samedi 17 juin 2023

Téléologie vitale


La domination de la pensée « économiste », celle des universités, des écoles de commerce, des grands journaux, etc., interdit que soient posés convenablement les problèmes de notre époque. Par conséquent, bon nombre de propositions « alternatives » tombent à l’eau parce qu’elles se situent encore dans le cadre de la pensée dominante. Ajoutons à cela que la question de « l’environnement » est généralement plaquée par là-dessus, traitée à partir d’un point de vue pseudoscientifique, objectiviste qui finit par noyer toute discussion dans des arguties techniques, tout aussi discutables les unes que les autres.

dimanche 4 juin 2023

Devons-nous sauver la planète ?



C’est devenu une rengaine, un mot d’ordre mille fois répété, usé jusqu’à la corde. N’importe quelle ânerie est demandée pour « sauver la planète ». N’importe quelle ânerie en effet, car il y a des trous dans la raquette des sauveurs de planète – j’y reviens plus loin. « Mangia bio, per te e per la planeta » dit la publicité de Carrefour, ici en Italie. Je suppose qu’ils font la même en France. Cette injonction à « sauver la planète » est profondément stupide, à bien des égards, et empêche que soient posés les véritables problèmes de la survie de l’humanité.

Tout d’abord, à terme humain et même au-delà, la planète ne risque rien ! Elle est tranquille pour un ou deux milliards d’années au moins. Il lui arrivera, c’est une certitude statistique, d’être percutée par des météorites de belle taille, peut-être même s’en détachera-t-il un morceau qui fera un nouveau satellite pour tenir compagnie à la Lune, mais rien de plus. Sans doute cela détruira-t-il une bonne partie de la vie sur Terre, mais les bactéries pourraient résister et un bon nombre de protozoaires en tous genres.

À plus long terme, la planète disparaîtra et personne n’y peut rien. Les modèles dont nous disposons permettent de prévoir que le Soleil va grossir, la température sur la Terre s’élèvera, les océans seront vaporisés et probablement à ce moment toute trace de vie disparaîtra. Un peu plus tard, le Soleil grossira tellement qu’il engloutira toutes les planètes du système solaire pour les faire disparaître comme combustible jusqu’à ce que, tout le carburant étant consommé (même la fusion nucléaire n’est pas éternelle), il devienne une « naine blanche », une étoile mourante, sans éclat. Cela nous mènerait vers cinq milliards d’années. Les modèles de la mort thermique de l’Univers, qui datent déjà de la fin du XIXe siècle, prédisent même à beaucoup plus long terme l’extinction complète de l’Univers qui deviendra froid et parfaitement homogène et isotrope. Il y a même des films qui racontent ce scénario ! 

Mais quoi qu’il en soit toute cette histoire n’est absolument rien pour nous. Nous pouvons aligner des phrases, des calculs, tout cela n’a pas de sens ! Quelqu’un peut-il dire quel sens a 10100 années ?  Déjà à 109 nous avons beaucoup de mal à compter. En fait, nous pouvons penser l’Univers sans nous et même parler de la fin de l’Univers dans 10100 années, mais ce ne sont que des formules – au demeurant l’incertitude scientifique est large puisque certains scientifiques parlent de la fin de l’univers dans seulement 2,8 milliards d’années (2,8*109). Il y aurait 1090 particules élémentaires dans tout l’univers… Mais comment les a-t-on comptées ? Au sens kantien du terme, nous n’avons affaire qu’à des idées qui peuvent être utiles pour guider une réflexion scientifique ou qui peuvent frapper les esprits ignorants, mais nullement à des objets que nous pourrions connaître. Les artefacts dont usent les sciences ne sont pas la « réalité ».

De ces considérations, il découle, premièrement, que l’objectif de « sauver la planète » est absurde à tous égards, et, deuxièmement, que la science ne nous dit rien, du moins rien qui ait du sens pour nous, rien à quoi nous pourrions accorder une valeur. Que l’univers soit ou ne soit pas, voilà la reprise de la vieille question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », une question qui n’a pas d’autre solution que théologique – et encore, les théologiens ne s’accordent pas sur la réponse.

En vérité, le seul monde existant, est un monde pour nous, un monde dans lequel nous sommes. Et alors la question peut se reformuler autrement : faut-il défendre la possibilité de notre monde, d’un monde vivable pour les humains ? Ou encore, faut-il vraiment empêcher l’humanité d’organiser son suicide collectif ? Si la seule question philosophique sérieuse est, comme l’a dit Camus, la question du suicide, elle se pose aussi à l’échelle de la communauté humaine. Du point de vue « scientifique », objectif, purement matérialiste, il n’y a pas de réponse à ce genre de question puisque la science est « libre de valeur » (Wertfrei comme disait Max Weber). Pour donner une valeur à la vie humaine et donc à la vie tout court, il faut sortir de cet objectivisme au ras des pâquerettes, de cette absence de pensée que nous laisse la considération scientifique du monde, selon les « sciences de faits » (Husserl) d’aujourd’hui. En dehors de nous, il y a un X, mais un X dont on ne peut rien dire. Quand nous décrivons les « confins de l’univers » (expression douteuse…) nous ne décrivons que notre univers visible, directement ou par nos instruments ou par nos supputations. Donc l’anéantissement possible de l’univers dans 1010 ou 10100 années n’est pas une affaire qui nous concerne. Ce n’est pas le ciel étoilé au-dessus de moi qui est le plus admirable, mais la possibilité qui m’est donnée de l’admirer. L’objectivité scientifique elle-même n’est qu’un résultat, un déploiement de nos possibilités subjectives. Pascal avait saisi tout cela dans sa fameuse méditation sur le « roseau pensant ».

Revenons donc au sol stable, celui de notre existence comme êtres vivants qui se sentent vivants, comme êtres qui éprouvent en eux-mêmes cette vie à la fois indéfinissable (toute définition la perd) et impossible à représenter (la représentation la perd tout autant). De cette vie, nous sommes chacun d’entre nous une manifestation. Même celui qui veut y échapper ne le fait qu’en utilisant les ressorts vitaux qui le constituent. C’est pourquoi, la plupart du temps, nous ne nous posons pas la question : « pourquoi vivre alors que nous allons mourir ? », parce que cette question est absurde, au sens premier du terme, elle ne peut s’entendre. En réalité, nous n’allons pas mourir, car notre vie est entièrement dans le présent et le futur n’a d’autre existence que celle des pensées par laquelle nous tentons de l’appréhender. Pourquoi vivre ? Parce que nous vivons ! Ce n’est pas plus difficile que ça. Pourquoi l’humanité ne doit pas mourir ? Parce que nous sommes l’humanité, parce que chacun de nous est l’humanité. Mais la vie humaine se tient dans un milieu, dans un « Lebenswelt », un monde de la vie qui englobe la Terre entière, en tant que l’homme l’habite, pour reprendre la définition de l’écoumène par le géographe Strabon et reprises par Augustin Berque.

Arrivés à ce point, nous voyons clairement que le problème n’est pas « la planète » mais notre milieu vital et donc nous-mêmes. Ce milieu vital n’est pas quelque chose qui nous serait extérieur ; on peut reprendre ici l’expression de Marx : la nature est le corps non organique de l’homme et nos activités, au premier chef le travail comme production des moyens de subsistance de l’homme et donc comme production de la vie humaine elle-même, sont une sorte de métabolisme entre l’homme et la nature. Ce qui est menacé, c’est non pas la planète, mais nous-mêmes ! Et nous sommes menacés seulement par nous-mêmes, par la logique aveugle des rapports de production et d’échange.

Voilà ce dont il faudrait partir, plutôt que de proposer toutes sortes de mesures de pénitence pour « sauver la planète ». « Sauver la planète » à l’énorme avantage de pouvoir professer n’importe quelle bêtise ; les bêtises végans occupent évidemment une place de choix dans le bêtisier. On a même vu la Cour des Comptes s’en prendre aux vaches dont les rots expulsent du méthane qui est un gaz à effet de serre. Comme dans la fable de la Fontaine, Les animaux malades de la peste, à la fin tous se mettent d’accord pour crier « Haro sur le baudet ! », le baudet ici est un bovidé qui mange l’herbe et la transforme en protéines, ce que nous, humains, ne savons pas faire. Ne parlons pas de sauver la planète avec des voitures électriques, dernier gag des aréopages qui prétendent gouverner le monde.

En revanche, nous sauver nous-mêmes est impératif : « producteurs, sauvons-nous nous-mêmes » disent les paroles de l’Internationale ; et cela exige une transformation radicale de nos modes de production (et donc de consommation) et la destruction des rapports de propriétés capitalistes. Dès que l’on dit ça, tous les sauveurs de planète prennent leurs jambes à leur cou : « les vaches, vous dis-je ! » On ne parlera donc pas de l’énorme gaspillage dans tous les secteurs, pour la bonne raison que si nous cessions de gaspiller, des pans entiers de l’économie s’effondreraient. Si nous n’achetions pas des vêtements qui ne sont portés que trois fois, combien d’empires disparaîtraient ? Si nous produisions « local » tout ce qui peut l’être, il faudrait mettre fin au dogme de la concurrence libre et non faussée et augmenter les salaires. Il faudrait… la liste est longue et parfaitement connue des actions qui permettraient de préserver notre milieu vital et de ne pas gaspiller les ressources de la Terre. Mais personne, parmi les « grands » ne veut en parler. On amuse la galerie avec ce slogan stupide de « développement durable » et on s’en sert pour justifier encore plus de privilèges pour ceux qui ont déjà tout et encore plus de restrictions pour ceux qui n’ont rien.

Repenser nos rapports avec la nature suppose que soient repensés, de fonds en combles, les rapports entre les hommes et les conceptions que nous nous faisons du sens de la vie. Au lieu que la vie soit un moyen de la production de « valeur » qui s’accumule, retourner donc à la téléologie vitale, celle qui fait de la production et de l’échange les moyens de la vie.

Réforme morale, disait Gramsci. On ne peut y échapper.

Le 4 juin 2023

 

 

Le « biocentrisme », la perspective marxiste

 

par Carlos X. Blanco

On parle souvent aujourd’hui de « biocentrisme » et on en parle trop dans les milieux intellectuels et politiques qui se réclament, d’une manière ou d’une autre, des héritiers du marxisme. Il est temps d’élever la voix. Nous, marxistes, sommes — et ne pouvons cesser d’être - anthropocentristes. L’homme est au centre du « tout », et il n’y a pas ici d’autre ontologie possible pour qui se réclame du marxisme et se bat pour une stratégie anticapitaliste internationale.

Le monde lui-même, aussi grand soit-il, est d’une certaine manière le produit de la praxis humaine. Le monde est le monde en tant que monde connu. Il n’est pas étranger au marxisme, et certainement apparenté à l’idéalisme allemand, de voir que l’univers dans son ensemble est un produit, un résultat temporaire (toujours extensible et révisable) des opérations humaines.

Les opérations humaines spécialisées de la science et de la technologie constituent la sphère des relations que, depuis de nombreuses années, j’appelle « relations enveloppantes ». L’homme, en tant que microcosme ou sous-système de la nature, se limite le plus souvent à observer — avec une objectivité croissante — ce qu’est l’environnement, entendant par environnement l’ensemble des objets et des structures « parmi lesquels » se déroule notre vie opérationnelle. L’explosion d’une supernova, les échos du big bang, la dérive des continents, l’évolution des espèces, sont autant de processus et de relations dans lesquels notre vie opérationnelle n’est guère plus que théorique, contemplative : il y a la praxis, car tout dans l’homme est praxis, mais une praxis qui ne vise qu’à constater.

La science que l’homme a déployée plus récemment, au moins depuis les grandes révolutions du XIXe siècle, a pris une direction beaucoup plus transformatrice. C’est une science qui a eu un impact sur l’autre type de relations que notre espèce établit épistémiquement : des relations qui ne sont pas enveloppantes, mais opérables. Ce sont les types de relations entre objets par lesquelles les objets eux-mêmes et les systèmes qu’ils forment sont « sérieusement » altérés, mutés dans leur essence. C’est là qu’interviennent les progrès spectaculaires du génie génétique, de l’agro-ingénierie, de la manipulation mentale de masse et de tant d’autres.

Alors que nous nous considérions comme des microcosmes, des sous-systèmes de la nature, nous sommes devenus les moteurs et les transformateurs de cette même nature, les architectes de l’ontologie globale elle-même. L’homme est le démiurge, car il réussit à balayer le domaine des relations enveloppantes par des relations opérables. À la limite (dans un nombre inconnu de siècles), l’homme englobera tellement de choses en termes de rayon et de profondeur de ce qu’il peut transformer, que la nature elle-même, en tant qu’idée (ontologique), finira par perdre tout son sens.

Il me semble que lorsque Marx parlait du « côté actif de l’idéalisme », le philosophe révolutionnaire se plaçait lui-même du côté de l’idéalisme. Déjà, le simple fait de constituer des relations enveloppantes (Kant : « le ciel étoilé au-dessus de moi ») est un début, un degré de base de la tendance anthropologique — alimentée par le mode de production capitaliste — à transformer de telles relations en relations opérables. Il n’y a pas de contemplation sans praxis, et la différence est que la contemplation (theoria) n’aboutit pas à des transformations majeures des systèmes objectifs (il est impossible d’arrêter l’explosion d’une supernova ou la dérive d’un continent), à court et moyen terme, mais à long terme et de manière collatérale.

Je ne suis pas du tout d’accord avec les visions « biocentriques » qui dominent l’écosocialisme d’aujourd’hui. Même ceux qui semblent avoir une approche plus scientifique et rationnelle font trop de concessions au mysticisme et, perdant l’anthropocentrisme, s’orientent vers l’hypothèse Gaia, l’écologie profonde (avec des racines ésotériques et idéalistes, voire fascistes), le New Âge....

Ne nous y trompons pas. La vie, sans la conscience anthropologique de ce qu’est la vie, n’aurait pas de sens dans l’univers. À notre connaissance, seul l’homme donne de la valeur aux objets, il donne de la valeur à la vie et la met au centre. Toute pensée biocentrique est fondamentalement anthropocentrique, mais elle est mal dissimulée ou a des intentions obscures. La belle vie d’un arbre, d’un animal domestique, de la flore et de la faune sauvages, etc. est une vie précieuse « pour moi », par analogie avec ma propre vie en tant qu’être humain rationnel et conscient. Un être humain rationnel et conscient qui, par la praxis (encore la praxis), c’est-à-dire par l’étude ou l’éducation, a appris à valoriser d’autres vies analogues à la sienne. Je valorise l’arbre, l’animal domestique, la réserve naturelle, le paysage vierge de toute industrie, parce que je me valorise moi-même, membre de la seule espèce terrestre capable d’une praxis respectueuse de la nature, capable de la jardiner et de ne pas l’épuiser. L’homme peut être un jardinier — toujours en train de tailler, de faucher, de transformer — ou un pirate de la nature. Mais il ne peut pas être « une créature comme les autres ».

Mettre la nature en danger et la piller brutalement sont les deux faces d’une même médaille. Elles sont le produit de la conscience malheureuse créée par le mode de production capitaliste. Des dualités similaires dans d’autres sphères « identitaires » cachent ou aliènent les objectifs de la lutte des travailleurs. Par exemple, le dénigrement des femmes, leur objectivation et leur animalisation croissantes (visibles dans les vêtements et dans les déformations visibles dans la publicité) vont de pair, du moins en Occident, avec le discours stupide de l’« empowerment ». Dans la pensée écologiste, qui est largement antimarxiste, la même fausse conscience est détectable. Labels verts, scooters électriques, alimentation végétalienne, « conscience holistique » et bureaucratie sans fin sur les « études d’impact environnemental »… Tout ce que vous voulez, mais la détérioration de la planète et le laminage des fondements existentiels de notre espèce sont des faits qui se poursuivent, sans relâche.

Je crois que toutes les questions concernant l’environnement et la détérioration de la planète sont inséparables de l’autre grande détérioration : la grande détérioration de l’espèce humaine. Le capitalisme est un mode de production qui exige la dégradation anthropologique, il exige même sa mutation et sa compartimentation en différents quanta qui peuvent être lancés sur le marché, des sous-parties de ce que nous appelions la « personne ».

Le socialisme, qui a un fort noyau marxiste, ne peut pas placer l’être humain à la périphérie ontologique. Il doit se présenter comme le véritable anthropocentrisme qui vise à l’émancipation de l’espèce, en faisant de ses « relations opératoires » des relations de jardinage et non de tonte. Pour cela, il est essentiel de ne jamais perdre la perspective de classe. Les classes populaires ne doivent pas être dupes de l’environnementalisme mystique ou de l’environnementalisme technocratique. Les classes populaires doivent se réapproprier les espaces naturels et acquérir la capacité opérationnelle de les transformer humainement, non de se diluer dans l’animalité ou le végétal.

samedi 3 juin 2023

Espérance ?

 Les grands mouvements sociaux débutent tous par une réaction à une décision des dominants qui rend d’un seul coup insupportable tout ce que l’on avait subi sans broncher jusqu’alors. Il n’est guère d’exception à cette loi. Cependant, si on ne veut pas que ces grands mouvements sociaux restent sans lendemain, il faut qu’ils soient nourris sur le long cours par une espérance. Ernst Bloch a parfaitement saisi cela, en particulier dans son opus majeur, Le principe espérance.


Personne n’a besoin de programmes révolutionnaires, terriblement révolutionnaires, « la terre et la paix » peut suffire (c’était le programme du parti de Lénine en 1917), mais tous ceux qui se mettent en mouvement doivent au fond d’eux-mêmes avoir la certitude que le présent n’est qu’un pas vers un futur qui sera meilleur ! La guerre des paysans de Thomas Münzer est animée par cette vision nouvelle que la réforme a fait naître dans le monde chrétien. La Révolution française cristallise tout ce qui s’est accumulé dans toutes les couches et toutes les classes de la société et tente de réaliser le christianisme, c’est-à-dire de l’abolir sous sa forme cléricale pour en mettre en œuvre les principes éthiques. Ce qui se passe après est une autre histoire, sur laquelle on a écrit des tonnes de livres. Le communisme historique, celui qui naît avec le Manifeste de 1848 reformule cette utopie d’un monde fraternel, où tous les hommes seraient égaux, où il n’y aurait plus de maîtres ni d’esclaves, plus « ni Juifs ni  Gentils » et même plus d’hommes ni de femmes, toutes choses qui font partie de l’idéal communiste égalitaire, mais que l’on trouve aussi chez Paul de Tarse (Galates, 3:28) !

Si l’on veut vraiment comprendre dans quelle situation historique nous sommes et pourquoi, en dépit de la colère des peuples, de leurs souffrances accrues, les dominants dominent aussi aisément, il faut comprendre cela, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, c’est le mot d’ordre punk qui dit la vérité : « No future ! » Nous sommes devenus résolument athées, c’est-à-dire que nous ne croyons même plus que « l’homme est un Dieu pour l’homme », ainsi que l’affirmait Spinoza. Et cet athéisme postmoderne, loin d’être une libération n’est que la conviction répandue partout que nous devons accepter nos chaînes et n’y mettre même plus de fleurs. La considération de ce qui est, ou du moins de ce que l’on croit être, celle que nous livre « la science » tient lieu de valeur et d’ordre normatif. De cet athéisme radical, nous avons eu deux expériences : la première, théorique, c’est l’œuvre de Sade — lire ou relire La philosophie dans le boudoir ou Les 120 journées de Sodome — et la seconde, pratique, avec le nazisme. C’est d’ailleurs la grande différence entre nazisme et stalinisme : ce dernier devait se cacher derrière les grands principes éternels et ne pouvait avouer sa volonté d’écraser l’humain en tant que tel.

Aujourd’hui, des hommes sans foi ni loi ont pris le pouvoir, qui pensent comme des machines, sont dépourvus de toute culture réelle et rêvent d’un monde fonctionnant comme une machine, qui ne proteste pas et exécute sans broncher ce qu’on lui demande et qui n’exige que le carburant minimal pour assurer son fonctionnement et un peu d’huile pour ses rouages. Dans ce monde, il semble qu’il ne reste aucune issue, sinon en faisant marche arrière, mais il n’est pas plus possible de faire marche arrière que de monter dans une machine à remonter le temps ou qu’au vieil homme de retrouver les jambes de ses vingt ans.

La seule issue est de rouvrir la voie au « principe espérance », c’est-à-dire de proposer des valeurs pour lesquelles il vaut la peine de se lever et de se battre. On peut faire des programmes, proposer une nouvelle constitution, inventer des solutions magiques aux vieux problèmes de la planification, concilier la chèvre et le chou et rêver que les loups dorment avec les biches. Tout cela occupe encore quelques petits groupes qui répètent inlassablement les mêmes litanies en croyant innover. Mais cela n’aboutit à rien et on peut le constater avec dépit ou amertume chaque jour.

Avant de se demander comment faire, il faut se demander quoi faire. C’est-à-dire quels principes doivent nous guider ? Gramsci parle de « réforme morale et intellectuelle » qui lui semble tout à la fois indispensable et très difficile à mener, difficile parce que les intellectuels « cristallisés » lui semblent conservateurs et réactionnaires, difficile aussi parce qu’il faut pouvoir faire le tri entre les valeurs philosophiques qu’il faut conserver et celles qui sont obsolètes. Il se trouve cependant qu’aujourd’hui, ceux des intellectuels qui donnent le « la », les « intellectuels cristallisés » gardent les valeurs obsolètes et jettent par-dessus bord tout ce qui devrait être gardé… Bonisme (les Italiens parlent du « buonismo » pour désigner l’état d’esprit « bienveillant », « ouvert » du politiquement correct) et « aquoibonisme » se partagent les esprits d’un très grand nombre de nos contemporains.

Au milieu de l’indifférentisme, nous avons d’un côté le « wokisme » sous ses diverses manifestations, qui prolonge le « bonisme » et se transforme en nouvelle inquisition et, de l’autre côté, un sursaut de religiosité qui n’inquiète les premiers que lorsqu’il est chrétien. Il faut se demander d’où vient ce sursaut de religiosité, qu’attestent toutes les enquêtes d’opinion, et qui se manifeste particulièrement chez les jeunes, dans un monde globalement plus incroyant que jamais. La montée de l’islamisme dans les pays européens et nord-américains vient d’abord de la jeunesse. On doit, certes, incriminer les réseaux fréristes, l’action des pétromonarchies, etc., mais si tout cela peut fonctionner, c’est parce que le terreau est fertile. On voit d’ailleurs se développer, quoique ce soit moins tapageur, un christianisme plus « intégriste », non seulement du côté des églises évangéliques, mais aussi du côté catholique. Le « voile chrétien » fait le « buzz » sur Tiktok ! Il y a des phénomènes semblables chez les jeunes Juifs. On peut y voir un effet de mode et l’affichage de ces particularismes qui devient impératif dans la « société liquide ». Et on a sans doute de bonnes raisons de s’interroger sur la profondeur spirituelle de ces néo-musulmans ou ces néo-chrétiens. Mais on doit cependant aller plus loin. Il s’agit aussi, pas seulement, certes, mais aussi, d’une réaction à la dissolution de toute communauté humaine qu’implique le développement du mode de production capitaliste à notre époque. Le dernier refuge qu’est la famille (voir Christopher Lasch, La famille assiégée. Un refuge dans ce monde impitoyable) est ravagé par les revendications des « droits » les plus extravagants et les modes stupides, mais branchées, comme le véganisme. Les partis et les mouvements de jeunesse n’existent plus — même les JEC et JOC n’ont plus qu’une existence fantomatique. Si, aujourd’hui, une très nette majorité des Français ne croit pas en Dieu, elle ne croit plus en rien du tout ! Ni la liberté, ni la fraternité, ni l’égalité, ni la patrie, ni l’humanisme. La seule croyance est celle de la consommation et de la survie à n’importe quel prix quand la consommation devient plus difficile — ce qui est le cas aujourd’hui. L’indifférence et le nihilisme produisent leur propre négation dans un nouvel « intégrisme » religieux.

Il est donc urgent de repenser les fondements moraux de notre civilisation, ce qui en fait la véritable grandeur, maintenant que nous nous sommes bien repentis de tous nos « crimes », une repentance qui n’a rien à voir avec l’histoire, mais tout avec la négation de ce qu’a produit de meilleur la civilisation européenne[i]. Car il s’agit bien de morale — et pas seulement de revendications sociales — et la « force de la morale », du reste, continue de s’imposer, même sous des traits méconnaissables (voir M.-P. Frondziak et D. Collin, La force de la morale). Il y a quelques directions dans lesquelles on pourrait travailler pour élaborer les principes dont nous avons besoin, quelques principes qui pourraient former un « credo » (Engels, avant le Manifeste du parti communiste, avait écrit un Catéchisme communiste...).

1) Réhabiliter la morale des devoirs. Jankélévitch dit « Nous n’avons que des devoirs, l’autre à tous les droits ». L’hyperbole nous permet de saisir quelque chose de fondamental : l’appartenance à la communauté humaine, l’appartenance à ce règne des fins dont parle Kant, nous impose des devoirs universels. Évidemment, si l’homme n’est que de la « viande » (cette conception « bouchère » de l’humanité que dénonce Pierre Legendre), s’il n’est qu’un amas de neurones comme l’affirment les neurosciences, la notion de dignité n’a pas plus aucun sens. Mais si on veut garder à l’homme sa dignité, si on pense qu’il a une valeur alors que les choses ont un prix, alors on se doit de respecter en sa propre personne comme en celle de tout autre, l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. On peut chipoter sur la « morale de Kant », mais il n’y a pas de « morale de Kant », il y a la morale tout court, celle que tous les humains admettent au fond de leur cœur, même si les circonstances autant que leurs inclinations les conduisent trop souvent à négliger et contredire leurs devoirs.

2) Une morale des devoirs présuppose la liberté humaine. Personne ne peut faire de concept de la liberté, mais la liberté est présupposée, par nous-mêmes, pas nécessairement par les autres, dans chacun de nos actes, dans chacune de nos décisions. Le revers en est la responsabilité. L’irresponsabilité juridique présuppose justement la responsabilité. La responsabilité de nos actes ne se limite pas à notre entourage ou à notre milieu. Elle est bien, comme le dit Sartre, une responsabilité pour le monde. A minima, cela implique que nul, face à n’importe quelle tragédie, ne peut dire « ça ne me concerne pas ». Nos jugements sont déjà des actes, dans la mesure où les autres en sont les destinataires. On peut être dans l’incertitude, on peut ne savoir ce qui s’impose à un moment donné, on n’est pas obligé de « choisir son camp », mais on est toujours impliqué, toujours engagé, qu’on le veuille ou non. C’est, convenons-en, un fardeau écrasant, parce que la condition humaine est un fardeau écrasant et, souvent, elle nous écrase. Mais nous ne pouvons pas y échapper. L’insouciance, le culte de la jouissance (« enjoy ! »), l’ivresse de l’oubli, tout ce que Pascal classait dans la rubrique divertissement, dominent notre vie sociale, nous abrutissent littéralement et disposent de moyens colossaux pour nous maintenir dans cet état. Mais nous devons savoir dire non. L’homme est un bipède, il est debout sur ses deux jambes pour regarder plus haut que lui : l’enseignement de Platon demeure, éternel.

3) Si l’on accepte les deux points précédents, il en découle que nous devons appliquer des principes de droit que nous pourrions tirer de Grotius.

1.    Est conforme au « droit naturel » tout ce qui développe la sociabilité humaine et contraire au droit naturel tout ce qui entretient la discorde et conduit les individus au repli égoïste.

2.    Est conforme au « droit naturel » tout ce que nous admettrions comme juste indépendamment de tout autre commandement (religieux par exemple, Etsi Deus non daretur, écrit Grotius).

Ces deux préceptes qui rejoignent le « droit naturel raisonné » de Jean-Jacques Rousseau ne donnent pas par déduction logique des règles de droit absolument indiscutables, mais ils permettent d’éclairer le jugement du législateur, du citoyen ou de l’homme de bonne volonté. Ces préceptes peuvent être formulés dans le lexique de la théorie de la justice en suivant John Rawls. La valeur primordiale, celle qui commande toutes les autres est la liberté, non pas la liberté extérieure, mais la liberté dont nous jouissons effectivement et au premier chef la liberté de conscience — ce qui suppose la liberté d’expression de ses opinions « même religieuses », comme le dit notre déclaration des droits. C’est un point essentiel alors que les gouvernements d’un côté, les divers groupes de pression catégoriels de l’autre unissent objectivement leurs forces pour faire reculer la liberté de penser. Les demandes d’interdiction au motif que telle ou telle opinion ne serait plus une opinion, mais un délit, auraient dû susciter des levées de bouclier de tous les défenseurs de la liberté. Mais comme l’avait dit jadis un journaliste économique, la liberté consiste essentiellement à pouvoir choisir entre 50 marques de céréales pour le petit déjeuner…

Mais la liberté n’est pas un bien individuel, elle est nécessairement la liberté égale pour tous. Car, si l’un est plus libre qu’un autre, la liberté de l’autre est nécessairement atrophiée ou mutilée. Cette notion de liberté égale pour tous, quand on en tire toutes les conséquences, a une très grande portée. Elle est au fondement de la démocratie. Mais elle implique aussi que les conditions des humains soient globalement égales, suivant le principe de Rousseau qui dit que personne ne doit être assez riche pour acheter une autre personne et personne ne doit être si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. Dans son livre La vertu souveraine, Ronald Dworkin déplorait que l’égalité fût une « vertu en voie de disparition ». Indépendamment du jugement que l’on peut porter sur le modèle de société qu’il propose, Dworkin nous ramène ici à l’essentiel. Ce que certains auteurs ont appelé le principe d’égaliberté s’accompagne donc du souci que nous devons avoir des autres, de notre capacité à prendre en charge leurs souffrances, bref de ce que l’on appelle fraternité, un mot qui, bien qu’inscrit au fronton de nos édifices publics, ne semble plus dire grand-chose à la masse de nos concitoyens.

Liberté-égalité-fraternité : rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais c’est une sorte de concentré de ce qu’a apporté l’histoire de « l’humanité européenne » (pour reprendre l’expression de Husserl) et nous devrions y tenir comme à la prunelle de nos yeux.

4) Nous sommes cependant au bout d’un cycle historique. Les valeurs qui avaient guidé l’effort intellectuel titanesque qu’a constitué la modernité — naissance de la science, naissance d’une nouvelle conception politique, naissance d’une nouvelle manière de placer l’homme dans le monde — se sont en quelque sorte inversées. La « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer) aboutit à la déraison occidentale. L’hybris technologique et scientifique met en question la survie même de l’humanité. Nous pourrions bien être arrivés à l’époque de l’obsolescence de l’homme. Si nous ne voulons pas que soit engloutie notre civilisation, il nous faut trouver ou retrouver le sens de la mesure. En quelque sorte, redevenir grecs ; non que les Grecs aient été plus mesurés que nous, puisque nous sommes à bien des égards leurs héritiers, mais ils ont pressenti la folle logique de l’accumulation des richesses et ont conçu la démesure comme le pire des vices. La vertu est un juste milieu entre l’excès et le défaut : on s’est trop gaussé de cette éthique du juste milieu, en quoi on a vu, à tort, la quintessence des vertus bourgeoises. À tort, parce que la vertu bourgeoise par excellence est celle de l’accumulation illimitée du capital.

Connaître sa propre mesure, c’est d’abord apprendre que, les conditions d’une vie décente et la protection (autant que possible) contre les aléas étant assurées, le seul perfectionnement que pouvons désirer est notre propre perfectionnement : perfectionnement intellectuel, culturel, mais surtout moral. Rechercher une sorte d’accord avec la nature et rechercher l’amitié des autres humains, nous n’avons pas besoin d’autre chose. Nous courons trop souvent après des choses vaines, dont l’obtention même devient frustrante et produit plus d’insatisfaction que de satisfaction. Les propositions d’Ivan Illich sur la convivialité et la possibilité d’une société conviviale avaient pu sembler prêcher l’adaptation à l’ordre existant. Mais l’expérience montre qu’il n’en est rien. L’ordre existant est celui de la consommation pour la consommation qui complète la production pour la production. L’ordre existant est celui de l’illimité qui, bien naturellement, a pour contrepartie le dénuement du grand nombre.

Trouver sa mesure, ce n’est pas rejeter la technologie quand elle peut nous servir, servir une vie vraiment humaine, mais refuser d’être asservi à une technologie qui, loin d’étendre nos possibles, les restreint drastiquement et menace nos libertés élémentaires. C’est aussi accepter que la science et la technique ne nous rendront pas « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Sur les murs du temple de Delphes étaient écrits les deux préceptes fondamentaux : “connais-toi toi-même” et “rien de trop”. Il n’est rien à ajouter. Chaque homme sait que la vie est brève et que la mort est certaine, mais cette vie est à lui dès lors qu’il est guidé seulement par le choix de la vie bonne. Comme le dit Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui la gaspille. Disposer convenablement de son temps devrait suffire à nous rendre heureux.

***

Rien de ce qui est dit ici n’est nouveau. Ce sont même des vieilleries, celles qui traînent dans tous les grands livres de philosophie. Il y a peut-être une dernière leçon pour s’orienter convenablement dans la vie : ne pas chercher la nouveauté à tout prix. Beaucoup de nouveautés ne sont que des extravagances qui font frissonner le bourgeois et que l’on oublie rapidement. Le progrès que nous devons accomplir s’assortit d’un conservatisme raisonnable. Beaucoup de “conservateurs” ne le sont que dans le but de conserver le privilège des classes dominantes et voient dans les revendications des opprimés la marque du ressentiment : les bourgeois voient du ressentiment dans tout ce qui menace leur confort et leurs privilèges. Ils sont si sûrs d’eux qu’ils pensent que tout le monde les envie ! Le seul conservatisme qui vaille est celui qui conserve la vie et les acquis de la civilisation. Qu’ils aillent dans la tombe, les riches, avec leurs jets privés, leurs montres de luxe. Grand bien leur fasse : ils seront aussi morts que les gueux. Mais qu’ils cessent de saccager la culture et ce qui fait le lien social.

De tout cela, il faudrait tirer les conséquences politiques. Ces quelques lignes ne font qu’exposer les principes raisonnables que nous devrions suivre, quels que soient, par ailleurs, les jugements que nous portons sur les divers courants politiques, existants ou ayant existé, et sur notre histoire récente ou plus lointaine.

Le 2 juin 2023. Jour de la fête nationale en Italie qui commémore la naissance de la république.

 



[i]     C’est entendu : les Occidentaux ont commis des crimes effroyables dans l’entreprise de colonisation. Ils se sont comportés ici comme les autres peuples. Les Arabes ne furent pas des conquérants particulièrement sympathiques. Les Mongols de Gengis Khan ont peut-être fait mourir le cinquième de la population de la planète. Les Ottomans ont opprimé durement tous les peuples qu’ils ont conquis – l’Algérie, par exemple. Mais ceux-là ne se repentent pas ! Pas une minute. Les seuls qui se repentent, qui furent les premiers à abolir l’esclavage, sont les Européens, pétris de culture chrétienne...

mercredi 31 mai 2023

Faut-il encore lire Sartre?


En 1980, les obsèques de Jean-Paul Sartre furent sans doute le dernier événement de Mai 1968. On a aujourd'hui oublié la place qu'occupait la figure de Sartre dans les années 1950 à 1970. Il était l'archétype du philosophe engagé et nombreux furent les jeunes gens de ma génération pour qui Sartre fut une sorte d'éducateur. Nous lisions les nouvelles, le théâtre, les Réflexions sur la question juive, Qu'est-ce que la littérature, un peu Les chemins de la liberté et souvent, nous calions sur L'être et le néant, quant à la Critique de la raison dialectique, elle tomba assez vite dans l'oubli. Restait Sartre soutenant les indépendantistes algériens et Sartre militant tiers-mondiste, attiré un temps, et bizarrement, par le maoïsme - ou plutôt soutenant les maos parce qu'ils étaient "victimes de la répression".

Disons-le franchement. Si certains de ses engagements partaient d'une bonne intention, le Sartre politique peut être oublié sans dommage. Il fut souvent aveuglé par sa propre rhétorique et, sans doute pour compenser sa passivité politique jusqu'à la guerre, il se mit à s'agiter dans tous les sens. Mais reste une œuvre qu'on aurait bien tort de laisser à la critique rongeuse des souris. Une œuvre littéraire d'abord, car Sartre est une des grandes plumes de la langue française. Les mots est unanimement reconnu comme un chef-d'œuvre. Mais que de pages fulgurantes dans L'être et le néant! Que d'analyses phénoménologiques superbes quand Sartre s'intéresse à Genet, Baudelaire ou Flaubert, avec son monumental Idiot de la famille! Et philosophiquement, Sartre reste un de nos grands philosophes.

Lire ou relire ce "pavé" qu'est L'être et le néant, en comprendre les subtilités, éviter les contresens sur les phrases connues comme "L'enfer c'est les autres", saisir surtout notre responsabilité impossible à fuir, voilà qui pourrait encore donner de beaux moments aux apprentis philosophes. Et ça nous changerait du babillage ennuyeux d'une bonne partie de la philosophie analytique ou des obscurités sans fond de la pensée "postmoderne". Entrer dans la philosophie de Sartre, c'est ce que permet le "court traité" que Marie-Pierre Frondziak a consacré à l'élucidation de la thèse selon laquelle l'homme est une "passion inutile". Un court traité qui dénoue quelques-uns des nœuds les plus retors et rend clair ce qui de prime abord paraissait obscur. Une porte d'entrée pour aller plus loin. Bref, à lire!

Quatrième de couverture:

Dans L'être et le néant, publié en 1943, Sartre affirme que "l'homme est une passion inutile". Qu'entend-il par là ? Chaque sujet, c'est-à-dire chacun d'entre nous, voudrait décider en toute liberté de ce qu'il est et de qui il est. Cependant, sans la présence de l'autre, il est impossible d'avoir conscience de soi. C'est l'autre qui nous rappelle, ou même nous appelle à nous-même et possède la clé de ce que nous sommes et de qui nous sommes. Il n'en demeure pas moins que toujours, nous cherchons à récupérer le fondement de notre être. Aussi, Sartre explore-t-il différentes conduites, différentes passions, que nous adoptons envers autrui pour lui ravir la clé de notre être, mais vainement. C'est pourquoi, «l'homme est une passion inutile».

dimanche 28 mai 2023

Marx n’est pas ’matérialiste’

Par Carlos X. Blanco

Doctor en Filosofía (España)

 

Rien de mieux que de lire le philosophe lui-même, pour vérifier l'affirmation : « Marx n'est pas un matérialiste » :

 

« Le défaut fondamental de tout matérialisme antérieur – y compris celui de Feuerbach – est de ne concevoir l'objet, la réalité, la sensorialité, que sous la forme d'un objet [objekt] ou de contemplation, mais non comme activité sensorielle humaine, comme pratique, non de manière subjective. Ainsi le côté actif a été développé par l'idéalisme, par opposition au matérialisme, mais seulement d'une manière abstraite, puisque l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, sensible en tant que telle. Feuerbach veut des objets sensoriels, vraiment différents des objets conceptuels ; mais il ne conçoit pas non plus l'activité humaine comme une activité objective » […] [Thèse 1,  nous basons la citation de notre lecture sur la version espagnole, d'ici, d'après l'édition de 1962, C. Marx – F. Engels, Selected Works, Foreign Language Editions, version españole, Moscou [1962], tome II, p. 428.] [Il est recommandé de comparer les différentes versions fournies par cette page : https://www.filosofia.org/lec/marfeu11.htm].

 

Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus - den Feuerbach'schen mit eingerechnet - ist, daß der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit, nur unter der Form des Objekts oder der Anschauung gefaßt wird; nicht aber als menschliche sinnliche Thätigkeit, Praxis, nicht subjektiv. Daher geschah es, daß die thätige Seite, im Gegensatz zum Materialismus, vom Idealismus entwickelt wurde – aber nur abstrakt, da der Idealismus natürlich die wirkliche, sinnliche Thätigkeit als solche nicht kennt. Feuerbach will sinnliche, von den Gedankenobjekten wirklich unterschiedene Objekte; aber er faßt die menschliche Thätigkeit selbst nicht als gegenständliche Thätigkeit. [Nous citons en allemand, d'ici, d'après la version de 1910, cinquième édition, gothique, par le même éditeur d'Engels en 1888, qui ignore également le soulignement dans le manuscrit.]

 

Dans la thèse 1 sur Feuerbach, la critique de la contemplation [Anschauung] est effectuée. Le matérialisme contemplatif ignore l'activité [Thätigkeit]. Le sujet contemplatif du matérialisme antérieur à Marx, y compris Feuerbach, est un sujet sensible et passif. Marx défie ce matérialisme avec une conception passive du sensoriel [Sinnlichkeit]. Des décennies plus tard, les investigations psychologiques et épistémologiques de Baldwin ou de Piaget, habituellement déconnectées du marxisme, serviront à étayer « le côté actif » de la sensation elle-même. La sensation est Praxis. L'animal et l'être humain sont des chercheurs actifs de connaissances. Lorsque Marx - et surtout Engels et tous les « marxistes » autoproclamés revendiquent le matérialisme, ils ont tendance à ignorer deux faits pertinents dans l'œuvre de Marx : a) le terme « matérialisme » signifie généralement la même chose que « scientifique » pour désigner la recherche non métaphysique , non idéaliste, et b) Marx polémique avec Feuerbach et la tradition sensualiste antérieure, se revendiquant comme "véritable matérialiste", dans des termes qui incorporent "le côté actif" (Praxis ou activité acceptée, du moins en théorie et de manière abstraite ).  Précisément par les idéalistes). Bref, Marx polémique déjà dans cette Thèse 1, simultanément, avec les matérialistes et avec les idéalistes.

 

Quand Engels divise le champ de la lutte théorique en deux grands camps, et que Lénine consacre et dogmatise cet écart, les marxistes s'alignent automatiquement sur tout le matérialisme. C'était l'époque dogmatique du « matérialisme historique » et du « matérialisme dialectique », ignorant complètement le double sens de cette double œuvre polémique de Marx. Ignorant, de même, que la véritable tradition d'où provient la considération de l'homme comme être agissant, dont la sensorialité est inintelligible en dehors de la Praxis, est la tradition idéaliste, qui vient de Kant et de Hegel.

 

L'idéalisme ne connaît pas d'activité réelle : […die wirkliche, sinnliche Thätigkeit als solche nicht kennt]. La seule considération abstraite du sensible est ce que nous pouvons attribuer à l'idéalisme. Le sensoriel est activité : connaître sensiblement consiste à vivre et à réaliser des séries et des systèmes d'opérations qui comportent déjà plus ou moins d'intelligence.

 

Dans la Thèse 2, dans laquelle est explorée la relation entre pensée et réalité, Marx tente de prendre ses distances avec la tradition métaphysique antérieure (de la « scolastique ») alors que c'est lui qui renvoie réellement le problème à la Métaphysique, et en temps utile. Il savait que ce problème est loin d'être résolu sur le plan physiologique :

Thèse 2. « Le problème de savoir si la vérité objective peut être attribuée à la pensée humaine n'est pas un problème théorique, mais un problème pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit démontrer la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, le caractère terre à terre de sa pensée. La dispute sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée isolée de la pratique est un problème purement scolastique.

 

« Die Frage, ob dem menschlichen Denken gegenständliche Wahrheit zukomme, ist keine Frage der Theorie, sondern eine praktische Frage. In der Praxis muß der Mensch die Wahrheit, d. h. die Wirklichkeit und Macht, die Diesseitigkeit seines Denkens beweisen. Der Streit über die Wirklichkeit oder Nichtwirklichkeit eines Denkens, das sich von der Praxis isoliert, ist eine rein scholastische Frage. »

 

La vérité objective [gegenständliche Wahrheit] n'est plus la certitude (certitude subjective). C'est la frontière entre l'épistémologie et l'ontologie. Ladite vérité reste ancrée, si elle est un territoire, comme formant un espace traversé par les deux sphères de la Métaphysique, celle du sujet et celle de l'être. Dès lors, Marx lui-même redouble (Vérité objective), et ne se contente pas d'un seul terme, soit Wahrheit, la Vérité, sans plus, soit Objet, sans plus (Gegenstand). Mais une "Vérité de manière objective" nécessite nécessairement de se faire par la Praxis. Réalisez-vous, devenez réel par l'activité. Nous devons toujours faire attention au mot, à la fois espagnol et allemand, qui fait référence au réel. L'actif (Wirk) produit le réel (Wirklichkeit), c'est le pouvoir (Macht) de réalisation. Cette vision de la Vérité comme pouvoir, activité (passer à l'acte, partir de et par le pouvoir) sera très importante. Il est possible que Marx entende par discussion « scolastique » quelque chose comme la « discussion byzantine » (comme cela arrive avec ceux qui nous interdisent de parler du « sexe des anges »). Cependant, c'est la tradition scolastique et aristotélicienne qui est au cœur du Karl Marx hégélien. Toute sa Philosophie de l'histoire est traversée par cette métaphysique de l'activité, qui viendrait simplifier les bergsoniens, les vitalistes et les pragmatistes, et toute une gamme de courants postérieurs à Marx et étrangers, par principe, au marxisme.

 

Ce qui est vrai n'est pas seulement ce qui est « vérifié ». L'empirisme, le sensualisme, doivent être complètement dépassés. La théorie de la connaissance de l'orthodoxie marxiste n'était pas seulement pré-kantienne, elle était pré-scolastique. La « fonction » du savoir est un aspect du processus plus générique de déploiement d'une réalité dans laquelle il y a, immergés en elle, des sujets actifs. Si nous ne comprenons pas que la réalité elle-même est active parce qu'il y a en elle des sujets d'action qui la constituent et la rendent « vraie » (Wirlichkeit) par leurs actes, alors nous réduisons l'épistémologie marxienne au simple sensualisme, ce que Marx attribuait à Feuerbach . On ne pouvait comprendre autrement comment l'homme de Trèves critiquait précisément ce qu'il commettait. La connaissance de la réalité, si elle est vraie, est "pourrait". La thèse 2 sur Feuerbach le signale très clairement.

 

La pensée « mondaine » (die Diesseitigkeit) est celle qui traite de « ceci ici ». En espagnol, on pourrait dire que c'est la pensée qui pose solidement les pieds sur terre, qui tient fermement la réalité entre ses mains. Ce "d'ici", bien pris, c'est la pensée qui donne le pouvoir. Auguste Comte, au même siècle que Marx, avait formulé que « savoir c'est pouvoir ». Comte et Marx se tournent le dos, mais le même énoncé a un dos commun à tous les deux, qu'il faut aussi savoir voir : « le pouvoir c'est le savoir ». L'expérience véritable et effective de l'homme est l'expérience de la mise à l'épreuve du monde.

 

L'œuvre marxienne regorge de coins et recoins et de trésors de philosophie de la praxis. Ce n'est pas un "matérialisme". Elle constitue plutôt une dialectique de l'action humaine.

vendredi 19 mai 2023

Ô tempora, ô mores

Divers indicateurs (sondages, études de certains observatoires, mais aussi expériences personnelles) tendent à montrer que dans sa masse, la jeunesse tend à rejeter les idées "libertaires" type soixante-huitard. Qu'il s'agisse de l'attitude à l'égard des femmes ou de la religion, les 18-34 ans sont nettement plus "à droite" que leurs aînés, nettement plus "réacs". On note aussi une sorte concurrence sur le fanatisme religieux entre musulmans et "chrétiens".

On voit même apparaître des mouvements pour "le voile chrétien". Ce qui occupe le devant de la scène, les incroyables et les merveilleuses de notre époque, les LGBTQ++ et autres vedettes du spectacle, ne sont qu'une minorité, bruyante, appuyée sur une université en pleine décomposition intellectuelle et morale et sur des médias complaisants, mais ils ne sont qu'une petite minorité.

Les "belles gens" qui courent après ces minorités, les flattent et les soutiennent de leur "autorité" ne semblent pas se rendre compte du coup de barre qui se prépare et risque de nous rejeter loin en arrière sur le plan des mœurs. Les "libéraux modérés" (dont l'auteur de ces lignes), ceux qui considèrent que la liberté individuelle et la volonté de conduire sa vie selon sa propre complexion, sans "emmerder" le monde, doivent être défendues, ne peuvent que s'inquiéter de la situation présente. Mais bon, à force de cracher en l'air...

Toutes les réactions :
Guillaume Cartman

mardi 25 avril 2023

Intelligence ... avec les entreprises d'IA


Une tribune de Jean-Marie Nicolle

Dans une émission TV consacrée à l’Intelligence Artificielle, le dimanche 23 Avril 2023 sur LCI, Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation Nationale et Laurent Alexandre, fondateur du site Doctossimo, ont lancé un appel au gouvernement pour prendre la mesure des nouveautés de l’I.A. et des changements nécessaires dans l’éducation des jeunes. Pour avertir des risques d’asservissement intellectuel que comporte l’I.A., ils ont eu cette formule des plus étranges : « il faut que nos enfants soient complémentaires de l’I.A. » Ai-je bien entendu ? Non pas que L’I.A. soit complémentaire de l’intelligence des élèves, mais que ceux-ci soient complémentaires de l’I.A. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour comprendre le véritable sens de ce qui pouvait passer pour une maladresse de langage. Selon eux, l’I.A. résout déjà la plupart des problèmes que les hommes peuvent se poser. En France, seuls 20000 personnes sont encore à un niveau intellectuel supérieur à ChatGPT.4. D’où sortent-ils ce chiffre ? Mystère… Les conséquences sociales seront énormes puisque quantité de métiers consistant à résoudre des problèmes (chercheurs, ingénieurs, gestionnaires, etc.) vont disparaître. Il faut donc former les élèves pour qu’ils ne soient pas victimes de cette diffusion de l’I.A.

Soit, mais comment ? Nos deux compères expliquent alors que ce que les concepteurs de ChatGPT recherchent le plus, ce sont des gens capables de poser de bonnes questions à résoudre. Il faut former les élèves à poser les bonnes questions. Présenté comme cela, tous les pédagogues, directeurs de recherche, philosophes, etc. ne peuvent qu’applaudir. On va enfin centrer l’enseignement sur le développement de l’intelligence des élèves !

Mais à y regarder de plus près, on peut se demander si c’est bien l’intelligence des élèves qu’on chercherait à développer. Ne serait-ce pas plutôt les programmes de l’I.A. ? En effet, ces programmes ont besoin d’être « stimulés » par des utilisateurs. Il leur faut des questions, car les questions posées sont les données à exploiter pour améliorer « l’apprentissage » des systèmes-experts. L’I.A. ne sera jamais assez intelligente pour se poser à elle-même des questions nouvelles et pertinentes, donc intelligentes. Seul un être humain peut les lui fournir. On va donc pousser les étudiants à utiliser ChatGPT, non pour chercher par eux-mêmes des informations, mais pour alimenter gratuitement et à leur insu le développement des programmes.

La prétendue révolution éducative qu’appellent Ferry et Alexandre n’est donc ni plus ni moins la répétition de la même faute commise lorsque l’on a transformé l’enseignement de l’informatique dans le secondaire, en en retirant la programmation pour n’y laisser que l’initiation aux logiciels que distribuaient Microsoft et consorts. Au lieu de former les élèves à la compréhension de la technique, on en a fait des clients utilisateurs. Au lieu d’expliquer aux élèves ce que sont et comment fonctionnent les algorithmes de l’I.A., on veut en faire des fournisseurs de questions, donc de simples utilisateurs, à l’admiration béate, sans esprit critique.

Bien sûr, l’algorithmique, la logique, la linguistique, la sémantique… tout cela est très compliqué. Il est tellement plus facile de « former » des utilisateurs. Quelques heures suffisent. Il suffit de leur apprendre où cliquer. Alors que la formation profonde à la programmation demande beaucoup de temps, d’efforts, … et d’argent. Nos gestionnaires de l’éducation le savent bien et c’est pourquoi ils déguisent leurs visées commerciales en idéal humaniste.

J’accuse nos deux idéologues d’intelligence …, d’intelligence avec les entreprises de l’I.A.

 

dimanche 2 avril 2023

Quelles certitudes nous reste-t-il?


 « J’ai perdu mes certitudes, j’ai gardé mes illusions. » C’est ainsi que s’exprimait vers la fin de sa vie Jorge Semprun. Est-ce l’âge ? Mais il me semble que cette formule convient parfaitement à la plupart d’entre nous, jeunes militants au moment de la grande grève générale de Mai-juin 1968 qui doivent constater que cette époque ne fut pas une « répétition générale », mais plus sûrement la fin d’une époque historique (ou le commencement de la fin) et le début d’une nouvelle époque, assez différente des précédentes, mais ni plus engageante, ni moins meurtrière et guerrière. Nous avons perdu nos certitudes quant à l’advenue d’un mouvement révolutionnaire qui allait accomplir le destin historique posé contradictoirement par l’avènement du mode de production capitaliste. La fin des temps n’est plus à l’horizon, sinon la fin catastrophique de l’humanité par suite d’un conflit nucléaire de grande ampleur, de l’écrasement sur Terre d’une météorite de quelques centaines de mètres ou de modifications du climat telles que les conditions de la vie humaine auront disparu. Mais pour ces scénarios de films catastrophes, il n’y a rien qui puisse engager quelque action que ce soit. Ne reste que l’histoire humaine, celle que les hommes font eux-mêmes, sans bien savoir quelle histoire ils font.

Nous avons perdu nos certitudes, mais tout de même appris que les visions eschatologiques de la politique conduisent généralement au pire. Le porteur du sens de l’histoire et des valeurs suprêmes se sent autorisé à tout, et en premier lieu à nier toute valeur à l’individu, misérable insecte qui ne saurait venir entraver la marche triomphale de la révolution. En février 1917, pas un seul des bolchéviks n’aurait imaginé ce à quoi ils seraient conduits. Mais, ayant pris le pouvoir, ils ont progressivement endossé la tunique des croyants et des grands inquisiteurs et la fin suprême de la révolution mondiale est venue justifier la dispersion de la Constituante, l’interdiction des partis, les pleins pouvoirs donnés à la Tcheka, et finalement le monstre du xxe siècle que fut le système stalinien soviétique, puis chinois, ce monstre qui a détruit plus radicalement la grande utopie révolutionnaire que la pire répression bourgeoise.

Il y a incontestablement un bilan du marxisme à effectuer. Un bilan sans concession qui ne laissera pas grand-chose debout. « Mais comment peut-on encore être marxiste ? » Je pose cette question dans un livre à paraître à la rentrée 2023. Et je ne crois pas que l’on doive réinventer autre chose, pour tenir la place désormais vide. Il est préférable de se contenter de quelques principes, les plus essentiels, et de les défendre en toutes circonstances. J’ai eu l’occasion de le faire dans Morale et justice sociale (2002), puis dans La longueur de la chaîne (2011). Ce que nous devons défendre, c’est exactement ce dont nous, nous Européens, nous héritons, c'est-à-dire l’idée que ce qui caractérise l’homme, ce qui le fait homme, c’est la liberté, dans tous ses aspects. Nous tenons cette idée du christianisme, en vérité, qui rend l’homme responsable de ce qu’il est et l’élève à la plus haute dignité, comme le disait si bien le grand humaniste Pic de la Mirandole. Ce n’est pas l’homme en général, l’être collectif, qui est libre, c’est l’individu, ainsi que le montrera Descartes, que le soutiendra génialement Rousseau. La liberté va donc avec l’affirmation de l’individu, c'est-à-dire de l’individu subjectif, « la liberté du sujet » qui parcourt toute l’histoire philosophique autant que religieuse de l’Europe. En ce sens, il y a une différence fondamentale et irréconciliable entre la tradition chrétienne occidentale et l’islam, le confucianisme chinois ou l’hindouisme qui font de l’individu l’esclave de la chose sociale. Dumont opposait les « sociétés holistes » et l’individualisme. Comme toutes ces oppositions, il ne faut pas figer celle-ci. Il y a nécessairement du « holisme », puisque la loi sociale s’impose à tous. D’un autre côté, les sociétés qui font fi de l’individu n’empêchent pas les individus d’exister et l’affirmer leur subjectivité. La question posée ici est de savoir seulement quelles valeurs doivent nous guider, quelles valeurs doivent être défendues ?

Défendre la liberté de l’individu, cela suppose qu’on soit capable de défendre un système politique et juridique qui la protège. La laïcité protège la liberté de conscience et interdit les empiétements de l’État ou des institutions religieuses dans la vie privée et les convictions privées des individus. Ce qui suppose la neutralité religieuse de l’espace public. Bref une laïcité intransigeante, « à la française » et non pas une tolérance à l’anglosaxonne reposant sur les « accommodements déraisonnables ». Cela implique qu’aucune limite ne soit imposée à la liberté d’expression, à l’exception de l’appel au meurtre. La liberté des individus inclut la liberté politique et donc le contrôle populaire sur le gouvernement et le droit de contestabilité garantie (tout ce qu’inclut la liberté dans la tradition républicaine). La liberté demande l’égalité, non pas l’égalisation arbitraire, mais l’égalité des droits et une inégalité des ressources et des fortunes suffisamment faible pour qu’elle ne donne pas au plus riche emprise sur les plus pauvres. Pour faire un programme politique sérieux, ces quelques points suffisent ! Ils ont assez d’implications pratiques pour qu’on s’y tienne.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...