mardi 4 mars 2008

Explication de la proposition LXXIII de la quatrième partie de l’Éthique de Spinoza

Note: une bonne partie de mon travail sur Spinoza figure dans mon livre Libre comme Spinoza, éditions Max Milo. Je ne reprends ici que quelques-uns des textes qui figuraient sur mon ancien blog.
    La proposition LXXIII clôt la quatrième partie intitulée « De la servitude humaine ou de la force des sentiments ». Or cette quatrième partie ne se contente pas de faire le tableau de la force des sentiments selon la thématique si classique de l’homme soumis aux passions. Ce sont les relations dynamiques entre les sentiments (ou affects) qui constituent son objet propre et, ces relations étant connues, Spinoza esquisse la possibilité d’une libération de l’homme sur la base même de la servitude affective. C’est cette perspective libératrice, éminemment politique qu’énonce, de manière très synthétique, la proposition LXXIII : « L’homme qui est conduit par la Raison est plus libre dans l’État où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui seul. » Affirmation qui peut sembler paradoxale pour deux raisons :
  1. Comment peut-on être plus libre quand on obéit, pour partie au moins, aux autres (« le décret commun ») que quand on n’obéit qu’à soi-même ?
  2. Comment peut-on être plus libre dans l’État que dans la solitude puisque dans l’État, selon les termes mêmes de Spinoza, l’individu cesse de juger par lui-même ce qui est bon et se soumet à une autorité qui n’est pas la sienne ?

L’enjeu de cette double interrogation est assez clair :
  1. Alors que de nombreux philosophes, Hobbes en premier, affirment que la loi et la liberté sont antinomiques, que l’acceptation de la loi commune signifie la renonciation à la liberté naturelle de l’homme, Spinoza soutient au contraire que l’obéissance au décret commun augmente la liberté individuelle et ne la restreint pas.
  2. Si la proposition LXXIII est vraie, alors le développement de la sociabilité humaine et le renforcement d’une société bien ordonnée correspond à notre utile propre. « L’homme est un animal politique » dit Aristote. Spinoza redémontre cette proposition sans avoir à invoquer une prétendue « finalité naturelle » et tant d’autres présuppositions fort spéculatives et finalement très fragiles.

Pour comprendre cette proposition, la meilleure méthode est d’abord de suivre la démonstration. Remarquons d’abord que la proposition LXIII a pour objet « l’homme qui est conduit par la raison. » À vrai dire, il n’y a guère de sens à parler de la liberté de celui qui n’est pas guidé par la raison, puisque, comme on va le voir, la liberté n’est rien d’autre que la vie selon la raison, seule manière d’être la cause adéquate de ses propres actes.
La démonstration s’appuie sur les propositions 63, 66 (scolie), 37 (proposition et scolie 2).
1.       La proposition 63 énonce : « qui est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal n’est pas conduit par la raison. » En effet :
1.1.     En vertu de la proposition III de la partie III, tous les sentiments actifs, c’est-à-dire les sentiments qui sont liés à la raison sont des sentiments de joie ou de désir.
1.2.     Or la crainte est une « tristesse inconstante » (Éthique III, paragraphe 13).
1.3.     Donc celui qui agit par crainte n’agit pas par la raison.
2.       Le scolie de la proposition LXVI énonce la différence entre l’homme libre et l’esclave.  Ce dernier est celui qui est seulement conduit par le sentiment ou l’opinion et donc, pour l’essentiel, ignore ce qu’il fait, alors que le premier agit toujours pour ce qu’il sait être essentiel. Conclusion : seul est libre celui qui agit selon la raison.
3.       Or agir selon la raison, pour son utile propre, c’est (proposition 37) agir pour le bien commun : « Le bien que quiconque pratique la vertu désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus qu’il a une plus grande connaissance de Dieu. »
3.1.     On sait en effet (proposition 35) que ce sont les hommes, en tant qu’ils vivent selon la raison, qui sont les plus utiles à l’homme et donc celui qui vit selon la raison s’efforcera d’aider les autres à en faire autant.
3.2.     Le scolie II de la proposition 37 a également montré qu’il était rationnel, si on veut vivre dans la concorde – c’est-à-dire si on applique la proposition 35 -  que les hommes « renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui. » Mais comme les hommes sont souvent changeants, pour assurer la permanence de la concorde, il est nécessaire d’user de la menace du pouvoir d’État qui oblige ceux qui vivent selon leurs sentiments à tenir compte du bien commun.
Résumons donc la démonstration :
Être libre c’est vivre selon la raison. La raison commande de rechercher la vie commune avec les autres hommes. Pour assurer cette vie commune, l’État est nécessaire. Donc un homme qui vit selon la raison est plus libre sous le décret commun que dans la solitude.
Évidemment pour admettre le raisonnement de Spinoza, il faut admettre une conception de la liberté assez différente de cette identification de la liberté au libre-arbitre, conçu comme un pouvoir absolu de choisir en dehors toute autre détermination. On le sait Spinoza considère ce libre-arbitre comme une illusion : les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent dans un sens plutôt que dans un autre (voir Appendice de la partie I, ou scolie de la proposition 2 de la IIIe partie, par exemple). À une illusoire liberté de choix, Spinoza oppose la liberté comme augmentation de la puissance d’agir, en prenant le terme agir dans son sens précis : un être est actif quand il est déterminé uniquement par son utile propre, c’est-à-dire quand il est la cause adéquate de ses propres actions, ce qui suppose qu’il a des idées adéquates (cf.  IIIe partie, proposition 1). Il est passif quand au contraire ce sont les affects qui le déterminent.
Si on comprend la liberté comme puissance, la politique spinoziste s’en déduit aisément : quand ils sont isolés, les individus agissent uniquement de leur propre décret et peuvent paraître tout à fait libres. Mais dans cette situation, ils sont très faibles, soumis aux évènements naturels et la puissance des autres individus. Inversement, quand les hommes s’unissent par les liens de la société, la puissance de chacun se combine avec la puissance des autres, chacun bénéficie donc de cette puissance totale cumulée, à laquelle il contribue, et chacun reçoit la protection de corps social fait des corps des individus qui composent la société. On déduit ensuite les vertus dont l’individu vivant dans la société doit faire preuve : puisque la vie en société est le meilleur pour lui et que c’est seulement ainsi qu’il augmente sa liberté, il doit agir en vue de consolider cette union et c’est pourquoi ce que Spinoza appelle Religion se résume à la pratique de la justice et de la charité, les deux vertus qui permettent de conserver la concorde entre les membres de la cité.
Évidemment, de même que l’individu peut vivre non pas selon la raison mais selon ses sentiments, le corps politique peut dégénérer et devenir injuste et tyrannique. Il semblerait alors que la maxime de la proposition LXXIII ne s’applique plus : un individu est alors plus libre dans la solitude qu’en obéissant à un pouvoir commun tyrannique. Mais en réalité, il n’en va pas ainsi : un pouvoir politique tyrannique n’est jamais longtemps un pouvoir commun. Si les individus qui composent la cité voient que le pouvoir nuit à leur propre conservation, à celle de leurs enfants, etc., ils sont en quelque sorte déliés de l’engagement par lequel la société s’était créée. Un pouvoir tyrannique est en réalité un pouvoir qui ramène chacun à l’état de nature, le contraignant à ne compter que sur lui-même pour sa propre conservation. Dans ce cas, il peu bien y avoir des individus qui commandent à d’autres, mais il n’y a plus à proprement parler de pouvoir commun. La tyrannie engendre la sédition, dira le Traité politique. Autrement dit, le cas d’un État tyrannique ne contredit pas la proposition LXXIII mais la confirme.
Concluons d’un mot. Le scolie de la proposition LXXIII généralise : la liberté, la véritable liberté de l’homme n’est rien d’autre que la force d’âme, c’est-à-dire la fermeté et la générosité. Cette force d’âme concentre en elles toutes les vertus les plus éminemment sociales : « l’homme fort ne hait ni n’envie personne, ne s’indigne ni ne s’irrite contre personne, ne méprise personne et ne manifeste pas le moindre orgueil. » Et Spinoza poursuit ainsi : « la haine doit être vaincue par l’amour ». Autrement dit, les préceptes qu’on peut tirer par exemple des Évangiles sont ceux qui conviennent parfaitement à tout individu vivant rationnellement et désirant pour les autres ce qu’il désire pour lui-même. On comprend pourquoi Spinoza écrit que le Christ est le plus grand des philosophes : son enseignement est exactement celui auquel est conduit tout homme qui veut vivre selon la raison. (Voir Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, par Alexandre Matheron, Aubier, un ouvrage devenu malheureusement très difficile à trouver.)

mardi 1 janvier 2008

Comprendre Marx (recension)

recension de Jean-Guilllaume Lanuque ("Dissidences")

Denis COLLIN, Comprendre Marx , Paris, Armand Colin, collection « Cursus », 2006, 256 pagesAvril 2007*
Professeur de philosophie en lycée, ancien élève de Pierre Broué, Denis Collin s'était récemment signalé par la publication de Revive la République ! en 2005. Avec cet ouvrage destiné à un large public, et écrit dans un style riche, il souhaite revenir sur la pensée de Karl Marx, philosophique en particulier, interroger les contradictions d'une pensée en mouvement, critique et inachevée ; et le moins que l'on puisse dire, c'est que certaines de ses analyses ne devraient pas manquer de susciter la discussion.
Après un aperçu biographique, dans lequel Denis Collin liquide le supposé antisémitisme de Marx – accusation anachronique selon lui –, il rappelle à travers les œuvres la progressive critique de la philosophie idéaliste puis de l'économie politique. A cet égard, il relativise la rupture avec la philosophie de Hegel, les phases d'attraction et de répulsion de Marx à son égard s'étant succédées tout au long de sa vie. De même, il estime mineurs les Manuscrits de 1844 , et considère le remplacement ultérieur du concept d'aliénation, qui y figure, par celui d'exploitation, comme un progrès, une vue plus totalisante du mode de production capitaliste. Plus iconoclaste, il relève dans L'idéologie allemande la défense par Marx de l'individu réellement existant, l'opposant ainsi à Lénine et à son idéalisation de la « conscience de classe extérieure », qui serait ainsi davantage dans la lignée d'un Stirner. Partant de ce constat, il considère que Marx, loin de rechercher des lois de l'histoire, sinon au détour d'une polémique, défendait plutôt une histoire faite par les êtres humains, et donc non écrite à l'avance. De même, en dehors du mode de production capitaliste, Marx, ainsi que le remarque bien Denis Collin, n'a pas élaboré de définitions précises des autres modes de production.
En fait, c'est à un véritable nettoyage de la pensée marxienne, dans la lignée d'un Maximilien Rubel, que Collin se livre, la dissociant de bien des marxistes, comme lorsqu'il considère le « matérialisme dialectique » en tant que transformation en idéologie de la réflexion de Marx, et qu'il préfère voir dans Le Capital , plutôt qu'un exposé des lois de l'évolution des sociétés, une « philosophie économique ». De même, il souligne le flou des définitions des classes chez Marx, revenant généralement au plus petit dénominateur commun (prolétaire = salarié, par exemple), balaye le concept de conscience de classe, qu'il considère là aussi comme non marxien, et privilégie comme objectif, plutôt que la « dictature du prolétariat », l'association des producteurs comme vecteur du passage au socialisme, dans la lignée d'un Saint Simon. Les développements sur l'analyse du capital, de la plus value ou de l'analyse de la marchandise sont plus classiques, et ceux qui sont consacrés à la nature de l'Etat relativisent son analyse comme strict instrument des classes dominantes au profit d'une certaine autonomie reflétant les rapports de force entre classes, une vision a priori moins hétérodoxe que les précédentes. Qualifiant cette analyse de l'Etat par Marx de « point aveugle » de sa pensée, il en trouve la validation dans l'échec des révolutionnaires russes à mettre en application les leçons tirées du marxisme, aboutissant à l'inverse de l'idéal.
Quant à l'horizon communiste, Denis Collin plaide pour évacuer le « radicalisme verbal » dont faisait parfois preuve Marx pour définir des perspectives plus « raisonnables », avec justement la nécessité permanente, selon lui, d'un Etat, y compris post-capitaliste. Il estime néanmoins nécessaire de rester fidèle au communisme de Marx, mais en le « reformulant » aux conditions de notre temps. Ainsi, il considère que le rôle révolutionnaire attribué à la classe ouvrière a été contredit par l'histoire du XXème siècle. Un ouvrage qui suscitera nécessairement la discussion, voire la polémique, comme tant d'ouvrages antérieurs d'autant d'exégètes, qui souhaitaient tous « réactualiser », « reformuler » voire « refonder » le marxisme.
Jean-Guillaume Lanuque. (publié sur "Dissidences")
Mardi 1 Janvier 2008

jeudi 18 octobre 2007

Comprendre Marx

Recension par Jean-Marie Nicolle
Dans son dernier ouvrage, Comprendre Marx (Paris, A. Colin, 2006, 256 p.), Denis Collin se propose de nous expliquer le travail de Marx, c’est-à-dire de nous déployer sa démarche philosophique afin de la ressaisir par les textes mêmes, en dehors de ce qu’en ont fait les mouvements marxistes postérieurs. C’est pourquoi il parle des concepts « marxiens » et non pas « marxistes ». Il retrace les avancées, les hésitations et les transformations sur les grands concepts comme l’aliénation, le matérialisme, la plus-value, la baisse tendancielle du taux de profit, la lutte de classes, l’Etat, en suivant l’ordre chronologique de rédaction des textes.

Ce travail archéologique est complexe car il faut distinguer les textes aboutis et publiés des textes simplement manuscrits, mais aussi des textes complétés par Engels et les successeurs de Marx pour les derniers livres du Capital. Cependant, D. Collin est très précis et démontre que Marx est avant tout un chercheur et non un philosophe à système, encore moins un idéologue approximatif. Marx lit et relit les philosophes (Aristote, Spinoza, Locke, Hegel, Feuerbach, etc.) et ne cesse de penser par eux et contre eux, et contre lui-même également.
Ainsi, ses ruptures et ses retours avec l’hégélianisme – notamment sur l’aliénation et sur la philosophie de l’histoire – nous sont-ils détaillés avec soin. La vision dichotomique de l’oeuvre – d’un côté le philosophe, de l’autre l’économiste – est rectifiée : le Capital n’est pas l’exposé d’une nouvelle science économique, mais reste une critique philosophique de l’économie politique de l’époque. D. Collin repousse la lecture althussérienne à laquelle il préfère les leçons de Michel Henry et de quelques commentateurs italiens actuels.
On découvre par là des aspects souvent relégués au second plan par la plupart des vulgarisateurs du marxisme. En voici trois exemples : 1 – Marx est nominaliste : il fait la chasse aux universaux trompeurs et inutiles, pour partir de la réalité concrète des individus vivants (p. 56-61) ; 2 – Le matérialisme de Marx n’est pas un naturalisme, mais il consiste avant tout à refuser une existence autonome aux réalités de raison que sont la société, l’Etat, les classes sociales, pour partir des réalités simples, c’est-à-dire des individus vivants (p. 94) ; 3 – Les réalités premières, pour Marx, ce ne sont pas les réalités collectives (famille, corporation, classe sociale), mais c’est bien l’individu ouvrier dans son rapport avec les autres ouvriers et dans son conflit avec le capitaliste (p. 168), et Denis Collin insiste : le communisme de Marx est individualiste et son centre n’est pas l’égalité mais la liberté (p. 235). « L’individualisme de Marx », voilà une notion inaperçue qui pourrait relancer une nouvelle lecture des textes.
A la fin de son exposé, D. Collin n’hésite pas à montrer les insuffisances de l’œuvre marxienne, ses manques, voire ses contradictions (notamment sur la théorie de l’Etat). C’est pourquoi, à la lumière de l’histoire récente, on comprend que si cette œuvre vaut encore pour comprendre la vie économique de notre monde, sa partie politique était trop faible pour guider véritablement ceux qui s’en sont inspirés pour faire la révolution.
Cet ouvrage destiné au public étudiant est la preuve qu’on peut transmettre un savoir précis sur Marx, dégagé des polémiques partisanes, mais qui, sans être tiède, reste exigeant sur le vocabulaire.
Jean-Marie Nicolle

(source: http://philosophie.ac-rouen.fr/kiosque/Note_DCollin.htm )

jeudi 4 octobre 2007

L’Europe et la question nationale


Comment la gauche a-t-elle pu perdre une élection « imperdable » ? Cette question, ne concerne pas seulement les barons du PS. Elle concerne aussi tous les groupes et courants qui ont joué un rôle important dans la bataille pour le « non au TCE » et se sont retrouvés marginalisés, alors même que le caractère ultra-droitier de la candidate socialiste aurait dû leur ouvrir un large espace. À cette situation, on peut trouver évidemment de nombreuses explications. Mais il en est une, presque toujours passée sous silence, l’incapacité de la gauche, toutes tendances confondues ou presque, à affronter la question de la nation.
Le vote contre le TCE a confondu deux types d’oppositions : une opposition populaire - les ouvriers, les employés, les jeunes et les cadres moyens ont massivement voté non - et l’opposition d’une gauche dite « antilibérale », regroupant les tendances « gauche » du PS, les communistes et d’autres groupes trotskystes ou alternatifs. La « gauche du non » a eu tendance à croire que le peuple avait voté « non » pour les raisons développées par ses ténors ou ses sites internet. Schématiquement, la « gauche du non » n’était pas anti-européenne mais opposée à la troisième partie du TCE, parce que celle-ci entérinait les principes économiques et sociaux du « néolibéralisme ». Sauf pour quelques petits groupes, les motifs nationaux ne jouaient aucun rôle dans le « non de gauche » au TCE. Il n’en va pas de même pour le vote populaire exprimant le ressentiment à l’égard de l’Europe en tant que telle, en raison des coups subis du fait de la libéralisation du commerce et des mouvements de capitaux, de la désindustrialisation et de la mise en pièces de l’État « modèle 1945 ». Le vote « non » massif chez les ouvriers et particulièrement dans les régions les plus pauvres, celles où l’électorat PCF s’est trop souvent transformé en électorat FN aurait dû attirer l’attention. Défendre ses acquis sociaux, c’est aussi être maître chez soi. Le FN avait réussi à détourner ce sentiment sur le bouc émissaire de l’immigration.  En 2005, il a touché sa véritable cible. Que cela plaise ou non, la question sociale et la question nationale ont été confondues et la revendication d’une Europe fédérale pourvu qu’elle soit « sociale » était en fait inaudible. La « gauche du non » n’a été capable que de décrire le sentiment populaire sans en comprendre la portée ni la signification, confondant systématiquement nation et nationalisme (et même lepénisme).
Il serait intéressant de revenir en détail sur la manière dont cette question de la nation a travaillé la campagne présidentielle en dépit des railleries ou des cris d’orfraies des esprits forts. La gauche a depuis longtemps un problème avec la nation. Le ralliement de la social-démocratie traditionnelle à l’impérialisme français – la SFIO joua un rôle décisif dans les dernières grandes aventures coloniales – entraîna par contrecoup une méfiance systématique à l’égard de la nation et des revendications nationales, si bien que l’internationalisme, qui suppose l’existence de nations séparées, comme le mot l’indique, a été remplacé par un antinationalisme ou un cosmopolitisme qui en est peut-être l’exact opposé. Pourtant, les traditions révolutionnaires et ouvrières sont intimement liées à la question de la nation, depuis la première République (la nation s’oppose aux émigrés de Coblence) jusqu’à la Libération, en passant par la Commune de Paris. Certes, lors de la première guerre mondiale, le patriotisme de la gauche, devenu nationalisme, l’a emporté sur l’internationalisme et l’a conduite à soutenir la grande boucherie. Mais les chefs de la SFIO et la CGT n’ont pas défendu les intérêts de la nation, mais ceux de leur propre classe dominante, tout comme ils se sont ralliés à la défense de l’empire colonial. Confondant nation et impérialisme, exactement comme la gauche « social-chauvine », la gauche internationaliste ne sut pas tirer les bonnes leçons de cette tragédie du mouvement ouvrier. En 1939, le pacifisme paralysa nombre de militants parmi les plus radicaux qui refusaient de prendre part à un conflit entre impérialistes... sans comprendre qu’alors défendre la nation, c’était tout simplement défendre la liberté des organisations ouvrières et les acquis de la démocratie.
Il est à craindre qu’on soit retombé dans les mêmes ornières. Et cela expliquerait la coupure de la gauche et d’une large fraction d’une classe ouvrière martyrisée par la « mondialisation » et la « concurrence libre et non faussée » imposée par l’UE, c’est-à-dire par les gouvernements  capitalistes. Les ouvriers ont voté « non » au TCE parce que la nation est le seul cadre protecteur pour les dominés, alors que le démantèlement de tous les acquis et de toutes les protections sociales est conduit au nom de l’UE ou de la « mondialisation », « inévitable » et même « heureuse ». Si la gauche avait présenté un candidat représentant le « non au TCE », un candidat défendant les revendications ouvrières contre les règlements de l’UE, il aurait, à coup sûr, battu Sarkozy. Au lieu de cela, elle a laissé le champ libre au candidat du grand capital. Son tropisme atlantiste, ses convictions « néolibérales », sa volonté d’en découdre avec les acquis sociaux et ses liens ostentatoires avec les couches supérieures du capital financier auraient dû éloigner de lui les classes populaires. Il a eu l’habileté d’enfourcher le discours « gaulliste » concocté par Guaino et il a pu passer pour un défenseur des travailleurs en développant une rhétorique nationale et en s’annexant les héros de la gauche, de Jaurès à Guy Môquet. La mécanique même de cette tromperie devrait  donner à penser.
L’agenda politique nous confronte à nouveau à ces questions. Le « mini-traité », reprenant  feu le TCE mais sous une forme qui permettra de le soustraire au verdict populaire, est clairement un affront à la souveraineté du peuple. Comment combattre ce traité sans clarifier les orientations stratégiques ? D’un côté, on a la position, très minoritaire, de rupture radicale avec l’UE, incluant le retour au franc et la dénonciation de tous les traités, y compris celui de Rome. Position manifestement irréaliste et donc les conséquences, si elle était suivie, seraient catastrophiques. D’un autre côté, les nombreux tenants de « l’Europe sociale » proposent une politique européenne de gauche en faisant l’impasse sur la nation. La question se pose cependant très concrètement : peut-on renationaliser ce qui doit l’être, restaurer les services publics, etc., sans violer le dogme de la concurrence libre et non faussée, c’est-à-dire sans regagner des marges de souveraineté nationale ? En réalité l’Europe fédérale et sociale est aussi utopique, aussi éloignée de toute politique réelle que le retour au « concert des nations » que Schivardi défendait pendant la campagne 2007.
Le seul cadre dans lequel le peuple peut agir et affirmer sa souveraineté reste le cadre de la nation. L’alternative à la nation, aujourd’hui, c’est l’empire. Du reste, l’UE n’existe que par les Etats-nations et ses directives ne s’appliquent que par l’action des États – pour l’excellente raison qu’il n’y a pas de force armée européenne, ni de police européenne, etc.. D’un autre côté la coopération européenne s’impose à la fois pour défendre la paix et garantir la prospérité. C’est à partir de là qu’on peut définir un programme de réformes de structures qui redonne de larges marges de manoeuvres aux nations sans détruire ce qu’il peut y avoir de positif dans la construction européenne. Dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005) j’ai essayé d’esquisser un tel programme. Contre l’Europe fédérale, c’est-à-dire la création d’un super-État européen, il faut défendre l’idée d’une Europe confédérale, c’est-à-dire d’une union de nations libres.  Cette union reposerait sur trois principes :
1)        La constitution républicaine de chacun des États partie prenante de l’association, constitution républicaine étant entendu ici comme souveraineté populaire et séparation des pouvoirs et la reconnaissance des libertés individuelles.
2)        La reconnaissance de la souveraineté de chaque nation qui reste libre de décider elle-même de son propre sort – y compris, le cas échéant de sortir de l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles elle a librement consenti. Il faudrait faire marcher la subsidiarité à l’envers: ne déléguer à l’union que ce qui est réellement avantageux de déléguer au niveau supérieur.
3)        La reconnaissance de certains droits de citoyens européens à tous les ressortissants de l’union, comme, par exemple, la liberté de circulation, la liberté d’établissement, la liberté d’adopter une autre nationalité que sa nationalité d’origine en cas d’installation prolongée dans un autre pays et la possibilité de recours à une juridiction européenne pour faire respecter ses droits fondamentaux.
La construction européenne actuelle ne reconnaît que le troisième de ces points, et encore très partiellement et à condition que les droits en question ne soient pas des droits sociaux...  Si, ensuite, on veut définir une politique commune et éventuellement aller plus loin dans l’intégration, il est nécessaire de commencer par la politique internationale. Mais il ne peut pas y avoir de politique internationale commune tant que l’Europe est accrochée au char de l’empire américain. Sortir de l’OTAN, s’engager solennellement à répudier toute politique de la canonnière (fût-ce pour imposer « nos valeurs »), reconnaître inconditionnellement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce sont là des mesures élementaires pour construire une Europe juste et pacifique.
Il y a beaucoup d’autres questions à aborder. Mais il faudrait que la discussion s’engage enfin et que les propositions puissent être confrontées.
Denis Collin, philosophe, auteur de Revive la République (Armand Colin 2005) et Comprendre Marx (Armand Colin, 2006)

lundi 3 septembre 2007

Après la démocratie

A propos du livre de Colin Crouch, "Post-démocracy"


Colin Crouch, [1] a publié en 2004 [ [ajouter] Ltd, collection « Themes for the 21th century (...)">2] un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au coeur des interrogations des militants de gauche désarçonnés par la dislocation qui suit la défaite de la dernière élection présidentielle.La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.
De son petit livre dense, nous extrayons ces quelques passages qui appartiennent à un chapitre intitulé « Le parti politique dans la post-démocratie ».
« Les manuels de science politique modélisent habituellement les rapports entre les partis et leurs bases électorales en termes de séries de cercles d’une taille de plus en plus grande : le plus petit comprend le noyau dirigeant, avec ses conseillers. Ensuite viennent les représentants parlementaires ; ensuite les membres actifs, les gens qui donnent une partie de leur temps en travaillant pour le parti, comme les élus locaux, les militants, le personnel permanent ; ensuite les membres ordinaires qui font peu de choses pour le parti mais veulent avoir un attachement symbolique avec lui, l’aident occasionnellement et paient une cotisation régulière en tant que membres ; ensuite les partisans ou les électeurs loyaux qui ne font virtuellement rien pour le parti excepté lui renouveler leur confiance lors des élections ; enfin le large cercle de tous ceux qui constituent la cible électorale que le parti cherche à gagner.
Dans le modèle pur d’un parti démocratique, ces cercles sont concentriques. Les leaders sont sélectionnés parmi les militants, les militants dans les rangs du parti qui est lui-même une partie et par conséquent reflète les intérêts et les préoccupations de ces fractions de l’électorat que le parti cherche à représenter. La fonction majeure des cercles intermédiaires est de lier les dirigeants politiques à l’électorat dans une interaction double, à travers les divers niveaux du parti.
Ce type de modèle est particulièrement important pour la représentation d’eux-mêmes des partis de la classe ouvrière, aussi bien que des partis régionalistes ou séparatistes, mais aussi de certains partis chrétiens démocrates ou fascistes. De tels partis tirent leur origine en dehors du parlement, en tant que mouvements sociaux et ensuite ils développent leurs armes parlementaires. Durant le cours du XXe siècle, cependant, les racines sociales sont devenues importantes également pour les vieux partis qui avaient leur origine dans l’élite politique et qui ont dû par conséquent se mettre à fabriquer pour eux-mêmes un mouvement national à mesure l’époque de la démocratie s’imposait à eux. Ironiquement, ces partis se sont de plus en plus présentés eux-mêmes comme des partis du mouvement précisément dans la période où l’avancée de la post-démocratie rendait plus réaliste leur premier modèle d’une élite politique désincarnée.
Comme tous les idéaux, le modèle démocratique des cercles concentriques n’existe jamais effectivement. Cependant, il peut y avoir des mouvements s’en rapprochant ou s’en éloignant à différents moments et il est instructif de les observer. Des tensions se produisent à l’intérieur de toute organisation ressemblant à la base au modèle démocratique quand la direction suspecte que les militants représentent de façon très biaisée même l’électorat loyal ; dans la mesure où ils se sont eux-mêmes sélectionnés, cela peut paraître vrai. On peut donc s’attendre à utiliser d’autres méthodes pour découvrir les opinions des électeurs. Jusqu’à la première moitié du 20e siècle et l’invention des sondages d’opinion, cela était très difficile à faire et les militants pouvaient faire valoir leur prétention à interpréter les positions des électeurs. Aujourd’hui, les choses sont très différentes.
Les tensions s’aggravent quand les dirigeants croient que la base fournie par l’électorat loyal est trop étroite et qu’ils cherchent des voix dans l’ensemble du corps électoral. Si ceci implique de se rapprocher de groupes étrangers aux intérêts des militants, non situés dans les cercles d’influence concentriques, il y aura conflit. Si on réussit à intégrer quelques-uns des membres de ces nouveaux groupes dans les rangs du parti, il y aura conflit parmi les militants, mais le parti aura été renouvelé de manière constructive. Si les nouveaux groupes sont seulement concernés par les sondages d’opinions et les autres méthodes non-partidaires, il y a la possibilité d’un bond curieux entre le plus intérieur et le plus extérieur des cercles concentriques aux dépens des relations intermédiaires.

Le défi de la post-démocratie

De récents changements, incluant ceux dont nous avons discutés dans les chapitres précédents concernant la montée de la firme et la confusion de la structure de classe, ont eu des implications majeures pour le modèle des cercles concentriques. Un autre changement a été la vaste extension des cercles de conseillers et lobbyistes autour des groupes dirigeants. Bien qu’on puisse distinguer trois groupes (les conseillers, les lobbyistes et les dirigeants), en pratique les individus se déplacent entre ces positions et tous ensemble tiennent les occupations spécialisées de la politique.
Ce processus change la physionomie du noyau dirigeant en relation avec les autres cercles du parti. Il devient une ellipse. Celle-ci commence, comme toujours, avec les leaders du parti et les militants professionnels au coeur du parti cherchant comme récompense soit l’avancement dans la hiérarchie du parti, soit la récompense psychologique du succès politique. Mais il y a aussi ceux qui, même s’ils sont sympathisants du parti et de ses objectifs, travaillent pour lui pour d’abord pour gagner de l’argent. Au-delà, il y a les purs professionnels qui sont embauchés par le parti pour faire un travail mais peuvent très bien ne pas être ses supporters politiques. Plus important : tous ces groupes qui recouvrent et inter-agissent avec les groupes de lobbyistes qui œuvrent pour les firmes qui ont un intérêt dans les affaires gouvernementales et cherchent à établir des contacts avec les politiciens. Comme cela a été discuté dans le chapitre 2 et comme cela le sera plus en détail dans le chapitre 5, un parti au gouvernement ou éligible aujourd’hui est lourdement impliqué dans les privatisations ou la sous-traitance. Des liens avec le personnel gouvernemental peuvent être vitaux pour les firmes qui en attendent des gains. La sous-traitance est le plus important car elle concerne des services qui sont au coeur de l’action politique, et, par conséquent, qu’on ne peut jamais complètement privatiser et avec des contrats soumis à un renouvellement périodique. Les firmes qui veulent une part de cette activité sont donc bien avisées de maintenir un contact permanent avec le noyau des décideurs politiques d’un parti de gouvernement. Des membres de ces firmes passent un certain temps dans les cercles des conseillers et des membres des cercles de conseillers des partis obtiennent des emplois en tant que lobbyistes de ces firmes. Dans cette situation, le noyau intérieur du parti s’étire pour se transformer de cercle intérieur du parti en ellipse englobant bien au-delà des rangs du parti.
Tous les partis font l’expérience de cette vulnérabilité. On le retrouve derrière beaucoup de scandales de corruption qui ont affecté les partis de toutes couleurs dans les sociétés avancées d’aujourd’hui. Une fois que le concept de ce qui fait la spécificité du service public a été tourné en ridicule avec cynisme, une fois que la poursuite des gains personnels a été élevée au rang de but suprême de l’humanité, on peut seulement s’attendre à ce que les politiciens, les conseillers et autres vendent leur influence politique pour un gain considéré comme un aspect majeur et totalement légitime de leur participation à la vie politique. Mais le problème général des élites politiques « elliptiques » présente de difficultés spéciales pour les partis sociaux-démocrates, dans la mesure où leurs membres et leur noyaux électoraux sont autrement éloignés des élites que ceux des partis de droite ou de centre-droit. Particulièrement problématiques pour eux ont été les conséquences des changements post-années 80 dans la structure de classe (voir discussion chapitre 3). Comme la classe des travailleurs manuels a diminué numériquement, les militants du parti qui étaient largement tournés vers cette classe ont perdu de l’intérêt comme lien vers l’électorat aux yeux de la direction. La direction, naturellement, a cherché à échapper à cette trappe historique et s’est tournée de manière croissante vers les canaux des experts en opinion publique. Tandis que ce genre de tensions sont endémiques dans le modèle des cercles concentriques, elles deviennent ingérables dans une période de changement majeur dans les classes sociales. Les processus utilisés pour déceler les opinions des nouveaux groupes ont été descendants et passifs et très peu le résultat de la mobilisation de ces groupes eux-mêmes. Et le résultat de l’utilisation des experts a été de faire bouger la structure de la direction du parti des cercles du parti vers l’ellipse.
La principale valeur historique des militants, pour la direction du parti, avait été leur contribution au regroupement électoral soit directement à travers leur temps non rémunéré, soit indirectement par les cotisations et les campagnes pour lever des fonds. À cela, le nouveau modèle de l’ellipse étendue essaie de procurer ses propres alternatives partielles. Les firmes qui, de manière croissante, se rapprochent des groupes dirigeants du parti peuvent offrir de l’argent qui peut être utilisé sur un plan national, notamment à travers les campagnes à la télévision qui ont largement remplacé le militantisme local pour rassembler les suffrages.
Du point de vue de la direction du parti, les relations avec la nouvelle ellipse sont bien plus aisées, mieux informées et mieux récompensées que celles avec les vieux cercles de militants. L’expertise de l’ellipse est de loin plus utilisée que l’enthousiasme amateur qui est tout ce que le militant ordinaire du parti peut offrir. Si nous extrapolons les tendances récentes, le parti politique du XXIe siècle comprendra une élite intérieure auto-reproductrice, éloignée de la base des mouvements de masse mais carrément liée avec un certain nombre de corporations qui fourniront des sondages d’opinion, des conseils politiques et de la propagande électorale en échange pour d’une influence politique favorable à leurs buts quand le parti est au gouvernement.
À présent, il n’existe qu’un seul exemple pur d’un tel parti, et c’est un parti de droite et non un parti social-démocrate : Forza Italia en Italie. À la suite de l’effondrement en raison des scandales de corruption des partis démocrate-chrétien et socialiste, au début des années 1990, l’entrepreneur Silvio Berlusconi - qui, en fait, avait été étroitement lié à l’ancien régime - remplit rapidement le vide qui autrement aurait assuré un passage aisé pour le parti communiste, en mobilisant les ressources de son réseau étendu d’entreprises. Celles-ci comprenaient des chaînes de télévision, une maison d’édition, un important club de football, un empire financier, une chaîne importante de supermarchés, etc. En l’espace de quelques mois, il a construit l’un des partis leaders de l’État italien qui, en dépit de diverses vicissitudes largement liées à des affaires de corruption. l’est resté. Initialement, Forza Italia n’avait ni membres ni militants ni rien de tel. Beaucoup des fonctions normalement remplies par des volontaires étaient accomplies par les employés des diverses entreprises de Berlusconi. Il n’était visiblement pas nécessaire de chercher des fonds à l’extérieur et un homme qui possède trois chaînes de télévision nationales, un quotidien national et un magazine hebdomadaire populaire n’a pas besoin d’un parti de militants pour faire passer son message.
Forza Italiaest un exemple de parti politique produit par les forces identifiées au chapitre 2 : c’est essentiellement une firme ou un réseau de firmes plus qu’une organisation de type parti classique. Il n’a pas émergé de la formulation des revendications d’un groupe social mais une construction réalisée de part en part par l’élite politique et financière. Il est aussi basé sur la personnalité d’un leader plus que sur un quelconque programme politique. Comme on l’a noté au chapitre 1, ceci est également hautement caractéristique de la post-démocratie.
Cependant l’histoire de Forza Italia nous montre aussi que le temps n’est pas encore complètement arrivé pour un parti totalement de cette sorte. Avec les années, il est devenu plus ressemblant à un parti classique : il a acquis des membres et un structure locale basée sur le volontaires et il en a résulté plus de succès. L’élément crucial a été ici l’importance en Italie du gouvernement local comme premier lien entre le peuple et les politiques et comme sang vivifiant les partis. Forza Italia a dû acquérir une base locale et des membres réels de manière à avoir une présence réelle et non virtuelle dans l’électorat, à la fois une présence quotidienne et une présence pour les phases électorales. En procédant ainsi il a réussi sur le plan local à égaler ses succès sur le plan national - bien qu’en partie, l’usage par Berlusconi des chaînes nationales de télévision a fait des élections locales pas beaucoup plus d’une projection de la politique nationale. Qu’il soit encore prématuré de se dispenser des partis politiques, c’est aussi ce que montre l’expérience du New Labour. Le parti a fait un effort majeur et couronné de succès pour attirer les fonds des entreprises et remplacer la dépendance à l’égard des syndicats et des adhérents. Cependant cette nouvelle manière de faire de la politique qui fait fonds sur une pesante représentations dans les mass-medias et l’emploi de services professionnels est très coûteuse. Les besoins en argent du parti sont devenus énormes. Les millionnaires n’ont pas remplacés les adhérents et les syndicats parce que le New Labour ne peut se permettre de se dispenser d’aucune sorte de soutien financier maintenant que les élections sont devenues si coûteuses. Mais les actions nécessaires pour attirer de nouveaux et fortunés donateurs des milieux d’affaires peut aussi dissuader ces autres genres de supporters. Un des facteurs derrière la montée récente des scandales de corruption politique dans les partis de tous genres dans un grand nombre de pays incluant la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et l’Espagne a été cet énorme appétit de fonds pour alimenter les campagnes électorales contemporaines. Ce serait un parti téméraire que celui qui voudrait passer de la dépendance à l’égard des membres à la dépendance à l’égard des entreprises quand il est nécessaire au contraire qu’il reçoive de l’argent des deux. Ironiquement, le coût élevé de la professionnalisation des élections renvoie les partis aux armes des militants traditionnels et en même temps offre des tentations pour des pratiques douteuses. À présent toutes ces forces coexistent malaisément et dans une suspicion mutuelle.
On a défendu l’idée, dans le chapitre introductif, que la période post-démocratique combinait les caractéristiques des périodes démocratique et pré-démocratique avec celles qui la caractérise distinctement. C’est le cas en ce qui concerne le parti politique contemporain. L’héritage du modèle démocratique survit et continue de remplir une part vitale, bien que sans beaucoup de moyens de se renouveler lui-même, dans la dépendance persistante des dirigeants à l’égard des cercles du parti de masse traditionnel. La nouvelle ellipse qui va de la direction, à travers ses consultants, jusqu’au lobbies extérieurs, paradoxalement, constitue à la fois la part pré-démocratique et la part post-démocratique. Elle est post-démocratique en tant qu’elle est concernée par la recherche de l’opinion et le travail d’expertise politique caractéristique de cette période. Elle est pré-démocratique dans la mesure où elle offre des accès politiques privilégiés aux firmes individuelles et aux intérêts commerciaux. Les tensions à l’intérieur du parti contemporain de centre-gauche sont les tensions de la post-démocratie elle-même. Le fait que les nouvelles classes n’aient pas été mobilisées crée un curieux mixte de vieilles sections et d’argent nouveau. » (pp. 70-77)

[1] Ancien responsable du département de Sciences politiques et sociales et professeur de sociologie à l’European University Institute de Florence, actuellement professeur à la Warwick Business School
[2 [ajouter] Ltd, collection « Themes for the 21th century »

samedi 1 septembre 2007

Sur la causalité historique

Conférence à l'université d'été du GIPRI (Genève, 2007)

L’histoire, on le sait depuis Hérodote, n’est pas seulement récit – raconter les événements comme ils se sont passés – mais surtout recherche des causes1. Or l’idée d’une causalité historique est extrêmement problématique. Non seulement parce que la causalité en général – dans les sciences de la nature par exemple – est un concept souvent très obscur, mais parce que dans le domaine des sciences « humaines » on sait encore moins ce que pourrait être la causalité. En outre, dès qu’on avance un peu dans cette enquête, la question de la causalité historique semble très difficile à séparer de celle de la causalité sociologique, si bien qu’on aura une nouvelle difficulté, celle de définir l’objet propre de l’histoire.

Sciences de la nature et sciences sociales

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut faire un détour et ce détour consiste à revenir sur la question de la causalité en général pour tenter de penser, par différence ce que pourrait être la causalité dans la connaissance des « affaires humaines ».

Détour par les sciences de la nature

Il y a dans la philosophie antique un débat dont nous ne sommes pas sortis : le futur est-il contingent (c’est la position d’Aristote et Épicure) ou au contraire le futur est-il déterminé que ce soit par le destin (le fatum) ou par autre chose (c’est la position que soutiennent les stoïciens). Ce débat pose évidemment la question de la causalité historique sous un angle particulier. Il se double souvent d’une autre discussion : la contingence du futur est-elle réelle ou bien n’est-elle qu’une contingence apparente : ce qui advient adviendrait par une nécessité dont nous ne percevons pas les déterminations. Ces questions se posent non seulement dans le domaine de l’histoire humaine mais aussi pour l’histoire en général. On a l’habitude de penser la connaissance de la nature sur une mode strictement déterministe (les incertitudes statistiques sont elles-mêmes déterministes) mais rien n’est moins évident. Si on accepte l’une ou l’autre des versions de la théorie dite du « big bang », rien ne prédisposait qu’il y eût quelque chose plutôt que rien, un univers comme le nôtre plutôt que le « vide quantique ». Qu’une grosse météorite frappe la Terre et provoque un changement radical de climat qui aboutit à l’extinction des grands sauriens et que la place soit donc libre pour les mammifères, animaux à sang chaud, le spécialiste d’histoire naturelle doit considérer cela comme un événement contingent, même si l’astrophysicien peut théoriquement, en donner une description « déterministe », du moins jusqu’à un certain point, du moins. Plus exactement, l’événement n’est pas purement contingent mais il n’était pas pour autant prédictible causalement.
Quand nous sommes capables de déterminer un enchaînement causal des phénomènes physiques, c’est toujours dans un cadre limité, et comme idéalisation de la réalité. Nous disons que l'événement A1 a causé l'événement B1 parce qu’il existe entre tous les événements de la classe A et les tous les événements de la classe B une loi générale qui nous dit que chaque événement de type A sera suivi d’un événement de type B ; généralement, on lie tous les paramètres descriptifs de A aux paramètres descriptifs de B par une fonction telle que B = f(A).
Mais il est nécessaire de bien prendre conscience du caractère très limité de ce genre de description – même si elles sont redoutablement efficaces quand nous maîtrisons leur cadre, dans le domaine de l’activité technique au premier chef. Par exemple, je sais que l’alcool diminue les réflexes et la maîtrise de soi et rétrécit le champ visuel. Je sais aussi que si deux corps se heurtent, l’énergie dissipée dans le choc sera proportionnelle au carré de la vitesse à laquelle se produit le choc. Un conducteur (nommons-le A) trop alcoolisé prend le volant, roule trop vite, heurte un autre véhicule (B) et provoque un accident grave. On peut dire que l’accident est causé par la trop forte consommation d’alcool du conducteur, ce qui est exact une fois que l’accident s’est produit. Mais l’accident a aussi été causé parce que le conducteur de l’autre véhicule a décidé d’emprunter cette rue-là, à cette heure-là, à cette vitesse-là, etc. Il y a pour expliquer cet événement un entrelacs de chaînes causales distinctes et indépendante les unes des autres. Dans mon exemple, j’ai deux lois causales bien identifiées :
  1. la loi de l'énergie cinétique (e = 1/2mv²) ;
  2. une loi physiologique qui explicite les effets de l’alcool sur le système neurologique d’un humain ;
Je dispose également d’explications circonstanciées.
  1. Je sais que A a trop bu parce qu’il a fêté le départ en retraite d’un collègue... Mais notons qu’il n’y a aucune loi générale qui dit qu’on boit trop quand on fête le départ en retraite d’un collègue !
  2. Je sais que B est parti à cette heure-là et a emprunté ce chemin parce qu’il devait se rendre chez C ; mais là encore il s’agit d’évènements singuliers que je ne peux ramener à une loi générale.
  3. Etc., par exemple B, qui était pressé, a pris le feu à l’orange et, au carrefour suivant, il s’est trouvé à croiser A alors que s’il avait respecté le code de la route il serait arrivé un peu plus tard et n’aurait pas croisé la trajectoire erratique de A...
Au total donc je dispose bien pour expliquer l’accident d’un ensemble d’explications causales et notamment d’explications scientifiques, mais ces explications restent partielles (elles s’arrêtent à un certain point non arbitraire de la régression des «pourquoi/parce que») et n’expliquent que le fait singulier. L’explication me fait remonter le temps en réordonnant les évènements passés mais en aucun cas je ne peux transformer ces explications en système prédictif.
Dans de la majeure partie des cas, nous n’avons guère plus de possibilité de rétrodiction que de possibilités de prédiction. Prenons l’exemple du second principe de la thermodynamique qui stipule que
« Au cours d'une transformation quelconque d’un système isolé, la variation d'entropie ne peut être que positive ou nulle. Si la variation d’entropie est négative, il s'agit alors d'une transformation impossible. Si la variation d'entropie est nulle, il s’agit alors d’une transformation réversible. Si elle est strictement positive, il s'agit d'une transformation irréversible. »
Ce principe implique que n’importe quelle structure ordonnée tendra vers le désordre au bout d’un certain temps si aucun apport d’énergie venu de l’extérieur n’a enrayé cette croissance de l’entropie. Si un enfant construit un château de sable sur la plage, je peux prédire avec certitude qu’il ne restera plus aucune trace de ce château au bout d’un laps de temps assez bref. Mais si je vois une place déserte, il m’est impossible de savoir qu’un enfant y avait construit un château de sable ! La croissance de l’entropie, donnée physique, peut aussi être interprétée comme une perte de connaissance ou un besoin croissant de connaissance.
On se souvient de Laplace et de sa conception restée fameuse du déterminisme physique :
« Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »2
Un scientifique a sans doute besoin, d’une certaine manière et même s’il s’en défend, de croire à cela, mais ce n’est qu’une croyance, et même une croyance proprement métaphysique puisqu’elle suppose que le passé et l’avenir s’annihilent dans un présent éternel. Le point de vue de Laplace est le point de vue de Dieu (et encore on en fait dire trop à Laplace). Mais si Dieu n’existe pas, alors nous devons renoncer définitivement au rêve laplacien. Nous ne pouvons jamais établir une chaîne totale de relations nécessaires ; la nécessité est toujours limitée à un dispositif expérimental.

Les « choses sociales »

Si j’ai fait ce détour par les sciences de la nature, ce n’est évidemment pas pour dévaloriser ces sciences au profit d’un scepticisme ou d’un relativisme qui me sont fondamentalement étrangers. Mais c’est surtout pour éviter qu’on en fasse une représentation mythique. Dans ce domaine, celui des faits qui peuvent être l’objet d’une expérience possible, la méthode des sciences de la nature a largement démontré sa puissance, mais pas au-delà. On peut régler les questions à la manière du cercle de Vienne, c'est-à-dire en affirmant que tout ce qui n’est pas l’objet d’une connaissance expérimentale n’est l’objet d’aucune connaissance réelle. Mais cette assertion très expéditive ne peut guère être acceptée.
En effet, dans les sciences humaines en général et dans les sciences sociales en particulier, nous ne disposons même pas du critérium des sciences de la nature, à savoir la possibilité que le fait soit donné dans l’expérience. Pour comprendre ce qui est en question et quels problèmes spécifiques pose la connaissance de l’histoire humaine, nous devons nous arrêter un instant sur un auteur trop oublié, mais qui a pourtant posé avec le plus d’acuité les fondements d’une épistémologie des sciences sociales. Et à partir de là nous allons pouvoir revenir à la question de la causalité historique.
Dans Le Capital, Marx commence son analyse du mode de production capitaliste par l’analyse de la marchandise. Examinons un passage qui s’insère dans la célèbre analyse du caractère fétiche de la marchandise. Il s’agit d’examiner pourquoi la marchandise se révèle comme « une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. »3 Considérée sous l’angle de la valeur d’usage, la marchandise n’a rien de secret, elle est une chose banale, qui « tombe sous le sens », mais il en va tout autrement si on la considère comme valeur d’échange :
La forme du bois, par exemple, est changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une tout autre, affaire. À la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. [K1,I/P1-605]
La marchandise, en effet, présente un caractère « mystique ». C’est que la marchandise n’est pas une chose mais un rapport social qui se présente sous la forme d’une chose :
Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales.4
Les « choses sociales » sont donc des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens ». Elles ont bien une existence empirique, comme toutes les choses naturelles ou tous les produits de l’artifice humain, mais en même temps, elles ont une existence suprasensible pourrait-on dire. Elles sont des représentations mentales. Cette double existence des « choses sociales », si on la prend au sérieux pose de redoutables questions que Marx ne fait qu’entrevoir. D’abord des questions concernant le statut des sciences sociales elles-mêmes. Les sciences de la nature traitent de choses qui, d’une manière ou d’une autre, « tombent sous le sens » : leurs concepts doivent être liés à une intuition sensible et les objets des sciences de la nature sont toujours les objets d’une expérience possible, ainsi que le soutient Kant. Mais si les « choses sociales » tombent et ne tombent pas sous le sens, on voit mal comment elles pourraient être l’objet des sciences, au sens où l’on parle de sciences dans les sciences de la nature à tout le moins. Il est clair que l’expérience n’y peut avoir le même sens qu’en physique. Ces sciences qui s’occupent non des choses qui tombent sous le sens, mais des représentations mentales ont une définition dans la tradition de la philosophie allemande, ce sont les « sciences de la culture » (Rickert) ou les sciences « herméneutiques » (Dilthey5), ainsi que le développent à la fin du XIXe et au début du XXe diverses écoles philosophiques allemandes.
Poursuivons. Marx prend la vision pour exemple de la connaissance des choses qui tombent sous le sens et il conclut :
C’est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. (ibid.)
La valeur des produits du travail découle d’un processus physique, observable, mais la forme valeur (l’échange marchand) n’a rien à voir avec la « nature physique ». Donc la marchandise, si elle a une apparence phénoménale n’est pas une chose matérielle, c’est-à-dire une chose sensible, susceptible de tomber dans le champ de l’expérience ! C’est pourquoi :
C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. (ibid.)
La forme valeur est donc « fantastique » et, par conséquent, les économistes s’occupent de « choses fantastiques » !
Voici maintenant une manière nouvelle de penser la scientificité de la critique marxienne de l’économie politique. Elle peut se présenter à bon droit comme une science, non pas parce qu’elle serait une science du même type que la physique de Newton6, mais par opposition à cette « économie politique » qui, sans plus de précaution, prend pour objets des choses fantastiques. La forme valeur dissimule la réalité des rapports sociaux pour lui substituer un équivalent idéal. D’où l’analogie avec la religion et la référence au fétichisme, qui donne aux choses le pouvoir magique d’agir comme s’il s’agissait d’être vivants, dotés d’une puissance propre. Les rapports sociaux entre les producteurs apparaissent comme des rapports entre les choses, et donc la valeur des marchandises ne dit pas ce qu’elle est, elle apparaît bien plutôt comme un « hiéroglyphe ».
Ce que Marx dit de la marchandise vaut évidemment pour l’ensemble des « choses sociales » ; elles tombent et ne tombent pas sous le sens ! Par un aspect, elles sont des choses sensibles et il est donc naturel qu’on tente d’y trouver un lien constant entre l’antécédent et le conséquent, qu’on les considère comme des objets aussi « extérieurs » que les objets de la physique ou de la zoologie. Mais par un autre côté, elles peuvent seulement être comprises de l’intérieur, en tant que choses qui ne tombent pas sous le sens. Et il me semble que la bonne manière, c’est d’essayer de tenir le plus serré possible, le lien entre ces deux faces de la chose sociale.

Deux méthodes dans les sciences sociales

En effet, si on s’intéresse à l’épistémologie des sciences sociales, s’y affrontent depuis les origines, c’est-à-dire la deuxième moitié du XIXe siècle, ceux qui pensent le fait social a une autonomie à l’égard de l’individu, une autonomie telle qu’on doit, selon le mot célèbre de Durkheim, « traiter des faits sociaux comme des choses » et qui pensent au contraire que la sociologie ne peut être qu’une « sociologie compréhensive », c’est-à-dire que l’explication des faits sociaux renvoient toujours aux comportements rationnels par finalité des individus.
Si on adopte la première perspective, alors on peut très bien penser la causalité dans les « affaires humaines » sur le même mode que dans les sciences expérimentales.
  1. Il suffit de définir ce que sont les faits sociaux comme faits observables. Durkheim en donne trois caractères :
    1. La contrainte : « est fait social, toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure. »
    2. La généralité : le fait social est général « dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre. »
    3. L’indépendance par rapport au psychisme individuel
La religion, par exemple, est typiquement un fait social (c’est même, dans la sociologie durkheimienne, le fait social par excellence) : elle est contraignante, générale dans une aire donnée et indépendante du psychisme individuel.
Dans cette conception, les faits sociaux causent d’autres faits sociaux. On privilégie 1° les structures sociales stables par rapport aux comportements individuels et 2° la recherche des déterminismes sociaux qui se manifestent presque à l’insu des individus. Il s’agit alors de mettre à jour des relations causales au sens strict, c’est-à-dire des consécutions qui ne renvoient à aucune intentionnalité.
Au contraire dans la conception de « l’individualisme méthodologique », dont la sociologie de Max Weber pourrait bien être l’archétype, le fait social n’a aucune espèce d’autonomie par rapport aux individus, il résulte seulement de la stabilisation de « comportements communautaires ». On part du fait que l’objet pertinent en sociologie est l’activité rationnelle par finalité (on présuppose que les individus sont aptes à déterminer les moyens rationnels permettant d’atteindre les fins qu’ils jugent bonnes) et un comportement communautaire est un comportement dans lequel les individus agissent en fonction des attentes rationnelles qu’ils ont vis-à-vis des autres acteurs. Par exemple des conducteurs d’automobiles présument que, rationnellement, les autres conducteurs feront comme eux et respecteront le code de la route dès lors que leur vie serait en danger. Dans cette conception, les événements ont non pas des causes mais des raisons.
Tout cela est évidemment très schématique mais permet de dessiner les lignes de partage entre les écoles de l’historiographie contemporaine. Avec les disciples de Durkheim, on trouvera l’école des Annales, Febvre, Bloch, Braudel, tous ceux qui veulent construire une histoire totale dans laquelle les avènements ne sont que les rides que fait le vent à la surface d’un lac (pour reprendre une comparaison de Fernand Braudel), tous ceux qui privilégient la longue durée et les structures profondes, cette histoire presque immobile dont parle encore Braudel. De l’autre côté toute l’histoire critique qui privilégie l’action et l'événement et dont les théoriciens sont Aron et Ricoeur.

La causalité historique proprement dite

L’histoire dans la mesure elle se veut autre chose que le simple récit chronologique des événements doit rechercher les causes. C’est même la condition pour qu’elle puisse se présenter comme un savoir scientifique. Nous pouvons maintenant essayer de mettre en œuvre le schéma que nous venons de définir.

Remarques préliminaires

Premier point : en histoire, on cherche des explications rétrospectives. Ce que veut faire l’historien, c’est rendre raison des événements qui ont déjà eu lieu. Le politique cherche autre chose dans l’histoire : à partir de la compréhension des événements passés (des explications causales fournies par l’historien), il voudrait pouvoir déduire des « lois de l’histoire » qu’on pourrait utiliser pour prévoir les effets des décisions et des actions, un peu à la manière dont l’ingénieur utilise les lois de la physique pour transformer techniquement la réalité objective. Or ces deux manières de poser la question de la causalité en histoire ne sont pas ou du moins par naturellement complémentaires. L’historien peut donner des explications causales complètes et convaincantes sans que ces explications aient recours à des « lois de couverture », pour parler comme les épistémologues.
Deuxième point : l’explication causale en histoire a été longtemps parasitée par la théologie de l’histoire et par sa version laïcisée, la philosophie de l’histoire. La version théologique peut être renvoyée au messianisme juif ou à la pensée chrétienne augustinienne : Augustin réfute toutes les conceptions stoïciennes de l’histoire comme éternel retour en montrant qu’elles reviennent à nier le libre-arbitre et par conséquent le sens du péché. Dilthey montre assez clairement en quoi les philosophies modernes de l’histoire (celles de Kant, Herder ou Hegel) s’inscrivent dans cette perspective théologique, mais en la privant de ce qui fait sa cohérence, c’est-à-dire précisément la perspective théologique du péché et du salut.
L’origine de la première de ces sciences [la philosophie de l’histoire] résidait dans l’idée chrétienne que l’histoire de l’humanité manifeste par sa cohésion interne un processus continu d’éducation. Clément d’Alexandrie et saint Augustin préparèrent cette idée, Vico, Lessing, Herder, Humbolt et Hegel la développèrent. Aujourd'hui encore, elle reste déterminée par la puissante impulsion reçue du thème chrétien selon lequel toutes les nations obtiennent de la Providence une éducation commune réalisant ainsi le Royaume de Dieu.7
Si on refuse de s’en remettre à la philosophie de l’histoire, il faut du même renoncer à toute explication finaliste, à toute explication qui donne à l’histoire une puissance propre guidant les actions humaines. Il faut s’en tenir à un principe énoncé par Marx dans sa polémique contre les « Jeunes Hégéliens » :
Pour M. Bauer, la vérité est, comme pour Hegel, un automate qui se prouve lui-même. L’homme n’a qu’à le suivre. Comme chez Hegel, le résultat du développement réel n’est autre chose que la vérité prouvée, c’est-à-dire amenée à la conscience […]
Comme la Vérité, l’histoire devient donc une personne à part, un sujet métaphysique dont les individus humains réels ne sont que les soutiens. [SF,VI,1/P3-510]8
Il faut donc en finir avec les sujets métaphysiques et appliquer le principe du rasoir d’Occam, en supprimant toutes les entités inutiles : rupture avec toute philosophie de l’histoire – on le voit un peu plus loin : l’histoire ne fait rien ! – et refus de toute conception de la « société-personne », c’est-à-dire de toute conception qui prête aux entités sociales une volonté, des sentiments, des finalités propres.
L’histoire n’est rien d’autre que la succession des générations, qui viennent l’une après l’autre et dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives léguées par les générations précédentes. [IA, P3-1069]
Donc l’histoire n’est plus quelque chose d’extérieure aux individus ; elle n’est plus cette force mystérieuse du temps qui meut les sociétés humaines. Elle n’est plus l’accomplissement d’un dessein, celui de la Providence dans la philosophie kantienne de l’histoire ou l’auto-déploiement de l’esprit hégélien. Elle est un produit et un résultat de la vie des individus et non cette entité qui a un sens, une force, des lois et même une ironie, bien que Marx n’hésite jamais à parler de sens de l’histoire, d’ironie de l’histoire ou de lois de l’histoire, formules rhétoriques lourdes de confusions à venir.
Dans L’idéologie allemande, Marx met les points sur les « i ».
La structure sociale et l’État se dégagent constamment du processus vital d’individus déterminés – non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils oeuvrent et produisent matériellement… [IA/P3-1055/56]
La société est nommée ici « structure sociale ». La société, l’État ne sont donc plus des sujets mais bien des produits de l’action des individus, des genres qui « résultent » de l’activité des hommes, des « individus vivants ».
Troisième point :Si on réduit l’histoire à l’action des individus, il devient plus difficile de comprendre que, de cette action, on puisse répérer l’existence de certaines régularités. Quand il invente sa philosophie de l’histoire dans L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant part justement de là :
  • soit les hommes suivent uniquement leurs instincts naturels et alors il est facile de comprendre l’histoire sur le mode de l’éthologie animale...
  • soit les hommes sont des êtres raisonnables et alors leurs comportements sont prévisibles en tant que comportements rationnels ;
  • mais ils ne sont ni l'un ni l’autre ou plutôt les deux à la fois et alors l’histoire n’apparaît plus que comme un vaste chaos. Or il existe des régularités qui résultent de décisions individuelles. Donc, dit Kant, pour comprendre ces régularités, on doit faire « comme si » l’histoire était la réalisation non pas au niveau de l’individu mais au niveau de l’espèce elle-même d’un « plan de la nature ».
Est-il possible de sortir de cette difficulté ? Comme le fait remarquer Raymond Aron,
La contradiction apparente d’une causalité historique tient à l’impossibilité de distinguer autrement que par la répétition une succession contingente d’une relation nécessaire.9
L’impossibilité en laquelle nous sommes de trancher tient précisément à ce qu’il manque à l’histoire la possibilité d’une répétition expérimentale ! Savoir si l’attentat de Sarajevo en 1914 est une des causes de la première guerre mondiale, quel rôle causal joue cet événement, cela demanderait qu’on puisse rejouer le fil des évènements, recommencer l’année 1914 en supposant que la police ait réussi en mai à démanteler le groupe Jeune Bosnie, ou en faisant mourir prématurément Gavrilo Princip... Il y a une solution à ce problème : on admettra que l’attentat du 28 juin 1914 est le « déclencheur » accidentel qui réalise le nécessaire (un peu comme le catalyseur dans une réaction chimique). Mais ce déclencheur n’a fonctionné que parce que le gouvernement autrichien a choisi délibérément de rendre la Serbie responsable de l’attentat... Et ainsi de suite : on ne trouvera plus que des déclencheurs accidentels où les décisions individuelles et apparemment arbitraire se combinent et précipitent l'événement, c’est-à-dire le radicalement nouveau et le radicalement imprévu.
Machiavel déjà essayait de saisir ce lien entre le déterminisme historique et la libre action des individus :
Je répète donc, comme une vérité incontestable et dont les preuves sont partout dans l’histoire, que les hommes peuvent seconder la fortune et non s’y opposer, ourdir les fils de sa trame et non les briser. Je ne crois pas pour cela qu’ils doivent s’abandonner à eux-mêmes. Ils ignorent quel est son but ; et comme elle n’agit que par des voies obscures et détournées, il leur reste toujours l’espérance et dans cette espérance, ils doivent puiser la force de ne jamais s’abandonner, en quelque infortune et misère qu’ils puissent se trouver. (D,II, XXIX, 597)
Mais pour ourdir les fils de la trame de l’histoire encore faut-il, comme le tisserand, avoir une idée du résultat final. Donc avoir résolu d’une manière ou d’une autre la question de la causalité historique.

De la causalité aristotélicienne à la causalité historique

Avant d’avancer (ou d’essayer d’avancer dans l’élucidation de cette notion de causalité historique) on doit faire à nouveau un pause philosophique. Car la notion de « cause » est tenue, depuis Hume au moins, pour une notion suspecte. Pour les raisons que nous avons examinées plus haut, la notion moderne de la causalité physique comme succession de l’antécédent et du conséquent selon une loi régulière convient mal quand on aborde l’histoire.
Il faut donc reprendre la question au début et commencer par le commencement, c’est-à-dire comme d’habitude par Aristote. C’est pour lui la question centrale de la théorie de la connaissance : connaître, c’est connaître les causes. Et au fond personne n’a remis en cause cette proposition. Si je connais les effets sans connaître les causes, je n’ai aucune véritable connaissance !
Mais une cause est pour Aristote quelque chose d’assez complexe. Essayons de voir quelques-uns de ses aspects :
  1. La cause d’une chose est d’abord ce qui engendre cette chose. Le père est la cause du fils. De ce point de vue la causalité est le processus naturel par excellence (la physis, la nature chez les Grecs, est par définition vie, c’est-à-dire génération et corruption). L’engendrement n’est possible que si la cause contient en elle-même, déjà virtuellement son effet. En histoire, c’est souvent cette image que nous utilisons pour dire qu’une situation est grosse de ce qui va suivre (la guerre, la révolution). Elle est grosse parce que ce qui va suivre est réellement possible. Cette notion de possibilité réelle est explicitée par Hegel et par Marx10.
    1. Le possible est d’abord ce qui est en puissance. C’est pourquoi on doit distinguer la possibilité formelle (la simple non impossibilité) de la possibilité réelle. Par exemple dans l’analyse de la marchandise et de la scission entre valeur d’usage et valeur d’échange Marx montre la possibilité formelle ou abstraite des crises de surproduction. Mais une possibilité abstraite n’est pas une cause de l’existence d’une possibilité réelle. Marx d’ailleurs reproche à Épicure de procéder de cette manière « nonchalante » dans l’explication des phénomènes naturels : Épicure en effet cherche à montrer des possibilités abstraites et il renvoie au hasard la transformation de ces possibilités abstraites en réalités.11 Il ne suffit donc pas qu’un événement historique soit possible abstraitement, il faut encore qu’il y a ait une dynamique (c’est-à-dire la puissance au sens d’Aristote). Il faut que la possibilité soit donc aussi concrète (et non une simple virtualité). Enfin pour que la possibilité concrète devienne réelle, il est nécessaire que sa réalisation soit entreprise par les agents qui produiront effectivement ce qui est concrètement possible.
    2. Prenons un exemple. « L’impérialisme porte la guerre comme la nuée l’orage » disait Jean Jaurès. Le partage du monde à « l’âge des empires » recèle effectivement la possibilité formelle de la guerre mondiale. Mais pour que cette possibilité formelle devienne possibilité concrète, il faut aussi que la dynamique de la confrontation entre les grandes puissances soit effectivement engagée. Ce qui est manifeste la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La guerre devient alors une possibilité concrète. Mais pour que cette possibilité concrète devienne réelle, il faut que des acteurs soient engagés dans le processus préparatoire immédiat (on pourrait ici revenir au rôle de l’Empire austro-hongrois dans le déclenchement de la guerre mondiale).
    3. Cette manière d’envisager les processus historiques permet donc de définir plusieurs niveaux de causalité en évitant les débats un peu vains sur la distinction entre les « causes accidentelles » et les « causes adéquates » (cf. supra).
  2. Une cause, pour Aristote, c’est aussi une notion qui a un sens logique. Il y a véritablement cause quand l’ensemble du processus peut s’exprimer par un syllogisme. Tout ce qui mérite proprement le nom de science, affirme-t-il, peut s’exprimer sous des formes syllogistiques : les prémisses engendrent en quelque sorte la conclusion. En modifiant la définition trop restrictive de la logique donnée par Aristote, pour qui la logique se réduit au syllogisme, on approche une proposition moderne : il y a causalité, c’est-à-dire que A est la cause de B quand les relations de A à B peuvent être expliquées par un raisonnement hypothético-déductif. La difficulté est d’appliquer ce modèle qui fonctionne bien en physique à l’histoire. Aron, s’inspirant de Weber, tente de définir le schéma logique de l’explication historique :
Si je dis que la décision de Bismarck a été cause de la guerre de 1866, que la victoire de Marathon a sauvé la culture grecque, j’entends que sans la décision du chancelier la guerre n’aurait pas éclaté (ou du mois pas éclaté à ce moment), que les Perses vainqueurs auraient empêché le « miracle grec ». Dans les deux cas, la causalité effective ne se définit que par une confrontation avec les possibles. Toute historien, pour expliquer ce qui a été se demande ce qui aurait pu être.12
    1. Cette façon de procéder par raisonnement rétrospectif est évidemment tout sauf convaincante. Lorsque, poursuivant ce raisonnement, Aron écrit que « la victoire de Marathon est une des causes de la culture grecque »13 il en dit bien plus que ce qu’on pourrait déduire simplement de ses constats. On peut dire que la victoire de Marathon en empêchant les Perses de dominer la Grèce et d’y imposer leur régime a rendu possible l’épanouissement du miracle grec dans les formes selon lesquelles nous le connaissons, mais il me semble qu’on ne peut pas en faire une cause, ou alors on donne au concept de cause une extension telle qu’elle qu’il a perdu tout caractère opératoire. La découverte de la pénicilline a permis de sauver ma mère d’une grave maladie alors qu’elle était enfant. Dois-je en déduire que la découverte de la pénicilline est une des causes de ma naissance ?
    2. Dans l’analyse d’un fait physique, il m’est parfaitement possible de comparer les hypothèses explicatives à l’ensemble des possibles : Si je suppose que telle cause C explique le fait F, c’est parce que je sais C’, C’’ ou C’’’ n’aurait jamais pu produire F, parce que j’en ai une connaissance expérimentale. Rien de tel n’est possible en histoire. Personne n’est capable de dire qu’une défaite grecque à Marathon aurait rendu impossible le « miracle grec » puisque nous n’en avons aucune connaissance expérimentale – personne n’a jamais essayé de refaire l’histoire en laissant les Perses vainqueurs à Marathon.
    3. Il est donc à près impossible de reconstruire ce genre de raisonnement pour expliquer les événements historiques singuliers. Cependant, on pourrait imaginer qu’un tel raisonnement hypothético-déductif fonctionne bien au niveau des grandes tendances historiques, des évolutions structurelles profondes. Si on analyse correctement ce qu’est le capitalisme, on comprend qu’il était impossible sans l’existence de zones protégées permettant l’accumulation primitive du capital. Donc le commerce lointain et son développement dans tout le cours du Moyen Âge peut sans trop de difficulté être admis comme une des causes du développement du capitalisme moderne. Si on veut appliquer le raisonnement logique causal en histoire, il est donc nécessaire de considérer l’histoire à un certain niveau de généralité et de renoncer donc à des explications détaillées des événements singuliers et des actions humaines (la bataille de Marathon, la décision de Bismarck de créer une Confédération de l’Allemagne du Nord, etc.)
  1. Enfin la cause se présente chez Aristote sous une quadruple face: matérielle, formelle, finale et efficiente. Nous allons voir si cette théorie classique de la causalité peut nous être utile en histoire.
    1. Pour Aristote, comme « la nature ne fait rien en vain », la cause « en vue de quoi », la cause finale est la plus importante. Leibniz pousse jusqu’à ses extrémités cette façon de voir les choses : si Judas a trahi chez Jésus, c’est en vue permettre la passion du Christ et par là le salut final de l’humanité. Vous pourriez penser que Judas a trahi par appât du gain : il jouait aux courses et avait besoin de trente deniers, ou encore qu’il commençait à se dire que l’aventure de ce révolutionnaire hirsute allait mal se terminer et qu’il ferait mieux de quitter le navire dans les meilleures conditions. Mais, pour la théodicée chrétienne il n’en est rien ! Si on laisse de côté donc la théologie, il reste que l’histoire (comme les sciences en général) paraissent être le lieu où les causes finales gardent leur validité.
      • D’une part, si on fait des actions des individus la matière même de l’histoire, ce qui caractérise l’action, c’est qu’elle renvoie à des intentions (on peut, ici encore, reprendre la thèse wébérienne de l’action rationnelle par finalité).
      • Les institutions humaines survivent quand elles remplissent une fonction sociale déterminée. Les explications fonctionnalistes jouent également un grand rôle en histoire.
      • Cependant, ce premier niveau d’explication causale est bien problématique.
        • Les intentions des individus, les objectifs qu’ils poursuivent consciemment, peuvent très bien être qu’un travestissement (idéologique) des causes réelles qui les poussent à agir. Les hommes sont conscients de leurs appétits mais ignorants des causes réelles, dit Spinoza ! Il n’est pas certain du tout qu’on doive accepter que des centaines de milliers d’Européens aient décidé de s’entre-tuer à l’époque des guerres de religion pour savoir qui avait raison concernant l’épineux problème de la transsubstantiation dans l’eucharistie...
        • Les intentions ne sont pas des causes finales au sens d’Aristote. Elles sont des représentations mentales qui causent l’action des individus. Même si on accepte donc l’idée d’action rationnelle par finalité comme moyen privilégié d’explication dans les sciences sociales, il reste encore à expliquer pour les individus estiment à un moment donné que tel but est important à poursuivre (par exemple, pourquoi la lutte contre la RPR est-elle considérée comme un but plus valable que la recherche de la paix civile au nom d’un idéal chrétien évangéliste ?) Autrement dit l’explication par les intentions des agents risque fort d’être une de ces explications dignes des médecins de Molière.
        • Les explications fonctionnalistes ne valent pas beaucoup mieux. Je me contente ici de reprendre la critique qu’en fait Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société à propos du symbolisme : « Soit donc une institution sérieuse comme le droit, directement reliée à la « substance » de toute société, qui est, nous dit-on, l’économie, et qui n’a pas affaire à des fantômes, à des candélabres et à des bondieuseries mais à ces relations sociales réelles et solides qui s’expriment dans la propriété, les transactions et les contrats. Dans le droit, on devrait pouvoir montrer que le symbolisme est au service du contenu et n’y déroge que pour autant que la rationalité l’y force. (...) Prenons une bonne et belle société historique et réfléchissons dessus. On dira ainsi qu’à telle étape de l’évolution d’une société historique apparaît nécessairement l’institution de la propriété privée, car celle-ci correspond au mode fondamental de production. La propriété privée une fois établie, une série de règles doivent être fixées les droits du propriétaire devront être définis, les violations de ceux-ci sanctionnée les cas limites tranchés (un arbre pousse sur la frontière enlie deux champs; à qui appartiennent les fruits ?). Pour autant que la société donnée se développe économiquement, que les échanges se multiplient, la transmission libre de la propriété (qui au départ ne va nullement de soi et n’est pas forcément reconnue, notamment pour les biens immeubles) doit-être réglementée, la transaction qui l’effectue doit être formalisée, acquérir une possibilité de vérification qui minimise les litiges possibles. Ainsi dans cette institution qui reste un monument éternel de rationalité, d’économie et de fonctionnalité, équivalent institutionnel de la géométrie euclidienne, nous voulons dire le droit romain, s’élaborera pendant les dix siècles qui vont de la Lex Duodecim Tabularum à la codification de Justinien cette véritable forêt, mais bien ordonnée et bien taillée, de règles qui servent la propriété, les transactions et les contrats. Et, en prenant ce droit dans sa forme finale, on pourra montrer pour chaque paragraphe du Corpus que la règle qu’il porte ou bien sert le fonctionnement de l’économie, ou bien est requise par d’autres règles qui le font. On pourra le montrer — et on n’aura rien montré quant à notre problème. Car non seulement au moment où le droit romain y parvient, les raisons d’être de cette fonctionnalité élaborée reculent, la vie économique subissant une régression croissante depuis le IIIe siècle de notre ère ; de telle sorte que, pour ce qui concerne le droit patrimonial, la codification de Justinien apparaît comme un monument inutile et en grande partie redondant relativement à la situation réelle de son époque »14 Donc les hommes créent des institutions qui sont loin d’être en parfaite adéquation avec les fonctions qu’elles sont censées remplir, mais en plus on peut créer des institutions très différentes pour réaliser la même fonction. Je veux bien que l’éthique protestante ait joué un grand rôle dans la naissance du capitalisme, mais on fera remarquer que le capitalisme est né bien avant Martin Luther et qu’il se passait fort bien des « 95 thèses » ou qu’il aurait pu prendre comme légitimation une tout autre religion que la catholique (le judaïsme ou l’islam auraient pu faire l’affaire !
      • Au total, si le finalisme correspond très bien à notre manière ordinaire de réfléchir, il n’y a guère de raison de le sauver comme méthode d’explication historique dès lors qu’on se préoccupe non pas des motivations individuelles des acteurs mais des grands mouvements historiques.
    2. Aristote oppose la cause en vue de quoi (cause finale) à la cause par quoi, c’est-à-dire l’agent qui exécute l’action permettant que la puissance devienne acte. La procréation a en vue la perpétuation de l’espèce (la participation de l’humanité à une certaine forme d’immortalité) mais l’agent en est le couple ! Si on écarte les causes finales, la compréhension du rôle des agents dans le déroulement des événements historiques devient essentielle. Or les agents de l’histoire sont les individus vivants. Ainsi que le dit Marx dès le début de L’idéologie allemande.
Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires ; ce ne sont pas des dogmes ; il s’agit de présuppositions réelles dont on ne peut s’abstraire qu’en imagination. […]
La première présupposition de toute histoire humaine, c’est, naturellement, l’existence d’individus humains vivants. […] Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire.15
Mais pour Marx, il ne s’agit 1° pas des individus isolés, de ces atomes rationnels que les économistes prennent pour point de départ de leurs constructions utopiques ; 2° il s’agit des individus dans leur rapport avec la nature et avec des conditions naturelles qu’ils transforment par leur action. Le 1° justement doit être particulièrement bien compris et cette compréhension nous écarte presque définitivement de l’individualisme méthodologique. l’individu est la somme de ses relations sociales, dit Mars. Il n’existe que dans et par ses relations sociales. L’individu moderne, libre et émancipé de la tutelle des liens traditionnels, religieux ou familiaux, mus uniquement par sa raison calculatrice, est une fiction – peut-être une fiction utile mais une fiction – et, de plus, un produit historique tardif. Le 2° doit également être apprécié dans toute sa portée. Avant toute chose, il faut vivre. Le matérialisme de Marx, si on doit employer ce terme, fait des individus vivants le point de départ de toute « historiographie » :
(...) la première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c’est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capables de « faire l’histoire ». Or pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger et se vêtir et maintes autres choses encore.16
On a accusé Marx de défendre un matérialisme réductionniste, économiste. Mais ce qu’il dit ici, ce n’est pas de l’économie. L’économie ne vient que plus tard, elle s’élève sur ces « bases naturelles ». Vivre, c’est non seulement se procurer les biens matériels nécessaires à la survie immédiate, mais c’est aussi « maintes autres choses encore » : faire l’amour, avoir des enfants, les éduquer, en faire des hommes aptes à leur tour à vivre. Il y a là tout un pan de la vie humaine, de la plus haute importance, qui fait partie pleinement des « bases matérielles » de l’histoire humaine et qui a été purement et simplement été oublié par la tradition marxiste classique, obnubilée par les « infrastructures économiques », oublieuse de la démographie, de l’anthropologie, bref de tout ce qui permet de comprendre ces « maintes autres choses encore ».
Marx enfonce le clou :
Le premier acte historique, c’est donc la création des moyens de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. En vérité, c’est là un acte historique, une condition fondamentale de toute l’histoire de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui comme il y a des milliers d’années remplir jour par jour, heure par heure, rien que pour maintenir les hommes en vie. (ibid.)
Cet impératif vital est « éternel » est le fond de toute société humaine, « aujourd’hui comme il y a de milliers d’années », dit Marx. En disant cela, par avance, Marx récuse implicitement les utopies qui prétendent abolir ces nécessités éternelles. C’est donc aussi à juste titre que Tony Andréani commence sa reconstruction du matérialisme historique par l’étude des « concepts communs à toute société ».17
Voilà pour les « agents ». On veut bien retenir l’agent comme cause de l’histoire, mais à condition donc d’éliminer l’agent abstrait des théories de l’action pour revenir aux hommes tels qu’ils vivent et non tels qu’ils se pensent eux-mêmes. Les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies, qu’ils ont trouvées toutes prêtes. Et avec des représentations dont ils ne sont pas les maîtres (le poids des générations passées pèse sur le cerveau des vivants, dit encore Marx). J’ai l’impression en disant cela de dire des banalités, mais il semble bien que nous soyons aujourd’hui revenus bien loin en arrière, bien avant Marx, à une conception théologique de l’histoire (du « retour du religieux » au « clash des civilisations »).
    1. La troisième causalité aristotélicienne est la cause matérielle. Pour Aristote, la matière est le X, le substrat indéterminé et informe qu’on doit présupposer pour penser ce qui est sans qu’il soit, ce substrat, pensable par lui-même. Quelle est la matière de l’histoire ? Pour les tenants de l’historiographie critique issue de l’école allemande (en France Aron et Ricoeur, par exemple), l’histoire traite des actions et des événements singuliers. Au contraire pour l’école des Annales et ses héritiers, l’histoire doit être une « histoire totale » parce qu’il s’occupe de la vie humaine dans toutes ses manifestations.
      • Le première orientation ramène d’une façon ou d’une autre, ainsi que le montre très bien Paul Ricœur, l’histoire au récit ou encore à la « mise en intrigue ». Une histoire dans laquelle Althusser aurait vu la forme par excellence de l’idéologie.
      • La deuxième orientation privilégie le temps long, cette histoire qui ne change pas, ce qui se répète et inscrit la trace du passé dans le présent et considère l’évènement comme rides à la surface d’un lac (cf. Braudel).
La question de la matière historique se pose encore un deuxième sens. Si le marbre est aussi cause de la statue, la matière inéliminable de l’histoire, c’est la vie humaine, avant même toutes ses élaborations culturelles et institutionnelles complexes, au ras de l’existence immédiate. Là encore, c’est quelque chose que nous semblons avoir perdu de vue. La reproduction des humains, la démographie voilà une dimension essentielle de la pensée historique – une dimension d’ailleurs à laquelle et fort curieusement le marxisme n’a prêté qu’une attention distraite.
    1. Pour finir, Aristote affirme que la forme est cause. La forme est l’idée qui préside à la réalisation : la représentation du dieu préexiste à la réalisation de la statue et si le sculpteur faire surgir Apollon du bloc marbre, c’est que la forme d’Apollon existait déjà d’une certaine manière dans le marbre. En quel sens pourrait-on parler de cause formelle en histoire ? Comprendre les événements historiques, c’est comprendre la permanence des formes au-delà des changements. Les humains ne sont pas un matière très malléable. Ils ne peuvent vivre qu’en étant organisés, c’est-à-dire en instituant entre eux des relations qui forment système. Au niveau politique, Aristote appelait une « politeia », une « constitution » traduit-on, mais à condition de ne pas prendre le terme de constitution dans son sens étroitement juridique, mais d’y inclure l’ensemble des relations qui font une cité (relations au sein de la famille, relations entre les classes sociales, division du travail, etc.). Ces formes qui structurent la vie humaine sont souvent bien plus résistante qu’on ne le croit. J’y reviens à l’instant.
  1. Ce que nous fait voir ce détour par Aristote c’est à la fois le polymorphisme de la causalité et l’impossibilité – du moins en histoire – de ramener cette multiplicité à une unité simple comme le veulent les positivistes en matière scientifique. Cette complexité découle précisément de ce que nous avons dit plus haut, à savoir qu’une « chose sociale » est et n’est pas une chose comme les autres...

Résumé général

Il me semble pour terminer cette réflexion qu’il est impossible de définir de manière univoque la causalité historique. Il est préférable de séparer des strates et des niveaux de réflexions correspondant un certain genre de causes.

Les grands déterminismes historiques

Au-delà de Marx, c’est l’apport essentiel de l’école des Annales d’avoir privilégié la longue durée et l’histoire immobile, c’est-à-dire les invariants, contre l’histoire guidée par le récit. Je vais donner quelques exemples pour illustrer ce que j’entends par là.
  1. La géographie : Braudel nous a appris que l’histoire, c’est de la géographie, de la géographie physique et de la géographie humaine. Nous avons tendance à oublier tout cela parce que, pour nous, les distances n’existent plus, abolies par l’instantanéité de l’information. Mais en même temps nous sommes en train de le réapprendre. L’accès à l’eau est et deviendra encore plus demain une cause de luttes politiques. Les ressources physiques (pétrole, agriculture) font et feront encore plus demain sentir que l’histoire supposent des individus vivants. On verra que tous les discours idéologiques sur la société de l’information, le virtuel, les élucubrations sur le travail immatériel qui unissent dans un choeur touchant les technocrates de la haute finance et les « alternatifs » dans le genre de Negri ne sont que des calembredaines...
  2. Les structures familiales : c’est une vieille affaire dont les sociologues et les ethnologues nous entretiennent depuis longtemps et dont Marc Bloch a montré l’importance dans la compréhension de l’histoire. Voici un passage de L’apologie pour le métier d’historien:
Pour qu’une société, quelle qu’elle fût, pût être déterminée tout entière par le moment immédiatement antérieur à celui qu’elle vit, il ne lui suffirait pas d’une structure si parfaitement adaptable au chan­gement qu’elle serait véritablement désossée ; il faudrait encore que les échanges entre les générations s’opérassent seulement, si j’ose dire, à la file indienne — les enfants n’ayant de contact avec leurs ancêtres que par intermédiaire des pères.
Or, cela n’est pas vrai, même des communications purement orales. Regardez, par exemple, nos villages. Parce que les conditions du travail y tiennent pendant presque toute la journée le père et la mère éloignés des jeunes enfants, ceux ci sont élevés surtout par les grands-parents. A chaque nouvelle formation d’esprit un pas en arrière se fait donc qui, par dessus la génération éminemment porteuse de changements, relie les cerveaux les plus malléables aux plus cristallisés. De là vient, avant tout, n’en doutons pas, le traditionalisme inhérent à tant de sociétés paysannes.
Considérez cette explication de la persistance des mentalités et reliez-là avec la structure familiale qui est celle de la « famille souche » et vous avez une explication causale vérifiable (parce que là l’étude statistique et la répétition sont possible) des comportements politiques.
Sans développer ici, il faudrait citer les travaux si éclairants d’Emmanuel Todd. Comment se forgent les mentalités, les représentations du monde, comment sont éduqués les enfants, c’est d’abord dans la structure familiale qu’on trouvera la réponse à ces questions. Les théoriciens du « choc des civilisations » ne comprennent rien à beaucoup de choses mais en particulier à ces choses-là. Au-delà d’une unité superficielle liée à la religion, les « musulmans », contrairement à ce que pensent les idéologues de l’islamisme et leurs adversaires « huntingtonistes » ne forment pas une communauté, ne serait-ce que parce que la famille dans le Maghreb n’est pas la famille iranienne. L’optimisme de Todd à l’égard de l’Iran, s’appuyant sur le nombre d’enfants par femme, la différence d’âge au mariage et le taux de scolarisation des filles me semble bien plus raisonnable que les délires sur une « essence islamiste éternelle », y compris ceux qu’on peut trouver sous la plume de certains prétendus philosophes propulsés par les médias (Redeker, par exemple, mais aussi derrière lui Taguieff et tous les idéologues du néo-conservatisme à la française).
  1. L’histoire humaine n’est pas celle d’un universel abstrait. Elle est différenciée en nations qui constituent non pas des entités éternelles, mais des formes durables et souvent extraordinairement stables d’organisation des hommes. Il ne s’agit pas de donner à nouveau dans un déterminisme des « essences nationales » mais de comprendre comment les conflits entre nations structurent à long terme la perception que les individus ont d’eux-mêmes et du monde. On ne comprend rien à l’histoire européenne contemporaine, par exemple, si oublie que l’Europe s’est constituée autour d’une ligne de fracture qui l’oppose à l’empire ottoman – on a retrouvé cela dans les conflits de l’ex-Yougoslavie et il est à peu près évident que la question turque reste centrale dans les débats actuelles sur la construction européenne. Penser comme MM. Giscard d’Estaing ou Sarkozy que la Turquie n’est pas en Europe, c’est du reste manifester une inculture historique abyssale...
  2. La production au sens le plus large est la dernière des structures déterminantes sur la longue durée. La production en n’omettant pas les judicieuses séparations de Braudel entre l’infra-économie, le marché et le capitalisme, séparations qui nous obligent à distinguer divers types de temporalité. Le temps historique ne doit plus être considérée comme un temps homogène, mais comme un temps stratifié. Il y a, répète Braudel, une histoire superficielle, l’histoire à la dimension de l’individu, une histoire « à oscillations brèves, rapides, nerveuses ». Sous cette histoire, se déploie une histoire lentement rythmée, celle de la longue durée, une histoire que l’économiste enseigne à l’historien. Cette longue durée est aussi celle des institutions et des mentalités. Et enfin, on trouve une histoire quasi immobile, déterminée par les rapports entre l’homme et son milieu. Cette histoire une sorte de « géo-histoire ».
La considération de ces structures profondes, déterminantes à long terme n’exclut évidemment pas l’histoire événementielle. Mais l'événement pour être compris doit être ramené au terreau qui l’a vu naître. Georges Duby dans Le dimanche de Bouvines donne précisément un magnifique exemple de la manière dont l’histoire événementielle classique peut être repensée à la lumière des travaux de l’école des Annales.

L’histoire invente

Je ne voudrais pas que tout ceci soit conçu comme le retour en force d’une conception marxiste vulgaire, celle qui opposerait une infrastructure socio-économique à une superstructure politico-idéologique qui ne serait finalement qu’un épiphénomène de la première. Le droit, par exemple, n’est pas une superstructure, il ordonne les rapports de production et de propriété. Plus généralement, il est impossible de distinguer quelque chose qui serait une réalité matérielle de son expression idéelle : le rapport capitaliste d’exploitation pour Marx est un rapport juridique tout autant qu’un rapport « matériel » et ici encore si on veut récupérer Marx il faut tordre le cou à la vulgate. Si on prend les structures familiales, elles tout à la fois et de manière indissociable une réalité tangible, observable à l’oeil nu, induisant des comportements entre individus, organisant la production et la répartition des richesses et, en même une représentation du monde qui fait que les individus obéissent à la règle ou ne la contestent que dans des limites finalement assez étroites.
Il reste que la seule causalité historique vérifiable porte sur ces structures profondes de la vie humaine et les tendances qu’elles déterminent. Dans tous les cas cités, il est possible de parler véritablement de causalité car :
  1. il s’agit non pas d'événements, qui ne durent pas, par définition, mais de formations sociales stables ;
  2. les hypothèses de travail peuvent être éclairées de considérations statistiques ; le privilège que les historiens des « Annales » accordent à la longue durée tient précisément à cela : c’est la seule échelle sur laquelle les hypothèses théoriques peuvent être corroborées par des mesures.
  3. il existe des possibilités de comparaison et de répétition de l’expérience (même si l’expérimentation est impossible).
Pour autant, on n’a pas complètement éclairci la question de la causalité historique. Les grandes lois structurales des sociétés humaines ne donnent pas de prédiction mais seulement un champ de possibles à l’intérieur duquel c’est l’action des individus qui va inventer la manière toujours originale « d’ourdir la trame de l’histoire » (pour reprendre l’expression de Machiavel). Or, rien, ni en fait ni en droit, ne permet de passer des déterminismes historiques généraux à l’action des individus. Les individus sont conditionnés, inclinés à agir dans un sens plutôt que dans un autre, à penser d’une manière plutôt que d’une autre, mais ils ne sont nullement déterminés. Qu’il s’agisse d’une liberté métaphysique ou d’une suite tellement complexe de déterministes sociaux, biologiques, physiques qu’elle échappe à jamais à toute prédiction, cela ne change pas grand-chose en vérité : nous devons bien admettre à la fois
  1. que l’histoire n’est rien d’autre que l’action des individus sociaux, déjà socialisés ; la structure n’existe pas sans les individus puisqu’elle n’est que le mode d’existence des individus ;
  2. que les individus ne relèvent pas d’eux-mêmes mais de leur insertion dans une structure sociale toute trouvée et qui les conditionne ;
  3. qu’il existe en même temps une causalité par la liberté comme dirait Kant et une causalité sociale et que les individus sont d’autant plus libres qu’ils ont une claire connaissance de ces déterminismes socio-historiques dans lesquels ils se sont formés et sont condamnés à agir.
C’est pourquoi, loin du schéma strictement déterministe qui voudrait que l’histoire advienne suivant la nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature, nous devons admettre la possibilité que s’invente du radicalement nouveau et donc que nous sommes invités à ne pas nous abandonner mais à toujours espérer tant les voies sont de l’histoire sont obscures.








1Le prologue des Histoires commence ainsi : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. »
2 Pierre-Simon Laplace : Essai philosophique sur les probabilités, 1814 – édition électronique Vigdor, page 3
3Marx, Capital, Livre I, édition de la Pléaide, page 604
4Marx, op. cit. , page 606
5Wilhelm Dilthey (1833-1911) s’efforce de séparer les « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) – nous dirions aujourd’hui les « sciences humaines » – des sciences de la nature d’un côté, de la métaphysique de l’autre. L’histoire constitue à bien des égards le modèle même de ce qu’il entend par « sciences de l’esprit ».
6 Ce sont les économistes classiques et les philosophes utilitaristes qui ont cru trouver dans l’intérêt la « loi de Newton de la société humaine », et non Marx.
7 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, 1883, in Œuvres 1, éditions du Cerf, 1992, traduit de l’allemand par Sylvie Mesure, p. 249
8 La traduction de Erna Cogniot (Éditions Sociales) est peut-être plus nette : « L'histoire devient donc, comme la vérité, une personne particulière, un sujet métaphysique, auquel les individus humains servent de simples supports. » (ES 1972 page 101 - Nous soulignons les différencesLe texte original dit « Die Geschichte wird daher, wie die Wahrheit, zu einer aparten Person, einem metaphysischen Subjekt, dessen bloße Träger die wirklichen menschlichen Individuen sind. »
9Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, 1938, réédition, « Tel », 1986, page 201
10Voir Michel Vadée, Marx penseur du possible, éditions Médidiens-Klincksieck
11Voir Marx, Différence générale de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Epicure, thèse de doctorat de 1841 (in Œuvres, tome III, édition de La Pléiade)
12R. Aron, op. cit. page 202
13Ibid.
14C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, collection « Points », pp. 178-179
15K. Marx, L’Idéologie Allemande, éditions de la Pléiade, tome III, pp. 1054/1055
16K. Marx, op. cit. p. 1059
17 Voir Tony Andréani, De la société à l’histoire, tome 1. Qu’il y ait des concepts communs à toute société, cela suffira pour écarter l’accusation d’historicisme.

Souveraineté et protection des citoyens

L’idéal serait qu’on se passe d’État, et l’anarchisme est une doctrine séduisante. À laquelle on peut répondre avec saint Augustin que des h...