vie heureuse à leurs enfants. Les époux ne tiennent pas un registre des tâches ménagères accomplies pour savoir si deux lavages de vaisselle valent un repassage ou le ravaudage des chaussettes ! Chacun donne sans compter, en sachant qu’il pourra compter sur l’autre, en cas de besoin. Le don est alors, très souvent, un don sans contre-don. Si je consacre mes efforts à assister un parent malade, je m’attends, certes, à qu’un proche en fasse autant pour moi si je suis à mon tour cloué au lit, mais, en premier lieu, je souhaite n’être pas malade et donc n’avoir pas à recevoir la contrepartie de mon don gracieux.
Ce type de rapport va bien au-delà du cercle de famille. Il s’étend aux amis, aux camarades de travail, etc. La solidarité des syndicalistes ne se monnaye pas. On offre des cadeaux au collègue qui part en retraite. Le mutualisme, lui-même, consiste à verser dans la caisse commune une somme d’argent dont on n’espère n’avoir pas besoin d’en recevoir la contrepartie. Et, dans ce geste, n’entre pas seulement un calcul de risque.
Les économistes qui veulent évaluer la richesse d’une société savent bien que les mesures habituelles (PIB, PNB) ne prennent en compte que ce qui entre dans la sphère de la marchandise ; ils veulent évaluer cette « économie » qui échappe au calcul. De nombreuses propositions sont faites en ce sens. Elles affirment que la monnaie est, finalement, la mesure de la vie sociale. Mais le mari peut-il évaluer au prix du marché le repas que la lui mitonné une épouse aimante ? C’est la signification de ce non économique au cœur même de l’économique qui échappe radicalement au calcul économique.

Les biens communs

Le don cérémoniel des sociétés traditionnelles reste essentiellement un rapport bilatéral entre partenaires. Il entretient des liens de solidarité entre individus ou entre clans, mais ne constitue pas en lui-même la société comme telle. Dans la Grèce ancienne, les cadeaux (ou le butin de guerre) sont placés au « centre » et deviennent la propriété commune. À des rapports interindividuels réciproques est ainsi substitué un rapport unilatéral de l’individu vis-à-vis de la communauté. La théorie aristotélicienne de la justice distributive est incompréhensible si on oublie qu’elle vise d’abord à définir les règles justes d’accès de chacun à ces biens communs qui apparaissent comme un don de la société à ses membres.
La vie sociale serait, en général, impossible si les membres de la société ne partageaient pas de très nombreux biens qui échappent aux lois de l’échange. Ces biens communs concernent soit la possession commune soit la jouissance commune. La possession commune du sol est souvent considérée comme le point de départ de tout ordre social : Locke, Kant ou Marx, par exemple, s’accordent sur ce point. À Rome, la terre était d’abord la possession commune des gentes avant d’être partagée en exploitations individuelles. Demeura l’ager publicus qui regroupait les terres et les biens de la République dont l’usufruit pouvait être concédé à des particuliers mais qui restaient formellement propriété de la cité. La communauté paysanne russe était profondément enracinée et le reste sans doute encore, ainsi que pourrait le faire penser la difficulté rencontrée par les gouvernements post-soviétiques dans la dissolution des kolkhozes. Aujourd’hui encore, nos divers systèmes juridiques en portent la trace. Généralement, on n’est propriétaire que du sol et non du sous-sol. Le droit de propriété est limité : l’agriculteur jouit des fruits de son travail et bénéficie de la protection de ses cultures, mais ne peut empêcher le passage des chasseurs après la moisson, ni même le glanage. Enfin, l’expropriation est possible quand l’intérêt public le commande.
On peut encore aborder ce problème sous un autre angle. Bien que partisan de l’économe de marché, John Rawls, définit, comme condition d’une structure de base juste, l’existence de « biens sociaux primaires » au nombre desquels comptent l’éducation, les possibilités ouvertes à chacun « selon une juste égalité des chances », la possibilité de partager la culture de sa  ; il ajoute que ces biens sociaux primaires sont l’objet d’une répartition égalitaire et nécessitent des mesures économiques et politiques adéquates. La doctrine française des services publics telle qu’a été élaborée à la fin xixe et du xxsiècle s’inscrit dans cette perspective, qui lie appartenance à la communauté politique à la jouissance commune de biens accessibles à tous gratuitement.
Enfin, le corps politique se fonde sur l’existence d’un espace public, d’un ensemble de lieux qui matérialisent l’appartenance commune à la cité. La place publique est tout à la fois le lieu où les hommes peuvent se rencontrer, se voir, s’appeler par leur nom, se reconnaître dans leur pluralité. Selon Hannah Arendt, cet espace est la condition de « l’appartenance au monde », par opposition au domaine privé dans lequel les hommes sont d’abord préoccupés de la survie. Cet espace peut avoir un caractère sacré. Romulus fonde la ville en traçant le pomoerium, zone sacrée où les activités de commerce et le port des armes était interdit. Cela indique clairement que le plus important, le plus élevé dans la hiérarchie des valeurs sociales partagées, c’est ce qui échappe à la loi de la valeur.

Ce qui n’a pas de prix

Nos intuitions morales communes privilégient toujours ce qui est désintéressé par rapport à ce qui est intéressé. Ce que je fais par pur devoir vaut mieux que ce que je fais en exigeant mes droits. En une formule saisissante, Jankélévitch définit ainsi la morale : l’autre a tous les droits, je n’ai que des devoirs. On sait aussi que l’amour vaut mieux que l’argent, qu’une union amoureuse et « anti-économique » vaut bien mieux qu’un mariage arrangé en vue de l’intérêt mutuel. Et le dévouement absolu, sans espoir de retour, est sublime.
Le corps humain et le savoir font partie de ces choses qui n’ont pas de prix. En France, la collecte de sang est fondée sur le don et personne ne peut vendre ses organes. La polémique de Platon contre les sophistes revient sans cesse sur ce thème : les sophistes vendent leur savoir (ou leur prétendu savoir). Le philosophe peut être rétribué : il faut bien qu’il vive pendant qu’il passe son temps à enseigner ses disciples, mais il ne peut vendre son savoir, d’autant que le premier savoir socratique est de savoir qu’on ne sait pas. La société (ou le prince éclairé) donne au savant les moyens de faire ses recherches, mais le résultat appartient à l’humanité tout entière. Galilée n’a pas breveté ses lois de la physique et l’agence spatiale ne verse pas de royalties à Newton à chaque fois qu’elle lance un satellite. Les discussions actuelles sur la brevetabilité du vivant soulèvent à nouveaux frais ces questions les plus anciennes. On les dilue habituellement dans le conflit entre technique et éthique. En réalité, c’est l’essence même de cette chose fragile qu’est une société qui est en cause.

Conclusion : pour une critique de l’homo oeconomicus

Les économistes néoclassiques fondent sur leurs modèles sur une présupposition anthropologique : l’homme est « homo œconomicus », c'est-à-dire qu’il est un individu rationnel – même si on admet que sa rationalité est souvent limitée – dont les comportements sont dictés par la recherche de la maximisation de son utilité propre. Ce modèle présente une certaine pertinence quand on s’en tient à la sphère du marché où les hommes échangent des biens en vue de la satisfaction de leurs besoins. Mais à l’évidence il est impossible d’en faire une théorie générale de la vie sociale, sous peine de transformer la société en un état de nature hobbesien.


[1] Aristote est originaire de Stagire en Macédoine.
[2] Platon : Les lois, 705-a – Traduction Robin
[3] cf. Anarchie, État et Utopie (PUF, 1988)

Souveraineté et protection des citoyens

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