mercredi 23 mars 2005

Note de lecture : Démocratie ou bonapartisme ; triomphe et décadence du suffrage universel

Un livre de Domenico Losurdo. Le Temps des Cerises, 2003, traduit de l’italien par Jean-Michel Goux, 284 pages

Grâce aux éditions « Le Temps des cerises » et au travail de Jean-Michel Goux les lecteurs français peuvent enfin avoir accès au livre déjà ancien (1993) de Domenico Losurdo,  Démocratie ou bonapartisme. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. En ces temps où la logorrhée « démocratique » ou « république » se déverse avec d’autant moins de retenue qu’on méprise et la démocratie et la république, la lecture de Losurdo est roborative.

Domenico Losurdo prend comme fil conducteur la question du suffrage universel telle qu’elle s’est posée depuis les révolutions françaises et américaines. À partir de l’étude minutieuse des textes des principaux théoriciens libéraux (de Sieyès à Hayek, de Stuart Mill à Popper, etc.), Losurdo montre les constantes de l’histoire politique des « grands pays démocratiques » : la méfiance à l’égard du suffrage populaire, la défense du suffrage censitaire et quand on se résigne au suffrage universel, on défend le culte de l’exécutif fort, seul capable de tenir en respect une « multitude enfant » incapable de se gouverner seule. Le dernier chapitre est consacré au « bonapartisme soft » caractéristique du tournant de notre siècle. C’est l’occasion pour Losurdo de revisiter la critique marxienne de la démocratie « bourgeoise » et, par-delà les illusions du dépérissement de l’État et la démocratie directe, de redonner son sens émancipateur à l’exigence démocratique.
Le premier axe de la réflexion est la question du suffrage censitaire et de la séparation entre citoyen actif et citoyen passif. C’est un fait que ni la révolution américaine ni la révolution française n’ont accordé le suffrage universel. Non seulement les femmes et les Noirs dans le cas américain sont exclus des droits politiques, mais encore, parmi les citoyens mâles, seuls les propriétaires sont considérés comme des citoyens au sens plein du terme. Les théoriciens libéraux mettent en avant plusieurs raisons pour refuser le suffrage à ceux qui n’ont rien d’autre pour vivre que la vente de leur force de travail. Puisque seuls peuvent être imposés ceux qui possèdent une certaine fortune, il est logique qu’eux seuls aient le droit de vote, sans quoi les misérables qui ne paient pas d’impôt pourraient décider de l’affectation de sommes d’argent auxquelles ils n’ont pas contribué. Benjamin Constant défend les conditions de propriété en tant que critères d’accès aux droits politiques – c’est pour lui la seule manière de rendre possible l’élection directe. Tocqueville, au contraire, admet le suffrage universel à la condition qu’il soit filtré par un système deux niveaux. Stuart Mill, une des figures tutélaires de la social-démocratie anglo-saxonne, refuse d’accorder le suffrage à ceux qui n’ont les connaissances suffisantes pour trancher des questions soumises au débat public. Ces prises de positions théoriques renvoient évidemment à des pratiques politiques concrètes. Losurdo estime que Marx autant que Tocqueville s’est trompé dans son idéalisation des États-Unis comme l’État le plus avancé. La guerre de Sécession a manifesté cette réalité. C’est Tocqueville lui-même qui note que pour les maîtres blancs du Sud, la valeur essentielle était l’oisiveté et que « le travail se confond avec l’esclavage ». Mais ce n’est pas seulement le cas particulier des propriétaires du Sud. Les États-Unis ont toujours été marqués par une très forte discrimination à l’égard des nouveaux émigrants et des prolétaires en général. Et même Lincoln le grand émancipateur était foncièrement raciste, partisan d’un développement séparé des Noirs et des Blancs et, éventuellement, du « retour » des Noirs en Afrique.
« La thèse des apologistes de la tradition libérale apparaît insoutenable non seulement parce qu’elle passe par-dessus les gigantesques luttes politiques et sociales menées par les masses populaires exclues des droits politiques, mais aussi parce qu’elle confère au processus historique de la conquête et de l’extension du suffrage un caractère linéaire qui ne correspond pas en fait à la réalité. (34)
La méfiance à l’égard du suffrage est non seulement le fait des libéraux à l’ancienne mais aussi celui des libéraux modernes – les néolibéristes – comme Hayek ou Mises. Ce pouvoir politique donné aux masses est, selon eux, le point de départ de la construction de l’État bureaucratique. Même Popper – dont les orientations d’origine sont plus social-démocrates que celles de ses compères du Mont Pélegrin, finit lui aussi par se ranger, comme Schumpeter, du côté des partisans d’un suffrage limité. Losurdo montre encore le lien étroit entre le racisme et la méfiance à l’égard du suffrage populaire.
Le second axe de la réflexion de Losurdo concerne le bonapartisme. Dès lors que le suffrage universel devient plus ou moins inéluctable, les classes dirigeantes font régulièrement appel au sauveur suprême. Là encore les théoriciens libéraux jouent leur partition. À grand renfort de citations, Losurdo montre leur fascination devant l’homme providentiel, leur consentement régulier à la dictature comme seul moyen de contrôler les masses infantiles. Mais l’aspect le plus intéressant du livre est sans doute le parallélisme entre l’Europe et les États-Unis. Louis-Napoléon Bonaparte prétendait, à raison, s’inspirer de l’exemple de Georges Washington. En effet, c’est aux États-Unis d’abord que s’est posée la question de la force de l’exécutif face aux représentants élus et c’est là que le pouvoir du Président est vu comme l’équivalent de l’antique institution romaine de la dictature. Lincoln, Theodor Roosevelt, Wilson et Franklin Roosevelt sont de bons exemples de ces tendances de l’exécutif à l’autonomie à l’égard de tout contrôle populaire et même à l’égard du contrôle direct des classes dirigeantes. Les mêmes tendances se sont développées en Europe au cours du xixe et du xxe siècle, mais Losurdo montre qu’elles ne sont pas des vestiges du passé féodal ou absolutiste, mais bien des développements politiques modernes ainsi que le prouve l’exemple américain. Losurdo réunit toutes ces tendances sous le terme unique de bonapartisme, auquel il rattache le fascisme mussolinien. Le bonapartisme suppose deux ingrédients : premièrement, un chef charismatique – à la place des programmes politiques, ce sont les particularités exceptionnelles du chef qui vont être mises en avant – et, deuxièmement, l’assignation d’une mission spéciale, transcendante, à la nation. Les discours nationalistes chauvins et mystiques de Bush Junior sur la mission que Dieu aurait donnée à l’Amérique n’ont rien de nouveau : on trouve les mêmes chez Bonaparte, Washington ou Wilson, Mussolini, de Gaulle … et Bush senior.
Losurdo fait remarquer que les « démocraties » les plus accomplies sont ainsi les mieux parées pour les états d’exception et pour faire face notamment au mouvement des masses et aux poussées révolutionnaires socialistes et communistes. Karl Liebknecht dénonçant la guerre a été mieux traité par le Kaiser que ne l’a été Eugen Debbs par la « démocratie » états-unienne… Dans le dernier chapitre, Losurdo montre comment ces tendances bonapartistes se développent, de manière plus cachée, à l’abri du néolibéralisme contemporain.
Le troisième axe porte sur le mode de scrutin. Loin d’être une question technique pour spécialistes des élections, la question du mode de scrutin est une question au plus haut point politique. Pour Losurdo, le scrutin uninominal a été toujours pensé comme le moyen de limiter la capacité d’influence des classes dominées sur le pouvoir politique. Il est une sorte de substitut du suffrage censitaire. Au contraire le suffrage proportionnel permet une véritable représentation honnête du peuple tout entier. En second lieu, en privilégiant le rapport entre les citoyens atomisés et leur représentant, le suffrage uninominal est parfaitement adéquat aux tendances bonapartistes, alors que le scrutin proportionnel est favorable à l’activité des partis et à la discussion sur les programmes politiques. Ce dernier aspect n’est pas le moins intéressant du livre, particulièrement en France, où l’expérience de la Ve République nous amplement montré tous les effets pervers et du primat de l’exécutif et du scrutin uninominal.
Le 20 juin 2003 – Denis Collin

mardi 22 mars 2005

Hegel, l'éducation et la pretendue liberté des parents

Ce paragraphe des Grundlinien remet à leur place les discours sur la prétendue liberté des parents de conduire selon leur propre arbitre l'éducation de leurs enfants. Hegel privilégie naturellement la liberté des enfants et la mission de l'État est bien de protéger cette liberté y compris contre l'arbitraire des parents. Pure conception républicaniste de la liberté.  

§175

Les enfants sont des êtres libres en eux-mêmes, et la vie est l'existence immédiate de cette seule liberté, ils n'appartiennent donc ni aux autres ni aux parents comme des choses. Leur éducation a la détermination positive, eu égard à la relation familiale, que la réalité morale soit portée en eux à la sensation immédiate, encore sans opposition, et que leur coeur, dès le fon-dement de la vie morale, ait vécu sa première vie dans l'amour, la confiance et l'obéissance, - mais ensuite, eu égard au même rapport, elle a une détermination négative, qui est d'élever les enfants, à partir de l'im-médiateté naturelle dans laquelle ils se trouvent à l'origine, à l'autonomie et à la personnalité libre, et de là à la capacité de sortir de l'unité naturelle de la famille. R. Le rapport d'esclavage des enfants romains est l'une des institutions les plus dégradantes de cette législation, et cette privation offensante de la réalité morale dans leur vie la plus intime et la plus tendre est l'un des facteurs les plus importants pour comprendre le caractère historique des Romains et leur orientation vers le formalisme juridique. - La nécessité pour les enfants d'être éduqués est chez eux comme le sentiment propre d'être insatisfaits en eux-mêmes tels qu'ils sont, - comme la tendance à appar-tenir au monde des adultes, auquel ils aspirent comme à une réalité plus haute, le souhait de devenir grands. La pédagogie par le jeu prend déjà l'élément enfantin comme quelque chose qui vaut en soi-même, le donne aux enfants tel quel, et rabaisse pour eux ce qui est sérieux et se rabaisse elle-même dans la forme enfan-tine, assez méprisée par les enfants eux-mêmes. Dès le moment qu'elle est forcée, en ce qui concerne ces enfants, dans l'état d'inachèvement où ils se sentent, de les représenter plutôt comme finis, et de le rendre en cela satisfaits, - elle dérange et pervertit ce qui est leur vrai besoin à eux, et leur meilleur besoin, et elle produit, d'une part, l'absence d'intérêt et l'esprit borné à l'égard des rapports substantiels du monde spirituel, d'autre part, le mépris des êtres humains, puisque, lorsqu'ils étaient enfants, ceux-ci se sont présentés à eux d'une façon enfantine et méprisable ; enfin elle produit la vanité et la présomption qui se repaît de sa propre excellence.

dimanche 20 mars 2005

Du républicanisme au socialisme

A nouveau la question de la propriété.

  • Résumé : La République, en France, est plus l’occasion d’effets rhétoriques qu’un concept politique précis et opératoire. Pourtant, le républicanisme, tel qu’il a été retravaillé par Philip Pettit, par exemple, pose dans toute son acuité la question de la propriété. Si le républicanisme classique (de Harrington à Rousseau) repose sur l’idée de citoyens propriétaires, qu’en est-il dans un système social où l’immense majorité des individus n’est « propriétaire » que de sa force de travail ? Si le rêve du retour proudhonien à une société de petits paysans et d’artisans (ainsi que le formulent aujourd’hui les théoriciens de la « décroissance soutenable ») n’est qu’une utopie réactionnaire, alors l’appropriation sociale peut devenir l’horizon du républicanisme contemporain dès lors qu’il prend au sérieux la République.

République : le retour

Hors jeu il y a quelques années, l'idée républicaine a fait un retour remarqué dans le débat politique français. Il est vrai que la république semble là dans sa terre d'élection. La république contre l'empire, la république contre la monarchie, la république contre l'État corporatiste, la république contre l'État français : voilà ce qui scande la vie politique française pendant un siècle et demi. Le consensus autour de l'État social, le « modèle 1945 » dont parle le chef du patronat, a placé la question de la république en dehors du débat dominé par les enjeux sociaux et l'affrontement droite/gauche. C'est avec la remontée de l'extrême droite et l'abandon par la gauche de ses velléités de transformation sociale que la question de la république est revenue au centre des préoccupations. Mais il faut remarquer qu’elle est plus l'objet d'un usage rhétorique qu'un véritable concept politique. Au demeurant, en France et depuis déjà très longtemps, s'opposent la « république bourgeoise » et la « république sociale ». Il suffit de rappeler que les journées de juin 48 ont creusé entre la classe ouvrière et la république bourgeoise un fossé qui marque profondément l’histoire sociale et politique de ce pays : anarcho-syndicalisme et tendances autoritaires ont joué, parfois simultanément, contre l’enracinement de la social-démocratie.
Mais l’opposition de la république bourgeoise et de la « sociale » semble maintenant appartenir au folklore : après tout la constitution française actuelle définit la France commune république « laïque, démocratique et sociale ». Pourtant, le renouveau d’intérêt pour l’idée républicaine devrait être pris au sérieux par tous ceux qui gardent les yeux fixés sur l’horizon d’une émancipation politique et sociale. La puissance évocatrice du mot même de république doit rester forte. Reste à savoir si elle peut avoir un sens politique réellement opératoire.

République, républicanisme et propriété

Le républicanisme est clairement identifié comme un courant spécifique de la philosophie politique depuis les travaux de John Pocock, Quentin Skinner, Philip Pettit dans le monde anglo-saxon, ou d’auteurs comme Jean-Fabien Spitz en France. La liberté politique aux temps modernes prend bien deux figures distinctes et souvent opposées : le libéralisme qui définit la liberté comme non-ingérence et le républicanisme qui la pense comme non-domination[1]. Alors que les libéraux, en accord sur ce point avec la problématique de Hobbes, considèrent que l’intervention de la loi constitue toujours, même si elle est nécessaire, une limitation de la liberté, les républicains, au contraire, considèrent que la loi protège la liberté contre les ingérences arbitraires et la domination – y compris la tyrannie de la majorité. Je ne développe pas plus ces questions et me contente de renvoyer aux travaux cités ou à mes propres articles.[2]
Si elle est prise au sérieux, la position républicaniste pousse au radicalisme social, ainsi que l’affirme Pettit. Le libéral refuse l’ingérence de l'État dans les relations contractuelles privées qui unissent salariés et employeurs. Au contraire, le républicanisme promeut un droit du travail visant à protéger les salariés dans la relation asymétrique qu’ils entretiennent avec leur patron. Il en va de même en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes ou entre parents et enfants. Par ces aspects le républicanisme semble donc très proche d’un socialisme réformiste. Cependant, précise Pettit, le républicanisme est une doctrine politique que peuvent adopter les défenseurs de la propriété privée et « la classe des entrepreneurs et des professionnels dont les intérêts ont été si bien servis par l’idéal libéral classique pourront trouver que l’idéal de liberté comme non-domination convient également à leurs objectifs. »[3]

Le républicanisme et les objectifs traditionnels du socialisme

Pettit aurait pu aller un peu plus loin : le républicanisme traditionnel, de Harrington[4] aux penseurs de la révolution française semble lié à la propriété privée. L’homme libre est indépendant et c’est la propriété privée qui doit garantir cette indépendance. Celui qui n’a pas de propriété dépend de la bonne volonté de quelqu’un d’autre pour assurer sa survie et donc ne saurait être véritablement libre. Chez Harrington, la république prend une certaine coloration aristocratique et, de leur côté, les révolutionnaires français mettront en musique la distinction entre citoyen actif et citoyen passif. Comme le fait encore remarquer Pettit, « les républicains traditionnels envisageaient un corps civique composé d’individus du sexe masculin, suffisamment à leur aise et appartenant à la culture dominante. »[5] Philip Pettit tente de montrer que le langage du républicanisme traditionnel peut être adapté pour devenir un langage commun des courants et mouvements sociaux progressistes. Mais cela exige qu’on ne fasse pas l’impasse sur la question de la propriété. Le républicanisme est-il non compatible avec l’idéal socialiste traditionnel d’arracher les principales forces productives des mains des capitalistes pour les transférer aux producteurs associés ? Ou alors faut-il redéfinir le socialisme différemment, en considérant que cette question de la propriété est une question obsolète ?
Considérons tout d’abord l’idéal républicain traditionnel : pour être véritablement citoyen il faut n’être pas dominé et la propriété est une des conditions vitales de la non-domination. Dès lors, pour que l’ensemble du peuple puisse participer à la citoyenneté, il faut que tous les citoyens soient en quelque manière des propriétaires. La solution classique à ce problème, dans les républiques impériales, comme Rome ou les États-unis, consiste dans la guerre de conquête : les citoyens pauvres peuvent devenir propriétaires en allant planter leurs choux un peu plus loin. Mais ce type de solution n’a qu’un temps. La deuxième solution consiste à partager les richesses entre tous les propriétaires potentiels : c’est la revendication plébéienne de la réforme agraire qui joue un rôle si important dans la Rome antique. Cette deuxième solution, le partage, sera défendue, à la révolution industrielle, par les « partageux », l’un des noms les plus communs que l’on donnera aux socialistes et aux communistes.

Partage et appropriation sociale

Une république non impériale et pacifique se pose nécessairement la question de ce partage de la propriété. Les républicains, entendus en ce sens, ne tiennent pas la propriété pour moins sacrée que les libéraux. C’est précisément parce que la propriété est sacrée qu’aucun citoyen n’en peut être privé ! C’est au fond ce que dit Rousseau quand il affirme que personne ne doit être suffisamment riche pour acheter quelqu’un d’autre et personne suffisamment pauvre pour être obligé de se vendre. Rawls défend une idée assez proche quand il montra que l’égale liberté pour tous – premier principe d’une société juste – exige une dispersion de la propriété.
Cependant, prise dans sa généralité, cette formule de partage – tous propriétaires – paraît peu opératoire en ce qu’elle présuppose le retour à une société de travailleurs plus ou moins indépendants, c’est-à-dire à une société préindustrielle.
À la fin du livre I du Capital, Marx définit le communisme comme la restauration de la propriété individuelle des travailleurs sur la base des acquêts de l’ère capitaliste. Encore une formule bien floue. L’association proudhonienne répond parfaitement à cette définition : au lieu des travailleurs privés de toute propriété soient associés de force par le despotisme capitaliste, on a des travailleurs indépendants qui s’associent librement – comme par exemple dans une coopérative ouvrière de production. Cette sympathique solution qui réconcilie Marx et Proudhon présente cependant le grave défaut d’être totalement irréaliste. Si les travailleurs indépendants avaient été capables de s’associer pour mettre en commun leurs forces productives, on ne comprend pas bien pourquoi ils ne l’ont pas fait et pourquoi le capitalisme a triomphé avec, somme toute, une grande facilité. Il y a dans le rapport salarial quelque chose de spécifique qui rend précisément possible cette socialisation des forces productives individuelles, laquelle ne pouvait pas se faire spontanément ou sous la simple impulsion de la bonne volonté des individus. Il faut noter également que la condition de travailleurs salariés dans bien des cas n’est pas vraiment pire que celle des travailleurs indépendants – les canuts de Lyon étaient des travailleurs indépendants.
En outre le salariat s’il présuppose l’homme privé de propriété présente aussi, sous certains aspects l’avantage de décharger, cet homme de sa propriété[6]. Il y a quelque chose de très étonnant qu’on regarde l’histoire sociale des 30 dernières années. Alors que les années 60 et 70 avaient vu se multiplier les expériences et même parfois les embryons de gestion socialiste ou sociale des entreprises (Lip) des dernières décennies ont vu sur ce plan une véritable régression. La question de la propriété semble avoir été mise de côté, réduisant les luttes sociales à des manifestations purement défensives. Alors que l’action des travailleurs de Lip montrait clairement l’opposition frontale entre la propriété capitaliste et l’existence même de la classe ouvrière, les actions les plus radicales de ces dernières années ont été les actions désespérées, avec par exemple les menaces de destruction des usines ou de déversement dans la rivière voisine de produits toxiques. D’un mouvement ouvrier prêt à prendre son sort en main, on semble retourner aux manifestations les plus primitives d’une révolte sans espoir comme l’étaient les révoltes des briseurs de machines au début du XIXe siècle. Pourquoi en sommes-nous venus là en si peu de temps ? Tout simplement parce que les expériences du genre Lip se sont elles-mêmes révélées être des impasses, ou, au mieux, des moyens transitoires de lutte. La raison en est que la question de la propriété y était posée exclusivement sous l’angle social et économique, et non à partir d’une conception d’ensemble de la vie politique.

Propriété et institutions politiques

L’appropriation sociale, c’est-à-dire la participation de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre à la propriété, ne peut être pensée comme une affaire privée, même si c’est une affaire privée commune à 500 ou 1000 ouvriers. La propriété sociale a son centre dans les institutions sociales et politiques qui permettent aux plus défavorisés de bénéficier de la protection que la propriété offre à son propriétaire.
En premier lieu, ainsi que le montre Robert Castel, le système public de la protection sociale apparaît comme la propriété de ceux n’ont pas de propriété. En effet, si la propriété semble la condition de la liberté, de la possibilité même d’être citoyen dans la tradition républicaniste, c’est parce qu’elle assure une sécurité sans laquelle aucune indépendance n’est possible. En protégeant le travailleur contre la maladie, la vieillesse et le chômage, le système de protection sociale fonctionne comme l’équivalent d’une rente. Il rend ainsi les sans propriétés moins inégaux par rapport aux propriétaires et leur permet appartenir complètement au corps civique. Sur ce premier point, l’opposition entre la conception républicaniste et la conception libérale est totale.
En second lieu, dès lors qu’elle cesse d’être la propriété, le bien exclusif de l’aristocratie, de ceux que Machiavel appelle les grands, la république devient le bien commun de tous, au sens strict la chose publique. Le terme « public » est certainement ici meilleur que le terme « commun » puisque ce qui est public ne peut pas être l’objet d’une appropriation privée, fût-elle une appropriation privée en commun par un grand nombre d’individus. Les biens publics sont des biens dont tous peuvent jouir à égalité sans qu’ils puissent, d’une manière ou d’une autre, être l’objet d’une appropriation privée : chacun peut jouir de l’ombre des arbres centenaires et des bassins du jardin public comme s’il en était le propriétaire mais personne ne peut exclure quiconque de cette jouissance, précisément parce qu’il n’en est pas le propriétaire direct en tant que personne civile, précisément parce qu’il n’en est le propriétaire que comme membre du corps collectif de la république.
Dans le républicanisme de Rawls – car Rawls admet que sa position plus être qualifiée de républicaniste – l’un des points stratégiques est celui des biens sociaux primaires qui doivent être également partagés entre tous les membres de la société. La répartition égalitaire des biens sociaux primaires, c’est-à-dire des biens que toute personne raisonnable désirera, quels que soient par ailleurs ses autres désirs, n’obéit pas seulement à des considérations abstraites de justice sociale : elle constitue l’un des fondements mêmes de la cohésion de la société et des institutions politiques. Or, l’égalitarisme de Rawls suppose une intervention massive de l’État et des mécanismes de redistribution qui nécessairement – et sur ce point les libertariens ont raison – violent les sacro-saints droits de la propriété. Il est d’ailleurs significatif que, dans la théorie de justice, la question de la propriété ne figure pas au rang des principes d’une société bien ordonnée.
En troisième lieu, la république présuppose un espace public, un espace dans lequel citoyens puissent se reconnaître dans leur pluralité – on pourra sur cette question lire les développements intéressants de Hannah Arendt. L’espace public ne se réduit pas au forum politique. Il inclut toutes les institutions par lesquelles chacun peut avoir le sentiment d’appartenir à un corps commun. Ainsi par exemple l’école, la culture, et plus généralement tout ce en quoi la communauté de s’identifier. Sur ce troisième point, le libéralisme est également antirépublicain puisqu’il se donne comme objectif de réduire au minimum cet espace public et que, au cours des deux ou trois dernières décennies, on a assisté à une privatisation massive de ce que les Romains auraient appelé l’ager publicus. Les libéraux qui se veulent les défenseurs de la propriété ont procédé à une expropriation massive de la grande majorité des citoyens. Les grands services publics, jadis propriété de la nation, c’est-à-dire propriété indivise de chaque membre de la nation, ont été transformés en propriété privée d’une oligarchie financière.

De la république au socialisme : quelques orientations

Les radicaux français, ceux de la IIIe République, avait rêvé de la possibilité d’une république qui soit compatible avec l’économie capitaliste et le libéralisme économique. Par ses efforts individuels et grâce à des institutions comme l’école, chacun devait pouvoir accéder à la prospérité et à la propriété et donc participer pleinement à la vie de la nation. La période d’entre les deux guerres mondiales a ruiné cet espoir. Sous la pression et la menace soviétique, l’État social modèle 1945 visait à combiner un « fond de sauce » capitaliste et les institutions permettant l’intégration de tous à la prospérité générale à travers la protection sociale et d’importants coups de hache portée contre le sacro-saint principe de la propriété privée des moyens de production. Au point que dans certains pays européens (la Grande-Bretagne ou l’Autriche) la majeure partie de l’industrie, des transports ou du système bancaire (dans le cas de la France) a été nationalisée. La fin de la menace soviétique et la chute symbolique du mur de Berlin ont permis à l’oligarchie financière de se débarrasser des contraintes du compromis de 1945 et d’engager un mouvement d’expropriation des biens collectifs qui n’est pas sans rappeler les « enclosures » britanniques, avec la volonté à peine déguisée de réduire toute une partie de la population à l’état de clochards à qui l’on pourrait ensuite appliquer les lois sur les pauvres et l’enfermement dans les maisons de travail. Les réductions drastiques de l’assurance-chômage, les mesures dites d’insertion ou les plans de retour à l’emploi ou la réforme Hartz défendue par Schröder en Allemagne s’inscrivent pleinement dans cette perspective.
Évidemment, les effets pervers de cette contre-révolution ne manquent pas et les incendiaires se plaignent des effets de l’incendie en se lamentant sur le délitement du lien social, les progrès de l’incivilité et autres calembredaines du même jus. Les invocations magiques au nom de la république sont censées remédier à ces calamités qui ne frappent plus seulement les pauvres mais aussi les classes moyennes supérieures et les bourgeois. Ce nouveau républicanisme, celui de la droite et de la gauche libérales, est, à l’évidence, une escroquerie intellectuelle. Certes cette escroquerie, pour fonctionner, doit avoir un fond de vrai. Mais ce ne sont pas les pieux discours sur la citoyenneté qui réintégreront les « sauvageons » dans la communauté en leur inculquant le respect de la loi. C’est seulement la reconstruction d’une communauté réelle qui le pourra. C’est en cela une synthèse entre eux le républicanisme traditionnel et le socialisme pourrait offrir un débouché, unissant les revendications sociales et la défense des acquis d’un côté à l’aspiration à l’ordre et la sécurité républicaine de l’autre.
Une telle synthèse demanderait en premier lieu que l’État soit restauré dans sa fonction première qui est de garantir les individus contre les aléas de la vie, de leur offrir donc la sécurité – et non la guerre de chacun contre chacun – mais aussi la sécurité sociale, tant est-il que l’économie capitaliste est une forme de cet état de nature hobbesien où chacun peut affirmer son droit sur tous et sur toutes choses. On s’est beaucoup gaussé de l’État-providence : la reconstruction républicaine doit réhabiliter l’État protecteur.
En second lieu, la république présuppose la reconstruction d’un espace public, l’existence d’une propriété publique et de services publics. Il faudrait redonner vie à ce principe constitutionnel français qui veut qu’on nationalise les entreprises qui, soit disposent d’un monopole, soit remplissent des fonctions de service public, soit présentent un intérêt stratégique pour la nation. Au demeurant, la nationalisation des monopoles serait un bon moyen de garantir la concurrence, le monopole public étant, à la différence du monopole privé, sous contrôle des représentants du peuple. Il est assez curieux de noter que le mot même de nationalisation a disparu de tous les programmes de gauche et même d’extrême gauche, alors même que quelqu’un comme Tony Blair, qu’on ne peut pas soupçonner de gauchisme théorique, a dû procéder à des nationalisations ou des renationalisations pour éviter la catastrophe notamment dans les transports.
En troisième lieu, un État républicain devrait accorder son soutien et ses encouragements, avec les aides nécessaires en matière financière et en matière de formation, aux tentatives de remettre en route le secteur coopératif. Il ne s’agit pas de créer un ghetto de l’économie sociale, roue de secours pour ceux qui sont mis hors du système, mais bien de faire émerger des entreprises non capitalistes puissantes et performantes dans les secteurs de la production et de l’échange. Même aujourd’hui, par exemple dans le secteur bancaire ou dans celui des assurances, les entreprises non capitalistes parce que sans capital présentent un grand intérêt puisqu’elles sont relativement à l’abri de « l’économie casino », tant du moins qu’elles sont correctement gérées et dégagent un minimum de bénéfices.
La question la plus importante du point de vue républicain n’est pas de savoir s’il existe ou des limites au droit de propriété : le principe de l’expropriation pour raison d’intérêt général est admis à peu près partout. De même existent encore des limites importantes à l’appropriation privée de l’espace, même si, sous l’influence libérale elles tendent à s’effacer. La question difficile est de fixer les limites entre ce qui peut être approprié socialement et ce qui reste le domaine du droit de propriété individuelle. La définition républicaniste de la liberté comme non domination peut nous aider à fixer ce critère. La propriété est légitime tant qu’elle est seulement un des moyens de protection de l’individu ; elle devient illégitime dès l’instant où elle devient un instrument de domination. La propriété, si elle se présente comme un rapport entre la personne et la chose est toujours, en réalité, un rapport entre individus, un rapport social. Le rapport capitaliste que Marx résume par la formule A-M-A’ est un rapport dans lequel le vendeur de la force de travail est entièrement soumis à l’acheteur et perd par là toute capacité d’action indépendante – sauf quand, exceptionnellement et en rompant le contrat de travail, il se met en grève.
Ainsi, un républicaniste conséquent peut parfaitement admettre la formule selon laquelle le citoyen actif est propriétaire. Mais les républicains à l’ancienne interprétaient ce constat comme devant conduire à séparer le peuple en deux fractions nettement distinctes et même parfois à considérer comme Sieyès que la majorité des humains ne sont que des « instruments bipèdes sans liberté », voués à la production, une expression décalquée de la définition grecque de l’esclavage telle qu’Aristote la rapporte dans Les Politiques. L’autre manière de poser cette question, c’est de considérer qu’un régime de propriété qui réduit les citoyens les nombreux à l’état d’« instruments bipèdes sans liberté » est incompatible avec la République. Autrement dit, la seule véritable république, la république achevée, serait la république sociale, instrument de la liberté de tous.
La république sociale est-elle le seul socialisme que nous puissions raisonnablement espérer ou, au contraire, doit-elle être conçue comme une simple étape, une transition vers le socialisme ? C’est une autre question : il faudrait pour cela débattre du rôle de la planification ou encore de la place des choix collectifs, ainsi que le font les auteurs de Le socialisme de marché à la croisée des chemins.[7]
Denis Collin.


[1] Voir Philip Pettit : Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (Gallimard, 2004, traduit de l’anglais par J-F Spitz). Quentin Skinner : La liberté avant le libéralisme (Seuil, Liber, 2000, traduit par Muriel Zagha).
[2] On en trouvera le détail sur mes pages web : http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/
[3] Pettit, Républicanisme …, op. cit. p.176
[4] voir The Commonwealth of Oceana, le programme de l’Angleterre républicaine, publié en1656. Traduit en français par Claude Lefort et Didier Chauvaux et publié avec une importante étude de J.G.A. Pocock sur L’œuvre politique de Harrington. Belin, 1995.
[5] op. cit. p.181/182
[6] Que la propriété soit aussi un fardeau, les capitalistes sont les premiers à s’en plaindre, c’est pourquoi ils font ce qu’ils peuvent pour se débarrasser des ennuis de la propriété. La domination du capital financier et le rôle croissant des fonds de placement séparent radicalement le détenteur de capital des moyens de la production capitaliste. À cet égard, le patron du MEDEF, M. Seillière est très représentatif de cette nouvelle « race d’entrepreneurs » qui n’entreprennent et se contentent de choisir les bons coupons à tondre.
[7] Ouvrage collectif sous la direction de Tony Andréani. Éditions « Le temps des cerises », 2004.

mercredi 16 mars 2005

Karl Popper et la connaissance objective


Jacques Bouveresse s'interrogeant sur l'engouement suspect des intellectuels français pour Karl Popperécrivait ceci :
Si l'on se demande pourquoi Popper, après avoir été si longtemps et aussi systématiquement ignoré par la philosophie et l'épistémologie françaises contemporaines, bénéficie depuis quelques années d'un véritable succès de mode, il est à craindre que la réponse doive être cherchée non pas dans une conversion soudaine et inespérée à ce qu'il appelle le " réalisme critique ", mais plutôt par le fait que, après plusieurs décennies de dogmatisme philosophique et politique effréné, il donne aux milieux intellectuels français l'occasion de s'offrir à bon compte une cure de scepticisme indifférencié et radical, qui ne risque pas de mettre en danger les convictions foncièrement irrationalistes qui continuent à y régner.(1)
En peu de mots l'essentiel est dit. Ajoutons que des raisons proprement politiques, liées à la conjoncture, entraient et entrent toujours dans cette apologie du " popperisme " que nous proposent quelques philosophes et autres " intellectuels " de haut vol qui ignorent tout des questions fondamentales de l'épistémologie. La réfutation de la psychanalyse et du marxisme en tant que sciences (en raison de leur caractère infalsifiable) ainsi que la critique des ennemis de la " société ouverte " convenaient particulièrement bien aux staliniens et maoïstes repentis qui donnent le " la ". Mais ce n'était qu'un malentendu, un de ces quiproquos qui alimentent les polémiques journalistiques. La lecture de La connaissance objective(2) devrait permettre de dissiper ces malentendus. L'article de Lucio Colletti " Lenin e Popper " permettait déjà de voir clair, et de sortir des banalités convenues : en comparant les thèses défendues à Popper à celle du Lénine de Matérialisme et empiriocriticisme, Colletti ne se livre pas à une provocation gratuite. Il se place au coeur des questions philosophiques soulevées par Popper.
L'induction et la connaissance conjecturale
C'est la critique de l'induction qui constitue le centre de l'épistémologie de Popper. C'est elle qui constitue d'ailleurs la justification centrale du fameux " test de Popper " permettant de délimiter les théories scientifiques et les conceptions métaphysiques. Ce problème de l'induction que Popper pense avoir résolu, c'est encore ce qu'il appelle le problème de Hume.
Ce problème est exposé complètement dans le Treatase of Human Nature (I, III, sect. VI). Le problème sur lequel butte Hume est le suivant : puisque nos idées de cause et d'effet dérivent de l'habitude que nous avons que tel type d'événement soit suivi de tel autre type d'événement et que, par ailleurs, nous n'avons aucune raison absolument convaincante de croire que le futur sera pour l'essentiel semblable au passé, comment la science est-elle possible ? Cette interrogation fut, on le sait, celle qui réveilla Kant de son " sommeil dogmatique ". Le " scepticisme " de Hume prend là son fondement. Popper donne une réponse claire et assez convaincante, encore qu'elle ne soit pas aussi originale que l'auteur semble le croire : on peut trouver quelque chose qui s'en rapproche chez Kant et l'épistémologie de Bachelard donne elle aussi une réponse à cette question par sa critique systématique de l'empirisme. La réponse de Popper tient en deux thèses que je vais reformuler :
1. On ne doit pas confondre le problème psychologique de l'induction et le problème logique.
2. Il n'y a pas d'induction, logiquement parlant, mais une méthode qu'on peut résumer par hypothèse - test - correction qui ne laisse " survivre " que les hypothèses qui passent avec succès les tests.
La thèse (2) fonde une épistémologie " évolutionniste " sur laquelle on revient plus loin.
La question de savoir comment l'homme acquiert l'idée de cause ou l'idée de loi est une question qui concerne la psychologie cognitive. Mais la solution à cette question - si d'aventure nous la trouvions - ne nous dit rien de la validité logique de l'induction. De la même manière que le fait que nous avons appris à compter avec des bûchettes (pour les plus vieux d'entre nous !) ne nous dit rien de la nature des nombres. Mais on doit tout de même remarquer que cette distinction entre le niveau logique et le niveau psychologique dont Popper fait le point central de sa solution au " problème de Hume " - c'est elle qu'on retrouve plus loin dans la théorie des trois mondes que Popper reprend à Frege - cette distinction donc est déjà chez Kant. Il suffit de lire la Critique de la raison pure ou les Prolégomènes pour le savoir. La question de l'origine de l'expérience relève, dit Kant, de la " psychologie empirique " (qui est une science de la nature) alors que la question du contenu relève de la philosophie transcendantale. De même, la distinction entre le sujet psychologique et le sujet transcendantal constitue la distinction centrale de toute la philosophie critique, hors de laquelle il est absolument impossible de comprendre le sens de la pensée de Kant. Popper reconnaît sa dette envers Kant :
Du point de vue du réalisme du sens commun, une bonne partie de l'idée kantienne mériterait d'être retenue. Les lois de la nature sont notre invention, elles sont des produits de l'activité animale et humaine ; elles sont a priori du point de vue génétique, bien qu'elles ne soient pas a priori valides. Nous essayons de les imposer à la nature. Le plus souvent nous échouons et nous périssons avec nos conjectures erronées. Mais parfois nous nous approchons suffisamment près de la vérité pour survivre avec nos conjectures. Et, au niveau humain, une fois que nous disposons du langage descriptif et argumentatif, nous sommes en mesure de critiquer nos conjectures de manière systématique. C'est la méthode scientifique.(3)
Cependant Popper va plus loin que Kant. L'antériorité logique des " jugements synthétiques a priori " ne conduit pas nécessairement à une théorie des idées innées (le kantisme n'est pas un innéisme !) Mais Popper, lui, franchit le pas allégrement. C'est le côté matérialiste de sa philosophie, même s'il est bien probable que Sir Karl n'eût pas apprécié cette caractérisation de sa position. La connaissance scientifique émerge de l'ensemble du développement biologique de l'humanité et l'on peut appliquer le schéma darwinien de la sélection naturelle (la survie du plus apte) à l'histoire des théories scientifiques. Cet évolutionnisme épistémologique n'est pas sans poser de nombreuses questions, en particulier parce qu'il repose sur une interprétation biaisée de Darwin, l'interprétation de Spencer, mais on reviendra plus loin sur cette affaire.
Il reste que la thèse défendue par Popper est tout à fait raisonnable. La théorie classique de l'induction - j'aboutis à la généralité par l'accumulation de cas particuliers - est tout à fait inacceptable, y compris, d'ailleurs, sur le plan de la psychologie cognitive. La connaissance est d'abord action de l'esprit et on retiendra la pertinence de la critique popperienne de l'esprit-seau.(4)
Le problème du réalisme
Si la première question est une question de théorie de la connaissance ou d'épistémologie au sens propre, nous abordons maintenant un domaine qui est à la frontière entre l'épistémologie et la métaphysique. Avec constance, Popper défend une position réaliste stricte, c'est-à-dire une position qui affirme que notre connaissance vise l'existence d'une réalité extérieure à la conscience (ce qui ne veut pas dire que nous connaissions la chose en soi au sens kantien).
Hormis peut-être certains marxistes, la plupart des philosophes de profession semblent avoir perdu le contact avec la réalité.(5)
Les discussions sur l'existence du monde constituent pour Popper " le plus grand scandale de la philosophie ". Diderot, à propos de la philosophie de Berkeley, parlait de " honte pour l'esprit humain ". Popper ajoute que " Nier le réalisme, c'est ni plus ni moins de la mégalomanie (la maladie professionnelle la plus répandue chez les philosophes de métier). "
Cependant, il y a un problème sérieux : la Logique de la connaissance scientifique, le livre majeur de Popper n'accorde d'importance à une théorie que si celle-ci est " testable ", c'est-à-dire si de la théorie on peut construire une expérience qui permettrait le cas échéant d'invalider la théorie. Une théorie prémunie contre tout risque de " falsification " n'est pas une théorie scientifique. C'est avec cette conception que Popper refuse la caractérisation de théorie scientifique tant au marxisme qu'à la psychanalyse parce que ces deux théories sont prémunies contre tout test qui pourrait les invalider (la théorie de la résistance dans le cas de la psychanalyse, la théorie de l'idéologie dans le cas du marxisme). Dans La connaissance objective, Popper modifie son point de vue et cette modification est passée inaperçue des thuriféraires du popperisme ordinaire. En effet, soutenir la nécessité d'une position réaliste en philosophie, c'est soutenir une thèse métaphysique non testable, c'est-à-dire non réfutable. Mais Popper introduit une distinction utile : si les théories métaphysiques sont non testables, elles peuvent néanmoins être rationnellement discutables. Bien que non testable, donc, le réalisme présente de bonnes raisons, des " arguments de poids ", " bien que non concluantes " dit Popper, d'être retenu comme la seule hypothèse sensée et l'idéalisme doit être rejeté comme " absurde ". Je voudrais ici me contentant de citer l'un de ces arguments de poids en faveur du réalisme :
Si le réalisme - ou, plus exactement, quelque chose qui se rapproche du réalisme scientifique - est vrai, la raison pour laquelle il est impossible de le prouver est évidente. La raison, c'est que notre connaissance subjective, même notre connaissance perceptive, consiste en dispositions à agir ; et qu'elle constitue donc une sorte d'adaptation, à titre d'essai, à la réalité ; que nous sommes, au mieux, des chercheurs et, en tout cas, faillibles. Il n'existe aucune garantie contre l'erreur. Du même coup, toute la question de la vérité et de la fausseté de nos opinions et théories perd manifestement tout son sens, s'il n'y a aucune réalité, si tout n'est que songes ou illusions.(6)
On ne peut s'empêcher de rapprocher cet argument de la deuxième thèse sur Feuerbach de Marx qui dit : "La question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question de théorie mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, i.e. la réalité effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La dispute concernant la réalité ou la non-réalité effective de la pensée - qui est isolée de la pratique - est une question purement scolastique."(7)
Ce n'est donc pas tout à fait un hasard si Popper considère que seuls quelques marxistes n'ont pas perdu le contact avec la réalité.
Popper dans sa réfutation de l'idéalisme n'est pas non plus très loin de Kant. Ainsi Kant écrit dans les Prolégomènes :
L'idéalisme consiste à affirmer qu'il n'y a pas d'autres êtres que des êtres pensants ; le reste des choses que nous croyons percevoir dans l'intuition ne seraient que des représentations dans les êtres pensants, auxquelles ne correspondrait en fait aucun objet situé à l'extérieur. Je dis au contraire : il nous est donné des choses, en tant qu'objets de nos sens, situés hors de nous, mais de ce qu'elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que leurs phénomènes, c'est-à-dire les représentations qu'elles produisent en nous en affectant nos sens. Par conséquent je conviens sans doute qu'il y a des corps hors de nous, c'est-à-dire des choses qui, tout en nous demeurant totalement inconnues quant à ce qu'elles peuvent être en soi, sont connues de nous par les représentations que nous procure leur influence sur notre sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui désigne ainsi simplement le phénomène de cet objet inconnu de nous, mais qui n'en est pas moins effectif. Peut-on appeler cela de l'idéalisme ? Mais c'en est exactement le contraire.(IV,289)
Autrement dit, la théorie kantienne de la connaissance est " exactement le contraire " de l'idéalisme. Bien que nous ne connaissions de la chose que son phénomène, son existence en dehors de nous, indépendamment de notre conscience est la présupposition fondamentale de toute connaissance. Il y a des " corps " et ils sont ce qui est effectif. Le " réalisme " de Kant ne peut pas être plus clairement affirmé. Et par la même occasion l'incompatibilité de Kant avec toutes les formes modernes d'anti-réalisme en matière de connaissance scientifique.
La vérité
La vigoureuse défense du réalisme n'oblige pourtant pas à revenir à une ontologie dépassée. Le réalisme ne nous dit pas que la science produit la vérité du monde en soi, mais il postule que la science peut progresser et que ce progrès va vers une connaissance plus vraie du monde. On voit que ce qui est en cause, c'est donc une certaine conception de la vérité. Popper refuse le relativisme et le pragmatiste. Il s'appuie sur Tarsky pour réhabiliter la conception classique de la vérité comme correspondance de la pensée et des faits. Pour qu'une théorie soit vraie, il faut qu'elle corresponde aux faits, mais comme toute théorie doit être falsifiable et sera un jour falsifiée, il n'y a pas de théorie vraie, puisqu'un jour ou l'autre on présentera de nouveaux faits expérimentaux qui contredisent la théorie. Ainsi la deuxième partie de l'affirmation semble-t-elle contredire la première partie ; tandis que le réalisme popperien s'oppose au scepticisme d'une certaine épistémologie (ou plutôt une anti-épistémologie) moderne, Popper semble alimenter le scepticisme. Popper va donc établir la différence fondamentale existant entre lui et Hume. Le scepticisme de Hume repose sur l'idée suivante : puisque (1) l'induction est non valide du point de vue rationnel et que (2) dans les faits nous fions pour nos actions (et donc pour nos croyances) à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique, il en découle (3) que cette confiance est, eu égard à (1), totalement irrationnelle et que donc (4) la nature humaine est par essence irrationnelle(8)
Comme (2) ne repose pas sur (1) et comme le réalisme du sens commun ­ le fait de nous fier à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique ­ reste indemne de toute critique, il en résulte qu'on n'est pas d'obligé d'accepter (3) et encore moins (4).
Si Popper est prêt à accepter une certaine forme de scepticisme, c'est dans le sens ancien du terme :
certains sceptiques, comme Cicéron et Sextus Empiricus, n'étaient pas très éloignés de la position qui est ici défendue. On pourrait fort bien traduire scpesis par " examen critique " (bien qu'on le fasse rarement) et identifier le " scepticisme dynamique " avec " l'examen critique vigoureux ", ou même en l'occurrence, " l'examen critique optimiste ", pour autant que cet optimisme ait une base entièrement rationnelle. "
Un examen critique vigoureux
Puisque Popper réclame un examen critique vigoureux, le moment est venu d'y procéder à l'égard des thèses philosophiques défendues par Popper lui-même.
Je crois qu'on peut accepter - en tout cas je suis prêt à le faire - les trois orientations définies précédemment.
1. La critique de l'induction et la définition de la connaissance comme activité (contre l'esprit-seau) avec les corollaires concernant le principe de falsifiabilité des théories, tout cela s'inscrit dans une tradition rationaliste, qui, de Kant à Bachelard, c'est-à-dire dans toute sa diversité, reste vivante, en dépit du goût immodéré manifesté ici et là pour l'empirisme et le positivisme de la philosophie anglo-saxonne dominante. Et ce d'autant que, lorsque Popper admet que des théories non scientifiques (parce que non testables) peuvent néanmoins être discutables rationnellement et présenter un intérêt pour la raison, il refuse le scientisme qui visait à réduire la tâche de la philosophie à l'élucidation des propositions scientifiques.
2. Le réalisme de Popper est également un acquis solide, car il est une excellente base arrière pour lutter contre les diverses formes d'irrationalisme et d'obscurantisme qui se profilent derrière certaines interprétations des sciences. Je n'ai pas l'idée de mettre en doute l'existence de Berkeley en dehors de ma conscience, ni celle de Heisenberg en dehors de dispositifs expérimentaux.
3. la théorie de la vérité comme correspondance présente sans doute des difficultés bien connues, mais la version modeste qu'en propose Popper me semble difficile à éliminer.
Il reste que certains développements de Popper sont très discutables et mériteraient une discussion approfondie. Je me limiterais ici à trois questions : (1) la théorie des trois mondes ; (2) l'interprétation du darwinisme et son utilisation en épistémologie ; (3) la critique du déterminisme.
La théorie des trois mondes
La thèse du réalisme, d'une part, la critique de la confusion entre connaissance subjective et connaissance objective d'autre part, conduisent Popper à une philosophie ni moniste ni dualiste mais " tripliste " :
1. Le monde physique
2. Le monde de la subjectivité
3. Le monde des idées et de la culture humaine dans son ensemble.
Le monde I découle de la thèse réaliste et II et III de la critique de l'induction et de la distinction frégéenne entre le contenu objectif de la pensée et l'acte subjectif de penser.
Or, il me semble qu'on peut réfuter cette tripartition.
Une première critique porte sur les confusions que Popper introduit lui-même dans son propos. D'une part, il affirme que le monde II est une sorte de monde platonicien des idées, ou plus exactement néo-platonicien, c'est-à-dire quelque chose qui pourrait se rapprocher de la philosophie de Plotin. Mais, d'un autre côté, il affirme que le monde III est " un produit naturel de l'animal humain, comme la toile pour l'araignée. " Mais tous les produits naturels appartiennent au monde des choses naturelles, c'est-à-dire physiques. Donc le monde III est un produit naturel du monde I et donc il appartient nécessairement au monde I et par conséquent il n'y a pas de monde III. La volonté de Popper de rester sur le strict terrain de l'épistémologie ­ naturalisation du monde III ­ se heurte ainsi aux spéculations métaphysiques auxquelles il fait appel, en recourant du reste à des interprétations assez osées de Plotin.
La distinction entre les mondes II et III est en outre très précaire. Soit je considère le monde II du point de vue de ses manifestations phénoménales et alors en réalité je suis en train de considérer le monde I ; soit je le considère du point de vue du contenu de pensée et alors je suis dans le monde III. Le monde de la pensée subjective s'évanouit. Expliquons ce point plus en détail. J'éprouve, par exemple, un sentiment ou une sensation, il n'y a rien de plus subjectif. Je contemple le bleu pâle du ciel ; cet état se divise immédiatement en deux : d'une part l'ensemble des processus physiologiques (neuronaux particulièrement) qui déterminent mon état interne et d'autre part les idées qui viennent en arrière-plan puis en avant-plan de la conscience. Dès que je veux dire quelque chose de mes états internes, je suis obligé d'avoir recours à des énoncés qui, en tant que tels, appartiennent au monde III. Quand je dis ou je pense intérieurement " le ciel est bleu ", cet énoncé correspond à mon état interne ; qu'il soit vrai ou non, que rêve du bleu du ciel parce que l'été est pourri et qu'il pleut tous les jours, c'est autre affaire, mais qui n'a rien à voir avec la nature de " le ciel est bleu ", qui, comme on le sait, est une proposition vraie si et seulement le ciel est bleu.
Je suis plutôt d'accord avec Popper dans sa critique des philosophies de la croyance. Mais si on va jusqu'au bout de la critique, c'est l'existence autonome d'un monde de la pensée subjective qui est en cause. Évidemment, tout cela ne nous dit rien de ce phénomène particulier et si important qu'est la subjectivité, mais dès qu'elle devient un objet de pensée, elle appartient au monde des idées et de la connaissance objective. Autrement dit, je ne verrais aucun inconvénient à supprimer le monde II.
Restent en lice les mondes I et III, le monde physique et le monde des idées. Mais pourquoi parler de deux mondes différents ? Si les idées et les faits appartiennent à deux mondes différents, va immédiatement se poser le vieux problème de la communication des substances. Comment les idées peuvent-elles correspondre aux faits puisque par nature ce sont deux types de réalités différentes entre lesquelles il n'y a aucune mesure commune ? Maintenir deux mondes séparés, c'est tomber sous le coup des critiques de la théorie de la vérité comme correspondance. Si on veut garder la théorie de la vérité comme correspondance, ainsi que Popper le réclame ­ avec raison selon moi ­ il faut renoncer au dualisme. Renoncer au dualisme, ce n'est pas nécessairement tomber dans le physicalisme : pour le physicalisme, il n'y a que le monde I. Ce n'est pas non plus devenir un idéaliste pour lequel n'existe que le monde III, le monde I n'étant qu'une apparence, un non-être. La solution de type spinoziste est à la plus simple et évite les apories auxquelles conduit nécessairement la conception de Popper, sans pour autant tomber dans un monisme réducteur. Spinoza nous dit, en gros, que chaque chose ­ on reste ici volontairement dans le vague ­ peut être considérée en elle-même, dans sa réalité matérielle ou comme réalité mentale ; ce ne sont pas deux mondes différents, mais la même chose considérée sous deux attributs différents.
Je n'entre pas plus ici dans la théorie spinoziste de la réalité mentale et la théorie de la vérité qui en découle ­ une théorie de la vérité qui fait la synthèse de la vérité comme correspondance et de la vérité comme cohérence. Il suffit de retenir que les trois mondes de Popper constituent une complication inutile qui affaiblit le sens de son propos le plus important du point de vue de la théorie de la connaissance et de la défense de la valeur de la science.
L'épistémologie darwinienne
La théorie générale de la connaissance de Popper est " darwinienne " en deux sens :
1. La connaissance scientifique émerge chez de l'ensemble du développement biologique. La connaissance scientifique (et plus générale la capacité qu'a l'homme de faire retour sur son expérience) est un " avantage adaptatif " propre à notre espèce.
2. Les théories scientifiques elles-mêmes évoluent suivant des principes analogues à ceux de la sélection naturelle.
Ce qu'on peut contester, c'est l'interprétation que Popper donne du darwinisme. Il en fait à la fois une tautologie ­ Popper écrit même que " une bonne partie du darwinisme n'est pas de la nature d'une théorie empirique, mais plutôt d'un truisme logique " ­ et une téléologie. Cette double transformation a la même racine : la lecture de Darwin à travers une grille héritée de Spencer.
Sur le premier point : affirmer que la théorie darwinienne est la théorie qui fait de la survie des plus aptes le moteur de l'évolution, c'est effectivement transformer le darwinisme en une pure et simple tautologie, puisque l'aptitude est définie par la capacité à survivre.
Sur le deuxième point : c'est la conséquence perverse de l'interprétation tautologique du darwinisme. La survie des plus aptes serait une expression vide si on la prenait au pied de la lettre. Mais elle porte un sens sous-entendu, une surcharge idéologique : les plus aptes sont les plus parfaits, les plus aptes à mériter de survivre. L'évolution est une évolution orientée qui va du plus simple au plus complexe, du moins achevé au plus achevé. Ce n'est pas ce que Darwin dit, car cela revient à imposer une hypothèse finaliste contradictoire avec le strict causalisme que Darwin défend avec constance. Mais c'est la manière dont Darwin a trop souvent été lu. Et cette interprétation finaliste est celle que porte l'image de l'arbre comme modèle de la théorie de l'évolution : on part d'un tronc unique pour aller vers des ramifications de plus en plus fines et selon un sens donné à l'avance : du bas vers le haut !
Je ne vais pas reprendre ici cette critique de la vulgate darwinienne qui hypostasie la " sélection naturelle " comme une puissance existant per se et qui réintroduit le finalisme dans une théorie qui, pourtant, était à l'origine dirigée contre toutes les formes de finalisme : car la véritable originalité de Darwin est là ; il n'a inventé ni l'évolution, ni l'adaptation au milieu et il partage avec Lamarck l'idée erronée selon laquelle c'est l'hérédité des caractères acquis qui rend possible l'évolution des espèces. Darwin se sépare radicalement de Lamarck précisément sur un seul point : le rejet du finalisme et l'adoption d'un causalisme strict. Or Popper s'inscrit explicitement dans cette interprétation finaliste de la vulgate darwinienne, cette interprétation finaliste qui, soit dit en passant, est à la racine de la sociobiologie. C'est ce qu'indique la métaphore de l'arbre de la connaissance que Popper met en parallèle avec l'arbre de l'évolution(9)
. C'est ce qu'indique encore l'insistance mise sur la possibilité d'introduire la téléologie dans l'explication scientifique et l'affirmation selon laquelle il faudrait pouvoir " accepter non seulement un lamarckisme simulé mais aussi un vitalisme et un animisme simulés ". Cette tentative de faire du finalisme une " première approximation " d'une théorie bien plus large conduit à des confusions redoutables dans le domaine de la théorie de l'évolution et ne nous sont pas d'une grande aide pour comprendre l'évolution des théories scientifiques ­ une analogie n'est pas une explication.
La question du déterminisme
Le dernier point sur lequel il faudrait, me semble-t-il, engager le fer contre le Popper de La connaissance objective est le problème du déterminisme. La critique du déterminisme qui occupe principalement le chapitre VI, Des nuages et des horloges, est très faible et on a du mal à comprendre que Popper soit retombé dans le méli-mélo ­ le " puzzle philosophique " selon Popper ­dont Kant nous avait (définitivement ?) tiré. Bien qu'il constate l'immense valeur heuristique du " principe de raison " sur lequel se fonde le déterminisme, Popper se demande comment concilier le déterminisme et l'affirmation de la liberté humaine. La question se pose simplement : si nous croyons que le déterminisme est vrai alors nous sommes des automates et si nous ne sommes pas des automates ­ c'est-à-dire si nous accordons foi à l'expérience subjective de la liberté ­ alors le déterminisme est faux. On a peine à croire que Popper ne sache pas que cette question est traitée dans la Critique de la raison pure et remise sur le tapis dans les deux autres critiques.
La question du déterminisme est, en soi, indécidable. Il est impossible logiquement affirmer le déterminisme physique comme principe absolu, pour une raison que Popper souligne à juste titre :
" selon le déterministe, toute théorie, par exemple le déterminisme, est défendue à cause d'une certaine structure physique du défenseur (de son cerveau, peut-être). En conséquence, nous nous trompons nous-mêmes (et sommes ainsi physiquement déterminés à nous tromper nous-mêmes) chaque fois que nous croyons qu'il existe des choses comme des arguments ou des raisons qui nous font accepter le déterminisme. En d'autres termes, le déterminisme physique est une théorie telle que, si elle est vraie, il est impossible d'argumenter en sa faveur, puisqu'elle doit expliquer toutes nos réactions, y compris celles que nous tenons pour des croyances fondées sur des arguments, comme étant dues à des conditions purement physiques. "
Mais il est tout aussi impossible de renoncer au déterminisme physique, sauf à renoncer à la connaissance scientifique elle-même. Car si nous ne pouvons savoir si la nature en elle-même est gouvernée par le principe de raison, en revanche nous ne pouvons la connaître qu'en nous appuyant sur le principe de raison. Que le déterminisme physique " à la Laplace " cède la place à un déterminisme statistique(10) cela ne change rien sur le fond, puisque, dans les deux cas, c'est toujours l'esprit humain qui impose ses lois à la nature. Il est tout à fait regrettable de voir Popper emboîter le pas aux confusions et aux approximations douteuses nées de l'interprétation de Copenhague de la physique quantique.
Faute de rester dans les limites des pouvoirs de la raison pure dans son usage théorique, Popper est conduit tout naturellement à formuler sa propre solution au problème du déterminisme, solution purement métaphysique, parce que non testable. Pour éviter le " cauchemar " que représente lui le déterminisme physique, il faut reprendre appui sur le dualisme de Descartes en lui donnant une nouvelle forme. La théorie de l'évolution est une nouvelle fois sollicitée pour expliquer l'émergence de l'esprit humain à un certain stade de l'évolution biologique. Une fois cette émergence de l'esprit acquise, Popper doit se lancer dans ces spéculations assez gratuites pour expliquer comment l'esprit peut agir sur le corps, c'est-à-dire comment les significations peuvent piloter les actions humaines. Cette solution au " problème de Descartes ", c'est-à-dire la vieille affaire de l'union de l'âme et du corps est très ingénieuse mais aussi peu convaincante que les précédentes. Ce dernier point n'est pas sans rapport avec la théorie des trois mondes dont j'ai parlé plus haut et j'y opposerai les mêmes objections.
Conclusion
Je n'ai donné ici que les grandes lignes d'une critique qui devrait être développée. Une critique pour et contre Popper. Pour Popper quand il défend le rationalisme et le " réalisme du sens commun " et contre Popper quand, à l'encontre de ses propres intentions, il nourrit les exploitations douteuses des théories scientifiques (le darwinisme) ou quand il se noie dans le " puzzle métaphysique " dont il voulait nous faire sortir.
©Denis Collin

NOTES

1. Jacques Bouveresse: article Popper ; supplément 1988 de l'Encyclopedia Universalis.
2. Karl Popper: La connaissance objective, traduction intégrale et préface de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, collection Champs, 1998 ; précédente édition : Aubier, 1991. Les trois premiers chapitres avaient été publiés sous le même titre aux éditions Complexe (1977).
3. La connaissance objective, (Chapitre II : Les deux visages du sens commun)
4. " Notre esprit est un seau ; à l'origine, il est vide ou à peu près ; et des matériaux entrent dans ce seau par l'intermédiaire de nos sens (ou éventuellement à travers un entonnoir pour le remplir par en haut) ; ils s'accumulent et son digérés. Dans le monde philosophique, cette théorie est mieux connue sous le nom plus digne de théorie de l'esprit comme tabula rasa. "
5. Il ajoute : " les marxistes n'ont fait qu'interpréter diversement le marxisme ; mais ce qui importe c'est de le transformer ". Cette variante parodique, due à Hochhuth, de la onzième thèse sur Feuerbach est, comme le dit Popper, " pleine d'à-propos ".
6. La connaissance objective, page 96
7. Les deux premières thèses doivent être citées ici en entier pour qu'on en comprenne complètement le sens. Je donne ici la thèse I (dans la traduction de George Labica). " I - Le défaut principal, jusqu'ici de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l'objet, la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme d'objet ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. C'est pourquoi le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle, effective, sensible, comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles - réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère, dans L'essence du christianisme, que l'attitude théorique comme vraiment humain, tandis que la pratique n'est saisie et fixée que dans sa manifestation sordidement juive. C'est pourquoi il ne comprend pas la signification de l'activité " révolutionnaire ", de l'activité " pratique critique ". "
8. voir Les deux visages du sens commun, page 171
9. Voir chapitre VII, L'évolution et l'arbre de la connaissance.
10 On pourra sur cette question se reporter à l'ouvrage de Alexandre Kojève, L'idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne.

Annexe : Ludovico Geymonat sur Lakatos et Popper

Lakatos est trop influencé par Popper, c'est-à-dire par un auteur qui est plus brillant que profond. L’argument typique de Popper, le falsificationnisme, me semble insoutenable, puisque, avec lui, on cherche à opposer à la méthode empirique universelle de l’expérience une méthode tout aussi universelle. Selon le falsificationnisme, il existe une distinction absolue entre science et pseudo-science. Cette rigide partition, selon moi, est inacceptable parce qu’elle laisse échapper la flexibilité des méthodes scientifiques.
(L.Geymonat & G.Giorello : Le ragioni della scienza, Laterza, 1986
Mercredi 16 Mars 2005

A propos de «La fin du travail et la mondialisation». Recension de Jean-Marc Gabaudé

Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale, Paris/Montréal, L'Harmattan, 1997, coll. " Ouverture philosophique ", 22XI4 cm, 208 p. Prix : 110 FF.
Cet ouvrage d'économie politique, qui fait appel, par exemple, à Platon, Rousseau, Kant, Hegel ou Hannah Arendt, se propose d'éclairer le fonctionnement du monde économique, social et intellectuel d'aujourd'hui.
Selon l'auteur, fin du travail et mondialisation, thèmes majeurs des représentations dominantes de la situation économique et sociale actuelle, mystifient la réalité. L'idéologie de la fin du travail est pourtant démentie par la condition de l'homme qui, pour vivre, doit agir sur la nature, de plus en plus transformée. La dévalorisation idéologique du travail va de pair avec la baisse de valeur de la force de travail. Ce qui entraîne du chômage, c'est le progrès technique en tant qu'il est investi dans le mode de production capitaliste, et non point ce progrès en lui-même.
Marx avait déjà compris que le capital appelle un marché mondial. De l'exportation des marchandises, on est passé à celle des capitaux. Hiérarchisée, la mondialisation des capitaux s'est autonomisée, se déconnectant de l'économie réelle, productrice. Au keynésianisme et à la social-démocratie se substituent une stratégie monétariste et dérégulatrice et une inflation de capital virtuel. A l'économie réelle l'auteur oppose le fictif - que nous préférons dénommer virtuel - et le mythe de l'idéologie. Or, la réalité comporte plusieurs niveaux et il y a notamment une réalité - et donc une efficience - du virtuel, de même que de l'illusion et de l'idéologie.
Depuis trois décennies, l'État est de moins en moins le lieu d'un compromis entre classes - rôle d'arbitre admis par Jean Jaurès. Il se conforme à l' "ordre" des marchés, grâce à quoi la cybersociété est censée s'autoréguler - avec, ajoutons-nous, une complexité que ne pouvait atteindre la société des Harmonies économiques de Frédéric Bastiat. D. Collin aurait gagné à souligner que, en même de son analyse, la mondialisation, au stade actuel, se différencie fort de ce qu'elle pouvait être avant notre demi-siècle. Ainsi ce que, aujourd'hui, elle naturalise idéologiquement, c'est la financiarisation mondiale.
Le présent ouvrage manifeste que l'économie, comme les autres sciences sociales et sciences humaines, gagne à consulter la philosophie et à lui emprunter. Réciproquement la philosophie ne doit-elle pas réfléchir à partir de ce qui devient son monde ? Son rôle critique ne doit pas l'enclore en elle-même. En outre, l'éthico-axiologie indique les chemins de la raison en direction d'un ordre mondial enfin juste. L'auteur aurait dû proposer des moyens opératoires pour faire reculer le règne de l'argent en vue du seul dénouement qu'il retienne, la substitution d'une mondialisation socialiste à la mondialisation libérale du capitalisme.
Jean-Marc GABAUDE. 

Dieu ou la nature. Sur la religion de Spinoza

« Dieu ne joue pas aux dés » affirme Einstein en réponse à l’interprétation non déterministe de la mécanique quantique. Si on ne veut pas que cette intrusion de Dieu dans une discussion entre physicien apparaisse trop incongrue, il faut prendre au sérieux l’affirmation d’Einstein selon laquelle son Dieu est « le Dieu de Spinoza » c'est-à-dire « Dieu ou la nature ». La formule n’occupe pas une place centrale dans « L’Éthique », elle n’apparaît que furtivement dans la préface de la IVe partie. Mais elle découle de ce qui est affirmé dès les premières définitions de la partie I.
Dieu est la « substance éternelle et infinie » et rien d’autre. Toute interprétation de Dieu comme transcendance est écartée. Le « créateur » et la « création » - si ces mots ont encore un sens chez Spinoza - sont coextensifs. Sont également réfutées comme produits de l’imagination les formules sur la « volonté de Dieu ». Si on peut parler de liberté de Dieu ou de sa volonté libre, c’est seulement en admettant que la volonté de Dieu s’exprime dans les lois de la nature – qui sont les lois de la nature divine. Mais ce n’est qu’une façon de parler car « ni l’entendement ni la volonté n’appartiennent à la nature de Dieu ».
L’ordre de la nature est celui d’une nécessité radicale. « Une chose qui est déterminée par Dieu à produire quelque effet, ne peut se rendre elle-même indéterminée. » La formule d’Einstein pourrait être une traduction approximative de cette proposition XXVII de la partie I. Et on y ajoutera la XXIX : « Dans la nature des choses, il n’est rien donné de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon. »
Faut-il déduire que le spinozisme est un panthéisme ? À l’évidence non. Le panthéisme suppose une forme de religion de la nature dont on ne trouve aucune trace dans le rationalisme de Spinoza. S’il est quelque chose qui mérite notre admiration et notre émerveillement, c’est la capacité de la raison à comprendre l’ordre naturel. Cette capacité qui nous remplit de joie, selon Spinoza. Ici Einstein a une position sensiblement différente : le sentiment religieux cosmique naît d’un mystère : « ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ». Ce qui nous met en garde contre des parallèles trop hâtifs entre les deux grands penseurs.
Denis Collin

LA FIN DU TRAVAIL ET LA MONDIALISATION

Idéologie et réalité sociale


La fin du travail et la mondialisation sont, à coup sûr, les deux thèmes majeurs à partir desquels s'organisent les représentations dominantes de la situation économique et sociale actuelle. Ces représentations commandent le débat politique : à cause de la " contrainte extérieure " liée à la mondialisation, à cause de la révolution technologique, les États nationaux auraient perdu leur capacité d'agir véritablement, les structures sociales et les principes de justice seraient hors du champ de la réflexion politique. Il ne resterait qu'à imaginer et à bricoler, à la marge, des solutions de fortune pour améliorer le sort des " exclus ". La vieille revendication du droit au travail, celle pour laquelle les ouvriers parisiens de 1848 furent fusillés par Cavaignac, est déclarée obsolète. Faisant de nécessité , on veut même nous faire aimer ce temps libre, ce loisir presque au sens ancien, dont les fermetures d'usines, les licenciements massifs et les " plans sociaux " donnent l'aubaine.
Les évidences de ce discours dominant paraissent si fortes, que, souvent, même les esprits critiques, même ceux que l'injustice révolte, finissent par penser leur critique et leur révolte dans le schéma même de ce qu'il faut bien appeler l'idéologie de cette fin de siècle. Le néolibéralisme a réussi à imposer ses présuppositions même à ses adversaires. Prenant comme fil conducteur la critique de L'horreur économique de Viviane Forrester, livre si révélateur, par sa sincérité même, de ce phénomène, Denis Collin démonte méthodiquement ces soi-disant vérités incontournables, pour revenir à l'essentiel, à savoir l'analyse des rapports sociaux capitalistes et de l'exploitation. Non pour le plaisir de l'analyse pure, mais pour ouvrir à nouveau la possibilité que les hommes, au lieu de subir la puissance aveugle de leurs propres échanges, en retrouvent la maîtrise par l'action politique.
ISBN 2-7384-5912-9

mardi 15 mars 2005

Spinoza et l’athéisme par Antonio Crivotti • (traduit de l'italien)

Partie 1

Se mettre à l’abri du soupçon d’ était, à l’époque de Spinoza, une exigence première pour quiconque voulait tenter de transmettre sa propre pensée. Même dans cette Hollande où avaient trouvé refuge et une relative liberté de culte tant de réfugiés d’origines et de religions diverses, et, en particulier, ce groupe des Juifs provenant du Portugal qui constituait à Amsterdam la dans l’environnement de laquelle Spinoza était né et s’était formé, l’accusation d’ était dangereuse et infamante. Dangereuse parce que même si la Hollande faisait partie d’une des nations les plus tolérantes de l’époque, la fédération des provinces, constituée en 1579 au traité d’Utrecht, dont l’article 13 garantissait que
« tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte »[1],
cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. En particulier quand en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnut officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur imposa de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant », ni de doutes quant à l’affirmation « que Moïse et les prophètes révélèrent la vérité sous inspiration divine et qu’il y a une autre vie après la mort dans laquelle les bons recevront une récompenses et les mauvais un châtiment. » Étaient donc tolérées des religions différentes parmi lesquelles prédominait le calvinisme, mais chacune dans sa propre orthodoxie qui devait affirmer et défendre les croyances communes au christianisme et au judaïsme . On n’échappait pas aux sanctions et aux condamnations, par exemple un autre Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme, excommunié de la juive locale, se suicida en 1640, alors que Spinoza était âgé de huit ans, à la suite d’indicibles humiliations infligées par cette même pour lui concéder la réadmission qu’il avait demandée. Spinoza, lui non plus, ne s’y est pas soustrait, qui en 1656 dut s’éloigner d’Amsterdam après avoir subi à son tour l’expulsion de cette même juive, dans laquelle, jusqu’à ce moment, il avait grandi et joui de l’admiration et du respect pour son érudition précoce et son exceptionnelle intelligence. L’acte d’excommunication (kherem) qui en dit long sur l’espace laissé à la dissension dans les communautés religieuses de toutes confessions, l’accuse par-dessus tout d’avoir enseigné « d’abominables hérésies ». Pour en révéler le ton, cet extrait des malédictions qui suivent la motivation suffit :
« Que [Baruch de Espinoza ] …soit maudit de jour et maudit de nuit ; maudit soit-il quand il est alité et malade, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il sort et maudit soit-il quand il rentre.
Puisse le Seigneur ne pas lui pardonner et l’accueillir jamais. Puissent la colère et la réprobation du Seigneur brûler dorénavant contre cet homme, le charger de toutes les malédictions écrites dans le livre des lois, et radier son nom sous tous les cieux. »
Le document se conclut avec l’avis que ‘personne ne doit communiquer avec lui (qui, à la différence de Da Costa, ne demanda jamais sa réadmission dans la ) ni par écrit, ni en lui accordant des faveurs, ni en lisant quelque traité composé par lui. »
Certes, il n’y a pas de bûcher comme pour [ajouter] à l’orée du siècle, un bûcher encore longtemps en vogue dans les États soumis à l’Inquisition : mais, la dernière interdiction spécialement, celle de lire tout traité qu’il a écrit, ne pouvait que sonner comme une menace terrible pour un homme de pensée non disposé à renoncer à la diffusion de ses idées, qui en serait resté étouffé, si les autorités civiles s’étaient chargées de l’application rigide de cette interdiction. Cela suffit à expliquer la prudence de Spinoza qui, à la seule exception de ses leçons sur les Principes de la philosophie de Descartes, n’a rien publié de son vivant sous son véritable nom et a préféré confier à un ami la publication posthume de la partie la plus importante de son œuvre. Une autre prudence, non moins importante, étant donné que la paternité de ses œuvres anonymes ou circulant sous un autre nom pouvait être identifiée (comme cela est arrivé en fait), était de ne pas se rendre imputable au moins de la plus grave hérésie pour toutes les religions, l’ justement, que même la « tolérante » Hollande n’aurait pu tolérer.
Combien infamante était la qualification d’« athée » en ces temps, et encore au siècle suivant des Lumières (et peut-être encore aujourd’hui dans certains milieux), cela est efficacement illustré, quel que soit le niveau d’ironie qu’on veuille lui attribuer, par les phrases suivantes de la conclusion des articles « athée,  » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
« Quelle conclusion tirerons-nous de ceci ? Que l’ est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent; qu’il l’est aussi dans les gens de cabinet, quoique leur vie soit innocente, parce que de leur cabinet ils peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place; que, s’il n’est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours fatal à la . »
Sans doute avec la rabelaisienne exagération « un monstre », le très sceptique Voltaire se moque des bien-pensants, en nous transmettant un reflet significatif de leurs dispositions à l’égard de l’. L’explication suivante demi-sérieuse est encore plus significative : y transparaît une aversion à l’égard de l’ non pas tant d’ordre métaphysique que d’ordre moral, pour les présumées implications du manque, dans l’, de la crainte d’une récompense ou d’un châtiment. Le Dieu que l’irrévérent Voltaire serait disposé, si nécessaire, à inventer est purement instrumental : un instrument dans les mains des hommes cultivés (lesquels, à ce que l’on semble comprendre, pourraient, pour eux-mêmes, s’en passer) à utiliser pour tenir sous contrôle les hommes de pouvoir et les gens du commun, considérés comme incapables de rester vertueux en l’absence d’une « crainte de Dieu » adéquate. Ainsi, on remarque une acception du qualificatif « athée » impliquant dans la perception commune (et peut-être un peu aussi dans celle même de Voltaire) : « égoïste », « dissolu » ; « subversif », en somme absolument ou potentiellement « immoral ».
Pour Spinoza, qui n’était certainement pas athée dans cette acception impropre, mais l’était substantiellement dans le sens littéral et plus courant du terme, il fallait se mettre à l’abri de ce qualificatif et, pour sa part, il y parvint sans amoindrir, formellement, la cohérence logique de son système de pensée (même si son substantiel ne pouvait pas échapper, ni aux rabbins qui décrétèrent son excommunication, ni à la majeure partie de ses commentateurs, hostiles ou non, en son temps et aux époques suivantes.)
Quelle meilleure manière de se mettre à l’abri de la suspicion d’ que d’ouvrir le discours avec une démonstration more geometrico de l’existence de Dieu ? Dans une œuvre de jeunesse, Korte Verhanderling van God, de Mens en de zelfs Welstand (Court traité de Dieu, de l’homme et sa béatitude), qui est une série de notes recueillies par des élèves, la première partie, « De Dieu », commence par un chapitre intitulé « Sur le fait que Dieu existe ». Et voici les premiers mots du texte : « Commençons par le premier point : y a-t-il un Dieu ? Nous affirmons pouvoir le démontrer. » Suit une démonstration a priori en cinq lignes, une seconde démonstration en trois lignes, une démonstration a posteriori¸ etc.
Même la grande œuvre de la maturité, l’Ethica ordine geometrico demonstrata (Éthique démontrée selon l’ordre géométrique), incomparablement plus organisée que le Court Traité commence par une partie consacrée à la définition de Dieu et à la démonstration de son existence. Il est difficile de ne pas croire que ces deux ouvertures ne soient pas entendues, un peu trop brièvement dans le premier cas, comme visant à confondre même les plus suspicieux des inquisiteurs.
Mais est-il possible réellement de démontrer l’existence de Dieu, de façon cohérente et sans ironie, pour un philosophe honnête et qui ne croit pas en Dieu ? Spinoza y réussit, comme lui seul pouvait le faire, avec une stratégie consistante, dont le premier pas est de définir Dieu d’une manière telle que son existence en résulte incontestable logiquement. Ensuite, il s’arrête sur les propriétés que son Dieu possède en conséquence de la définition, renvoyant à plus tard l’indication des propriétés que son Dieu n’a pas (et ce n’est qu’à ce point qu’apparaît l’ substantiel de Spinoza, et l’incompatibilité de ses vues avec celles des religions institutionnalisées).
Le chapitre VII du Court Traité est intitulé « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu », et ceux-ci comprennent le fait d’être « omniscient, miséricordieux, sage, etc. » et le fait d’être « le bien suprême ». En particulier, Spinoza nie ce dernier attribut parce qu’il présupposerait que « l’homme lui –même et non Dieu est cause de ses péchés et de son mal, ce qui, d’après ce que nous avons déjà démontré, ne peut pas être »[2].
Le premier pas de la stratégie spinoziste est cohérent avec les vues épistémologiques exposées dans le Tractatus de Intellectus Emendatione (Traité du perfectionnement de l’intellect[3]) :
« J’appelle impossible une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à en poser l’existence ; nécessaire une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à n’en pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa nature même, n’implique pas qu’il y ait à en poser l’existence ou la non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette chose dépendant de causes qui nous sont inconnues de tout le temps que nous forgeons l’idée qu’elle existe. »[4]
Ce passage d’avant-garde, adéquatement traduit[5] dans le langage d’aujourd’hui n’est pas autre chose que l’affirmation, logiquement irréprochable, que dans un système axiomatique on peut distinguer trois types de propositions : celles qui sont vraies et démontrables (c’est-à-dire déductibles des axiomes et des définitions au moyen des règles d’inférence), les fausses dont la fausseté est démontrable (c'est-à-dire celles dont la négation est déductible des axiomes) et celles dont la vérité ou la fausseté n’est pas décidable sans l’apport d’éléments étrangers au système d’axiomes qu’on utilise. Les propositions démontrables sont des tautologies et ne peuvent ajouter aucune connaissance que celle qui était implicitement contenue dans les axiomes et les définitions de leurs termes.
Le Spinoza épistémologue sait donc très bien que la vérité de la proposition « Dieu existe » démontrée à partir des axiomes et d’une définition du terme « Dieu », choisis « ad hoc » pour que la proposition soit démontrable, n’ajoute rien sur le plan de la connaissance au contenu donné par définition (c'est-à-dire conventionnellement) au mot « Dieu ». Et grosso modo, comme je chercherai à le montrer dans la deuxième partie, Spinoza définit Dieu comme l’ensemble des choses qui existent, de telle sorte qu’il suffit d’imposer que le concept d’existence satisfait l’axiome très naturel affirmant que « que tout ensemble dont les éléments sont des choses existantes existe » pour pouvoir conclure que Dieu existe.
C’est ainsi que, à sa manière, anticipant Voltaire, Spinoza aussi s’est « inventé » son Dieu, mais très différent du Dieu dispensateur de récompenses et de châtiments dont Voltaire avertissait de l’utilité pour contrôler les impulsions vicieuses des hommes, et pour des motifs bien différents. Très différent aussi du Dieu et des dieux desquels, en tous temps, sorciers, oracles, rabbins, prêtres, pasteurs, imams et ayatollahs ont tiré leur autorité.

***

Partie 2

« Spinoza non seulement était athée, mais enseignait l’ ».[6] Cette opinion de Voltaire est partagée par de nombreux commentateurs. Et pourtant le mot « Dieu » parcourt l’œuvre du philosophe toute entière et l’existence de l’entité dénotée par ce terme est continuellement réaffirmée. La clé de la solution de ce paradoxe ne peut se trouver que dans la signification que Spinoza attribue au mot « Dieu ».
Attentif à définir ses termes, comme il est obligé dans un discours conduit more geometrico, Spinoza montre qu’il attribue aux définitions en général une valeur purement conventionnelle, comme on en use en logique et en mathématique, et il l’affirme sans équivoque dans la phrase qui suit la définition des mots « possible » et « contingent » dans les Pensées métaphysiques.[7]
« Et si on veut appeler contingent ce que j’appelle possible et, au contraire, possible ce que j’appelle contingent, je ne m’y opposerai pas, n’ayant pas l’habitude de discuter des mots. »
La définition spinoziste de « Dieu » sonne plutôt difficilement à une oreille moderne : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cette définition peut être rendue formellement intelligible à travers une analyse purement syntaxique, c'est-à-dire un examen des termes définitoires qui la composent, basé sur les définitions que Spinoza lui-même nous fournit de ces termes, accompagné d’un examen analogue des définitions des termes définitoires, et ainsi de suite jusqu’à remonter à ceux que Spinoza, s’il avait écrit trois siècles plus tard, n’aurait pas hésité à reconnaître comme des « termes primitifs » (c'est-à-dire non définis) de son discours.
Cette analyse suffirait pour se convaincre que quelle que soit la signification qu’on veut attribuer à la propriété dénommée « existence », l’entité dénommée « Dieu » ainsi définie a cette propriété.[8]
L’analyse est facilitée par un minimum de formalisation aujourd’hui possible grâce à l’existence d’un langage et de concepts qui n’existaient pas au temps de Spinoza ou n’étaient pas suffisamment développés.[9] Nous en ferons usage sans aucune prétention de rigueur, avec seulement le propos de clarifier les éléments du discours spinoziste qui ici nous intéressent, avec la pleine conscience du caractère arbitraire qu’une telle proposition d’interprétation comporte.
La définition de « Dieu » rapportée ci-dessus, que, par briéveté, nous appelerons « définition D », est constituée en réalité de deux définitions que l’auteur nous propose comme équivalentes :
une première définition brève (que nous indiquerons par Db) : « être absolument infini »,
et une seconde plus longue (que nous indiquerons par Dl) : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».
Commençons par l’analyse de la seconde. En préliminaire, Spinoza avait défini le terme « substance » comme « ce qui est en soi et se conçoit par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin d’une autre chose pour être formé. » Plus que d’une définition, il s’agit, et on ne pourrait pas l’exprimer mieux, de l’affirmation que « substance » est un concept primitif, et puisque du contexte de la définition D on comprend qu’on peut considérer diverses substances, nous pouvons convenir d’user du symbole S pour dénoter une substance générique et des symboles S’,S’’, S’’’, etc., pour lister des substances différentes, et le symbole S pour indiquer l’ensemble de toutes les substances.
Immédiatement après la substance, Spinoza définit l’« attribut » comme « ce que l’intellect perçoit de la substance comme constituant son essence ». Le terme « essence » n’est pas explicitement défini, mais, compte tenu de l’usage qui en est fait dans d’autres parties du texte, le discours se peut formaliser en considérer un second ensemble A dont les éléments sont des entités primitives dénommées « attributs », représentées par les symboles a,b,c etc.. À toute substance S on doit penser à associer un sous-ensemble de A dont les éléments sont dits « attributs de S », et ce sous-ensemble définit (provisoirement) « l’essence » de la substance S.
Pour poursuivre l’analyse de la définition Dl, on doit comprendre ce que Spinoza entend par « infini ». Il se déduit de la définition préliminaire de « fini en son genre » : « on dit finie en son genre, une chose qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours un autre plus grand… » Il est clair que, dans notre langage, si la « chose » est un ensemble dont les éléments jouissent de certaines propriétés qui en déterminent la « nature », pour Spinoza (mais non dans le sens moderne), l’ensemble est fini s’il est partie propre d’un ensemble de même nature[10]. Par conversion, au sens spinoziste, l’ensemble se devrait entendre infini s’il est « maximal » relativement aux propriétés qui en définissent la nature, c'est-à-dire s’il n’est partie propre d’aucun ensemble de la même nature.
La définition Dl considère une « infinité d’attributs », associés à la substance qu’on veut définir (« Dieu »), chacun desquels exprime une « essence éternelle et infinie ». Ici par « attribut », il nous semble qu’on ne peut pas entendre autre chose que « l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance », et la phrase Dl présuppose que l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance peut inclure des ensembles des attributs caractéristiques (essence) d’autres substances. À ce point, se présentent deux problèmes interprétatifs qui relèvent de la structure pour notre proposition de formalisation :
1) Peut-on caractériser une substance à travers un choix complètement arbitraire de ses attributs ?
2) En quel sens une nouvelle substance peut-elle être déterminée à partir d’une autre substance préliminairement assignée, comme le requiert la définition Dl ?
À la première question, répond négativement une importante réserve contenue dans l’explication qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinioza. L’explication concerne l’expression « absolument infini », c'est-à-dire la définition brève Db et contient la phrase :
« mais pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence. »
En même temps, il est clair, pour que la phrase a du sens, que « ce qui exprime une essence » doit pouvoir en quelque sens « appartenir » à l’essence d’une autre chose, ce qui nous ramène à la question 2). Mais la réponse négative à la question 1) est implicite dans la condition « et n’enveloppe aucune négation », qui dénote des présupposés de compatibilité à respecter dans le fait d’associer à une substance ses attributs.
Pour pouvoir introduire des axiomes qui incluent des conditions adéquates de compatibilité et pour répondre de manière précise à la question 2), il convient de raffiner un peu notre schéma en considérant tout substance S comme un ensemble, associant à chaque élément s de cet ensemble un sous-ensemble de A, et en redéfinissant l’essence de S comme l’ensemble {(s,a)} de tous les couples (s,a) obtenus par la variation de s dans S  et de a dans l’ensemble des attributs de s. En termes plus discursifs, les attributs ne sont plus attribués à la substance S mais aux éléments de S, et l’essence de S est constituée par la totalité des attributs de ses éléments en même temps que la spécification des éléments qui les possèdent. La « nature » d’une substance est constituée des attributs communs à tous ses éléments.
L’unique type de condition de compatibilité qui intéresse notre propos s’impose en adoptant l’axiome suivant : sont donnés en A deux attributs indiqués par les symboles e et e’, respectivement « existence » et « non existence »[11], tels que si e est attribué à un élément d’une substance S, e’ n’est pas attribué au même élément et vice-versa. De manière équivalente, quel que soit l’élément s d’une substance S, les coupes (s,e) et (s,e’) ne peuvent pas ensemble appartenir à l’essence de S.
Dans ce schéma, il est facile de donner une réponse à la question 2). Une substance S se dira la composition de deux substances ou plus S, S’, S’’ … si son essence est l’union des essences de ces substances[12]. Et la possibilité de construire une nouvelle substance à partir de substances données peut être assurée en adoptant l’axiome suivant : « pour quelque choix que ce soit d’autant d’éléments de S qu’on le veut, il existe un élément de S qui est la composition des éléments choisis. »[13]
Pour compléter l’analyse de Dl, nous devons encore nous occuper du terme « éternel », et Spinoza nous en fournit l’explication suivante : « Par éternité j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme dérivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. » La première proposition identifie le terme « éternité » avec le terme « existence », et le reste de la phrase dit en substance qu’il s’agit d’un concept primitif (que nous avons déjà introduit dans le schéma formel avec l’introduction de l’élément e dans l’ensemble A des attributs.)
Nous avons maintenant tous les éléments pour traduire Dl dans notre langage : toute « substance éternelle et infinie » est un ensemble qui, parmi les attributs qui en définissent la nature, comprend l’élément e (existence) et est maximale relativement aux propriétés qui en définissent la nature. L’union de tous ces ensembles (« tous » parce qu’un « infini » au sens de Spinoza) est la substance qu’on veut définir, et qui pour cela émerge associée à l’ensemble dont les éléments sont tous les éléments, et exclusivement les éléments, des substances présentes dans le schéma et dont les éléments possèdent tous l’attribut d’existence.
À la même conception porte la définition brève Db, compte tenu du soulignement qui suit immédiatement la définition D dans le texte de Spinoza : « Je dis absolument infini, et pas seulement en son genre », définition implicite de « absolument infini » qui peut se traduire dans notre langage par « maximale relativement au seul attribut d’existence », laissant de côté les autres attributs qui distinguent les « natures » des différentes substances prises en considération.
L’analyse précédente montre que la définition spinoziste du terme « Dieu » banalise la démonstration de son existence, quelle que soit la signification que l’on décide d’attribuer aux termes primitifs (parmi lesquels le terme « existence »), ou même si ces termes sont considérés simplement comme symboles privés de signification. La banalisation demeure si les termes sont interprétés, comme le fait tacitement Spinoza depuis le début, à travers une correspondance avec les éléments de l’univers effectif, entendu comme « la totalité des choses existantes, connues et inconnues, et l’environnement spatial indéfini dans lequel elles sont accueillies » et, en ce cas, équivaut à identifier Dieu avec l’univers lui-même (comprenant les êtres matériels, les êtres vivants, la pensée et les sentiments avec leurs différentes formes d’expression, les lois de la nature, etc.).
Mais c’est proprement aux multiples aspects de l’univers effectif que s’applique pour la plus grande partie l’entreprise intellectuelle de Spinoza, lequel montre pour la théologie et la métaphysique un intérêt somme toute rare et même un certain mépris : en ouverture de ses Pensées métaphysiques, lui si méticuleux quand il le veut, ne gratifie même pas le terme principal caractéristique du titre d’une définition :
« je ne dis rien de la définition de cette science ni de l’objet qu’elle étudie ; mon intention est simplement d’expliquer brièvement les questions les plus obscures et qui sont traitées ici et là par des auteurs dans leurs écrits métaphysiques. »
La part la plus important de l’œuvre spinoziste est exposée dans L’Éthique (et le choix du titre dénote de manière significative les intérêts prévalents du philosophe) et elle est aussi développée dans le Traité du perfectionnement de l’intellect et dans le Traité théologico-politique. La partie proprement théologique de toute l’œuvre se réduit en substance à pas beaucoup plus que ce nous avons cherché à interpréter dans cet article, et il est difficile de ne pas y voir une certaine dose de malice raffinée, un escamotage défensif qui lui permet de parler de tout et d’enseigner l’ en se référant continûment à Dieu.
De même qu’il n’avait pas l’habitude de « discuter sur les mots », sûrement Spinoza n’attribuait pas une valeur cognitive indue aux aspects purement formels de la structure du discours. Son adoption de la présentation more geometrico nous apparaît surtout comme une manière inessentielle de se conformer à l’esprit nouveau des temps, un choix de style d’exposition auquel on reconnaît des mérites, non pas tant pour la découverte de choses nouvelles que pour la clarification et la vérification de la cohérence des connaissances déjà acquises. Et ce sont proprement les buts de clarté et de cohérence qui guident la construction du grandiose système philosophique de Spinoza qui embrasse la théorie de la connaissance, les sciences de la nature, la psychologie, l’éthique et la politique, qui fonde ses racines dans l’Antiquité classique et dans la tradition juive et chrétienne, qui recueille, justifie et systématise les conquêtes intellectuelles de l’humanisme et des sciences émergentes, et apparaît en précurseur des Lumières et du positivisme. Un système qui, outre qu’il ne laisse aucun espace au surnaturel, à l’occulte, à quelque forme d’absolutisme et à la conception d’un Dieu anthropomorphe consciemment impliqué dans les affaires humaines, dénonce – et en connaissance de cause – les intolérances, les sectarismes et les fanatismes que cette conception contribue à générer et à alimenter.
(Traduit de l’italien par Denis Collin – traduction revue par l’auteur)


* Cet article a été publié pour la première fois sur le site « Foglio@spinoziano »
[1] Steven Nadler : Spinoza, Bayard éditions/Centurion, 2003
[2] Court Traité, Œuvres I, édition GF-Flammarion, traduction Ch. Appuhn, page 78
[3] En français : Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn) ou Traité de l’amendement de l’intellect (traduction B.Pautrat).
[4] Traité de la réforme de l’entendement, §34, traduction Appuhn. Le texte latin dit « sed cuius existentiae necessitas aut impossibilitas pendet a causis nobis ignotis, quamdiu ipsius existentiam fingimus ». La traduction Francès sur laquelle s’appuie l’auteur est plus proche du latin et dit « aussi longtemps que nous en feignons l’existence ». (NdT)
[5] Pour cette traduction, je propose la correspondance suivante :
Impossible → dont on peut démontrer la fausseté ;
nécessaire → dont on peut démontrer la vérité ;
possible → avec une valeur de vérité non déductible des axiomes adoptés ;
« ne pas poser l’existence » → « poser l’inexistence » ;
« tant qu’on en imagine l’existence par fiction » → « tant que nous n’adoptons pas des axiomes additionnels qui rendent décidable sa valeur de vérité »
L’avant-dernière des correspondances est probablement comprise comme variant par rapport à l’interprétation du texte latin dans la traduction française que j’ai utilisée. [Remarque ultérieure de l’auteur, communiquée au traducteur : Je voulais simplement exprimer la supposition que le texte latin, dont je ne disposais pas lorsque j’écrivais l’article, admette directement la traduction « poser l’inexistence » au lieu de « ne pas poser l’existence », à l’avantage de la cohérence du discours. Maintenant je suis convaincu que ma supposition était juste, le texte latin étant : « Rem impossibilem voco, cujus natura <in existendo> implicat contradictionem, ut ea existat ; necessariam, cujus natura implicat contradictionem,ut ea non existat ; possibilem,cujus quidem existentia, ipsa sua natura, non implicat contradictionem, ut existat, aut non existat, …. »]
[6] Voltaire, Dictionnaire philosophique.
[7] Il s’agit d’un appendice aux Principes de la philosophie de Descartes.
[8] En d’autres termes, dans la conception spinoziste, l’existence de Dieu est inhérente la structure formelle du discours, indépendamment de la sémantique.
[9] Il s’agit essentiellement du langage de la théorie des ensembles, qui dans les considérations qui suivent est considéré comme métalangage, pour parler de cette partie du langage ordinaire que Spinoza cherche à rendre suffisamment précise pour pouvoir y construire des déductions logiques.
[10] C'est-à-dire s’il en est un sous-ensemble distinct de l’ensemble lui-même.
[11] Il s’agit de termes purement conventionnels auxquels, pour l’instant, on n’attribue aucune signification particulière, choisis seulement en vue d’une suivante et pour notre propos inessentielle interprétation du formalisme.
[12] Nous avons défini les essences comme des ensembles et ici « union » est entendu au sens de la théorie des ensembles.
[13] Axiome en rien restrictif parce que s’il n’est satisfait, on peut toujours penser à élargir S de manière à construire un nouveau système qui le satisfasse.

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