dimanche 30 septembre 2018

Tony Andréani, Le « modèle chinois » et nous.


Note de lecture : Tony Andréani, Le « modèle chinois » et nous. Éditions l’Harmattan, 2018, 21,50€. 219 pages. ISBN : 978-2-341-15600-2

Bien qu’il se défende d’être un spécialiste de la Chine, Tony Andréani la connaît pour y avoir voyagé, fait des conférences, noué de nombreux contacts dans les milieux universitaires et consacré un certain nombre d’articles et de conférences (comme celle qu’il a donnée à l’université populaire d’Évreux). Son dernier ouvrage, Le « modèle chinois » et nous est une synthèse précieuse de l’état des réflexions de l’auteur qui a longtemps travaillé sur les modèles de socialisme et a consigné le résultat de ses recherches dans plusieurs livres dont l’ouvrage en deux volumes, Le socialisme est (à)venir. Pourtant il ne s’agit pas de faire de la Chine le modèle du socialisme (un modèle à suivre donc) mais de comprendre comment fonctionne le système socio-économique de la Chine, au-delà de l’abondance des données empiriques et des préjugés – fort nombreux en ce qui concerne l’Empire du milieu.
La modélisation permet à Tony Andréani de modéliser le fonctionnement des rapports sociaux et économiques en Chine et de les définir comme ceux d’une économie mixte que l’auteur rapproche de la NEP impulsée par Lénine dans les premières années de la révolution, quand il a fallu en rabattre des prétentions à passer directement au communisme. La politique  économique chinoise peut également être caractérisée comme un keynésianisme conséquent.  Ce système mixte est conçu comme allant dans le sens du socialisme. Tony Andréani commence par montrer les succès impressionnants du « modèle chinois » : croissance forte et soutenue qui a permis une très importante augmentation du niveau de vie de la population, élévation considérable du niveau d’instruction,  développement technologique qui, sur certains segments, a non seulement permis à la Chine de rattraper les pays capitalistes avancés mais parfois même de les dépasser – par exemple dans le domaine de l’informatique, des TGV ou de la production d’énergies renouvelables.
Ensuite, l’auteur montre le caractère « socialiste » des principes sur la base desquels fonctionne la Chine. C’est dit-il, « l’ébauche d’un socialisme de (avec) marché ». Pourquoi « socialisme » ? Non pas en en raison des rapports de propriété mais à partir d’une série de critères : prédominance des choix collectifs, existence d’une planification (très différente de la planification soviétique d’antan), existence de services publics, diversification des formes de propriété en adéquation avec le développement des forces productives, financement des entreprises par un système perfectionné de crédit et non par le marché des actions, distribution resserrée des revenus du travail et du capital, législation du travail encadrant fortement la concurrence. On peut contester la manière dont la Chine satisfait ou non à ces critères, mais on admettra qu’ils sont une bonne définition de ce qui pourrait caractériser une transition vers le socialisme (sauf à rêver d’un grand soir qui fait table rase du passé et bouleverse d’un coup toute la condition humaine).
Le livre de Tony Andréani n’est pas une apologie de la Chine. Il ne cache pas les faiblesses du régime, à la fois avec le développement incontrôlé des inégalités et les menaces qui pèsent sur la proprétié publique, car les composantes de ce « mixte » ne font pas toujours bon ménage. Laissé à sa propre dynamique, le marché tend à subvertir les décisions collectives et la planification. Plus fondamentalement, c’est l’objectif de la croissance illimitée qui est problématique, tout simplement compte-tenu de ce que la planète peut fournir. Pour amener la Chine au niveau des États-Unis, il faudrait en gros cinq planètes et la Chine en consomme actuellement 2,1…
Sur la ligne dont Tony Andréani fixe le point de départ  au Plenum du Comité central de la fin 2013 (« vers une nouvelle normalité), la Chine pourrait se transformer en une société de type singapourien. Les campagnes de moralisation de la population ne peuvent évidemment contrebalancer le triomphe des pratiques marchandes et du règne de l’argent.
Le dernier chapitre aborde le « et nous » du titre. En quoi le « modèle chinois » pourrait-il nous inspirer ? Tony Andréani commence par montrer que nous devrions nous inspirer des Chinois par un retour au keynésianisme, lequel est impossible dans le cadre actuel de l’UE. Il faudrait donc « reprendre nos billes », et notamment notre monnaie, notre banque centrale et l’autonomie budgétaire. Il discute la possibilité d’une monnaie commune parallèle à la monnaie nationale et qui pourrait sauver ce qui mérite de l’être de la construction européenne. Il s’agit de déterminer quelles formes de protectionnisme sont efficaces mais aussi de relever la compétitivité du travail par la recherche scientifique et technique. Les nationalisations seraient également un instrument d’action dont l’État souverain devrait se ressaisir.
En annexe, Tony Andréani publie quelques articles et études publiés dans différentes revues. Il affirme en introduction qu’on peut en omettre la lecture, mais il me semble que ce serait une erreur (sauf pour ceux qui les avaient déjà lus !).
On peut penser que Tony Andréani fait une confiance assez exagérée dans la volonté du Parti Communiste chinois de construire à terme une société véritablement communiste. Il imagine ce qu’il dirait aux dirigeants chinois pour corriger les faiblesses et les erreurs du cours pris la direction du Parti et de l’État. Mais je crois que, même en tant qu’expérience de pensée, cette tentative échoue. La direction prise par Xi Jinping tourne assez radicalement le dos à une évolution vers un système socialiste.  Xi Jinping veut se donner du temps en prolongeant indéfiniment son mandat pour assurer que personne ne viendra remettre en cause la marche de la Chine vers une nouvelle forme de capitalisme d’État et son plan de contrôle social total n’est pas un malheureux à-côté mais l’essence même de ce qui est en cause. Les campagnes anti-corruption ont comme objectif réel non pas d’éradiquer la corruption mais d’éliminer les ennemis et de protéger la corruption des amis. Je sais que Tony Andréani ne partage pas mes vues qu’il juge trop pessimistes. Selon lui, notamment dans la jeunesse, il existe une agitation et une effervescence intellectuelle qui interdisent l’évolution de la Chine vers un modèle nord-coréen. Si la grande presse est étroitement contrôlée par le pouvoir, il y a, dit encore Tony Andréani, une grande liberté d’expression au niveau local et sur les réseaux sociaux. Puisse-t-il avoir raison et moi tort ! Il reste que c’est la lutte entre les deux tendances fondamentales qui déterminera l’avenir de la Chine.
Mes réserves n’ôtent rien à l’intérêt du livre de Tony Andréani, précisément parce que, en dépit de nos divergences d’appréciation quant à l’évolution actuelle du régime, il met très honnêtement le doigt sur les contradictions fondamentales du régime et nous aident à mieux comprendre ce pays si important pour l’avenir du monde.
Le 24/9/2018 – Denis Collin

vendredi 28 septembre 2018

Demain est déjà là


Sous le règne du capital, l’humanité est confrontée à une crise dont on peut discerner quatre dimensions : crise de l’accumulation du capital, crise écologique, crise démographique, crise culturelle qui touche la civilisation humaine en tant que telle. Le « progressisme » à l’ancienne n’est plus de mise ; une transformation historique est en cours et nos façons de vivre et de penser le monde doivent subir une mutation radicale, faute de quoi avant la fin du siècle l’humanité sera dans une crise si profonde que nul n’en peut prévoir les issues.
Face à la crise écologique, il est bien tard pour inverser le cours de choses et nous ne pouvons peut-être que limiter les dégâts et nous préparer à nous adapter aux nouvelles conditions de notre écoumène, de la manière la plus économique et la plus conforme à ce qu’exige la dignité humaine. On ne pourra guère éviter une réduction drastique du « train de vie » global de l’humanité. Mais cela n’est possible et ne sera accepté que si les plus riches montrent l’exemple, ou si on les y contraint !
Réduire le train de vie de l’humanité exige aussi de réapprendre à trouver son plaisir ailleurs que dans la consommation de choses coûteuses. La convivialité est heureuse et ne coûte pas un euro. En toutes choses, il faut retrouver le sens de la mesure, le « rien de trop » grec.  Non pas l’austérité, mais le plaisir modéré, adapté à notre condition. Il n’est pas besoin d’être ivre pour goûter un bon vin ni se de rendre malade pour apprécier un bon plat. Il en va de même pour tous les plaisirs que la vie peut nous procurer.
Si on ne court plus après la consommation, on peut sans mal supprimer les secteurs parasitaires comme la publicité. Si la course à l’accumulation des profits n’est plus le moteur de la vie sociale, une part considérable des emplois à la fois qualifiés et inutiles, voire nuisibles pourra disparaître sans dommage. Ces heures de travail libérées pourraient être employées à des activités plus utiles. Au total, on aurait une décroissance en valeur (selon les règles du monde de la marchandise) mais une croissance des biens réels et utiles pour les citoyens. Sans compter que l’on dégagerait aussi beaucoup de temps pour les loisirs, manuels ou intellectuels, le jardinage aussi bien que la lecture ou la pratique d’activités artistiques.
Notre société est organisée de telle sorte que l’on ne puisse plus se déplacer autrement qu’avec des moyens de transports mécanisés, et du coup on crée des salles spéciales où les humains réduits à l’impotence dans la vie ordinaire vont courir sur des tapis roulants motorisés ! Quelle absurdité ! Nous devrions en fait réfléchir à une société relocalisée, « démondialisée ». On peut voyager, mais on n’est pas obligé de faire voyager toutes les marchandises que l’on consomme.   
Il faut définir le cadre de l’action et des réformes de structures qui ne proposent pas une utopie mais des actions possibles à court et à moyen terme en partant des germes déjà existant. On peut se dire, avec un peu de fanfaronnade, « citoyen du monde », le cadre de vie et d’action qui demeure accessible au citoyen est l’État-nation et pour l’heure on n’en connaît pas d’autre.  C’est si vrai que les peuples privés d’État-nation ou mécontents de celui qui leur était imposé n’ont eu de cesse de construire leur propre État-nation. La nation moderne, fondée sur le droit, est à juste de distance de l’universalisme abstrait de ceux qui réclament une gouvernance mondiale et de l’enfermement communautariste des tribus, des ethnies et de toutes les formes d’organisation close fondée sur des présumés liens du sang. Reconquérir la nation, c’est reconquérir le droit de décider, d’être maître chez soi, c’est-à-dire d’être libre. Le consentement des peuples à la destruction des formes sociales et politiques solidaires qui s’étaient imposées au cours du siècle dernier a été rendu possible précisément parce que les classes dominantes ont cherché à éviscérer l’État-nation de son contenu proprement politique.
La souveraineté des nations n’exclut pas la coopération entre nations libres. Des traités de paix sont des traités de bon voisinage qui peuvent aller aussi loin que les partenaires le souhaitent. La métaphore des relations de bon voisinage permettrait de définir assez clairement ce que pourrait une Union des Nations libres, qui pourrait se faire au niveau d’un ensemble de pays proches géographiquement ou culturellement et qui pourrait aussi s’intégrer dans une « Société des Nations » selon le modèle de Kant dans son projet de traité de paix perpétuelle.
Dans cette place privilégiée de la nation entrent toutes sortes de raisons différentes. La nation comme communauté politique suppose que les citoyens sont liés entre eux par les liens de « l’amitié civique » ou encore de la fraternité. Or celle-ci suppose que l’on partage un certain nombre de valeurs concernant le bien et le juste. Par exemple, les citoyens français sont généralement censés partager les idées de liberté, égalité, fraternité, laïcité de l’État, etc. Évidemment les interprétations de ces idées un peu générales sont souvent très différentes d’un individu et il se trouve une petite minorité prêtre à rejeter entièrement la devise de la république. Mais cela n’empêche pas qu’en moyenne nous, citoyens français, nous partageons ces références communes.
L’appartenance à une nation n’est pas, la plupart du temps, le résultat d’un calcul prudentiel. On est né là (c’est l’origine du mot nation) et on a un rapport particulier avec les paysages, le ciel et l’air de sa « petite patrie » et par extension à la grande patrie. Ceux qui viennent s’installent et font leur la nation d’adoption. Ils s’assimilent. L’enracinement dans la nation a une dimension affective qu’il serait stupide de négliger. La belle chanson de Jean Ferrat, « Ma France » maintient l’idée révolutionnaire de la nation.
On a trop confondu mondialisme, cosmopolitisme et internationalisme. Erreur funeste ! L’internationalisme reconnaît les nations : la première Association Internationale des Travailleurs s’est constituée lors d’un meeting en défense des droits nationaux des Irlandais et des Polonais. L’amour de la patrie est l’amour de ses concitoyens et il nécessite une forme de proximité, une capacité de partage physique, comme dans les grands embrasements populaires.
Il y a du même coup une histoire commune qui se construit et un récit commun. Le récit n’est pas forcément historiquement vrai : nos ancêtres ne s’appelaient pas Gaulois et ils ne sont que partiellement nos ancêtres, encore que l’homogénéité génétique des nations soit finalement beaucoup plus forte que ce que l’on avait cru un moment, ce qui est simplement l’indice de la stabilité de la population et du caractère endogamique des mariages à l’intérieur d’une même nation. Mais au-delà du récit national il reste une histoire commune. En bref, alors que les utopies mondialistes déchirent les nations et loin de favoriser la paix universelle ressuscitent les empires, l’orientation qui tourne le  dos à la dynamique du capital est une orientation de défense des nations. Face aux ravages de la mondialisation, un peu partout on voit des poussées de fièvres nationalistes, mais le nationalisme n’est pas le produit de la défense de la nation, il est le symptôme de la maladie de la nation. Faute de l’avoir compris, à moins qu’il ne s’agisse d’un calcul pervers, les partis « de gauche » ont abandonné la légitime défense de la nation aux partis xénophobes qui ont pris ou sont en train de prendre le pouvoir dans plusieurs pays d’Europe et font de la lutte contre les étrangers une diversion bien utile aux classes dominantes.
L’urgence d’agir ne doit ni conduire à un activisme stérile ni faire oublier que la perspective de transformation sociale qu’il s’agit de promouvoir est déjà là en germe, dans la société actuelle et donc il n’est pas nécessaire de réinventer la roue. Une part importante des réformes structurelles nécessaires est déjà expérimentée depuis longtemps. En premier lieu, la protection sociale (assurance maladie, protection contre le chômage et retraite), fondée sur la solidarité collective et non sur le principe assuranciel permet de garantir à tous des perspectives de vie décentes. Elle est indissociable de la conception républicaniste qui définit la liberté républicaine comme protection contre la domination. Sur un point la protection sociale reprend le principe communiste tel que Marx le définit ; chacun cotise selon ses moyens et chacun reçoit selon ses besoins. Ce n’est nullement un hasard si les classes dominantes concentrent les feux contre cette protection sociale collective. Elle est à défendre, à restaurer et à développer.
En deuxième lieu, le système des services publics garantit à tous un accès égalitaire aux biens sociaux primaires, l’éducation, la culture, la sécurité, la protection contre les dommages environnementaux, les possibilités ouvertes à chacun de conduire sa vie comme il l’entend. Les services publics doivent être des services étatiques, quel que soit le niveau auquel ils sont gérés. Les délégations de service public à des entreprises et les partenariats public-privé sont des moyens de détruire les services publics en les privatisant.
En troisième lieu, il existe des formes d’organisation non capitalistes de la production et des services. Les coopératives et les mutuelles sont des organisations sans capital, dont l’action par conséquent peut n’être pas guidée par la recherche du profit maximal. Ce sont des organisations de salariés (coopératives ouvrières de production) que des organisations de producteurs indépendants (comme les coopératives agricoles) et elles constituent une alternative valable à condition que l’État s’attache à les préserver et développe un environnement favorable.
En quatrième lieu, si la planification de l’économie à la mode soviétique est à rejeter, en revanche l’État doit donner des orientations à long terme. Ainsi, il ne peut y avoir de « transition écologique » sans des investissements, des réglementations, des taxations et des primes qui permettent que se mette en place un nouveau mode de production orienté sur la valeur d’usage et l’économie des ressources naturelles. Il faut une forte intervention de l’État dans l’économie. Il est aussi nécessaire que, conformément à la constitution toutes les industries qui ont un caractère de monopole de fait ou qui présentent un intérêt stratégique soient transférées au domaine public. L’État doit aussi disposer d’instruments d’action bancaire et la nationalisation des banques telle qu’elle avait été entreprise à la Libération et poursuivie en 1981 allait dans la bonne direction et il n’y a qu’à reprendre la tâche.
Bref, l’État social modèle 1945 n’est pas une vieillerie mais le programme pour demain. La seule condition est celle du contrôle démocratique. Comment éviter que la puissance de l’État ne devienne celle d’une caste bureaucratique ? Nous disposons de principes utiles en appliquant la formule républicaniste de la liberté comme non domination.

samedi 11 août 2018

Le sens de la réforme Blanquer : guerre à l’instruction publique, guerre aux jeunes, guerre aux professeurs

Interview donnée au journal Informations Ouvrières, tribune libre de la lutte des classes
IO:Peux-tu caractériser en quelques mots la réforme Blanquer ?
DCLa réforme Blanquer du lycée et la loi ORE à l’Université constituent une machine de guerre contre la jeunesse, contre l’instruction publique et contre les enseignants. Bien qu’il se présente volontiers comme un ministre en rupture avec ses prédécesseurs, un ministre qui veut rétablir la valeur de l’enseignement et des disciplines fondamentales, dans la réalité M. Blanquer agit très différemment. Dans l’étroite continuité des ministres précédents, M. Blanquer poursuit l’œuvre de dislocation des disciplines. Alors qu’il prétend « remuscler le baccalauréat », c’est à une dénaturation complète que l’on assiste – le baccalauréat devrait d’ailleurs prendre le nom d’examen de « maturité ». Comme dans la « novlangue » d’Orwell, il faut entendre le discours du ministre comme l’énoncé de propositions qui contredisent ce qu’il met effectivement en œuvre.
La réforme couvre de très nombreux aspects et parmi ceux-ci le statut et les conditions de travail ne sont pas les moindres. Des coups sérieux ont été portés dans le passé par les décrets Hamon de 2014, notamment. Il est à craindre que la réforme Blanquer aille beaucoup plus loin.

IO: De « Parcoursup » à la réforme du bac, quelle est la logique ?
DC: C’est le nouveau système de sélection des lycéens à l’entrée des études supérieures qui commandent entièrement la réforme du lycée qui devrait être complètement en place à la rentrée de 2021. Il s’agit en effet d’organiser toute la scolarité depuis la seconde en fonction des débouchés prévisibles au terme des études supérieures. Le ministre Peillon (le premier ministre de l’Éducation Nationale de François Hollande avait énoncé la perspective : organiser un continuum entre « bac-3 » (la classe de seconde) et « bac+3 » (la licence). « Parcoursup » est l’outil d’organisation de ce parcours et il doit alimenter l’enseignement supérieur en conformité avec les prérequis de la loi ORE (Orientation et Réussite des Étudiants). Cette loi abolit le principe de l’ouverture de l’université à tout étudiant titulaire du baccalauréat, premier grade universitaire. Désormais les Universités peuvent tout à fait légalement sélectionner les étudiants sur dossier, ce qui se faisaient déjà dans quelques cas exceptionnels. Ainsi, la presse aux ordres avait présenté « Parcoursup » comme un simple outil remplaçant APB qui ne marcherait plus – les disfonctionnements d’APB ne tenaient pourtant pas à APB mais au manque de place dans les universités. Mais « Parcoursup » est tout autre chose qu’un outil informatique ; c’est le moteur qui permet de faire fonctionner une nouvelle université sélective, orientée vers la satisfaction des besoins du patronat, bref cette université qui est l’agenda des classes dominantes depuis … 1968 et dont la réalisation avait toujours butté sur la résistance obstinée de étudiants.
La réforme du lycée et la réforme du bac découlent de nouvelle organisation. Si le bac n’est plus le premier grade universitaire, il faut mettre en place autre chose : examen très largement en contrôle continu qui, en supprimant les filières L, ES et S fournisse un échantillon très vaste de « compétences » diversifiées qui pourront s’adapter dans les cadres des formations universitaires. Une grande latitude sera d’ailleurs donnée aux établissements scolaires pour proposer leurs propres spécialités. Cet examen en contrôle continu n’aura plus aucune valeur nationale et les systèmes de sélections des dossiers (comme c’est déjà le cas) appliqueront aux notes des multiplicateurs en fonction du lycée d’origine du candidat. Ce nouvel examen de « maturité » est assez franchement annoncé comme un outil de sélection sociale.
À nouvel examen, nouveau lycée. M. Peillon avait souhaité en finir avec le triptyque (attribué aux Jésuites), un professeur, une classe, une discipline. La fin des filières annonce la fin du « groupe classe ». Les disciplines communes à tous seront enseignées dans des groupes (autant que possibles blindés à 35 élèves par groupe avant de passer aux enseignements en conférence devant tous les élèves ou aux MOOCs) mais tous les élèves seront brassés dans d’autres groupes en fonction des spécialités qu’ils auront choisies. Ce système permettrait l’optimisation des moyens et une notable économie en postes de professeurs. On introduit également des disciplines, si l’on ose dire, inconnues dans l’enseignement supérieur, comme les « humanités numériques » (une expression très énigmatique), et ces prétendues disciplines ont l’avantage pouvoir être enseignées par plusieurs professeurs différents suivant les disponibilités locales. Ce que le ministre de Lionel Jospin, Claude Allègre, avait échoué à réaliser au tournant des années 2000 pourrait ainsi être mis en place par Blanquer. Parmi les dégâts collatéraux de cette réforme signalons la fin de la filière littéraire et donc la fin de la « classe de philosophie » qui fut longtemps une spécificité française, mais également la fin des enseignements de spécialité en latin ou grec. M. Blanquer s’est présenté comme un défenseur des langues anciennes et tout naturellement il les met à mort. Avec sa réforme, Blanquer jette ainsi les dernières pelletées de terre sur le tombeau de l’enseignement des humanités – et c’est pour cette raison qu’il a toujours à la bouche ce beau mot d’humanités.

IO: Comment résumerais-tu la différence entre compétences et savoir ?
DC: Une des opérations de rhétorique de Blanquer a été de se présenter comme un restaurateur et dans un premier temps il a pu illusionner quelques collègues lassés des extravagances pédagogistes à la Meirieu. Mais là encore il est utile de bien comprendre ce qui se cache derrière ces manœuvres. Il y a une distinction qui me semble peu pertinente, c’est celle qui opposerait éduquer et instruire. On ne peut guère s’instruire si l’on n’est pas éduqué et la transmission des savoirs produit de l’éducation. Par contre, comme se prédécesseurs Blanquer est axés sur une école qui développe des compétences. Évidemment on doit développer des compétences puisque l’acquisition de savoirs demande des savoir-faire (écrire ou lire sont des compétences). Mais ce qui est central dans le savoir, c’est qu’il pose la question de la vérité. C’est une très vieille affaire : Platon défendait les droits de la vérité contre ces spécialistes de la compétence qu’étaient les sophistes. Très clairement, l’enseignement à la mode Blanquer est tourné vers les compétences et une note de la commission des programmes propose une révision générale des programmes pour en finit avec les ambitions encyclopédistes ! Quand on sait en quel état est notre enseignement, on peut mesurer pourtant que nous ne sommes guère menacés par l’encyclopédisme ! Jadis l’apprentissage des langues étrangères s’accompagnait de savoirs concernant la civilisation et la culture du pays. On apprenait à faire des phases en allemand mais on devait aussi connaître des choses aussi « inutiles » que la poésie romantique allemande. Blanquer propose de faire passer les épreuves de langues par des organismes extérieurs à l’éducation nationale. Le TOEFL remplacera bien Shakespeare.

IO: D'où vient la notion d'autonomie des établissements et quels en sont les effets ?
DC: L’autonomie des établissements a commencé à se mettre en place au lendemain de mai-juin 68 avec la loi Faure et les conseils d’administrations. Puis on a transformé les établissements scolaires en EPLE avec les lois de décentralisation de 1983 et 1985. La loi d’orientation de Jospin (1989) institue la notion de « projet d’établissement ». Blanquer ne se cache pas de vouloir aller beaucoup plus loin et de faire sauter tout le système centralisé de l’Éducation nationale en permettant aux directeurs d’établissement de recruter les professeurs et de proposer leur propre « offre de formation ». Il s’agit d’organiser la mise en concurrence systématique des établissements et de permettre aux entreprises privées de trouver là un nouveau champ d’investissement notamment sur les créneaux rentables de la formation des enfants des « classes moyennes supérieures » appelés à intégrer les « élites ». N’oublions pas que Blanquer a été directeur de l’ESSEC, une des plus prestigieuses de ces écoles de commerce françaises, presque toutes privées.
Cette mise en concurrence sous couvert d’autonomie des établissements est conforme aux prescriptions de l’OCDE ou d’organismes pro-patronaux comme l’ERT. Il ne faut cependant pas se tromper. Le but de la mise en concurrence n’est pas d’améliorer « l’efficacité » de l’enseignement ni même de maltraiter encore plus les professeurs. Avec un certain cynisme, l’OCDE le disait déjà il y 20 ans : la plus grande partie de ces jeunes en saura toujours assez pour être livreurs de pizzas. Il faut cependant, ajoutait l’OCDE, éviter que tout cela ne dit aussi brutalement et continuer de donner à tous un enseignement, mais un enseignement dégradé adapté à la future condition de cette grande masse des jeunes qui ne trouveront rien d’autres que des « petits boulots », dévalorisés et précarisés.
Denis Collin, professeur de philosophie, est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie, consacrés à Marx, Machiavel, Spinoza mais aussi aux questions de philosophie politique et morale. Dernier ouvrage paru : Introduction à la pensée de Marx.  (Seuil, 2018)

mercredi 27 juin 2018

Que reste-t-il de Marx aujourd’hui ?

Entretien recueilli par Thibault Isabel pour Eléments

1/ Karl Marx prophétisait la fin de l’histoire et l’émergence d’une société communiste, nous n’avons eu que la chute de l’Union soviétique et l’avènement d’un capitalisme mondial hégémonique, sous large domination américaine. La Chine, qui constitue officiellement le dernier grand régime « communiste » de la planète, est en train de se transformer en parangon de la liberté de marché. Le marxisme s’est-il donc trompé sur toute la ligne ? En quoi l’analyse marxiste, entamée il y a près de deux cents ans, nous permet-elle encore de penser le XXIe siècle ? 

Je ne suis pas sûr que le terme de prophétie convienne bien. Marx ne prévoit pas la venue du communisme comme les prophètes annonçaient celle du Messie. Il affirme qu’il décrit le mouvement réel, qui se déroule sous nos yeux, le mouvement par lequel s’accomplit l’expropriation du capital, à travers les fusions, les faillites et l’instauration d’oligopoles, la constitution de sociétés par actions, le rôle croissant des institutions financières et du crédit, etc. autant de moyens par lesquels le capital tend à dépasser les bornes étroites que fixe la propriété capitaliste des moyens de production. En même temps, la socialisation croissante de la production est un fait patent dont la « mondialisation » n’est qu’une des manifestations. La possibilité de donner « à chacun selon ses besoins » a montré sa réalité à grande échelle à travers les systèmes de protection sociale ; la gratuité ou la quasi-gratuité de toute une série de biens et de services est à portée de notre main dans de nombreux secteurs. Mais effectivement toutes ces tendances restent des tendances et aucune n’a conduit au renversement des rapports sociaux de production capitalistes. Elles n’en demeurent pas moins sous-jacentes à tous les développements sociaux contemporains. L’apparente résistance du mode de production capitaliste ne devrait pas trop nous impressionner. Conformément aux analyses de Marx, la prospérité repose sur une montagne de capitaux fictifs. La classe capitaliste proprement dite – et non les « fonctionnaires » grassement payés du capital – s’est rétrécie sévèrement et n’a plus qu’un rôle purement parasitaire. Le dynamique de l’accumulation du capital (« la valorisation de la valeur » ne pourra pas continuer éternellement. Pas plus qu’on ne pourra éternellement puiser dans les ressources naturelles détruites par un mode de production qui suppose un gaspillage croissant. Les historiens, sociologues, économistes, philosophes, qui ne croient pas que le capitalisme borne notre horizon historique sont de moins en moins isolés. Quelques décennies, tout au plus, voilà l’avenir du capitalisme sous les formes actuelles. Ensuite, ce sera peut-être mieux et peut-être pire.
2/ Le compromis fordiste puis la politique redistributive des trente glorieuses ont en quelque sorte acheté la paix sociale, en favorisant la réorientation réformiste des syndicats et en contribuant, ne fût-ce que maigrement, à un « embourgeoisement » du prolétariat traditionnel. Marx avait-il anticipé cette adaptation du capitalisme, qui a permis au système d’étouffer les ambitions révolutionnaires du prolétariat occidental ? La social-démocratie a-t-elle en définitive adouci le capitalisme – auquel cas un marxiste pourrait malgré tout déplorer sa disparition – ou n’a-t-elle été qu’un piège destiné à conforter l’économie libérale ?

Les politiques « redistributives » de l’État ne découlent pas savants calculs faits par les capitalistes. Elles sont le produit de la conjonction de deux mouvements : d’un côté les luttes ouvrières pour imposer des limitations légales à l’exploitation capitaliste (Marx expose tout cela avec un grande netteté dans le livre I du Capital) ; d’un autre côté la perception par une partie des classes dirigeantes que l’intervention de l’État et la mise en place d’un certain nombre de régulations étaient nécessaires pour sauver le mode de production capitaliste contre les appétits sans borne des capitalistes individuels eux-mêmes.
La social-démocratie était une organisation de défense des intérêts des ouvriers dans le cadre même du mode de production capitaliste. Elle a longtemps habillé cela d’une idéologie souvent quasi-religieuse, le marxisme (voir mon livre Le cauchemar de Marx). Mais cette social-démocratie-là n’existe plus, elle est partout à l’agonie, non pas parce qu’elle aurait « trahi » une espérance révolutionnaire à laquelle elle ne croyait plus depuis longtemps, mais parce qu’elle a renoncé même à défendre sa propre base sociale, pour miser sur les classes moyennes supérieures. Mais cette idée de réforme du capitalisme, de reconquête des droits sociaux, de régulation d’un capitalisme qui serait rendu moins inhumain n’a pas disparu. Podemos en Espagne,  La France insoumise, le mouvement Cinque Stelle en Italie ou les grands rassemblements derrière Bernie Sanders aux États-Unis incarnent parfaitement cette tentative de faire renaître quelque chose qui prendrait la place de la « vieille gauche » et de la défunte (ou presque) social-démocratie.

3/ Même si nous sommes loin du temps des mines, des hauts-fourneaux et des chaînes d’assemblage, les dernières décennies ont vu une montée endémique du stress et du taux de dépression en entreprise, ou encore de l’épuisement professionnel. Marx dénonçait à son époque l’aliénation par le travail. Sa pensée nous aide-t-elle à comprendre la crise actuelle du monde salarié, voire la déshumanisation qui en résulte ? Et l’ubérisation en marche aggravera-t-elle le phénomène d’aliénation, ou apportera-t-elle au contraire une certaine autonomie aux nouveaux auto­entrepreneurs ?

D’abord, il y a encore beaucoup de mines, de hauts-fourneaux et de chaînes d’assemblage. Foxconn, le principal producteur de téléphones portables, utilise massivement le travailleur manuel et emploie environ 1,2 millions d’ouvriers… Les terres rares de nos écrans tactiles, il faut aussi les extraire du sol. Il faut regarder le mode de production capitaliste globalement. En second lieu, l’organisation scientifique du travail a fait des « progrès » considérables. Le « toyotisme » pousse au paroxysme tous les traits du fordisme ; il s’agit de ne plus laisser une seconde de temps non utilisé directement. D’où effectivement les nouvelles maladies professionnelles. L’informatisation a permis de développer la surveillance et le « management par la terreur » s’est largement répandu. Des professions en « cols blancs » sont maintenant traitées comme les « cols bleus » et souvent pire. Enfin l’uberisation et le développement des auto-entrepreneurs ne sont des progrès que pour ceux qui ignorent tout de l’histoire. Ce sont des formes de travail à la tâche, un salariat déguisé, qui a tous les inconvénients du salariat sans en avoir les avantages. Un chauffeur « Uber » ou un auto-entrepreneur est l’équivalent exact de ce qu’étaient les canuts lyonnais en 1830. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les mouvements sociaux parmi les chauffeurs « Uber » portent souvent sur la requalification de leur contrat en contrat de travail salarial et plusieurs tribunaux américains leur ont donné satisfaction sur ce point.
La question du « travail aliéné » est donc plus que jamais une question poignante. Elle touche aussi partiellement les couches supérieures du salariat, cadres des entreprises, commerciaux, qui, s’ils ont de bons salaires, s’aperçoivent qu’ils font « des boulots de merde » et pour certains lâchent tout pour devenir maraîchers, bucherons, etc.
Bien que l’on amuse la galerie avec les questions sociétales, la question du travail est, selon moi, la question centrale des années à venir, tant du point de vue la lutte contre le chômage que du point de vue des formes du travail, du sens qu’il peut avoir dans la société d’aujourd’hui.

4/ Marx disait que les premiers grands capitalistes, au début de l’ère moderne, avaient bénéficié d’un processus d’« accumulation primitive » : autrement dit, ils s’étaient accaparés en masse des biens autrefois communaux – en particulier des terres agricoles –, qu’ils avaient donc privatisé afin d’en faire le socle de leur enrichissement futur. Or, on a vu émerger au cours de l’époque récente, en un laps de temps extrêmement bref, de richissimes milliardaires partis de presque rien, notamment dans le domaine de l’économie numérique. Ces enrichissements rapides ont-ils été rendus possibles par une nouvelle forme d’accumulation primitive, c’est-à-dire de privatisation des biens communaux ? Dans quels secteurs de l’économie contemporaine le phénomène d’accumulation primitive peut-il plus largement être observé ?

En matière d’accumulation primitive, les régimes prétendument « communistes » ont été particulièrement performants. Les oligarques russes et les milliardaires chinois ont fait main basse sur la propriété étatique et c’est une des dimensions importantes des transformations de ces régimes bureaucratique. En ce qui concerne les grandes entreprises du numérique, symbolisées par les GAFA, leur capitalisation fabuleuse est celle d’une économie de rente. Elles extorquent des redevances en situation de monopole ou de quasi-monopole. Mais elles n’ont vraiment rien créé par elles-mêmes, contrairement aux légendes colportées à ce sujet. Apple a fait sa fortune avec l’interface du Mac … inventée par l’Université de Palo Alto et « privatisée » par Steve Jobs qui a surtout été un génie des affaires. Les langages de programmation sont des logiciels libres, tout l’internet procède des travaux produits par des organismes publics (les universités américaines stimulées par le programme ARPANET du Pentagone) ; l’interface d’internet, HTM, a été créée par les chercheurs du CERN. Ensuite ces grandes entreprises passent des contrats d’exclusivité avec les États. Ainsi le contrat qui lie Microsoft au ministère de l’éducation nationale en France, ce qui étouffe toute la concurrence et notamment les entreprises françaises indépendantes qui s’étaient lancées sur le logiciel libre en direction de l’école… Bref, là encore, comme dirait l’Ecclésiaste, rien de nouveau sous le soleil. Le capitalisme moderne ressemble comme deux gouttes d’eau au capitalisme d’il y a deux ou trois siècles.
Il ne faut d’ailleurs pas se laisser éblouir par son vernis « high tech ». Le capitalisme d’aujourd’hui cherche à s’accaparer les biens rares de l’avenir, les terres et on assiste en Afrique aujourd’hui à grande échelle à un nouveau mouvement des « enclosures », et d’ailleurs ce mouvement existe aussi, à une moindre échelle, en France.

5/ Depuis les années quatre-vingt, avec les réformes de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, nous avons assisté à une dérégulation outrancière du système économique mondial. Le nombre de milliardaires dans le monde a explosé, alors que, dans le même temps, le taux de croissance des grands pays industriels s’est réduit comme peau de chagrin, le chômage est devenu structurel, la proportion de travailleurs pauvres a fortement augmenté, les écarts de richesse sont remontés en flèche et les crises financières se sont succédé à un rythme répété, la plus violente ayant bien entendu découlé des subprimes. Malgré cela, un peu partout en Occident, les élections confortent les partis libéraux, et la gauche se retrouve très souvent en miettes. Pourquoi les pauvres ne se révoltent-ils pas ?

Il n’y a aucune raison « objective » à cette domination des partis que l’on appelle à tort libéraux (car ils bafouent tous les idéaux du  politique). Mais on doit comprendre que les rapports sociaux incluent des représentations du monde et de ces mêmes rapports sociaux. Marx montre tout cela génialement dans la première section du Capital, notamment dans le passage consacré au fétichisme de la marchandise. Les mécanismes de la soumission à l’ordre existant ont été l’objet d’analyses d’auteurs importants, mal compris à leur époque et inconnus aujourd’hui, comme Herbert Marcuse, dont L’homme unidimensionnel reste un ouvrage très éclairant pour aujourd’hui. « Les hommes combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut » disait Spinoza. Rien de plus désespérant quand nous voyons des centaines de millions de déshérités proclamer leur soumission (islam) à des tyrannies religieuses assises sur des fortunes colossales.
En vérité, il n’y a pas de « dynamique objective » du capitalisme qui produirait des révoltes se transformant en révolution. Pour renverser le capitalisme, il faut aussi une transformation  et intellectuelle de la  toute entière, ainsi que le disait Gramsci.

6/ La désertification industrielle de nos contrées a mis un terme au monde ouvrier traditionnel, désormais relégué dans la France périphérique des chômeurs et des intérimaires, majoritairement acquise au Front national ou à l’abstention. La culture prolétarienne en tant que telle a cessé d’exister. Les « quartiers populaires » ne désignent plus d’ailleurs les quartiers ouvriers, qui ont plus ou moins disparu, mais les zones de banlieues où se concentrent d’importantes quantités de citoyens immigrés et mal intégrés, très peu politisés. Dès lors, la lutte des classes a-t-elle encore un sens ? Quelle catégorie de population peut s’opposer au « patronat », lui-même réincarné sous les traits nébuleux de l’actionnaire anonyme ?

La « lutte de classes » n’est ni une donnée sociologique ni une donnée purement politique. L’identification de la gauche à la classe ouvrière et aux autres classes salariées a tout obscurci. La « lutte de classes », c’est ce qui s’organise autour du rapport capitaliste, la transformation de la force de travail en marchandise dont la consommation non seulement renouvelle la valeur de cette marchandise très particulière mais encore produit une valeur additionnelle. Les formes qui expriment la conscience de ce rapport peuvent être très variées, mais on a perdu l’habitude de les reconnaître. Par exemple quand se développe l’hostilité envers les immigrés, particulièrement chez les travailleurs (on a bien vu ça en Italie aux dernières élections), c’est d’abord parce que l’immigré est perçu comme celui qui vient faire une concurrence déloyale au travailleur « national » et donc va fragiliser sa position face au capitaliste. Les « belles âmes » qui ne sont jamais confrontées à cette situation vont faire la  à ces « salauds de pauvres » et dénoncer les « populistes ». Mais c’est encore la lutte des classes qui s’exprime ! Comme c’est encore la lutte des classes qui s’exprime dans la colère des Français des banlieues étudiés par Christophe Guilly.
Le problème est de transformer ce qui est seulement réactif en un mouvement actif qui ne va pas se dresser contre quelques boucs émissaires (les « deux cents familles ») mais peut transformer la situation réelle en faisant prévaloir les intérêts du « peuple » (ceux d’en bas) contre le « grands » (ceux qui veulent gouverner) pour reprendre la problématique machiavélienne. Et ça, ça peut prendre beaucoup de formes différentes : une ville qui soutient les grévistes d’une usine menacée, la lutte contre la fermeture d’une gare, l’organisation de coopératives de producteurs, l’organisation de crèches collectives mutualistes, etc. On ne fait pas assez attention à tous ces petits ruisseaux qui pourraient bien faire une grande rivière.

7/ La révolte contre le capitalisme, si elle a toujours la moindre chance d’éclater, viendra-t-elle de l’Occident ou des autres parties du monde ? Après avoir été le moteur de l’histoire pendant plusieurs siècles, pour le meilleur et pour le pire, ne sommes-nous pas devenues les nations du monde d’hier ?

Le capital fait son tour du monde. En Asie et notamment en Chine, il y a d’intenses luttes de classes qui aboutissent à l’élévation du salaire et du coup le prochain continent c’est l’Afrique. Mais après, il n’y a plus rien ! L’Antarctique a sans doute des ressources à exploiter mais pas de force de travail humaine. Quelques décennies ; mais il faudra bien régler les comptes un jour.

8/ Les détracteurs de Marx lui reprochent souvent d’avoir donné une vision trop optimiste de l’industrie et des progrès de la technique. On ne peut assurément pas le considérer comme un précurseur de l’écologie ! Y a-t-il néanmoins chez Marx des éléments qui permettent d’analyser la crise écologique de notre temps ?

Évidemment, Marx n’est pas un « écologiste ». Engels prêtera une grande attention aux travaux du père de l’écologie, Ernst Haeckel. Mais il y a chez Marx une grande attention à l’épouvantable destruction du milieu naturel que produit le développement du mode de production capitaliste. Le capital détruit les deux sources de la richesse que sont la terre et le travail, dit-il. Et dans son esprit, le communisme, c’est aussi une manière économique – c’est-à-dire en minimisant la dépense d’énergie – de régler les rapports entre l’homme et la nature. Même s’il y a chez Marx un intérêt et même une vraie fascination pour le machinisme dont il est le premier grand analyste, les menaces qui pèsent sur notre écoumène peuvent être clairement comprise en repartant des analyses de Marx.

9/ La robotisation risque de provoquer le déclassement de nombreux travailleurs dans le monde et menace même la main-d’œuvre bon marché des pays émergents : c’est ce que Marx appelait la domination du « travail mort » sur le « travail vivant ». Pourtant, si le travail se fait de plus en plus rare, que les pauvres sont de plus en plus nombreux et qu’ils deviennent de plus en plus pauvres, qui continuera d’acheter les produits fabriqués par les machines, et comment les riches feront-ils pour rester riches ?

Contradiction mortelle du mode de production capitaliste ! Au moment où le travail pourrait se faire « plus rare », le capital est plus avide que jamais de travail vivant : allongement de la semaine de travail, mise en cause des 35 heures, élévation de l’âge de départ à la retraite, etc. Ce qui intéresse le capital, c’est le travail gratis et il n’y que la force de travail humaine qui peut produire du travail gratis. Les machines par elles-mêmes ne produisent jamais plus de valeur que ce qu’elles ont coûté. Un mode de production entièrement automatisé ne produirait aucune plus-value !

10/ Le communisme est-il toujours une option valable ? Sinon, quelle alternative proposer contre le capitalisme, si tant est qu’un autre régime soit seulement possible ou souhaitable ? 

Dans mon Introduction à la pensée de Marx (Le Seuil, 2018), je souligne dans le chapitre conclusif : « nous n’avons pas moins mais plus de raisons que Marx de penser que le mode de production capitaliste est historiquement condamné. À quoi cédera-t-il la place ? Le pire reste possible. Mais précisément, avec Marx, nous devons nous rappeler que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire. » C’est pourquoi il n’y a pas de tâche plus urgente que de repenser un « communisme » qui n’aura rien à voir ni de près ni de loin avec les systèmes bureaucratiques collectivistes. Un communisme qui ne fera pas table rase du passé mais s’appuiera au contraire sur tout ce que notre histoire nous a légué. Le communisme, c’est d’abord faire prévaloir le bien commun. Ce bien commun, c’est d’abord tout ce que nous procure la vie communautaire, la vie dans une cité comme le disait Aristote. C’est donc partager l’usage de biens qui ne peuvent être appropriables de manière privative : la santé, l’éducation, la jouissance de la culture, les possibilités offertes pour accomplir ce que nous pensons être une vie bonne. C’est aussi nous protéger contre les maux publics que sont la pollution, la dégradation de l’environnement et le délabrement des conditions mêmes de la vie humaine sur cette planète limitée qui est la nôtre. Le bien commun ne peut être garanti que par l’action politique, de bas en haut (en bas, il y a la commune !). Un communisme donc sans dépérissement de l’État (voilà la grosse différence avec Marx), mais avec un État protégeant les individus contre la domination – ce qui est la définition même du républicanisme. Un communisme qui ne renoncera aux utopies, mais s’en tiendra à cette « décence commune » dont parlait Orwell.


Note à l'intention des chasseurs de sorcières: les "antifa" professionnels ne manquent pas dénoncer cet entretien accordé à la "revue d'extrême-droite" "Éléments". Si Éléments se veut une revue d'idées "pour la civilisation européenne", c'est aussi une revue ouverte au dialogue des idées, bien loin du sectarisme qui est d'autant plus virulent "à gauche" que tous les idéaux de la gauche ont jetés par-dessus bord. Mon interviewer, Thibault Isabel, quant à lui se réclame de Proudhon, défend le principe de tolérance et un certain multiculturalisme que je suis loin de partager mais qu'on ne peut surtout pas qualifier d'idéologie d'extrême-droite (voir ses différents ouvrage). C'est aussi dans Éléments et dans Krisis qu'on trouvera de bonnes défenses des travaux du regretté Costanzo Preve.


dimanche 29 avril 2018

Discussion sur Marx, à partir de l'Introduction à la Pensée de Marx

Intervention sur Radio-France Internationale, à l'invitation de Pierre-Édouard Deldique, dans son émission "Idées", publié le 29 avril 2018
Podcaster l'émission

lundi 23 avril 2018

Introduction à la pensée de Marx

Non classé

Introduction à la pensée de Marx

Aux éditions du Seuil (ISBN : 9782021384567)
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Sommaire
Avant-propos
 1. Marx en son temps
2. De la démocratie radicale à la critique de l’économie politique : la philosophie de la praxis3. La valeur et le fétichisme de la marchandise : genèse et figures de l’idéologie
4. L’échange et l’exploitation capitaliste : le procès de travail et la production de la survaleur
5. La dynamique du mode de production capitaliste
6. L’émancipation, le communisme
7. Une théorie générale de l’histoire ?
8. Politique et dépérissement du politique
9. L’héritage marxiste
10. L’actualité de la pensée de Marx
Présentation
Deux siècles après la naissance de Marx, le capitalisme semble partout avoir eu raison du marxisme. Et pourtant la critique du capitalisme est partout ravivée par la crise écologique, l’explosion des inégalités et la maltraitance des travailleurs. Cette contradiction n’est qu’une apparence, car la pensée de Marx n’a rien à voir avec la vulgate étatiste et productiviste des partis communistes défaits par l’histoire. Ce livre tord le cou à bien ses idées reçues et nous restitue l’œuvre authentique de Marx, le philosophe humaniste, penseur de l’émancipation des individus et de la démocratie réelle. Conçu comme une initiation didactique à la pensée d’un grand auteur, il en couvre toutes les dimensions philosophiques, économiques, politiques et il nous montre comment cette œuvre reste un outil précieux pour penser le présent.
Recension
http://denis-collin.viabloga.com/news/introduction-a-la-pensee-de-marx

jeudi 19 avril 2018

Introduction à la pensée de Marx (recension)

Recension par Laurent Joffrin dans Libération

Le philosophe Denis Collin signe un ouvrage utile pour redécouvrir la pensée du fondateur du marxisme qui aurait eu 200 ans cette année. Les idolâtres le rejetteront, ceux qui se demandent si Marx serait devenu social-démocrate aussi.

 Marx aujourd’hui
Le marxisme est mort, mais Marx est vivant. Tel est le mantra de Denis Collin, philosophe qui livre une introduction à la pensée de l’auteur du Capital à la fois utile, bienvenue et quelque peu frustrante. Le marxisme, dit-il, citant Michel Henry, autre philosophe, n’est que «la somme des contresens commis sur Marx». Formule juste, tant les orthodoxes et les dévots ont ossifié, rigidifié, dogmatisé la vaste pensée qui a dominé pendant quelques décennies une grande partie du mouvement ouvrier et a servi sous cette forme aux très orwelliennes dictatures marxistes-léninistes qui ont défiguré l’idéal socialiste.
Cette idéologie, transformée en catéchisme par les responsables communistes, n’a pas survécu à l’échec historique retentissant des expériences menées en son nom, sinon dans les écrits de l’Hibernatus Badiou et de quelques autres.
Denis Collin revient donc aux sources, aux textes, pour en donner une synthèse claire et une interprétation argumentée qui seront précieuses à quiconque veut s’initier.
Marx est d’abord un philosophe puissant, inspiré par Hegel, par Feuerbach et quelques autres qui placent au centre de sa réflexion le concept d’aliénation. Pour Hegel, l’esprit s’aliène dans la matière avant de reprendre dialectiquement ses droits ; pour Feuerbach, l’homme s’aliène dans la religion qu’il voit à la source de toutes choses, alors que c’est l’homme qui crée la religion.
Pour Marx, qui étudie d’abord le capitalisme de son temps, l’homme s’aliène dans la marchandise devenue fétiche, qui gouverne le travail et la consommation alors qu’elle en est le produit. Il inaugure ainsi une double critique de la consommation et du travail salarié qui reste aujourd’hui encore d’actualité.
Marx passe au scalpel la science économique de son temps, qui n’a pas beaucoup changé depuis. Il élucide le mystère du capital qui se nourrit du «sur-travail» fourni par le salarié pour se lancer dans la course sans fin de l’accumulation. Denis Collin, une fois cet héritage clarifié, note que Marx est un penseur de la liberté plus que du déterminisme, qu’il croit au progrès matériel et à l’émancipation humaine par l’action consciente.
De la même manière, en politique, les textes qu’il consacre à la Révolution de 1848, au coup d’Etat du 2 décembre ou à la Commune de Paris font preuve d’une nuance d’analyse qui laisse toute sa place à l’autonomie des acteurs, et donc à celle de l’instance politique. Les hommes - et les femmes - agissent dans ces conditions sociales et historiques déterminées, mais ils gardent dans ce cadre un pouvoir de décision qui rend l’Histoire bien plus complexe et imprévisible que les mécaniques analyses des marxistes ne le soutiennent avec force certitude.
Denis Collin montre encore que la «dictature du prolétariat», prônée par Marx au moment des convulsions révolutionnaires du milieu du XIXe siècle, n’exclut pas l’acceptation du parlementarisme une fois l’occasion révolutionnaire passée, et encore moins l’établissement d’une démocratie fondée sur les libertés publiques.
Très utiles mises au point, donc, qui seront évidemment rejetées par les disciples restant du marxisme-léninisme, ceux qui lisent les textes sacrés, comme les salafistes lisent le Coran.
Restent les questions traitées à la fin du livre, mais guère résolues. Pourquoi les régimes politiques se réclamant du marxisme ont-ils à ce point échoué ? Denis Collin répond par un tour de passe-passe et non par l’analyse concrète des situations concrètes. Si le socialisme réel a failli, dit-il, c’est parce qu’il a… maintenu le capitalisme, et donc que son échec se ramène à celui du capitalisme. Pirouette simpliste.
Les chefs communistes étaient plus violents que d’autres, mais ils n’étaient pas plus bêtes. Ils ont remplacé l’économie de marché par un système où l’essentiel des moyens de production était collectivisé, selon l’idée de Marx, qui voyait le socialisme fonctionner «comme la poste allemande», et où les besoins n’étaient plus définis par le marché ou par la logique du profit, mais par celle des intérêts généraux des pays concernés, définis par un pouvoir central.
Les pays communistes sont donc bien sortis de la logique capitaliste pour lui substituer un système de planification centrale étranger au marché. Denis Collin évite soigneusement de s’engager dans cette voie, qui tendrait à montrer que la collectivisation produit aussi de la bureaucratie et des erreurs tragiques nées du volontarisme des fonctionnaires centraux, bloquant la productivité et instaurant une contrainte totalitaire sur la vie quotidienne des ouvriers «émancipés».
Rejetant le soviétisme, Denis Collin semble plaider pour «l’association libre des travailleurs», formule défendue par Marx. Mais s’il s’agit de petites unités de production décentralisées, à la manière d’une coopérative, il laisse entière la question du marché, auquel l’association en question sera forcément confrontée dès lors que subsistent la concurrence et la liberté du consommateur.
Marx décrivait le capitalisme impitoyable de son temps. Ses analyses restent utiles, par exemple pour décrypter la mondialisation et le fonctionnement du capitalisme «sauvage» à l’œuvre dans les pays émergents. Mais on peut faire le pari qu’il aurait amendé sa doctrine en observant l’échec des socialismes réels et le succès des économies de marché tempérées par les conquêtes du mouvement ouvrier, qu’il avait lui-même préconisées dans le Manifeste du Parti communiste : droit social, démocratie politique, Etat-providence. L’introduction à l’œuvre de Marx est utile. Denis Collin recule devant la conclusion…
Laurent Joffrin
Denis Collin Introduction à la pensée de Marx Seuil 256 pp., 14 €

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...