Cet article a été publié pour la première fois en décembre 2008. Je le publie à nouveau sans modification. Mais tout cela mériterait d'être développé au moment où ce débat refait surface et où la cause des euthanasieurs semble encore avoir progressé.
lundi 1 octobre 2018
La philosophie devenue folle
Le livre de Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle (Grasset) n’est certes pas un grand
livre de philosophie, peut-être même n’est-il pas du tout un livre de
philosophie bien qu’il soit le livre d’un philosophe. En réalité il s’agit d’une
vaste enquête sur l’idéologie postmoderne telle qu’est existe principalement
dans le monde anglo-saxon – bien que les autres nations ne soient pas épargnées
comme nous ne sommes à l’abri ni du MacDo, ni des « blockbusters »
hollywoodiens. Entreprise de salubrité publique, le livre de Jean-François
Braunstein est nécessaire, comme il est nécessaire de faire le ménage, ramasser
les ordures ou nettoyer les écuries d’Augias. Et effectivement il a dû faire
preuve d’une force herculéenne pour lire John Money, Judith Butler, Martha
Nussbaum, Dona Haraway et tant d’autres « penseurs » de la même farine.
Le livre s’attaque à trois questions différentes dont la
réunion en un seul volume pourrait sembler quelque peu arbitraire : la
question du genre, la question des droits des animaux et enfin celle de
l’euthanasie. On peut être partisan de l’euthanasie sans être un fanatique de
la libération animale ou un lecteur passionné de Butler. Le lien entre ces
trois branches de ce qui s’appelle encore « philosophie morale »
réside dans l’abolition des frontières qui définissent l’humanité.
Abolition des frontières de genre d’abord. Homme, femme,
nous expliquent les partisans de la « théorie du genre », laquelle,
comme l’expliquait une ministre qui l’avait défendue, « n’existe
pas » mais occupe des départements entiers des universités américaines et
commence à coloniser certaines universités françaises. Braunstein retrace les
origines de cette théorie du genre à partir des expérimentations de John Money (spécialiste
enthousiaste des hermaphrodites) jusqu’aux spéculations de Judith Butler et le
déni de la réalité corporelle qui caractérise cette penseuse, pour finir par
les multiples fragmentations plus désopilantes les unes que les autres des
« identités sexuelles » : j’ai appris à cette occasion qu’il y a
des associations de bear, c’est-à-dire
des gays baraqués portant la barbe. Je suppose qu’il s’agit qu’il s’agit
d’homosexuels qui ne veulent pas avoir l’air d’être des « fiottes ».
Au-delà de ces cocasseries, Braustein montre comment la théorie du genre est
fondée sur un retour à la séparation du corps et de l’esprit et une volonté
plus ou moins dissimulées d’en finir avec le corps, dans la plus pure tradition
des gnostiques.
Il y aurait lieu de s’interroger sur ce qui reste de
l’éthique médicale quand la médecine et la chirurgie sont enrôlées dans des
opérations de changement de sexe avec phalloplastie pour les femmes devenant
des hommes et une sorte de vaginoplastie pour les hommes qui veulent devenir
des femmes. Il n’est pas certain du tout que le serment d’Hippocrate révisé
s’accorde avec ce genre de pratiques qui peuvent, du reste, être prises en
charge par la Sécurité Sociale… Il y a aussi une mode du transgenre qui ne
laisse pas d’interroger tous ceux qui ont gardé une certaine idée de la
« décence commune ».
En ce qui concerne « la libération animale »,
Braunstein inaugure son aventure dans les méandres de ces penseurs (Singer,
Regan, Nussbaum, etc.) par une phrase de Stéphanie de Monaco qui résume
tout : « les animaux sont des humains comme les autres ». Braunstein
montre les impensés, les contradictions et les franches absurdités auxquels
conduit cette pensée selon laquelle il n’y a pas de frontières entre l’homme et
l’animal. On vient tout naturellement à l’idée que, pour éviter tout spécisme,
il faut traiter les hommes comme des bêtes. Singer estime que la vie d’un
mammifère tel que la chien ou le cochon vaut largement celle d’un humain
affaibli, un enfant, un handicapé mental ou vieillard sénile. Plutôt que
conduire des expériences médicales sur des chimpanzés bien portants, on pourrait
très bien les faire, soutient Singer, sur des humains en coma dépassé. Singer
distingue les « humains-personnes » dont il admet qu’ils ont une
grande valeur, des « humains-non personnes » dont la vie ne mérite
guère d’être vécue. Tout lecteur de bon sens se dira qu’au fond le nazisme
n’est pas incompatible avec la pensée de Singer, ce que des Allemands
manifestant contre les conférences de Singer avaient assez bien compris.
La troisième partie traite de la banalisation de la mort et
de la question de l’euthanasie. Le lien avec la précédente est clair.
Braunstein s’étonne que les « éthiciens », les spécialistes qui
alimentent les « comité d’éthique » soient plus préoccupés de la
possibilité de donner la mort que de la recherche de la vie bonne. On retrouve
dans cette partie du livre Peter Singer qui est un des défenseurs majeurs de l’euthanasie,
non seulement des personnes à demi-agonisantes sur un lit d’hôpital mais aussi
des enfants handicapés. Il y a chez Singer et certains de ses disciples une
défense assez atroce de l’infanticide et plus généralement de la suppression
des vies qui ne méritent pas d’être vécues. On trouvera aussi des exemples de
discussion pour savoir jusqu’à quel âge on a le droit de tuer les enfants :
Francis Crick, le célèbre prix Nobel de médecine estimait qu’on ne devait
considérer l’enfant comme un être humain que trois jours après sa naissance, d’autres
vont beaucoup plus loin – un enfant ne devrait être considéré comme un humain
qu’à partir du moment où il manifeste une certaine conscience de lui-même et
quelques capacités morales (dont ces philosophes prétendus sont manifestement
incapables à leur âge déjà avancé !).
Le ton de Braunstein est
polémique et à bien des égards son livre présente des parentés avec L’idéologie allemande et La Sainte Famille de
Marx et Engels, quoique les idéologues auxquels ils s’attaquaient fussent
nettement moins cinglés et nettement moins immoraux que ceux que Braunstein
épingle. À la lecture de Braunstein, la philosophie morale postmoderne apparaît
comme une immense accumulation de sottises et de pures folies, parfois de
thèses profondément immorales et plutôt dégoûtantes et on se demande bien par
quel tour de l’histoire des idées de telles billevesées ont pu occuper tant de
cervelles universitaires dans des établissements parmi les plus prestigieux du
monde anglo-saxon. Ces figures nouvelles de l’idéologie américaine sont des
productions sociales d’un monde bien déterminé. Et leur fond commun est
l’utilitarisme dans sa version la plus pure, celle de Bentham qui considérait
les droits de l’homme comme une mauvaise plaisanterie. Si la règle fondamentale
est de maximiser le plaisir global et de minimiser la souffrance globale, on
voit clairement que les souffrances infligées à un petit nombre peuvent se
justifier dès lors qu’elles apportent du plaisir à un plus grand nombre et, en
outre, que l’euthanasie des « humains affaiblis » est parfaitement
morale puisqu’on met fin à une vie de souffrance. Ainsi, comme le sous-entend
Singer, l’euthanasie des handicapés intellectuels et des vieillards séniles
serait parfaitement juste du point de vue de l’utilitarisme benthamien. C’est
encore l’utilitarisme qui autorise toutes extravagances du transgenrisme
puisque la satisfaction des transgenres ne cause de tort à personne, encore que
l’on puisse déjà mesurer combien il est tenu pour très ringard d’être mâle
blanc hétérosexuel et cisgenré… pour ne rien dire des « dommages collatéraux »
du transgenrisme chez les adolescents. L’utilitarisme pervertit en son fond le
sens de l’éthique. Singer et ses collègues éthiciens précisent d’ailleurs qu’il
s’agit d’une « éthique pratique ». On ne se demande bien ce que
serait une éthique non pratique. En fait comme dans les procédés de la
novlangue, l’ajout d’un qualificatif à première vue redondant sert à justement
à inverser le sens du nom auquel il se rapporte. C’est ainsi que l’éthique
pratique peut affirmer que l’animal est l’homme, le masculin féminin, etc.,
alors on peut aussi affirmer sans risque que la paix c’est la guerre et la liberté
l’esclavage ! Et l’éthique pratique est tout sauf une éthique.
Mais l’utilitarisme n’est pas seul en cause. Braunstein
pointe clairement comme un des points communs de tous ces idéologues le refus
des frontières qui doivent être abolies, frontières entre les sexes, entre l’homme
et l’animal, entre la vie et la mort. Ce refus des frontières, qui est l’idéologie
adéquate à la « mondialisation capitaliste » (ce que Braunstein ne
dit pas et ne semble pas voir) n’est rien d’autre que la destruction de la
raison. C’est parfaitement clair chez quelqu’un comme Donna Haraway mais aussi
à un degré moindre et avec plus de filouterie chez Judith Butler. Singer ne
proclame pas sa volonté de détruire la raison. Il est au contraire un maniaque
de l’argumentation sophistique, un spécialiste d’une raison devenue folle – le fou
est celui qui a tout perdu sauf la raison disait Chesterton.
Braustein note bien un autre trait commun des transgenres,
animalistes et autres euthanasieurs : le travail de ce que Freud désignait
comme pulsion de mort. L’indifférenciation, c’est le retour à l’état
inorganique. Mais pourquoi, encore une fois, ces idéologies ont-elles pignon
sur rue ? Braunstein ne répond pas à cette question et ne la pose même
pas. Il me semble que cette pulsion de mort a saisi la société toute entière :
accumulation illimitée de la valeur, destruction de toutes les frontières,
politiques, familiales, morales, déchaînement d’une technoscience qui se croit
toute-puissante, c’est précisément le « capitalisme absolu », un
capitalisme désormais sans contestation, sans contrepoids et qui mène
inéluctablement à l’abîme. Les idées ne tombent pas du ciel, elles ne sont pas
le fruit de l’imagination de quelques pervers, elles expriment les
contradictions sociales. La volonté de mort des euthanasieurs fous est un
concentré du stade présent des contradictions sociales.
Denis COLLIN – 1er Octobre 2018
dimanche 30 septembre 2018
Tony Andréani, Le « modèle chinois » et nous.
Note de lecture : Tony Andréani, Le « modèle chinois » et nous. Éditions l’Harmattan, 2018, 21,50€. 219 pages.
ISBN : 978-2-341-15600-2
Bien qu’il se défende d’être un spécialiste de la Chine,
Tony Andréani la connaît pour y avoir voyagé, fait des conférences, noué de
nombreux contacts dans les milieux universitaires et consacré un certain nombre
d’articles et de conférences (comme celle qu’il a donnée à l’université
populaire d’Évreux). Son dernier ouvrage, Le
« modèle chinois » et nous est une synthèse précieuse de l’état
des réflexions de l’auteur qui a longtemps travaillé sur les modèles de
socialisme et a consigné le résultat de ses recherches dans plusieurs livres
dont l’ouvrage en deux volumes, Le
socialisme est (à)venir. Pourtant il ne s’agit pas de faire de la Chine le
modèle du socialisme (un modèle à suivre donc) mais de comprendre comment
fonctionne le système socio-économique de la Chine, au-delà de l’abondance des
données empiriques et des préjugés – fort nombreux en ce qui concerne l’Empire
du milieu.
La modélisation permet à Tony Andréani de modéliser le
fonctionnement des rapports sociaux et économiques en Chine et de les définir
comme ceux d’une économie mixte que l’auteur rapproche de la NEP impulsée par
Lénine dans les premières années de la révolution, quand il a fallu en rabattre
des prétentions à passer directement au communisme. La politique économique chinoise peut également être
caractérisée comme un keynésianisme conséquent.
Ce système mixte est conçu comme allant dans le sens du socialisme. Tony
Andréani commence par montrer les succès impressionnants du « modèle
chinois » : croissance forte et soutenue qui a permis une très
importante augmentation du niveau de vie de la population, élévation
considérable du niveau d’instruction, développement technologique qui,
sur certains segments, a non seulement permis à la Chine de rattraper les pays
capitalistes avancés mais parfois même de les dépasser – par exemple dans le
domaine de l’informatique, des TGV ou de la production d’énergies
renouvelables.
Ensuite, l’auteur montre le caractère
« socialiste » des principes sur la base desquels fonctionne la
Chine. C’est dit-il, « l’ébauche d’un socialisme de (avec) marché ».
Pourquoi « socialisme » ? Non pas en en raison des rapports de
propriété mais à partir d’une série de critères : prédominance des choix
collectifs, existence d’une planification (très différente de la planification
soviétique d’antan), existence de services publics, diversification des formes
de propriété en adéquation avec le développement des forces productives,
financement des entreprises par un système perfectionné de crédit et non par le
marché des actions, distribution resserrée des revenus du travail et du
capital, législation du travail encadrant fortement la concurrence. On peut
contester la manière dont la Chine satisfait ou non à ces critères, mais on
admettra qu’ils sont une bonne définition de ce qui pourrait caractériser une
transition vers le socialisme (sauf à rêver d’un grand soir qui fait table rase
du passé et bouleverse d’un coup toute la condition humaine).
Le livre de Tony Andréani n’est pas une apologie de la
Chine. Il ne cache pas les faiblesses du régime, à la fois avec le
développement incontrôlé des inégalités et les menaces qui pèsent sur la
proprétié publique, car les composantes de ce « mixte » ne font pas
toujours bon ménage. Laissé à sa propre dynamique, le marché tend à subvertir
les décisions collectives et la planification. Plus fondamentalement, c’est
l’objectif de la croissance illimitée qui est problématique, tout simplement
compte-tenu de ce que la planète peut fournir. Pour amener la Chine au niveau
des États-Unis, il faudrait en gros cinq planètes et la Chine en consomme
actuellement 2,1…
Sur la ligne dont Tony Andréani fixe le point de départ au Plenum du Comité central de la fin 2013
(« vers une nouvelle normalité), la Chine pourrait se transformer en une
société de type singapourien. Les campagnes de moralisation de la population ne
peuvent évidemment contrebalancer le triomphe des pratiques marchandes et du
règne de l’argent.
Le dernier chapitre aborde le « et nous » du
titre. En quoi le « modèle chinois » pourrait-il nous inspirer ?
Tony Andréani commence par montrer que nous devrions nous inspirer des Chinois
par un retour au keynésianisme, lequel est impossible dans le cadre actuel de
l’UE. Il faudrait donc « reprendre nos billes », et notamment notre
monnaie, notre banque centrale et l’autonomie budgétaire. Il discute la
possibilité d’une monnaie commune parallèle à la monnaie nationale et qui
pourrait sauver ce qui mérite de l’être de la construction européenne. Il
s’agit de déterminer quelles formes de protectionnisme sont efficaces mais
aussi de relever la compétitivité du travail par la recherche scientifique et
technique. Les nationalisations seraient également un instrument d’action dont
l’État souverain devrait se ressaisir.
En annexe, Tony Andréani publie quelques articles et études
publiés dans différentes revues. Il affirme en introduction qu’on peut en
omettre la lecture, mais il me semble que ce serait une erreur (sauf pour ceux
qui les avaient déjà lus !).
On peut penser que Tony Andréani fait une confiance assez
exagérée dans la volonté du Parti Communiste chinois de construire à terme une
société véritablement communiste. Il imagine ce qu’il dirait aux dirigeants
chinois pour corriger les faiblesses et les erreurs du cours pris la direction
du Parti et de l’État. Mais je crois que, même en tant qu’expérience de pensée,
cette tentative échoue. La direction prise par Xi Jinping tourne assez
radicalement le dos à une évolution vers un système socialiste. Xi Jinping veut se donner du temps en
prolongeant indéfiniment son mandat pour assurer que personne ne viendra
remettre en cause la marche de la Chine vers une nouvelle forme de capitalisme
d’État et son plan de contrôle social total n’est pas un malheureux à-côté mais
l’essence même de ce qui est en cause. Les campagnes anti-corruption ont comme
objectif réel non pas d’éradiquer la corruption mais d’éliminer les ennemis et
de protéger la corruption des amis. Je sais que Tony Andréani ne partage pas
mes vues qu’il juge trop pessimistes. Selon lui, notamment dans la jeunesse, il
existe une agitation et une effervescence intellectuelle qui interdisent l’évolution
de la Chine vers un modèle nord-coréen. Si la grande presse est étroitement
contrôlée par le pouvoir, il y a, dit encore Tony Andréani, une grande liberté
d’expression au niveau local et sur les réseaux sociaux. Puisse-t-il avoir
raison et moi tort ! Il reste que c’est la lutte entre les deux tendances
fondamentales qui déterminera l’avenir de la Chine.
Mes réserves n’ôtent rien à l’intérêt du livre de Tony
Andréani, précisément parce que, en dépit de nos divergences d’appréciation
quant à l’évolution actuelle du régime, il met très honnêtement le doigt sur
les contradictions fondamentales du régime et nous aident à mieux comprendre ce
pays si important pour l’avenir du monde.
Le 24/9/2018 – Denis Collin
vendredi 28 septembre 2018
Demain est déjà là
Sous le règne du capital, l’humanité est confrontée à une
crise dont on peut discerner quatre dimensions : crise de l’accumulation
du capital, crise écologique, crise démographique, crise culturelle qui touche
la civilisation humaine en tant que telle. Le « progressisme » à
l’ancienne n’est plus de mise ; une transformation historique est en cours
et nos façons de vivre et de penser le monde doivent subir une mutation
radicale, faute de quoi avant la fin du siècle l’humanité sera dans une crise
si profonde que nul n’en peut prévoir les issues.
Face à la crise écologique, il est bien tard pour inverser
le cours de choses et nous ne pouvons peut-être que limiter les dégâts et nous
préparer à nous adapter aux nouvelles conditions de notre écoumène, de la
manière la plus économique et la plus conforme à ce qu’exige la dignité
humaine. On ne pourra guère éviter une réduction drastique du « train de
vie » global de l’humanité. Mais cela n’est possible et ne sera accepté
que si les plus riches montrent l’exemple, ou si on les y contraint !
Réduire le train de vie de l’humanité exige aussi de
réapprendre à trouver son plaisir ailleurs que dans la consommation de choses
coûteuses. La convivialité est heureuse et ne coûte pas un euro. En toutes
choses, il faut retrouver le sens de la mesure, le « rien de trop »
grec. Non pas l’austérité, mais le
plaisir modéré, adapté à notre condition. Il n’est pas besoin d’être ivre pour
goûter un bon vin ni se de rendre malade pour apprécier un bon plat. Il en va
de même pour tous les plaisirs que la vie peut nous procurer.
Si on ne court plus après la consommation, on peut sans mal
supprimer les secteurs parasitaires comme la publicité. Si la course à
l’accumulation des profits n’est plus le moteur de la vie sociale, une part
considérable des emplois à la fois qualifiés et inutiles, voire nuisibles
pourra disparaître sans dommage. Ces heures de travail libérées pourraient être
employées à des activités plus utiles. Au total, on aurait une décroissance en
valeur (selon les règles du monde de la marchandise) mais une croissance des
biens réels et utiles pour les citoyens. Sans compter que l’on dégagerait aussi
beaucoup de temps pour les loisirs, manuels ou intellectuels, le jardinage aussi
bien que la lecture ou la pratique d’activités artistiques.
Notre société est organisée de telle sorte que l’on ne
puisse plus se déplacer autrement qu’avec des moyens de transports mécanisés,
et du coup on crée des salles spéciales où les humains réduits à l’impotence
dans la vie ordinaire vont courir sur des tapis roulants motorisés !
Quelle absurdité ! Nous devrions en fait réfléchir à une société
relocalisée, « démondialisée ». On peut voyager, mais on n’est pas
obligé de faire voyager toutes les marchandises que l’on consomme.
Il faut définir le cadre de l’action et des réformes de
structures qui ne proposent pas une utopie mais des actions possibles à court
et à moyen terme en partant des germes déjà existant. On peut se dire, avec un
peu de fanfaronnade, « citoyen du monde », le cadre de vie et
d’action qui demeure accessible au citoyen est l’État-nation et pour l’heure on
n’en connaît pas d’autre. C’est si vrai
que les peuples privés d’État-nation ou mécontents de celui qui leur était
imposé n’ont eu de cesse de construire leur propre État-nation. La nation
moderne, fondée sur le droit, est à juste de distance de l’universalisme
abstrait de ceux qui réclament une gouvernance mondiale et de l’enfermement
communautariste des tribus, des ethnies et de toutes les formes d’organisation
close fondée sur des présumés liens du sang. Reconquérir la nation, c’est
reconquérir le droit de décider, d’être maître chez soi, c’est-à-dire d’être
libre. Le consentement des peuples à la destruction des formes sociales et
politiques solidaires qui s’étaient imposées au cours du siècle dernier a été
rendu possible précisément parce que les classes dominantes ont cherché à
éviscérer l’État-nation de son contenu proprement politique.
La souveraineté des nations n’exclut pas la coopération
entre nations libres. Des traités de paix sont des traités de bon voisinage qui
peuvent aller aussi loin que les partenaires le souhaitent. La métaphore des
relations de bon voisinage permettrait de définir assez clairement ce que pourrait
une Union des Nations libres, qui pourrait se faire au niveau d’un ensemble de
pays proches géographiquement ou culturellement et qui pourrait aussi
s’intégrer dans une « Société des Nations » selon le modèle de Kant
dans son projet de traité de paix perpétuelle.
Dans cette place privilégiée de la nation entrent toutes
sortes de raisons différentes. La nation comme communauté politique suppose que
les citoyens sont liés entre eux par les liens de « l’amitié
civique » ou encore de la fraternité. Or celle-ci suppose que l’on partage
un certain nombre de valeurs concernant le bien et le juste. Par exemple, les
citoyens français sont généralement censés partager les idées de liberté,
égalité, fraternité, laïcité de l’État, etc. Évidemment les interprétations de
ces idées un peu générales sont souvent très différentes d’un individu et il se
trouve une petite minorité prêtre à rejeter entièrement la devise de la
république. Mais cela n’empêche pas qu’en moyenne nous, citoyens français, nous
partageons ces références communes.
L’appartenance à une nation n’est pas, la plupart du
temps, le résultat d’un calcul prudentiel. On est né là (c’est l’origine du mot
nation) et on a un rapport particulier avec les paysages, le ciel et l’air de
sa « petite patrie » et par extension à la grande patrie. Ceux qui
viennent s’installent et font leur la nation d’adoption. Ils s’assimilent.
L’enracinement dans la nation a une dimension affective qu’il serait stupide de
négliger. La belle chanson de Jean Ferrat, « Ma France » maintient
l’idée révolutionnaire de la nation.
On a trop confondu mondialisme, cosmopolitisme et
internationalisme. Erreur funeste ! L’internationalisme reconnaît les
nations : la première Association Internationale des Travailleurs s’est
constituée lors d’un meeting en défense des droits nationaux des Irlandais et
des Polonais. L’amour de la patrie est l’amour de ses concitoyens et il
nécessite une forme de proximité, une capacité de partage physique, comme dans
les grands embrasements populaires.
Il y a du même coup une histoire commune qui se construit et
un récit commun. Le récit n’est pas forcément historiquement vrai : nos
ancêtres ne s’appelaient pas Gaulois et ils ne sont que partiellement nos
ancêtres, encore que l’homogénéité génétique des nations soit finalement
beaucoup plus forte que ce que l’on avait cru un moment, ce qui est simplement
l’indice de la stabilité de la population et du caractère endogamique des
mariages à l’intérieur d’une même nation. Mais au-delà du récit national il
reste une histoire commune. En bref, alors que les utopies mondialistes
déchirent les nations et loin de favoriser la paix universelle ressuscitent les
empires, l’orientation qui tourne le dos
à la dynamique du capital est une orientation de défense des nations. Face aux
ravages de la mondialisation, un peu partout on voit des poussées de fièvres
nationalistes, mais le nationalisme n’est pas le produit de la défense de la
nation, il est le symptôme de la maladie de la nation. Faute de l’avoir
compris, à moins qu’il ne s’agisse d’un calcul pervers, les partis « de
gauche » ont abandonné la légitime défense de la nation aux partis
xénophobes qui ont pris ou sont en train de prendre le pouvoir dans plusieurs
pays d’Europe et font de la lutte contre les étrangers une diversion bien utile
aux classes dominantes.
L’urgence d’agir ne doit ni conduire à un activisme stérile ni
faire oublier que la perspective de transformation sociale qu’il s’agit de
promouvoir est déjà là en germe, dans la société actuelle et donc il n’est pas
nécessaire de réinventer la roue. Une part importante des réformes
structurelles nécessaires est déjà expérimentée depuis longtemps. En premier
lieu, la protection sociale (assurance maladie, protection contre le chômage et
retraite), fondée sur la solidarité collective et non sur le principe
assuranciel permet de garantir à tous des perspectives de vie décentes. Elle
est indissociable de la conception républicaniste qui définit la liberté
républicaine comme protection contre la domination. Sur un point la protection
sociale reprend le principe communiste tel que Marx le définit ; chacun
cotise selon ses moyens et chacun reçoit selon ses besoins. Ce n’est nullement
un hasard si les classes dominantes concentrent les feux contre cette
protection sociale collective. Elle est à défendre, à restaurer et à
développer.
En deuxième lieu, le système des services publics garantit à
tous un accès égalitaire aux biens sociaux primaires, l’éducation, la culture,
la sécurité, la protection contre les dommages environnementaux, les
possibilités ouvertes à chacun de conduire sa vie comme il l’entend. Les
services publics doivent être des services étatiques, quel que soit le niveau
auquel ils sont gérés. Les délégations de service public à des entreprises et
les partenariats public-privé sont des moyens de détruire les services publics
en les privatisant.
En troisième lieu, il existe des formes d’organisation non
capitalistes de la production et des services. Les coopératives et les
mutuelles sont des organisations sans capital, dont l’action par conséquent
peut n’être pas guidée par la recherche du profit maximal. Ce sont des
organisations de salariés (coopératives ouvrières de production) que des
organisations de producteurs indépendants (comme les coopératives agricoles) et
elles constituent une alternative valable à condition que l’État s’attache à
les préserver et développe un environnement favorable.
En quatrième lieu, si la planification de l’économie à la
mode soviétique est à rejeter, en revanche l’État doit donner des orientations
à long terme. Ainsi, il ne peut y avoir de « transition écologique »
sans des investissements, des réglementations, des taxations et des primes qui
permettent que se mette en place un nouveau mode de production orienté sur la
valeur d’usage et l’économie des ressources naturelles. Il faut une forte
intervention de l’État dans l’économie. Il est aussi nécessaire que,
conformément à la constitution toutes les industries qui ont un caractère de
monopole de fait ou qui présentent un intérêt stratégique soient transférées au
domaine public. L’État doit aussi disposer d’instruments d’action bancaire et
la nationalisation des banques telle qu’elle avait été entreprise à la
Libération et poursuivie en 1981 allait dans la bonne direction et il n’y a qu’à
reprendre la tâche.
Bref, l’État social modèle 1945 n’est pas une vieillerie
mais le programme pour demain. La seule condition est celle du contrôle
démocratique. Comment éviter que la puissance de l’État ne devienne celle d’une
caste bureaucratique ? Nous disposons de principes utiles en appliquant la
formule républicaniste de la liberté comme non domination.
mardi 18 septembre 2018
samedi 11 août 2018
Le sens de la réforme Blanquer : guerre à l’instruction publique, guerre aux jeunes, guerre aux professeurs
Interview donnée au journal Informations Ouvrières, tribune libre de la lutte des classes
IO:Peux-tu caractériser en quelques mots la réforme Blanquer ?
DCLa réforme Blanquer du lycée et la loi ORE à l’Université
constituent une machine de guerre contre la jeunesse, contre l’instruction
publique et contre les enseignants. Bien qu’il se présente volontiers comme un
ministre en rupture avec ses prédécesseurs, un ministre qui veut rétablir la
valeur de l’enseignement et des disciplines fondamentales, dans la réalité M.
Blanquer agit très différemment. Dans l’étroite continuité des ministres
précédents, M. Blanquer poursuit l’œuvre de dislocation des disciplines. Alors
qu’il prétend « remuscler le baccalauréat », c’est à une dénaturation
complète que l’on assiste – le baccalauréat devrait d’ailleurs prendre le nom
d’examen de « maturité ». Comme dans la « novlangue »
d’Orwell, il faut entendre le discours du ministre comme l’énoncé de
propositions qui contredisent ce qu’il met effectivement en œuvre.
La réforme couvre de très nombreux aspects et parmi ceux-ci
le statut et les conditions de travail ne sont pas les moindres. Des coups
sérieux ont été portés dans le passé par les décrets Hamon de 2014, notamment.
Il est à craindre que la réforme Blanquer aille beaucoup plus loin.
IO: De « Parcoursup » à la réforme du bac, quelle est la
logique ?
DC: C’est le nouveau système de sélection des lycéens à l’entrée
des études supérieures qui commandent entièrement la réforme du lycée qui
devrait être complètement en place à la rentrée de 2021. Il s’agit en effet
d’organiser toute la scolarité depuis la seconde en fonction des débouchés
prévisibles au terme des études supérieures. Le ministre Peillon (le premier
ministre de l’Éducation Nationale de François Hollande avait énoncé la
perspective : organiser un continuum entre « bac-3 » (la classe
de seconde) et « bac+3 » (la licence). « Parcoursup » est
l’outil d’organisation de ce parcours et il doit alimenter l’enseignement
supérieur en conformité avec les prérequis de la loi ORE (Orientation et
Réussite des Étudiants). Cette loi abolit le principe de l’ouverture de
l’université à tout étudiant titulaire du baccalauréat, premier grade
universitaire. Désormais les Universités peuvent tout à fait légalement
sélectionner les étudiants sur dossier, ce qui se faisaient déjà dans quelques
cas exceptionnels. Ainsi, la presse aux ordres avait présenté
« Parcoursup » comme un simple outil remplaçant APB qui ne marcherait
plus – les disfonctionnements d’APB ne tenaient pourtant pas à APB mais au
manque de place dans les universités. Mais « Parcoursup » est tout
autre chose qu’un outil informatique ; c’est le moteur qui permet de faire
fonctionner une nouvelle université sélective, orientée vers la satisfaction
des besoins du patronat, bref cette université qui est l’agenda des classes
dominantes depuis … 1968 et dont la réalisation avait toujours butté sur la
résistance obstinée de étudiants.
La réforme du lycée et la réforme du bac découlent de
nouvelle organisation. Si le bac n’est plus le premier grade universitaire, il
faut mettre en place autre chose : examen très largement en contrôle
continu qui, en supprimant les filières L, ES et S fournisse un échantillon
très vaste de « compétences » diversifiées qui pourront s’adapter dans
les cadres des formations universitaires. Une grande latitude sera d’ailleurs
donnée aux établissements scolaires pour proposer leurs propres spécialités.
Cet examen en contrôle continu n’aura plus aucune valeur nationale et les
systèmes de sélections des dossiers (comme c’est déjà le cas) appliqueront aux
notes des multiplicateurs en fonction du lycée d’origine du candidat. Ce nouvel
examen de « maturité » est assez franchement annoncé comme un outil
de sélection sociale.
À nouvel examen, nouveau lycée. M. Peillon avait souhaité en
finir avec le triptyque (attribué aux Jésuites), un professeur, une classe, une
discipline. La fin des filières annonce la fin du « groupe classe ».
Les disciplines communes à tous seront enseignées dans des groupes (autant que
possibles blindés à 35 élèves par groupe avant de passer aux enseignements en
conférence devant tous les élèves ou aux MOOCs) mais tous les élèves seront
brassés dans d’autres groupes en fonction des spécialités qu’ils auront
choisies. Ce système permettrait l’optimisation des moyens et une notable
économie en postes de professeurs. On introduit également des disciplines, si
l’on ose dire, inconnues dans l’enseignement supérieur, comme les
« humanités numériques » (une expression très énigmatique), et ces
prétendues disciplines ont l’avantage pouvoir être enseignées par plusieurs
professeurs différents suivant les disponibilités locales. Ce que le ministre
de Lionel Jospin, Claude Allègre, avait échoué à réaliser au tournant des
années 2000 pourrait ainsi être mis en place par Blanquer. Parmi les dégâts
collatéraux de cette réforme signalons la fin de la filière littéraire et donc
la fin de la « classe de philosophie » qui fut longtemps une
spécificité française, mais également la fin des enseignements de spécialité en
latin ou grec. M. Blanquer s’est présenté comme un défenseur des langues
anciennes et tout naturellement il les met à mort. Avec sa réforme, Blanquer
jette ainsi les dernières pelletées de terre sur le tombeau de l’enseignement
des humanités – et c’est pour cette raison qu’il a toujours à la bouche ce beau
mot d’humanités.
IO: Comment résumerais-tu la différence entre compétences et savoir ?
DC: Une des opérations de rhétorique de Blanquer a été de se
présenter comme un restaurateur et dans un premier temps il a pu illusionner
quelques collègues lassés des extravagances pédagogistes à la Meirieu. Mais là
encore il est utile de bien comprendre ce qui se cache derrière ces manœuvres.
Il y a une distinction qui me semble peu pertinente, c’est celle qui opposerait
éduquer et instruire. On ne peut guère s’instruire si l’on n’est pas éduqué et
la transmission des savoirs produit de l’éducation. Par contre, comme se
prédécesseurs Blanquer est axés sur une école qui développe des compétences.
Évidemment on doit développer des compétences puisque l’acquisition de savoirs
demande des savoir-faire (écrire ou lire sont des compétences). Mais ce qui est
central dans le savoir, c’est qu’il pose la question de la vérité. C’est une
très vieille affaire : Platon défendait les droits de la vérité contre ces
spécialistes de la compétence qu’étaient les sophistes. Très clairement,
l’enseignement à la mode Blanquer est tourné vers les compétences et une note
de la commission des programmes propose une révision générale des programmes
pour en finit avec les ambitions encyclopédistes ! Quand on sait en quel
état est notre enseignement, on peut mesurer pourtant que nous ne sommes guère
menacés par l’encyclopédisme ! Jadis l’apprentissage des langues
étrangères s’accompagnait de savoirs concernant la civilisation et la culture
du pays. On apprenait à faire des phases en allemand mais on devait aussi
connaître des choses aussi « inutiles » que la poésie romantique
allemande. Blanquer propose de faire passer les épreuves de langues par des
organismes extérieurs à l’éducation nationale. Le TOEFL remplacera bien
Shakespeare.
IO: D'où vient la notion d'autonomie des établissements et quels en sont les
effets ?
DC: L’autonomie des établissements a commencé à se mettre en
place au lendemain de mai-juin 68 avec la loi Faure et les conseils
d’administrations. Puis on a transformé les établissements scolaires en EPLE
avec les lois de décentralisation de 1983 et 1985. La loi d’orientation de
Jospin (1989) institue la notion de « projet d’établissement ».
Blanquer ne se cache pas de vouloir aller beaucoup plus loin et de faire sauter
tout le système centralisé de l’Éducation nationale en permettant aux
directeurs d’établissement de recruter les professeurs et de proposer leur
propre « offre de formation ». Il s’agit d’organiser la mise en
concurrence systématique des établissements et de permettre aux entreprises
privées de trouver là un nouveau champ d’investissement notamment sur les
créneaux rentables de la formation des enfants des « classes moyennes
supérieures » appelés à intégrer les « élites ». N’oublions pas
que Blanquer a été directeur de l’ESSEC, une des plus prestigieuses de ces
écoles de commerce françaises, presque toutes privées.
Cette mise en concurrence sous
couvert d’autonomie des établissements est conforme aux prescriptions de l’OCDE
ou d’organismes pro-patronaux comme l’ERT. Il ne faut cependant pas se tromper.
Le but de la mise en concurrence n’est pas d’améliorer « l’efficacité »
de l’enseignement ni même de maltraiter encore plus les professeurs. Avec un
certain cynisme, l’OCDE le disait déjà il y 20 ans : la plus grande partie
de ces jeunes en saura toujours assez pour être livreurs de pizzas. Il faut
cependant, ajoutait l’OCDE, éviter que tout cela ne dit aussi brutalement et
continuer de donner à tous un enseignement, mais un enseignement dégradé adapté
à la future condition de cette grande masse des jeunes qui ne trouveront rien
d’autres que des « petits boulots », dévalorisés et précarisés.
Denis Collin, professeur de philosophie, est l’auteur de
nombreux ouvrages de philosophie, consacrés à Marx, Machiavel, Spinoza mais
aussi aux questions de philosophie politique et morale. Dernier ouvrage
paru : Introduction à la pensée de
Marx. (Seuil, 2018)
mercredi 27 juin 2018
Que reste-t-il de Marx aujourd’hui ?
Entretien recueilli par Thibault Isabel pour Eléments
1/ Karl Marx prophétisait la fin de l’histoire et l’émergence d’une société communiste, nous n’avons eu que la chute de l’Union soviétique et l’avènement d’un capitalisme mondial hégémonique, sous large domination américaine. La Chine, qui constitue officiellement le dernier grand régime « communiste » de la planète, est en train de se transformer en parangon de la liberté de marché. Le marxisme s’est-il donc trompé sur toute la ligne ? En quoi l’analyse marxiste, entamée il y a près de deux cents ans, nous permet-elle encore de penser le XXIe siècle ?
2/ Le compromis fordiste puis la politique redistributive des trente glorieuses ont en quelque sorte acheté la paix sociale, en favorisant la réorientation réformiste des syndicats et en contribuant, ne fût-ce que maigrement, à un « embourgeoisement » du prolétariat traditionnel. Marx avait-il anticipé cette adaptation du capitalisme, qui a permis au système d’étouffer les ambitions révolutionnaires du prolétariat occidental ? La social-démocratie a-t-elle en définitive adouci le capitalisme – auquel cas un marxiste pourrait malgré tout déplorer sa disparition – ou n’a-t-elle été qu’un piège destiné à conforter l’économie libérale ?
Les politiques « redistributives » de l’État ne découlent pas savants calculs faits par les capitalistes. Elles sont le produit de la conjonction de deux mouvements : d’un côté les luttes ouvrières pour imposer des limitations légales à l’exploitation capitaliste (Marx expose tout cela avec un grande netteté dans le livre I du Capital) ; d’un autre côté la perception par une partie des classes dirigeantes que l’intervention de l’État et la mise en place d’un certain nombre de régulations étaient nécessaires pour sauver le mode de production capitaliste contre les appétits sans borne des capitalistes individuels eux-mêmes.
La social-démocratie était une organisation de défense des intérêts des ouvriers dans le cadre même du mode de production capitaliste. Elle a longtemps habillé cela d’une idéologie souvent quasi-religieuse, le marxisme (voir mon livre Le cauchemar de Marx). Mais cette social-démocratie-là n’existe plus, elle est partout à l’agonie, non pas parce qu’elle aurait « trahi » une espérance révolutionnaire à laquelle elle ne croyait plus depuis longtemps, mais parce qu’elle a renoncé même à défendre sa propre base sociale, pour miser sur les classes moyennes supérieures. Mais cette idée de réforme du capitalisme, de reconquête des droits sociaux, de régulation d’un capitalisme qui serait rendu moins inhumain n’a pas disparu. Podemos en Espagne, La France insoumise, le mouvement Cinque Stelle en Italie ou les grands rassemblements derrière Bernie Sanders aux États-Unis incarnent parfaitement cette tentative de faire renaître quelque chose qui prendrait la place de la « vieille gauche » et de la défunte (ou presque) social-démocratie.
3/ Même si nous sommes loin du temps des mines, des hauts-fourneaux et des chaînes d’assemblage, les dernières décennies ont vu une montée endémique du stress et du taux de dépression en entreprise, ou encore de l’épuisement professionnel. Marx dénonçait à son époque l’aliénation par le travail. Sa pensée nous aide-t-elle à comprendre la crise actuelle du monde salarié, voire la déshumanisation qui en résulte ? Et l’ubérisation en marche aggravera-t-elle le phénomène d’aliénation, ou apportera-t-elle au contraire une certaine autonomie aux nouveaux autoentrepreneurs ?
D’abord, il y a encore beaucoup de mines, de hauts-fourneaux et de chaînes d’assemblage. Foxconn, le principal producteur de téléphones portables, utilise massivement le travailleur manuel et emploie environ 1,2 millions d’ouvriers… Les terres rares de nos écrans tactiles, il faut aussi les extraire du sol. Il faut regarder le mode de production capitaliste globalement. En second lieu, l’organisation scientifique du travail a fait des « progrès » considérables. Le « toyotisme » pousse au paroxysme tous les traits du fordisme ; il s’agit de ne plus laisser une seconde de temps non utilisé directement. D’où effectivement les nouvelles maladies professionnelles. L’informatisation a permis de développer la surveillance et le « management par la terreur » s’est largement répandu. Des professions en « cols blancs » sont maintenant traitées comme les « cols bleus » et souvent pire. Enfin l’uberisation et le développement des auto-entrepreneurs ne sont des progrès que pour ceux qui ignorent tout de l’histoire. Ce sont des formes de travail à la tâche, un salariat déguisé, qui a tous les inconvénients du salariat sans en avoir les avantages. Un chauffeur « Uber » ou un auto-entrepreneur est l’équivalent exact de ce qu’étaient les canuts lyonnais en 1830. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les mouvements sociaux parmi les chauffeurs « Uber » portent souvent sur la requalification de leur contrat en contrat de travail salarial et plusieurs tribunaux américains leur ont donné satisfaction sur ce point.
La question du « travail aliéné » est donc plus que jamais une question poignante. Elle touche aussi partiellement les couches supérieures du salariat, cadres des entreprises, commerciaux, qui, s’ils ont de bons salaires, s’aperçoivent qu’ils font « des boulots de merde » et pour certains lâchent tout pour devenir maraîchers, bucherons, etc.
Bien que l’on amuse la galerie avec les questions sociétales, la question du travail est, selon moi, la question centrale des années à venir, tant du point de vue la lutte contre le chômage que du point de vue des formes du travail, du sens qu’il peut avoir dans la société d’aujourd’hui.
4/ Marx disait que les premiers grands capitalistes, au début de l’ère moderne, avaient bénéficié d’un processus d’« accumulation primitive » : autrement dit, ils s’étaient accaparés en masse des biens autrefois communaux – en particulier des terres agricoles –, qu’ils avaient donc privatisé afin d’en faire le socle de leur enrichissement futur. Or, on a vu émerger au cours de l’époque récente, en un laps de temps extrêmement bref, de richissimes milliardaires partis de presque rien, notamment dans le domaine de l’économie numérique. Ces enrichissements rapides ont-ils été rendus possibles par une nouvelle forme d’accumulation primitive, c’est-à-dire de privatisation des biens communaux ? Dans quels secteurs de l’économie contemporaine le phénomène d’accumulation primitive peut-il plus largement être observé ?
En matière d’accumulation primitive, les régimes prétendument « communistes » ont été particulièrement performants. Les oligarques russes et les milliardaires chinois ont fait main basse sur la propriété étatique et c’est une des dimensions importantes des transformations de ces régimes bureaucratique. En ce qui concerne les grandes entreprises du numérique, symbolisées par les GAFA, leur capitalisation fabuleuse est celle d’une économie de rente. Elles extorquent des redevances en situation de monopole ou de quasi-monopole. Mais elles n’ont vraiment rien créé par elles-mêmes, contrairement aux légendes colportées à ce sujet. Apple a fait sa fortune avec l’interface du Mac … inventée par l’Université de Palo Alto et « privatisée » par Steve Jobs qui a surtout été un génie des affaires. Les langages de programmation sont des logiciels libres, tout l’internet procède des travaux produits par des organismes publics (les universités américaines stimulées par le programme ARPANET du Pentagone) ; l’interface d’internet, HTM, a été créée par les chercheurs du CERN. Ensuite ces grandes entreprises passent des contrats d’exclusivité avec les États. Ainsi le contrat qui lie Microsoft au ministère de l’éducation nationale en France, ce qui étouffe toute la concurrence et notamment les entreprises françaises indépendantes qui s’étaient lancées sur le logiciel libre en direction de l’école… Bref, là encore, comme dirait l’Ecclésiaste, rien de nouveau sous le soleil. Le capitalisme moderne ressemble comme deux gouttes d’eau au capitalisme d’il y a deux ou trois siècles.
Il ne faut d’ailleurs pas se laisser éblouir par son vernis « high tech ». Le capitalisme d’aujourd’hui cherche à s’accaparer les biens rares de l’avenir, les terres et on assiste en Afrique aujourd’hui à grande échelle à un nouveau mouvement des « enclosures », et d’ailleurs ce mouvement existe aussi, à une moindre échelle, en France.
5/ Depuis les années quatre-vingt, avec les réformes de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, nous avons assisté à une dérégulation outrancière du système économique mondial. Le nombre de milliardaires dans le monde a explosé, alors que, dans le même temps, le taux de croissance des grands pays industriels s’est réduit comme peau de chagrin, le chômage est devenu structurel, la proportion de travailleurs pauvres a fortement augmenté, les écarts de richesse sont remontés en flèche et les crises financières se sont succédé à un rythme répété, la plus violente ayant bien entendu découlé des subprimes. Malgré cela, un peu partout en Occident, les élections confortent les partis libéraux, et la gauche se retrouve très souvent en miettes. Pourquoi les pauvres ne se révoltent-ils pas ?
Il n’y a aucune raison « objective » à cette domination des partis que l’on appelle à tort libéraux (car ils bafouent tous les idéaux du libéralisme politique). Mais on doit comprendre que les rapports sociaux incluent des représentations du monde et de ces mêmes rapports sociaux. Marx montre tout cela génialement dans la première section du Capital, notamment dans le passage consacré au fétichisme de la marchandise. Les mécanismes de la soumission à l’ordre existant ont été l’objet d’analyses d’auteurs importants, mal compris à leur époque et inconnus aujourd’hui, comme Herbert Marcuse, dont L’homme unidimensionnel reste un ouvrage très éclairant pour aujourd’hui. « Les hommes combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut » disait Spinoza. Rien de plus désespérant quand nous voyons des centaines de millions de déshérités proclamer leur soumission (islam) à des tyrannies religieuses assises sur des fortunes colossales.
En vérité, il n’y a pas de « dynamique objective » du capitalisme qui produirait des révoltes se transformant en révolution. Pour renverser le capitalisme, il faut aussi une transformation morale et intellectuelle de la nation toute entière, ainsi que le disait Gramsci.
6/ La désertification industrielle de nos contrées a mis un terme au monde ouvrier traditionnel, désormais relégué dans la France périphérique des chômeurs et des intérimaires, majoritairement acquise au Front national ou à l’abstention. La culture prolétarienne en tant que telle a cessé d’exister. Les « quartiers populaires » ne désignent plus d’ailleurs les quartiers ouvriers, qui ont plus ou moins disparu, mais les zones de banlieues où se concentrent d’importantes quantités de citoyens immigrés et mal intégrés, très peu politisés. Dès lors, la lutte des classes a-t-elle encore un sens ? Quelle catégorie de population peut s’opposer au « patronat », lui-même réincarné sous les traits nébuleux de l’actionnaire anonyme ?
La « lutte de classes » n’est ni une donnée sociologique ni une donnée purement politique. L’identification de la gauche à la classe ouvrière et aux autres classes salariées a tout obscurci. La « lutte de classes », c’est ce qui s’organise autour du rapport capitaliste, la transformation de la force de travail en marchandise dont la consommation non seulement renouvelle la valeur de cette marchandise très particulière mais encore produit une valeur additionnelle. Les formes qui expriment la conscience de ce rapport peuvent être très variées, mais on a perdu l’habitude de les reconnaître. Par exemple quand se développe l’hostilité envers les immigrés, particulièrement chez les travailleurs (on a bien vu ça en Italie aux dernières élections), c’est d’abord parce que l’immigré est perçu comme celui qui vient faire une concurrence déloyale au travailleur « national » et donc va fragiliser sa position face au capitaliste. Les « belles âmes » qui ne sont jamais confrontées à cette situation vont faire la morale à ces « salauds de pauvres » et dénoncer les « populistes ». Mais c’est encore la lutte des classes qui s’exprime ! Comme c’est encore la lutte des classes qui s’exprime dans la colère des Français des banlieues étudiés par Christophe Guilly.
Le problème est de transformer ce qui est seulement réactif en un mouvement actif qui ne va pas se dresser contre quelques boucs émissaires (les « deux cents familles ») mais peut transformer la situation réelle en faisant prévaloir les intérêts du « peuple » (ceux d’en bas) contre le « grands » (ceux qui veulent gouverner) pour reprendre la problématique machiavélienne. Et ça, ça peut prendre beaucoup de formes différentes : une ville qui soutient les grévistes d’une usine menacée, la lutte contre la fermeture d’une gare, l’organisation de coopératives de producteurs, l’organisation de crèches collectives mutualistes, etc. On ne fait pas assez attention à tous ces petits ruisseaux qui pourraient bien faire une grande rivière.
7/ La révolte contre le capitalisme, si elle a toujours la moindre chance d’éclater, viendra-t-elle de l’Occident ou des autres parties du monde ? Après avoir été le moteur de l’histoire pendant plusieurs siècles, pour le meilleur et pour le pire, ne sommes-nous pas devenues les nations du monde d’hier ?
Le capital fait son tour du monde. En Asie et notamment en Chine, il y a d’intenses luttes de classes qui aboutissent à l’élévation du salaire et du coup le prochain continent c’est l’Afrique. Mais après, il n’y a plus rien ! L’Antarctique a sans doute des ressources à exploiter mais pas de force de travail humaine. Quelques décennies ; mais il faudra bien régler les comptes un jour.
8/ Les détracteurs de Marx lui reprochent souvent d’avoir donné une vision trop optimiste de l’industrie et des progrès de la technique. On ne peut assurément pas le considérer comme un précurseur de l’écologie ! Y a-t-il néanmoins chez Marx des éléments qui permettent d’analyser la crise écologique de notre temps ?
Évidemment, Marx n’est pas un « écologiste ». Engels prêtera une grande attention aux travaux du père de l’écologie, Ernst Haeckel. Mais il y a chez Marx une grande attention à l’épouvantable destruction du milieu naturel que produit le développement du mode de production capitaliste. Le capital détruit les deux sources de la richesse que sont la terre et le travail, dit-il. Et dans son esprit, le communisme, c’est aussi une manière économique – c’est-à-dire en minimisant la dépense d’énergie – de régler les rapports entre l’homme et la nature. Même s’il y a chez Marx un intérêt et même une vraie fascination pour le machinisme dont il est le premier grand analyste, les menaces qui pèsent sur notre écoumène peuvent être clairement comprise en repartant des analyses de Marx.
9/ La robotisation risque de provoquer le déclassement de nombreux travailleurs dans le monde et menace même la main-d’œuvre bon marché des pays émergents : c’est ce que Marx appelait la domination du « travail mort » sur le « travail vivant ». Pourtant, si le travail se fait de plus en plus rare, que les pauvres sont de plus en plus nombreux et qu’ils deviennent de plus en plus pauvres, qui continuera d’acheter les produits fabriqués par les machines, et comment les riches feront-ils pour rester riches ?
Contradiction mortelle du mode de production capitaliste ! Au moment où le travail pourrait se faire « plus rare », le capital est plus avide que jamais de travail vivant : allongement de la semaine de travail, mise en cause des 35 heures, élévation de l’âge de départ à la retraite, etc. Ce qui intéresse le capital, c’est le travail gratis et il n’y que la force de travail humaine qui peut produire du travail gratis. Les machines par elles-mêmes ne produisent jamais plus de valeur que ce qu’elles ont coûté. Un mode de production entièrement automatisé ne produirait aucune plus-value !
10/ Le communisme est-il toujours une option valable ? Sinon, quelle alternative proposer contre le capitalisme, si tant est qu’un autre régime soit seulement possible ou souhaitable ?
Note à l'intention des chasseurs de sorcières: les "antifa" professionnels ne manquent pas dénoncer cet entretien accordé à la "revue d'extrême-droite" "Éléments". Si Éléments se veut une revue d'idées "pour la civilisation européenne", c'est aussi une revue ouverte au dialogue des idées, bien loin du sectarisme qui est d'autant plus virulent "à gauche" que tous les idéaux de la gauche ont jetés par-dessus bord. Mon interviewer, Thibault Isabel, quant à lui se réclame de Proudhon, défend le principe de tolérance et un certain multiculturalisme que je suis loin de partager mais qu'on ne peut surtout pas qualifier d'idéologie d'extrême-droite (voir ses différents ouvrage). C'est aussi dans Éléments et dans Krisis qu'on trouvera de bonnes défenses des travaux du regretté Costanzo Preve.
jeudi 21 juin 2018
dimanche 29 avril 2018
Discussion sur Marx, à partir de l'Introduction à la Pensée de Marx
Intervention sur Radio-France Internationale, à l'invitation de Pierre-Édouard Deldique, dans son émission "Idées", publié le 29 avril 2018
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